Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


ÊTRE ET PARAÎTRE

 

Gardez-vous de faire vos aumônes devant les hommes, afin d'en être vus; autrement, il n'y aura pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est dans les cieux. Lors donc que vous faites l'aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, pour être honorés des hommes. En vérité, je vous dis qu'ils ont leur récompense. Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône se fasse en secret, et ton Père qui te voit dans le secret, te récompensera publiquement.

Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des rues. En vérité, je vous dis qu'ils ont leur récompense. Mais toi, quand tu pries, entre dans la chambre, ferme ta porte et prie ton Père qui est en ce lieu secret, et ton Père qui te voit dans le secret, te récompensera publiquement.

Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites qui se rendent le visage tout défait afin que les hommes sachent qu'ils jeûnent. En vérité, je vous dis qu'ils ont leur récompense. Mais toi, quand tu jeûnes, oins ta tête et lave ton visage, afin qu'il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est avec toi dans le secret, et ton Père, qui te voit dans le secret, te récompensera publiquement.

(MATTH. VI, 1-6 et 16-18.)

Jésus-Christ, dans les passages que je viens de lire, choisit trois actes de la vie religieuse, la prière, le jeûne et l'aumône, et, en montrant de quelle manière ces actes doivent être accomplis, il développe ce magnifique enseignement sur la piété cachée dont il fait le fond même de la religion. C'est là, mes frères, le sujet que je veux traiter aujourd'hui.

Mais, avant de l'aborder, il faut faire ici une importante réserve sans laquelle nous risquons de nous égarer ; il faut rappeler que, s'il y a une face de la religion qui doit être cachée, il en est une autre qui doit resplendir au grand jour : c'est notre foi elle-même que nous devons être toujours prêts à professer.

Je n'ai pas honte de l'Évangile du Christ, dit saint Paul. Or ceux qui en y croyant en rougissent ne se font pas faute d'insister sur ce que la religion doit être humble et silencieuse. Il ne faut pas leur laisser cette trompeuse excuse. Il le faut d'autant moins que la lâcheté en matière de profession religieuse est l'un des tristes caractères de notre époque. Tandis que les esprits étroits et sectaires choisissent avec prédilection dans l'Évangile ce qui blesse en l'isolant de ce qui édifie, tandis qu'ils abritent leurs propres excentricités sous la grande folie de la croix et n'aiment rien tant qu'à braver le sens commun au risque de compromettre une cause qui devrait leur être chère et sacrée, on ne voit que trop de chrétiens se piquer surtout de modération, éviter avec soin ce qui peut attirer sur eux les jugements des hommes, et consentir à laisser ignorer leurs convictions et leurs espérances. Tel d'entre eux qui, pour les intérêts de sa fortune ou de son parti politique, subirait une opposition ardente et la braverait même, faiblit et recule dès qu'il s'agit de confesser sa foi. Tel homme qui aura au plus haut degré le courage militaire, rougira à la pensée d'affronter une allusion dédaigneuse, un sourire, un mouvement d'épaules. C'est contre de pareils obstacles que vient honteusement échouer sa bravoure. L'Évangile, qui connaît bien notre coeur, nous montre Pierre reniant sa foi, non devant l'échafaud (il l'aurait bravé sans doute), mais devant ce mot d'une servante : « N'es-tu pas aussi de ces gens-là? » Dans tous les rangs de la société, la même tentation se retrouve. Le sarcasme grossier de l'atelier, de la rue ou de la caserne n'est pas plus à craindre ici que le dédain transcendant d'une certaine science ou la fine raillerie des salons.

Il faut donc être prêt à déclarer avec douceur et fermeté ce que l'on croit et ce que l'on espère. Lors même que votre foi serait faible encore, lors même qu'elle ne saisirait que les vérités les plus élémentaires de l'Évangile, vous n'avez pas le droit de la dissimuler. Cette lumière divine s'éteindra si le grand air lui manque. Que de convictions généreuses ont été ainsi étouffées par notre lâcheté, et sont mortes dans les profondeurs de notre âme ! La foi s'affermit au contraire par la profession qu'on en fait. Le drapeau auquel on s'est franchement rallié devient d'autant plus cher. La vérité envers laquelle on s'est engagé apparaît toujours plus claire et plus rayonnante. Elle verse en nous un apaisement et une calme assurance qui ne sont point trop chèrement achetés par les humiliations de notre amour-propre. Chrétiens qui vous plaignez de trop peu croire, êtes-vous bien sûrs que vos hésitations et vos incertitudes ne s'expliquent pas par votre silence? Votre foi, pour grandir, n'attend que vos sacrifices. En les lui refusant, vous la condamnez à mourir. C'est donc dans votre intérêt même que vous êtes tenus de la professer.

