Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Deux compagnons d'infortune 

Jérémie DUPUY, de Caraman - Jean MASCARENC, de Castres


 A Toulouse

 

Peu de jours après, nous fûmes conduits de suite au Parlement de Toulouse et remis dans la conciergerie de la cour (1), avec ordre au concierge de nous serrer séparément. Nous eûmes plusieurs visites pour nous tourmenter et pour nous solliciter à changer de religion ; même de quelques nouveaux convertis qui semblaient vouloir rechercher la consolation des misérables, qui est d'avoir beaucoup de compagnons dans leur misère, et qui semblaient nous porter envie de notre constance et de notre fermeté. Deux officiers du Parlement, nouveaux convertis, y vinrent aussi pour nous insulter, sous prétexte de nous rendre visite ; car après nous avoir exhortés par un long discours à changer de religion, voyant notre résolution à persévérer en la confession de la vérité au péril de notre vie, l'un d'eux s'emporta et nous dit que c'était une témérité à nous de croire que nous avions plus de force que les autres et de présumer de pouvoir résister, là où tant de gens avaient succombé.

PORTE NORD DE L'ENCLOS DU PALAIS A TOULOUSE démolie vers 1860, vue extérieure.
(D'après une estampe de malbosc, 1840)

Il y avait déjà longtemps que j'avais envie de parler, et ne pouvant plus me retenir à ce coup, je lui dis s'il appelait témérité la confiance que nous avions en Dieu et aux promesses qu'il nous fait dans sa Parole, qu'il ne nous abandonnera point. Que s'il croyait que l'Esprit de Dieu qui nous soutenait n'était pas assez fort pour nous empêcher de tomber, nous étions persuadés du contraire, et que nous avions une ferme assurance qu'il nous soutiendrait jusques à la fin. Que Dieu ne délaisse jamais ceux qui espèrent en lui, qu'il nous donnerait la force de supporter courageusement toutes les tribulations dont on nous menaçait, et la grâce de persévérer en sa vérité jusques à notre dernier soupir. Que si ceux qui étaient tombés n'eussent pas manqué de foi, Dieu leur aurait donné et de l'espérance et de la force en telle sorte qu'ils n'auraient pas succombé malheureusement comme ils avaient fait. Cela les toucha jusques au vif, et leur conscience leur reprochant leur crime, ils eurent la bouche close et s'en allèrent sans répartir. Nos ennemis voyant qu'ils n'avançaient rien par leurs discours ni par leurs menaces, et que par la grâce de Dieu nous étions toujours fermes et disposés à souffrir toutes choses pour la vérité que nous soutenions, résolurent de nous séparer de prison, appréhendant que nous pourrions encore dans cette prison avoir quelque communication ensemble, et l'on voulut nous priver de cette consolation. Pour cet effet, la cour députa un conseiller au Parlement, qui avait été conseiller en la chambre de l'Edit et de notre religion, et M. Daussonne, avocat général du roi en ce Parlement, qui vinrent à la conciergerie. Ils me firent venir devant eux dans la chambre où l'on a accoutumé d'ouïr les prisonniers. Mais ce fut seulement pour m'exhorter à changer de religion.

Ce conseiller me dit que je ne devais pas faire difficulté d'obéir au roi et d'embrasser la religion romaine ; qu'il l'avait bien fait lui-même ; que cette religion était conforme à la nôtre étant bien entendue ; que l'invocation des saints et le culte des images étaient des choses volontaires auxquelles on n'entendait pas de nous contraindre ; qu'il croyait bien que ce qui me faisait le plus de peine était l'opinion que nous croyons qu'ils ont sur le sujet du sacrement de l'Eucharistie : « Mais, dit-il, notre opinion est la même que la vôtre, et nous croyons que tout s'y fait spirituellement. » - « Pardonnez-moi, Monsieur, dit alors M. Daussonne, nous croyons que Jésus-Christ y est en corps et en âme. » J'avoue que j'eus quelque plaisir de les voir dans cette contestation entre eux, et cela fut cause qu'ils me quittèrent plus tôt pour aller prendre Mascarenc, qu'ils firent conduire par des huissiers aux prisons de la maison de la ville (2), sans qu'il nous fût permis de nous dire adieu, et moi je demeurai dans la conciergerie, qui est la prison la plus affreuse, et dans laquelle on met les plus grands scélérats, et tous ceux qui sont chargés des plus grands crimes.

Ce fut une cruelle séparation pour moi, que je reçus avec beaucoup de déplaisir, et je crois que Mascarenc la reçut aussi de même. Nous espérions qu'étant dans une même prison, nous pourrions avoir quelque commerce ensemble, pour nous consoler l'un l'autre, et l'on voulut nous priver de cet avantage ; mais on ne pouvait pas me priver d'une consolation incomparablement plus grande, c'était celle de l'Esprit de Dieu. Ce divin Consolateur me remplissait de joie dans mes plus grandes afflictions, et me faisait supporter tous mes maux avec une constance et une patience véritablement chrétiennes.

La sagesse de Dieu est diverse en toutes sortes, et sa Providence est admirable envers ses enfants, comme il le fit voir dans cette occasion en la conduite de notre affaire. Dieu voulait faire de nous deux confesseurs de Jésus-Christ, et par sa grâce il nous avait choisis pour rendre témoignage à sa vérité, et particulièrement dans notre grande province. Pour cela, il voulait que nous fussions longtemps dans cette ville qui en est la capitale, et où abordent incessamment, à cause du Parlement, des gens qui viennent de tous les endroits de cette province et même de tout le royaume. Et cela faisait que nos souffrances et notre persévérance étaient divulguées partout à la gloire de Dieu, qui faisait paraître avec éclat sa force dans notre faiblesse, et sa vertu dans notre infirmité. Si l'on nous eût jugés de suite, dans la fureur où l'on était alors, selon toutes les apparences, on aurait confirmé l'injuste sentence qui avait été donnée contre nous, et l'on nous aurait conduits aux galères. Mais Dieu, qui voulait nous conserver encore pour servir à sa gloire, fit qu'il s'éleva une contestation entre la grand'chambre et la Tournelle, à qui nous jugerait, contestation qui empêcha le jugement de notre affaire. La grand'chambre soutenait qu'elle était en droit et en possession de juger toutes les affaires de ceux de notre religion, dont la connaissance lui était attribuée par les édits ; la Tournelle, au contraire, soutenait que l'Edit de Nantes étant révoqué, il n'y avait plus d'affaires éditales pour nous, et que la connaissance de toutes les affaires criminelles lui appartenant, elle devait juger la nôtre ; et sur cette contestation, les deux chambres envoyèrent leurs mémoires à la cour, à M. le chancelier, pour faire juger ce différend.