J'ajoute que vous êtes redevables de cette profession à tous les hommes vos frères, car la foi n'est pas un trésor dont on doive jouir en égoïste. Il a plu à Dieu au contraire que l'homme la transmît à l'homme, et la fraternité n'a plus de sens si elle ne se manifeste pas dans l'échange des convictions religieuses. Qu'est-ce que des relations qui ne touchent qu'à la superficie de notre être, qu'aux intérêts de fortune, de politique ou de société? Qu'est-ce qu'une affection qui ne va pas jusqu'à l'âme et qui ne cherche pas dans une foi commune un lien supérieur aux accidents de la vie et du temps? Comment laisser ignorer à ceux que l'on voit égarés le seul chemin par lequel on arrive à la paix? Que dire enfin de ce silence lorsqu'on songe que Dieu appelle tout croyant à être le témoin de la vérité ? C'est sa cause que nous voyons sans cesse compromise, et nous n'aurions pas à coeur d'en prendre la défense ! C'est son Évangile dont parfois nous rougissons ! Eh quoi ! il n'y a pas de folle utopie qui ne se crée des apôtres, pas de superstition dégradante qui n'ait ses prôneurs dévoués, pas de négation, si acerbe, si désolante qu'elle soit, qui ne trouve des lèvres pour la prêcher et des plumes pour la défendre; l'athéisme et le néant ont leurs propagateurs fanatiques; la corruption elle-même s'affiche hautement; insinuante ou provoquante, elle prend pour attirer les regards toutes les formes possibles; toutes les erreurs, toutes les folies, tous les mensonges, toutes les perversions ont leurs enthousiastes, et l'Évangile n'aurait pas les siens! Et lorsqu'il s'agit de le défendre, nous pèserions nos moindres paroles, nous craindrions d'être imprudents, nous redouterions Par-dessus tout d'être exagérés! Saint Paul ne connaissait pas ces calculs. Il avait fait litière de tout respect humain: «Nous sommes fous à cause du Christ, » écrivait-il à ces Corinthiens qui, en vrais Grecs qu'ils étaient, ne craignaient rien tant que de passer pour déraisonnables. (I Cor. IV, 10.) Saint Paul aimait, et l'amour ne connaît pas les réticences d'une prudence qui étudie ses moindres démarches. Et nous qui sommes si habiles à ménager le monde, si craintifs à l'égard de tout ce qui peut nous compromettre, craignons de voir se réaliser un jour pour nous cette redoutable menace: «Si quelqu'un me renie devant les hommes, le Fils de l'homme le reniera devant son Père qui est aux cieux. » (Matth. X, 33.)

Cela dit, et cette réserve faite, j'en viens à mon texte, et je remarque que les trois actes dont parle Jésus-Christ, le jeûne, l'aumône et la prière, sont admirablement choisis pour résumer la vie morale tout entière. Prenons-les, en effet, dans leur sens le plus large; à travers l'acte extérieur allons jusqu'à l'idée qu'ils expriment. Le jeûne c'est la soumission du corps à l'esprit : il exprime donc, en les résumant nos devoirs envers nous-mêmes; l'aumône n'est rien si elle n'est pas inspirée par l'amour de nos semblables; elle exprime nos devoirs envers les hommes; la prière, d'autre part, c'est l'affirmation suprême de nos devoirs envers Dieu. J'ai donc le droit de dire qu'il y a ici comme le sommaire de la vie chrétienne manifestée en trois actes principaux. Or ces actes, on peut les accomplir pour avoir l'approbation des hommes ou pour avoir l'approbation de Dieu. De là, dans la vie tout entière, deux directions opposées sur lesquelles je veux diriger vos regards.