Cependant, la fête de la Pentecôte approchait; et à la veille de cette fête, M. le premier président, avec un certain nombre de conseillers députés du Parlement, vinrent à la conciergerie pour faire la redde (3). C'est une espèce d'audience que l'on tient ce jour-là dans les prisons, où l'on fait venir tous les prisonniers, et où l'on a accoutumé d'en élargir toujours quelques-uns à l'honneur de la fête. L'on me fit venir à mon tour à cette audience. M. le président me demanda pourquoi j'étais là. « Ma religion fait tout mon crime, monsieur, lui répondis-je ; je fus arrêté dans Agen par des officiers des troupes du roi, à cause de ma religion, au préjudice de l'Edit de Sa Majesté du mois d'octobre dernier, qui le défend par exprès dans l'article 12. » je voulais continuer à plaider ma cause et faire voir comme j'étais détenu injustement, lorsque M. le président se leva, et sans donner presqu'aucun temps aux conseillers pour dire leur avis, il se rassit et prononça l'arrêt en ces termes : La cour déclare n'y avoir lieu à l'élargissement requis. je ne l'avais pas encore demandé. M. le président ne m'en avait pas donné le temps ; et il m'avait interrompu à dessein, afin que je ne fisse pas voir mon innocence devant tout le monde qui était à cette audience, et l'injustice qu'on me faisait de me détenir en prison sans aucun sujet, contre la foi de l'édit du roi du mois d'octobre 1685, portant la suppression de l'Edit de Nantes, qui porte en termes formels, dans l'article 12, que les sujets de Sa Majesté qui faisaient encore profession de notre religion pouvaient aller par tout son royaume, villes, terres et pays de son obéissance, sans y pouvoir être troublés sous prétexte de ladite religion.

Il se passa une année avant que la contestation des deux chambres fût vidée pour savoir qui nous jugerait. Pendant ce temps-là, les esprits s'adoucirent un peu à notre égard ; et comme j'étais dans mon pays, mes parents trouvèrent des moyens pour gagner l'esprit du concierge et, des guichetiers. L'argent peut tout sur cette sorte de gens, et mes parents n'épargnèrent pas le mien en cette occasion ; appréhendant qu'à cause de mon âge, et des incommodités que j'avais déjà souffertes dans les cachots, je mourrais dans cette prison s'ils ne me procuraient quelque petite liberté. Ils firent si bien que l'on permettait de me voir presque à tous ceux qui le demandaient, parce que cela valait toujours quelque argent aux guichetiers. Il est vrai que de temps en temps ils me serraient de plus près et ne me laissaient voir personne, selon les ordres qu'ils recevaient ; mais cela s'adoucissait bientôt ; et ainsi, dans la longueur de ma prison, j'avais la consolation de voir mes parents et mes amis, et même plusieurs personnes de notre Eglise et des Eglises de notre voisinage ; et j'avais la satisfaction de pouvoir les exhorter à se repentir de leur faute, et à se relever de leur chute ; en quoi, par la grâce de Dieu, je tâchais de m'acquitter de mon devoir autant qu'il m'était possible et que les occasions me le pouvaient permettre. je n'en vis point qui ne me parussent bien repentants ; mais j'en trouvai peu qui eussent assez de force et de courage pour se relever. Il y en eut pourtant quelques-uns qui s'exposèrent à tous les dangers pour sortir du royaume et qui réussirent heureusement.

Néanmoins, on m'inquiétait furieusement dans ma prison par le moyen de ces faux convertisseurs qu'on faisait venir tous les jours pour me tourmenter ; mais surtout ce grand vicaire de Mgr l'archevêque de Toulouse, dont j'ai déjà parlé, me faisait beaucoup de peine. C'était un Père de l'Oratoire qui m'envoyait souvent des pères de son ordre, qui me pressaient extrêmement, et il y venait aussi lui-même de temps en temps. Il m'apportait toujours quelques livres de controverse et m'exhortait de les lire, ce que je faisais volontiers, n'appréhendant pas, par la grâce de Dieu, d'en être surpris. Il n'y en avait guère que je n'eusse vu, et j'avais appris dans les réponses qu'on y avait faites, à me défendre de leurs artifices.

Lorsque ce grand vicaire revenait, il me demandait toujours si j'étais satisfait de la lecture de ses livres, et je lui en disais franchement mon sentiment. Il m'avait baillé un livre, fait par M. de Saint-Pons, qui est un évêque des plus modérés de notre province (4). Dans ce livre, qui avait été imprimé quelques années avant notre grande persécution, cet évêque disait qu'il fallait nous attirer dans l'Eglise romaine par la douceur, par des exhortations et par des remontrances, en nous faisant voir l'évidence de la vérité des dogmes de cette Eglise, sans nous faire de violence. Ce grand vicaire me demanda mon sentiment sur ce livre. je lui dis que tous les raisonnements de cet évêque étaient fondés sur la tradition, pour laquelle il ne fallait point avoir de foi lorsqu'elle n'était pas conforme à la Parole de Dieu, et moins encore lorsqu'elle y était contraire ; mais que j'avais trouvé pourtant dans ce livre une vérité qui condamne absolument le procédé violent dont on a usé contre nous. Car cet évêque y dit franchement qu'il ne faut point user de force ni de violence pour faire entrer les gens dans l'Eglise de Dieu, que notre Seigneur Jésus-Christ ni ses apôtres ne s'étaient jamais servis de ces mauvais moyens et n'avaient jamais employé la force ni la violence des armes pour convertir les hommes à la foi de l'Evangile.