On peut accomplir des actes religieux pour être vus des hommes, et cela sans aucune conviction. C'est alors l'hypocrisie. Il y a eu des époques et des milieux où l'hypocrisie a sévi comme une effroyable épidémie, mais une épidémie silencieuse qui sourdement minait et gangrenait les coeurs et les consciences. Il y a eu un temps où l'Église ouvrait à ses défenseurs Presque toutes les voie% vers une fortune rapide, où la soumission envers l'Église était la plus sûre des habiletés. Tous les intérêts se liguaient pour conseiller la dévotion qui s'affiche. Des athées ont pu alors se faire les défenseurs du christianisme, des hommes corrompus les apôtres de la morale. On a vu cela, par exemple, à la cour pontificale au quinzième siècle; on l'a vu en France au commencement du dix-huitième siècle, et à ces deux époques l'unité extérieure d'une religion universellement acceptée en apparence cachait une décomposition morale qui bientôt éclatait dans un effondrement profond des croyances. Il me semble que de pareils souvenirs devraient diminuer les regrets de ces croyants qui gémissent en voyant l'Église perdre un peu partout l'influence extérieure que lui donnait jusqu'ici l'appui des gouvernements. Ce qu'elle y gagnait d'autorité apparente a été trop chèrement payé aux dépens de sa force spirituelle et de son autorité véritable. Il y a des pertes qui sont des gains pour l'avenir. Tout ce qui rend la foi suspecte est un mal. Si le christianisme réduit à ses propres forces n'était pas capable de vivre, c'est qu'il mériterait de mourir. Ceux qui savent ce qu'il vaut, ceux qui s'y rattachent par une foi personnelle et vivante, n'ont pas de telles inquiétudes. Ils ne s'épouvantent pas de la perspective d'un avenir où dans l'Église appauvrie des biens de ce monde aucune prime ne pourra être offerte à l'hypocrisie; ils pressentent au contraire que là sera le secret de sa force et de son prochain relèvement.

A ce sujet, laissez-moi vous exprimer une pensée qui m'a souvent frappé. Si attaquée que soit l'Église, elle sera toujours appelée à la tutelle des pauvres; ces derniers sont, des clients qui ne lui manqueront jamais. Or, tous ceux qui, au nom de la religion, sont appelés à secourir les pauvres savent combien une telle tâche est délicate. D'une part, ils voient venir à eux des êtres chez lesquels la misère a tué toute noblesse, toute dignité morale, et qui sont prêts, pour obtenir un secours, à revêtir toutes les allures de la dévotion. Paroles pieuses, émotions feintes, regards levés vers le ciel, attitude fervente, langage mêlé d'expressions bibliques, rien ne coûte à ces malheureux. En. face d'eux, au contraire, vous rencontrerez souvent l'ouvrier honnête qui, par répulsion pour toute cette dévotion de parade, s'enferme et se raidit dans son incrédulité hautaine. Que faire alors ? Je n'hésite pas à vous répondre. A tout prix il faut réveiller la dignité morale, il faut relever la conscience en ruine. Il faut vous interdire absolument tout ce qui pourrait à aucun degré favoriser la fausseté. Il y a telle manière d'exercer la charité qui dégrade ceux qui la reçoivent. Le respect de la personne humaine est le premier des devoirs.

Mais l'hypocrisie réfléchie et consciente est rare, et j'espère, pour l'honneur de ceux qui m'écoutent, qu'il ne se trouve parmi vous personne qui professe des convictions qu'il n'a pas. C'est dans un autre but, c'est en étant sincère avec soi-même que souvent On se propose d'attirer sur soi le regard des hommes; on se dit qu'après tout il est essentiel de donner un exemple, et que les actes que l'on accomplit agiront sur autrui. On voit l'incrédulité envahir de plus en plus le peuple. On se persuade qu'en professant franchement devant lui la religion qu'il repousse, on finira par exercer sur lui une influence. Rien de plus naturel, et dans un sens de plus respectable que cette ambition. Reste à savoir si l'on atteint ainsi le but que l'on se propose. Eh bien! je ne crains pas de le dire, ce but même on le manque, et vous allez voir que cette déception est presque inévitable.