Une autre fois, il m'avait baillé le livre des préjugés contre notre religion (5) ; et lorsqu'il me demanda mon sentiment sur ce livre, je lui dis que ce n'était pas par cette force de préjugés qu'on pouvait connaître la vérité ou la fausseté d'une religion, mais bien par l'examen des dogmes qu'elle enseigne pour voir s'ils sont conformes à la Parole de Dieu ; que s'il voulait prendre la peine de lire la réponse que M. Claude, un de nos ministres, avait faite à ce livre, il en serait assurément fort satisfait. Il enrageait de mes réponses, et de voir que Dieu me donnait la force de lui résister sans le craindre. Il entra dans une telle fureur contre moi qu'il me dit tout en colère : « Le courrier part demain pour Paris, et je ne vous donne que tout aujourd'hui pour vous convertir ; autrement j'écrirai demain à la cour, et l'on vous traitera en toute rigueur comme un opiniâtre et comme rebelle aux volontés du roi. » Mais Dieu me faisait cette grâce que, n'étant en rien épouvanté par les adversaires, je ne craignais pas leurs menaces. Il m'envoya aussi plusieurs fois un autre père de son ordre qui était bien plus fin que lui, et qui me faisait bien plus de peine ; néanmoins, Dieu me fit la grâce de me défendre toujours contre tous ses artifices.

Enfin le grand vicaire revint encore à la charge et me bailla un livre nouveau intitulé : Réflexion sur les différends de la religion (6). Il me pria de le lire et de le bien examiner, et me dit que j'y trouverais de quoi me désabuser et me défaire de la préoccupation que j'avais pour ma religion. je le lus et l'examinai, je mis même par écrit un examen que j'en avais fait, et que je donnai à un de mes neveux pour le porter à Carmaing et le faire voir à ceux de notre Eglise, où l'on avait aussi envoyé ce livre, afin qu'on n'en fût pas surpris , car il est écrit avec beaucoup d'esprit, mais je faisais voir le peu de solidité qu'il y a, et la fausseté de ses raisonnements. Ce grand vicaire revint quelque temps après me demander mon sentiment sur ce livre. je n'osai pas lui parler si franchement comme lès autres fois, ni lui dire l'examen que j'avais fait de ce livre, dans lequel je m'expliquais assez librement ; j'appréhendais qu'il ne fût là pour me surprendre, comme l'on m'en avait averti. Mais il me pressa tant sur le différend que nous avons avec eux au sujet du sacrement de l'Eucharistie, sur lequel l'auteur de ce livre s'étend beaucoup, que je ne pus m'empêcher de me défendre, et je le fis assez bien par la grâce de Dieu.

Lorsqu'il vit que la chose ne tournait pas trop bien à son avantage, et que c'était en présence de quelques prisonniers des plus qualifiés, il changea de batterie, et me dit : « Vous faites le docteur ; et croyez-vous de savoir plus que M. de juge (7), conseiller au Parlement, qui est si savant, et qui néanmoins a bien embrassé notre religion ? » - « je ne suis pas fort savant, lui dis-je, et si je sais quelque chose, cette science n'est pas mienne, elle est de Dieu qui me l'a apprise dans sa Parole, et vous n'ignorez pas, Monsieur, ce que notre Seigneur dit dans l'Evangile : Je te rends grâces, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux entendus, et les as révélées aux petits; il est ainsi, Père, d'autant que tel a été ton bon plaisir (8). Il me quitta tout en colère, et je ne le vis plus, de quoi je fus bien aise.

Je menais cependant une vie pleine d'amertume dans cette prison. D'un côté, je ressentais une douleur extrême, par la considération des maux que l'on avait faits et qu'on faisait encore tous les jours à l'Eglise de Dieu, et de l'autre j'étais dans une grande affliction de voir la chute de tant de personnes à qui la faiblesse humaine, et la violence qu'on avait exercée contre elles, avait fait abandonner la vérité. J'apprenais aussi tous les jours que l'on maltraitait ceux qui, se repentant de leur faute, ne voulaient ni confesser, ni communier à la façon de l'Eglise romaine, ni même aller à la messe, ayant de plus fort reconnu les abus qui s'y commettaient. L'on mettait les uns en prison, l'on en réléguait quelques autres et l'on tourmentait tout le reste par les gens de guerre, qui les traitaient cruellement et qui dissipaient tous leurs biens. je savais encore les violentes Persécutions qu'on exerçait contre les pauvres confesseurs de Jésus-Christ.

L'on jetait les uns dans les prisons et dans les cachots, et on leur suscitait des affaires criminelles comme on m'avait fait à moi ; et les autres étaient tourmentés sans autre prétexte que celui de la vérité de la religion qu'ils soutenaient. Et enfin, j'appris qu'on en avait envoyé en exil un grand nombre dans l'Amérique, que l'on traitait comme des esclaves, et que même un navire de ceux qui les portaient, dans lequel il y en avait beaucoup, avait fait naufrage près du port, qu'il ne s'en était sauvé que trente, tout le reste ayant péri dans la mer, et l'on disait même que c'était par la malice de ceux qui les conduisaient que cela était arrivé (9). Tous ces malheurs affligeaient incessamment mon coeur et causaient dans mon âme une douleur que je ne saurais exprimer ; car, pour ce qui me regardait en particulier, je n'en étais point en peine, me remettant toujours à la Providence de Dieu.

Néanmoins, je n'étais pas sans appréhension, et j'avais un juste sujet de craindre, par les menaces que l'on me faisait tous les jours de me faire périr cruellement, pour m'intimider s'il leur eût été possible, et pour me faire succomber, si Dieu ne m'avait soutenu. Ma prison fut fort longue, et l'argent ne pouvait pas toujours couler à pleines mains dans la bourse du concierge et des guichetiers ; la source était déjà tarie, tellement que, l'argent manquant, ces gens-là reprenaient leur mauvaise humeur et me maltraitaient sans relâche. Il me fallait essuyer toutes leurs rebuffades et toutes leurs brutalités, et quelquefois même celles des prisonniers, malhonnêtes gens, dont le nombre est toujours plus grand que celui des autres. Leur brutalité vint jusque-là, qu'ils me menaçaient tous les jours de me faire aller à la messe à coups de bâton, comme l'on faisait chez Rapine, à l'hôpital de Valence, en Dauphiné (10). je me serais laisser tuer plutôt que d'y aller ; mais Dieu, par sa puissance infinie, arrêtait la rage de ces furieux, et il me délivra enfin de leurs mains par sa miséricorde et par sa bonté.

Cependant, la longueur et la dureté de ma prison, et la brutalité de tous ces gens-là me faisaient passer de fort méchantes heures. D'ailleurs, j'étais accablé par ce grand nombre de faux convertisseurs qui me venaient insulter tous les jours dans ma prison, avec tant de violence et tant de malice, qu'ils me rendaient la vie ennuyeuse. Ils étaient toujours à me tendre des pièges pour me surprendre et pour m'obliger à dire quelques paroles qu'ils pussent interpréter en mal contre moi, et prendre de là un prétexte pour m'accuser d'avoir manqué de respect, ou pour le roi, ou pour leur religion, et me faire par là de nouvelles affaires. Si bien qu'il me fallait être toujours en garde contre ces gens-là, dans l'appréhension de quelque surprise ; mais Dieu me fit la grâce de parler toujours avec assez de retenue pour me garantir de leurs ruses et de leurs mauvais desseins. J'étais pourtant dans des alarmes continuelles, combats au dehors, craintes au dedans (11) ; mais Dieu me soutint toujours par sa grâce. J'étais affligé, mais non pas abandonné ; j'étais abattu, mais non pas perdu, et Dieu, qui me consolait toujours par son Esprit, me faisait connaître, dans mes plus grandes épreuves, que sa grâce nous suffit, que sa vertu s'accomplit en notre infirmité, et qu'en toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés, comme nous dit un saint apôtre (12).

Il y avait dans cette même prison un prisonnier de qualité ; c'était M. de Champlastreus de Mole, capitaine au régiment des gardes-françaises du roi, petit-fils de ce grand Molé qui avait été premier président au Parlement de Paris et garde des sceaux de France. Il était là prisonnier, pour une affaire renvoyée par le roi au Parlement de Toulouse ; et comme en ce temps-là tout le monde se voulait ériger en convertisseur, il s'imagina aussi qu'il devait faire à son tour tout ce qu'il pourrait pour me convertir à la religion romaine, suivant la volonté du roi, et il crut de bien faire sa cour s'il pouvait réussir dans son dessein. Tous les prisonniers avaient beaucoup de déférence pour lui ; cela fit qu'il crut que je ne pourrais pas me défendre de faire ce qu'il voudrait, et qu'il pourrait facilement me faire changer de religion. Il ne m'allégua point d'autres raisons pour cela que la volonté du roi, à laquelle il me dit que j'étais obligé d'obéir absolument, et me proposa les avantages qui pourraient m'arriver de ce changement, à quoi il m'offrit ses services auprès de Sa Majesté. Je lui dis que j'avais entièrement renoncé aux biens et aux avantages du monde, que je ne recherchais plus que la gloire de Dieu et les biens éternels, n'ayant point d'autre ambition que celle de servir Dieu selon sa volonté ; que j'étais bien toujours disposé à rendre au roi toute l'obéissance que je lui devais, mais que je voulais aussi rendre à Dieu l'obéissance qui lui appartient, et persévérer en sa vérité jusques à mon dernier soupir.

C'était un homme extrêmement fier, tellement que lorsqu'il reconnut qu'il ne pourrait pas m'ébranler par les promesses, il eut recours aux menaces les plus terribles. La perte des biens, les galères, l'exil et la mort même, rien ne fut oublié ; et il me menaça enfin de tous les plus grands maux que l'on faisait souffrir alors à ceux qui ne voulaient pas abandonner notre religion pour embrasser la religion romaine. je lui dis que j'étais disposé à souffrir tous les maux qu'on me voudrait faire, plutôt que d'abandonner ma religion et renoncer à la vérité que Dieu m'avait enseignée dans sa Parole. Comme il vit que je ne pouvais pas être ébranlé, ni par les promesses, ni par les menaces, il s'avisa de faire venir quelques-uns des convertisseurs de ce temps-là, croyant qu'ils pourraient m'amener à ce qu'il voulait par leurs raisonnements, car pour lui, il n'était pas un grand théologien, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit. Mais Dieu me fit la grâce de me défendre toujours si bien contre ces gens-là, qu'enfin il ne fut content ni d'eux, ni de moi. Il revint aux menaces, et me dit que puisque je ne voulais pas obéir volontairement aux ordres du roi, on me le ferait faire par force. je lui répondis qu'un coeur fortifié par la grâce de Dieu était une place imprenable que les hommes ne pouvaient pas forcer ; que j'obéirais toujours aux commandements du roi, pourvu que ce ne fût pas contre ma conscience et ma religion, qui ne dépendent pas de son empire et qui ne relèvent que de Dieu, qui saura bien garder son droit. Il me dit que je parlais trop fièrement, et qu'on saurait bien me châtier ; que c'était un orgueil insupportable de croire que je pourrais résister aux volontés d'un monarque si puissant que rien ne lui peut résister. je lui dis que je n'avais ni fierté, ni orgueil, que j'étais assez humilié par mes afflictions, et que je parlais seulement avec cette assurance que donne la bonne conscience quand on ne se sent point coupable.