Supposons, en effet, un homme qui, avec une sincérité absolue, se propose avant tout, dans ses actes religieux, de donner un exemple aux autres. Qu'en résultera-t-il?

Ceci tout d'abord : que, les hommes ne jugeant que l'apparence, il se préoccupera avant tout de l'apparence. C'est le scandale qui l'effraiera bien plus que le mal lui-même. Le voilà donc engagé sur la voie du pharisaïsme; or, du pharisaïsme même le plus respectable, à l'hypocrisie il n'y a, après tout, qu'une différence de degrés. Les hommes ne savent rien des mobiles secrets qui l'inspirent; les hommes ne lisent pas dans sa pensée: les hommes ne jugent que ce qui frappe leurs yeux et leurs oreilles. Pourvu donc que le mal se cache et que le bien s'affiche, ils seront satisfaits.

Ce n'est pas tout. Dès que l'on se préoccupe en premier lieu de l'effet à produire, on se donne comme règle l'opinion d'autrui. Or, non seulement cette opinion ne s'établit que sur les apparences, mais encore et surtout elle est mobile et varie étrangement avec les milieux. Sans doute tous s'accordent à rendre hommage à l'idéal moral que présente l'Évangile, mais une fois cet hommage payé en théorie, ils ne s'accordent pas moins à reconnaître que la réalisation pratique en est impossible. La bienséance est d'ordinaire la règle à laquelle on rapporte ses actions. Plus on observe le monde, plus on voit le rôle immense qu'y joue le pharisaïsme. Clément d'Alexandrie nous affirme (et nous n'avons aucune raison d'en douter) qu'une des paroles que le Christ aimait à répéter et que les Évangiles ne nous ont point conservée, était celle-ci : « N'usez pas de fausses balances! » Or, je suis frappé du fait que le monde use tous les jours de deux poids et de deux mesures. Autant il est sévère et souvent impitoyable envers ce qui choque les idées régnantes et les moeurs reçues, autant il a de pardons, d'indulgence, de sourires même pour le mal qui sait ménager les convenances et se revêtir de ce qui impose, de ce qui flatte et séduit l'imagination. Dans certains milieux, une faute contre l'étiquette discrédite un homme bien plus sûrement qu'un acte évidemment immoral.

Un maladroit, un ignorant, un rustre qui va se heurter à la loi est accablé sous la réprobation publique; un habile qui passe discrètement entre les articles du Code obtient non seulement l'impunité, mais la considération. Le succès est un argument si puissant! Pourquoi se montrer si difficile? Pourquoi, dans les affaires et lorsqu'il s'agit d'une fortune à gagner, apporter trop de scrupules et de délicatesse ? N'y a-t-il pas en cette matière tout un ensemble de règles qui varient avec les milieux ? Convient-il d'être rigoriste quand on voit tant de fortunes dont l'origine est étrangement suspecte donner à leurs possesseurs une honorabilité que nul ne conteste? S'agit-il de pureté morale? Pourquoi se montrer plus exigeant que ceux dont on est entouré ? N'y a-t-il pas une certaine légèreté qui est fort bien portée, qui s'allie à merveille avec la distinction d'esprit, et que l'on accepte sans trop de remords, pourvu que l'on évite le scandale? Une fois entré dans cette voie, où s'arrêtera-t-on ?

Il semble que la conscience devrait protester contre cet abaissement de l'idéal. L'expérience prouve qu'elle peut, elle aussi, s'abaisser du même coup et se tenir pour satisfaite si les apparences sont sauves, si rien dans la conduite ne heurte d'une manière trop sensible la moyenne des idées reçues. La conscience se transforme ou se déforme à l'image de l'idéal qu'on lui propose. Dans un milieu où il s'agit avant tout de paraître, elle ne cherchera pas beaucoup plus. Observez à cet égard la vie de certains mondains qui n'ont eu d'autre règle que les usages reçus, que cet ensemble de règles et de sentiments que l'on appelle du nom général d'honneur. Vous verrez chez eux une vie bien ordonnée, je le veux, qui cadre merveilleusement avec les idées régnantes, mais quant à savoir ce qu'il y a sous ces dehors, quels sont les principes qui dirigent ces hommes, quel est en un mot chez eux l'être intérieur, il faut y renoncer. Il semble qu'ils aient été envoyés ici-bas pour jouer un rôle, et leur seule préoccupation est de s'en bien tirer. Que de gens pour lesquels le monde est un théâtre où il s'agit de faire bonne figure, et qui ne songent ni d'où ils viennent, ni où ils vont, ni à ce qu'ils sont eux-mêmes !