Quelque temps après, il me parla avec plus de douceur ; il commençait à me connaître, et il me dit qu'il me plaignait de mon malheur et de mon aveuglement pour ma religion ; qu'assurément je m'exposais à de grands maux, que je ne pourrais peut-être supporter si facilement comme je croyais., et que je ferais bien mieux d'obéir à la volonté du roi, comme tant de braves gens avaient fait. je le priai de considérer qu'un homme de bien et d'honneur ne devait jamais rien faire contre sa conscience ; que Dieu m'ayant fait naître avec quelque courage qui m'avait porté à m'exposer à divers périls pour le service du roi et qui m'avait fait souvent affronter la mort pour les intérêts de Sa Majesté, il était bien juste que j'employasse le courage et la force que Dieu m'avait donnés à soutenir les intérêts de sa gloire. Qu'étant persuadé de la vérité de ma religion, si je venais à l'abandonner lâchement pour des considérations humaines, il m'en estimerait beaucoup moins lui-même et perdrait toute la bonne opinion qu'il pouvait avoir de moi. Dès cette heure-là, il ne me pressa plus, et même il me fit l'honneur de me témoigner qu'il avait quelque estime pour moi. Il me faisait manger quelquefois avec lui, et il prit enfin une telle confiance en moi qu'il me communiquait les choses les plus importantes de ses affaires, ce qui était un honneur qu'il faisait à peu de personnes. Dieu fit que cela me servit à quelque chose, car, à sa considération, le concierge ni les guichetiers n'osaient pas me maltraiter tant que j'étais avec lui.

Enfin cette contestation entre la grand'chambre et la Tournelle, pour savoir qui nous jugerait, fut vidée au conseil en faveur de la Tournelle, sans que nous en eussions pu rien savoir, M. le procureur général ayant tenu cela caché pour nous surprendre. Il y avait justement un an moins un jour qu'on m'avait enfermé dans cette prison, lorsque l'on me vint prendre le matin sortant du lit, et qu'on me mena à la Tournelle, les fers aux pieds, pour répondre sur la sellette. Ce coup imprévu me surprit un peu ; la chair est faible, et j'avais à répondre devant des juges rigoureux, que je regardais comme mes parties, et qui avaient le pouvoir de nie juger souverainement. je fus un peu troublé d'abord, et je sortis de la prison presque en tremblant. Néanmoins, lorsque je fus en présence de mes juges, j'éprouvai le secours du ciel, et je ressentis les effets de cette promesse que notre Seigneur nous fait dans l'Evangile : Quand on vous mènera devant les magistrats, ne soyez pas en Peine de ce que vous répondrez, car l'Esprit parlera pour vous (13).

En effet, je puis dire avec vérité, que je me trouvai, dans cette occasion, avec une plus grande liberté d'esprit, et avec une plus grande hardiesse que je n'avais eues de ma vie, si bien que M. le président m'en reprit, et me dit que je répondais trop hardiment. je lui dis que je ne perdais pas le respect que je devais à la cour, mais que j'étais obligé de dire un peu fortement mes raisons pour faire voir mon innocence. Il y eut sept ou huit de mes juges qui m'interrogèrent. M. le président, après m'avoir demandé mon nom, le lieu de ma résidence et ma profession, me demanda pourquoi j'avais quitté ma maison. je lui répondis que je n'avais pas de quoi faire subsister un si grand nombre de gens de guerre qu'on avait logés chez moi, et que j'appréhendais d'être maltraité des soldats, ce qui m'aurait été d'autant plus fâcheux que j'avais eu l'honneur d'être officier d'infanterie et de cavalerie pour le service du roi. Il me demanda ensuite s'il n'était pas vrai que j'étais dans le dessein de sortir du royaume, lorsque je fus arrêté ?

Je répondis que je roulais dans le royaume sous la foi de l'édit du roi du mois d'octobre 1685, par lequel Sa Majesté permettait à tous ses sujets qui faisaient encore profession de ma religion, en attendant que Dieu les eût éclairés comme les autres , d'aller dans tout son royaume, villes, terres et pays de son obéissance, sans y pouvoir être troublés sous prétexte de leur religion. Il me demanda si je ne voulais pas obéir au roi, et embrasser la religion romaine? je répondis que je ne le pouvais pas contre les mouvements de ma conscience, et les lumières que Dieu m'avait données. Il me dit que cela n'était pas impossible, puisque tant de gens l'avaient fait. Je lui répondis que cela était impossible pour moi, parce que ce qui est contre notre conscience et contre notre devoir envers Dieu, est impossible à un homme de bien qui a la crainte de Dieu dans le coeur. Il me dit si je voulais être le seul de cette religion. je lui répondis que quand je serais le seul de ma religion en France, ma religion n'en vaudrait pas moins. Un autre de mes juges, voulant me surprendre, me dit : « Il y a de la contradiction dans vos réponses, car vous dites que vous n'aviez pas de quoi fournir à la subsistance des gens de guerre qu'on avait loges chez vous, et cependant il fallait bien de l'argent pour rouler dans le royaume, comme vous dites que vous vouliez faire. »

Je lui répondis que je n'avais pas beaucoup d'argent, mais que je l'aurais ménagé le mieux qu'il m'aurait été, possible, que ce que les gens de guerre m'auraient dépensé dans un jour, aurait servi beaucoup de temps à moi seul, et que lorsque l'argent m'aurait manqué, j'aurais demandé l'aumône. « Et si l'on n'avait pas voulu vous la donner ? », me dit-il. « je serais mort de faim, lui répondis-je, et ce n'eût pas été une affaire pour moi qui aimerais mieux mourir que d'abandonner ma religion. » Tous les autres qui m'interrogèrent ensuite ne me pressèrent que sur le changement de religion, et sur l'obéissance que je devais au roi. je me défendis toujours, en disant qu'il faut plutôt obéir à Dieu qu'aux hommes. Enfin, M. le président me demanda à quoi j'avais été condamné. « Aux galères perpétuelles, lui dis-je ; voyez, Monsieur, si je suis un bon sujet pour cela, et si un homme qui a soixante-dix ans passés peut servir à cet usage. » Il me dit alors : « Si vous aviez le corps aussi fort comme la langue, vous le pourriez. » Il me demanda ensuite si je voulais être appelant de cette condamnation. je lui répondis que oui, et que je suppliai très-humblement la cour de me rendre justice, et après cela on me fit retirer.

M. Mascarenc fut aussi fort pressé ; mais nous nous défendîmes si bien par la grâce de Dieu, que n'ayant point de preuve contre nous, et ne trouvant point de lieu à nous condamner, ne voulant pas aussi nous absoudre, la cour, par son arrêt, nous renvoya au greffe pour conclure. MM. de la Tournelle écrivirent à la cour qu'ils ne nous avaient trouvés coupables que tant seulement de ne vouloir pas changer de religion, et M. le chancelier leur fit réponse qu'il fallait nous bailler des directeurs pour nous instruire. Cela fit qu'on me tourmenta encore horriblement par le grand nombre de faux convertisseurs que l'on m'envoya dans la prison. Il y vint des moines, des abbés, des prêtres séculiers, et même des jésuites. Mais Dieu me fit la grâce de résister constamment à tous ces faux docteurs, et quelquefois même de les confondre par la force de la vérité. Le père Morel, grand vicaire de Mgr l'archevêque de Toulouse, dont j'ai déjà parlé souvent, était celui qui était le plus irrité contre moi ; il m'en voulait particulièrement parce que j'étais le seul de ce diocèse qui n'avais pas voulu changer de religion, et que je lui avais toujours résisté fortement par la grâce de Dieu, quoiqu'il fût en état de me faire beaucoup de mal.

Il se passa sept ou huit mois sans qu'on fît aucune poursuite contre nous. On ne savait plus comment s'y prendre, jusques à ce que ce grand vicaire dont je viens de parler, qui était mon grand persécuteur, vint à la conciergerie pour faire un sermon aux prisonniers, auquel M. le président de Blaye, qui était un de mes juges, assista. Ils m'envoyèrent un prisonnier pour me dire d'aller entendre ce sermon. je lui dis que je ne pouvais pas y aller, et ce prisonnier me dit que si je voulais, il leur dirait que j'étais malade. « Non, dis-je, Monsieur, dites-leur que je me porte bien, mais que je les prie de me dispenser d'aller à ce sermon, parce que ma conscience ni, ma religion ne me le permettent pas, et qu'ils savent bien eux-mêmes que si je voulais assister aux exercices de leur religion, je ne serais pas ici. » Ce grand vicaire s'en alla si fort irrité contre moi de ce refus, qu'il fut trouver M. le procureur général, et lui dit que c'était une honte pour lui de nous laisser là si longtemps sans nous faire juger ; que nous étions en scandale à toute la province, et que nous étions cause que les nouveaux convertis ne voulaient pas faire leur devoir,

Cela fit que M. le procureur général se mit en tête de nous faire juger et de nous perdre à quelque prix que ce fût. Nous fûmes derechef menés sur la sellette, les fers aux pieds ; et nous entendions en passant qu'on disait dans le palais qu'on allait nous condamner aux galères. Après qu'on m'eût interrogé sur la sellette, on me ramena dans la prison, et l'on fit dire à Mascarenc, qui resta après moi au palais, que j'avais promis de changer de religion et qu'il fallait qu'il en fît de même, croyant de l'ébranler par ce discours ; mais lui, qui était d'une fermeté inébranlable et d'une piété exemplaire, se moqua de cette ruse, et me fit cette justice de croire qu'il n'en était rien. Nous nous étions vus en passant ; je lui avais donné le bonjour en lui serrant la main, je l'avais traité de ce doux nom de frère, et l'avais regardé d'une manière qui lui avait fait assez connaître que j'étais bien éloigné du sentiment que l'on me voulait imputer. Enfin, nous nous défendîmes si bien, et sur la sellette par nos réponses, et par écrit dans notre procès, que par arrêt nous fûmes mis hors de cour et de procès, dépens compensés avec M. le procureur général. Personne ne s'attendait à un arrêt comme celui-là ; mais Dieu, qui préside au jugement des hommes, le voulut ainsi pour sa gloire, et fit par son divin pouvoir, que nos juges qui avaient ordre de nous condamner, firent comme ce faux prophète dont il est parlé dans l'Ecriture, qui bénit le peuple de Dieu, au lieu qu'il était envoyé pour le maudire (14).

Nous voilà donc relaxés et justifiés du crime dont on nous avait accusés ; cependant, l'on nous retenait toujours en prison, parce que nous ne voulions pas changer de religion, selon la volonté du roi. Ce fut alors que je pouvais dire que ma religion faisait tout mon crime, et que je ne souffrais plus que pour la vérité de Jésus-Christ que je soutenais, sans qu'il y eût aucune autre accusation contre moi. Lorsque l'on sut dans la prison que j'avais été relaxé par cet arrêt du crime dont on m'avait accusé, et que néanmoins l'on me détenait en prison pour ne vouloir pas changer de religion, les prisonniers prirent de là occasion de m'insulter, et de me dire que que je ne devais pas me réjouir de cet arrêt ; que si je ne changeais pas de religion pour obéir à la volonté du roi, je serais en prison pour toute ma vie, et que je finirais là mes jours misérablement. Mais je ne m'étonnai pas pour cela. La confiance que j'avais en Dieu fit que je leur répondis qu'ils ne se missent pas en peine pour moi ; que lorsque l'heure de ma délivrance serait venue, et que Dieu voudrait me sortir de prison, il faudrait bien qu'on m'en ouvrît les portes.