Cette préoccupation de paraître, cette recherche de l'effet, a une dernière conséquence plus frappante encore que les autres; non seulement elle détruit peu à peu l'être aux dépens du paraître, mais elle n'obtient pas même ce qu'elle cherche, je veux dire cette influence sur les autres qu'elle se propose avant tout. On pourrait affirmer que plus on veut attirer les regards des hommes, moins on agit sur leur conscience, moins on gagne leur confiance. Les hommes, aujourd'hui surtout, sont défiants en matière de religion; ils soupçonnent volontiers la sincérité des croyants, et lorsqu'ils voient chez eux la moindre intention de se donner en spectacle, leur défiance se change en répulsion. Si la prière, au lieu d'être une véritable effusion de l'âme, devient un discours qui s'adresse surtout aux auditeurs, si le jeûne, au lieu d'être une discipline spirituelle, une mortification de la chair soumise à la volonté de Dieu, étale des allures d'austérité et revêt un langage triste, sentencieux et sévère, si la bienfaisance, au lieu d'être inspirée par un amour réel pour celui qui souffre, se propose de produire un exemple édifiant, l'effet que l'on cherche est manqué. Le monde devine avec une merveilleuse finesse le but que l'on se propose. Les observateurs les moins pénétrants sont ici perspicaces; ils se refusent à subir l'influence qu'on voulait exercer sur eux.

Voilà ce que devient la vie religieuse, fût-elle la plus sincère à son origine, quand elle se propose avant tout l'approbation des hommes. Voyons maintenant ce qu'elle peut devenir lorsqu'elle prend Dieu pour témoin et pour juge.

Nous touchons ici au principe même de la morale chrétienne. Pour qu'une action soit bonne, il ne suffit pas qu'elle soit extérieurement conforme à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à la justice; il faut encore qu'elle soit inspirée par l'amour de Dieu et des hommes. « Pour toi, dit le Christ, quand tu pries, quand tu fais l'aumône, quand tu jeûnes, songe à Dieu qui te voit dans le secret. » Dieu est le seul juge que nul ne puisse tromper.

Dieu seul lit dans ton coeur. Agir véritablement pour lui, c'est le moyen de ne s'égarer jamais.

Vous êtes-vous demandé au terme d'une journée ce qui, dans cette journée, avait été fait pour Dieu? Je ne sache pas d'inventaire qui soit plus propre à nous humilier, en nous révélant nous-mêmes à nous-mêmes. Mettez de côté les autres mobiles qui vous ont dirigés. Écartez, par exemple, ce que vous avez fait par respect pour votre profession de chrétiens. Il y a dans toute vocation ce qu'on appelle l'honneur professionnel, mobile utile dont je ne veux pas médire, car lorsqu'il s'agit de résister au mal, il ne faut renverser légèrement aucune barrière ; mais vous avouerez que l'honneur professionnel peut devenir très vite du pharisaïsme et qu'il ne nous révèle rien sur la valeur morale de l'individu qui le prend pour règle. Or, à tous les degrés de l'échelle sociale, nous avons tous une réputation à sauvegarder, des jugements hostiles à éviter, des sympathies à ménager, des encouragements à obtenir. Écartez ces mobiles, et dans ce que vous avez fait en une journée, demandez-vous quelle a été la part de Dieu.

Songez ensuite à ce que vous avez fait simplement pour calmer votre conscience, pour vous délivrer de certains remords qui vous troublent, pour imposer silence à des appels, à des cris de détresse qui ne vous laissaient pas de repos. Certes je ne dis pas que tel sacrifice que vous avez accompli dans ce but n'ait pas sa valeur; je ne méconnais pas ces services rendus, et ces oeuvres dont ceux que vous avez secourus ont senti les effets, mais vous me concéderez en retour que dans les motifs auxquels vous avez alors obéi l'amour de Dieu n'était absolument pour rien. C'est à votre satisfaction personnelle que vous avez songé.