Dans cet arrêt parut évidemment la protection du ciel en notre faveur. Dieu toucha le coeur des juges, et leur inspira de nous mettre hors de cour et de procès, afin que nous fussions en état de jouir de la liberté qu'il voulait nous donner par sa grâce ; et afin aussi qu'après l'avoir glorifié dans notre patrie, nous allassions le glorifier dans les pays étrangers, et raconter à nos frères combien de grandes choses le Seigneur nous avait faites, et comment il avait eu pitié de nous.

Peu de jours après notre relaxe, Dieu, qui tient en sa main le coeur des rois, disposa celui de notre monarque a nous donner la liberté, et lui inspira le dessein de faire sortir du royaume tous les prisonniers qui n'étaient détenus que pour la religion seulement, et qui n'avaient pas voulu abjurer la religion réformée pour embrasser la romaine. Le dessein du roi était de faire une action d'éclat pour sa gloire, et tâcher par ce moyen de persuader dans les pays étrangers qu'il n'avait forcé personne dans son royaume pour les obliger à changer de religion, puisque même il avait fait sortir de France ceux qui n'avaient pas voulu changer volontairement. Il aurait voulu par là se mettre à couvert des violences exercées par ses gens de guerre contre les plus fidèles de ses sujets pour les obliger à changer de religion par force ; mais il y avait trop de témoins de ces violences dedans et dehors le royaume, pour pouvoir cacher une vérité si connue.

Le dessein de Dieu était tout autre. Il sut se servir de l'humeur de ce prince ambitieux et aimant la gloire pour donner la liberté à ceux qu'il avait choisis par sa grâce pour être des témoins de sa vérité et des confesseurs de Jésus-Christ qui avaient si longtemps souffert dans les prisons et dans les cachots, et dont les cris étaient déjà montés jusques au ciel. Quand les justes crient, l'Eternel les exauce, et les délivre de toutes leurs détresses (Ps. XXXIV) (15).

Messieurs du clergé ne s'opposèrent pas à notre sortie hors du royaume. Notre persévérance en la confession de la vérité leur faisait quelque confusion, et était même un obstacle à leurs desseins par le bon exemple que nous montrions à nos frères ; et notre patience à supporter les maux qu'ils nous faisaient souffrir reprochait à leur conscience le crime qu'ils commettaient en persécutant des innocents, parce qu'ils voulaient servir Dieu selon la pureté de sa Parole. D'ailleurs, ils croyaient que nous serions assez punis, parce que, sortant de France dépouillés de tous nos biens, nous tomberions dans la dernière misère et péririons ainsi misérablement ; mais Dieu, qui n'abandonne jamais ses enfants, leur a fait voir que les pensées des hommes ne sont que vanité, ayant pourvu à notre indigence par son soin paternel et nous ayant fait trouver dans la charité de nos frères de quoi subvenir à toutes nos nécessités. Gloire et louange lui en soient rendues !

Le roi ayant envoyé ses ordres à tous les intendants des provinces, pour faire sortir de son royaume tous les prisonniers qui n'étaient détenus que pour n'avoir pas voulu changer de religion, M. de Baville-Lamoignon, intendant de la province de Languedoc, envoya un ordre au capitaine du guet de Toulouse pour nous sortir de prison, Mascarenc et moi, et pour nous conduire à Montpellier. Si nous n'eussions pas été relaxés par arrêt nous ne serions pas sortis, et l'on nous aurait retenus sous prétexte du crime dont nous étions accusés ; mais nous nous trouvâmes, par la grâce de Dieu, en état de jouir de la liberté que le roi donna à tous les confesseurs.

Il faut faire ici quelques réflexions à la gloire de Dieu et considérer les merveilles de sa Providence et de sa sagesse, dans la conduite miraculeuse qu'il observa dans notre affaire.

I. - Il empêcha que nous fussions jugés de suite aussitôt après qu'on nous eût conduits au Parlement de Toulouse, ce qui aurait été mortel pour nous.

2. - Il fit qu'il se passa une année avant que la contestation entre la grand'chambre et la Tournelle, à qui nous jugerait, fût vidée.

3. - Il fit que les esprits s'adoucirent un peu à notre égard pendant ce temps-là. Et il fit enfin que la longueur de notre prison faisait pitié aux honnêtes gens. Les Parlements commençaient aussi à se lasser de condamner tant d'innocents, à quoi ils étaient contraints par les ordres qu'on leur envoyait à la sollicitation du clergé, sur les mémoires et les faux avis qu'il donnait à la cour sur cette sorte d'affaires. Si bien, que n'y ayant point de preuve contre nous 'du crime dont nous étions accusés, Dieu fit que le Parlement, par son arrêt, nous renvoya au greffe pour conclure, et par ce moyen on dénatura la suite. Cet arrêt parut comme un miracle de la Providence divine ; personne ne s'y attendait, et l'on croyait qu'on nous allait juger en toute rigueur : mais ce ne fut pas le seul miracle que Dieu fit en notre faveur ; sa miséricorde est infinie ; et comme il nous avait pris sous sa protection, il continua à nous favoriser jusqu'à la fin.

Nos ennemis ne savaient plus comment se prendre à notre affaire, tellement qu'on fut sept ou huit mois sans faire aucune poursuite contre nous. L'on se contentait de me faire tourmenter continuellement par ce grand nombre de faux convertisseurs que l'on m'envoyait tous les jours dans la prison, auxquels Dieu me fit la grâce de résister toujours. La toute-puissance de Dieu et sa sagesse infinie parurent dans cette occasion, où il tourna en bien le mal qu'on voulait me faire. Il fit que la colère que ce grand vicaire eut contre moi de ce que je n'avais pas voulu assister à son sermon, me fut avantageuse et que la résolution qu'il fit prendre à M. le procureur général de me faire juger dans le dessein de me perdre, contribua à mon relaxe et à ma liberté contre leur intention. Toutes choses aident ensemble en bien à ceux qui aiment Dieu et à ceux qui le craignent, et ceux qu'il prend en sa protection ne peuvent jamais périr (16). L'arrêt de relaxe que le Parlement donna en notre faveur en est une preuve éclatante. L'on regarda ce second arrêt comme un plus grand miracle que le premier, parce qu'on n'en avait pas encore vu de semblable ; ce qui obligea plusieurs personnes à donner gloire à Dieu, et moi à lui rendre de très-humbles actions de grâces et à publier ses louanges.

Toutes les apparences étaient que je devais finir mes jours dans la prison, comme l'on m'en menaçait à toute heure, et je ne voyais point de jour pour m'en tirer ; mais Dieu fit encore ici un autre miracle en ma faveur, lorsqu'il inspira au roi le dessein de faire sortir de prison et d'exiler hors du royaume tous les confesseurs de Jésus-Christ, du nombre desquels j'étais. Gloire soit rendue à notre grand Dieu, qui tire du mal le bien en faveur de ses enfants, qui me délivra par ce moyen d'une façon miraculeuse et glorieuse pour lui, faisant qu'au lieu que selon les apparences je devais périr dans la prison, comme avaient fait plusieurs autres, je jouis de la liberté, lors même que je fus conduit en exil hors du royaume. Dieu, par sa grande miséricorde, avait exaucé mes prières et prêté l'oreille à mes cris et à mes gémissements, et il voulut par sa grâce et par sa bonté infinie accomplir en ma faveur ce qui est dit par le prophète dans le Ps. XXXIV : Cet affligé a crié, et l'Eternel l'a exaucé, et l'a délivré de toutes ses détresses (17),

Le capitaine du guet de Toulouse exécuta sa commission et me tira de prison pour me conduire à Montpellier, suivant l'ordre de M. l'Intendant. Ce fut alors que je fis souvenir les prisonniers de la conciergerie de ce que je leur avais dit lorsqu'ils me menaçaient d'une prison perpétuelle après mon arrêt de relaxe, que lorsque l'heure de ma délivrance serait venue et que Dieu me voudrait tirer de la prison, il faudrait bien qu'on m'en ouvrît les portes. « Vous le voyez bien à cette heure, leur dis-je ; ceux qui se confient en Dieu ne sont jamais confus », et je leur récitai ces deux vers du Ps. XLVI :

Au besoin avons éprouvé Et grand secours en lui trouvé.



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(1) La prison de la Conciergerie était située à l'intérieur du vaste enclos du Parlement, contre les restes du Château Narbonnais ; elle était particulièrement insalubre et horrible. Sur son emplacement s'élève actuellement le Palais de justice, place du Salin.
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(2) Ces prisons étaient situées à l'intérieur de l'enclos de la maison de ville, actuellement le Capitole, à peu près là où est le poste des pompiers, à droite de la porte qui s'ouvre sur le square du Capitole.
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(3) C'était le 7 Mai 1687, suivant le récit de Mascarenc.
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(4) L'évêque de St-Pons, Pierre-Jean-François de Percin de Montgaillard, janséniste convaincu, était partisan des voies de douceur à l'égard des réformés.
Il a écrit à leur intention et pour travailler à leur conversion plusieurs volumes : Instruction contre le schisme des prétendus réformés (1683) ; Instruction sur le sacrifice de la messe (1686) ; etc... Il s'agit ici du premier de ces ouvrages.
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(5) Préjugés légitimes contre les calvinistes (1671), par Pierre Nicole, le janséniste bien connu. Le célèbre pasteur de Charenton, Jean Claude, y répondit en 1673 par La défense de la Réformation contre le livre intitulé Préjugés..., qui eut plusieurs éditions et auquel Nicole ne répliqua que onze ans plus tard.
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(6) C'est le volume : Réflexions sur les différends de la Religion avec les preuves de la tradition ecclésiastique. Paris, 1686, dont l'auteur est l'apostat Paul Pélisson, originaire de Castres. Jurieu réfuta vigoureusement cet ouvrage dans ses Lettres Pastorales, Rotterdam, 1687 (voy. - série, lettre I et suivantes).
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(7) Claude de juge, baron de Frégeville, seigneur de Brassac, conseiller au Parlement, 16,33-1705, dont le frère, Jean-Antoine, fut pasteur à Castres et à Bois-le-Duc, et auteur de la branche actuelle de Montespieu. Claude n'abjura que des lèvres, tandis que sa femme, Louise de Baschi à Aubais, et plusieurs de ses enfants quittèrent la France par fidélité à leur foi.
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(8) Matthieu Il : 25 et 26.
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(9) Dupuy était exactement renseigné. Le vaisseau l'Espérance, parti de Marseille le 12 mars 1687, avec un grand nombre de N.C. déportés en Amérique, sombra en vue de la Martinique dans la nuit du 18 au 19 mai ; parmi les victimes, on compta Anne Expert, de Puylaurens ; il y eut seulement 43 N.C. qui purent se sauver. Voy. La relation du survivant Pierre Issanchon, chirurgien de Montauban, rédigée le 15 octobre 1687, publiée par Jurieu dans ses Lettres Pastorales (2e série, lettre IV).
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(10) Guichard d'Hérapine, dit vulgairement La Rapine, directeur de l'hôpital de Valence, a laissé un renom de cruauté sans exemple dans le souvenir des persécutés; il était protégé par l'évêque de Valence.
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(11) 2 Corinthiens 7 :5.
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(12) 2 Corinthiens 4 : 9; 12 : 9. Romains 8 :37.
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(13) Luc 12 : 11 et 12.
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(14) Allusion à Balaam, Nombres, chapitres 22 et 23.
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(15) Psaume 34 : 18.
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(16) Romains 8 :28.
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(17) Psaume 34 :7.

 

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