Poursuivez cet examen, examinez vos sentiments à cette pure lumière. Songez que tous les jours c'est ainsi que vous jugez les actions des hommes; songez que je vous applique une règle que constamment vous appliquez vous-mêmes; je dis que vous serez effrayés de voir la part énorme de pharisaïsme et d'égoïsme qui se mêle à nos meilleures oeuvres à celles que les hommes vantent le plus, et que pour ces oeuvres comme pour les autres il nous faut le pardon de Dieu.

Agis pour Dieu, vous dit Jésus-Christ : songe à Dieu quand tu pries, quand tu jeûnes, quand tu secours ton frère. Je vous ai rappelé déjà que c'était le seul moyen de ne pas vous tromper sur vous-mêmes, de détruire en vous jusqu'à la racine cette plaine vénéneuse du pharisaïsme, si vivace dans toutes les religions. J'ajoute que ce sera le moyen le plus efficace d'agir vraiment sur les hommes.

Ceci peut sembler paradoxal. Comment agira-t-on sur les hommes si on ne veut pas rechercher leur approbation, si on évite d'être vu d'eux ? Je maintiens mon affirmation. Je ne crains pas de soutenir qu'une vie qui rechercherait avant tout, exclusivement, l'approbation divine, serait, entre toutes les vies religieuses, la plus puissante, la plus efficace. Je dis que chaque triomphe remporté obscurément sur le mal, chaque tentation secrètement vaincue, chaque oeuvre de charité où notre main gauche a ignoré ce que faisait la droite est une garantie assurée d'une action sur les autres. Comment n'en serait-il pas ainsi ? Est-ce que vous ne sentez pas que chaque progrès intérieur vous procure une force nouvelle, communique à votre volonté une vigueur particulière, vous affermit pour les luttes, et donne à vos convictions même un élan que vous ne leur soupçonniez pas ? Eh bien! il est impossible que cette vie intérieure ne pénètre pas au dehors; elle rayonnera naturellement, spontanément, sans recherche, et les plus indifférents en sentiront les effets. Tel sceptique qui se refusera à subir l'influence qu'on se propose d'exercer sur lui sera gagné, subjugué par l'action d'une vie dont la sincérité le frappera. Interrogez sur ce point vos propres impressions. Rappelez-vous ce que vous avez éprouvé quand vous avez découvert, dans la vie d'un chrétien dont la réputation religieuse était d'ailleurs connue, tel sacrifice douloureux, tel acte de piété ou de bienfaisance soigneusement caché aux regards des hommes et dont Dieu seul avait été le témoin. N'est-il pas certain que votre foi a été par là fortifiée et qu'un respect profond s'y est mêlé? J'ai donc le droit de vous le dire avec certitude: « Voulez-vous agir sûrement sur les hommes? agissez tout d'abord pour Dieu, comme si vous n'aviez que lui pour témoin. »

Nous en avons fini avec ce grand sujet, mais il y a dans les paroles de mon texte une expression que nous devons encore expliquer. Trois fois Jésus-Christ parle ici de récompense. Il oppose à la récompense qui vient des hommes celle qui vient de Dieu. Que faut-il entendre par là ?

S'agirait-il pour l'homme qui jeûne, qui prie ou qui secourt son semblable d'agir par un mobile intéressé ? La seule différence entre le pharisien et le disciple du Christ consistera-t-elle en ceci que le premier trouvera son salaire dans l'approbation des hommes, tandis que le second n'attendra le sien que de Dieu? Mais s'il en est ainsi, on pourrait ne servir Dieu que par calcul, et le plus habile serait simplement celui qui sacrifie le temps à l'éternité, et les applaudissements des hommes à la couronne éternelle. Avez-vous songé à toutes les conséquences d'un pareil enseignement ? Voyez-vous un homme se mettant à prier pour être récompensé de Dieu et attachant à chacune des paroles qu'il récite une valeur méritoire? Voyez-vous cet homme n'obéissant qu'à l'intérêt au moment même où il a l'air de pratiquer la sainteté ou la miséricorde? Je ne vous demande pas ce que deviendra l'amour dans un pareil système. Il est évident qu'il sera flétri dans son germe même; alors se trouveront justifiées toutes les attaques des incrédules qui reprochent aux croyants de ne pas vouloir le bien pour lui-même et de n'agir qu'en vue du bonheur que le bien doit leur mériter. Mais, ai-je besoin de le dire, une telle idée est étrangère à l'enseignement de Jésus-Christ, comme à celui de ses apôtres. Songez à une parole comme celle-ci : Pour vous, quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles, car nous n'avons fait que ce que nous devions faire. » (Luc XVII, 10.)

Comment la concilier avec l'idée d'une récompense absolument méritée? Songez que, d'après tout l'enseignement de Jésus-Christ, l'amour doit être le mobile d'une action, pour qu'elle soit agréable à Dieu. Comment concilier cette pensée avec la recherche intéressée de la récompense? Mes frères, l'Évangile a résolu cette question de la seule manière qui fût digne de Dieu et de l'homme. Il proclame à chaque page que le salut est une grâce, il l'offre à celui qui croit, à celui qui aime, et il ne laisse ainsi aucune place aux calculs intéressés, à l'égoïsme religieux qui voudrait acheter le ciel par des aumônes, des jeûnes et des prières. Il faut toujours revenir à cette grande doctrine de la grâce, à cette source de toute vie, de toute obéissance, de toute sainteté.

Que faire cependant en présence des déclarations formelles de Jésus-Christ sur la récompense assurée à quiconque invoque et sert Dieu avec sincérité? Je vous répondrai que la contradiction n'est ici qu'apparente, et que si elle semble difficile à résoudre en théorie, elle disparaît sur le terrain pratique à tel point qu'elle ne se pose pas même dans la vie quotidienne du chrétien. Oui, celui qui connaît Dieu et qui l'aime le sert sans aucune arrière-pensée d'intérêt, il sait bien que, toutes ses oeuvres ne peuvent pas lui mériter le ciel; jamais il ne voudrait invoquer Dieu pour se gagner un titre à sa faveur, jamais il n'agira dans un sentiment de calcul servile. C'est avec bonheur qu'il se dit et qu'il se répète que tout est grâce et miséricorde dans les dons que Dieu lui dispense; mais, en même temps, il sait et il croit que Dieu qui le sauve par grâce et qui chaque jour lui donne par grâce tout ce qui est nécessaire à sa vie, lui demande en retour d'agir et d'être ouvrier avec lui. Il sait que Dieu qui est juste ne repousse et ne dédaigne aucun effort, aucune oeuvre, aucun sacrifice accompli pour son service, pas même un verre d'eau froide donné en son nom. Il sait que Dieu a rivé par une chaîne indestructible le bonheur à la fidélité, comme il a uni le malheur à la révolte, et que cette loi supérieure se retrouvera toujours, quoique souvent elle paraisse n'exister plus. Il sait, lorsqu'il accomplit dans le secret une oeuvre douloureuse, un sacrifice qui fait saigner son coeur, il sait que Dieu est là, non plus comme un juge, mais comme un témoin et un père qui sympathise à ses souffrances et vient en aide à sa faiblesse. Si aucune pensée d'intérêt ne lui dicte alors son obéissance, il a besoin (et qui osera l'en blâmer?) de savoir que cette obéissance éveille dans le coeur de Celui qui est amour une sympathie profonde, infinie, et c'est avec des larmes de reconnaissance qu'il bénit et qu'il adore son Père qui « le voit dans le secret. »

Laissez le stoïcien servir la froide et magnifique idole du devoir, laissez-le offrir son culte à cette divinité sans entrailles; vous savez bien que son enthousiasme ne durera pas longtemps, qu'il n'est pas loin du désespoir et que c'est par une logique terrible que toujours le stoïcisme a conduit au suicide. Pour nous, nous saluons dans l'Evangile une doctrine bien autrement vraie, bien plus humaine, et qui répond aux besoins les plus profonds de nos coeurs. C'est celle qui, en fondant l'obéissance sur l'amour, et en la sauvant ainsi de toute pensée intéressée, lui fait trouver en même temps dans l'amour de Dieu la meilleure des récompenses, la seule qui soit assez forte pour inspirer tous les sacrifices, pour consoler de toutes les souffrances, pour remplir nos coeurs dans le temps et dans l'éternité!


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