HISTOIRE DES VAUDOIS.
CHAPITRE
III.
RÉSISTANCE QUE LES
DOCTRINES ET LES CÉRÉMONIES NOUVELLES
RENCONTRENT DANS L'ÉGLISE.
Cette résistance se manifeste.
- D'où part cette résistance. -
Signalée par le pape Célestin dans les Gaules.
- Se montre en Lombardie à l'occasion de Vigilance. -
Continue en France sous Serenus. - En Germanie. -
Epître de Zacharie sur ce point. - Réflexions.
- Opposition contre les images sous Charlemagne. -
Épiscopat de Claude de Turin. - Notice sur Claude. -
Passages de ses écrits. - Nature de son
ministère. - Effets de ce ministère pour les
Vallées Vaudoises. - Considérations. à
l'appui. - Témoignages.
L'Église chrétienne
n'abandonna pas le droit sentier de la saine doctrine, la
pureté et la simplicité de la vie
cachée avec Christ, sans une longue résistance
de la partie saine de ses membres. Qui racontera tous les
efforts faits pour détourner un si grand malheur? Qui
dira tout ce qui fut tenté pour empêcher un tel
naufrage, pour arrêter une si grande ruine? Les
documents sur ce point arrivés jusqu'à nous
sont peu nombreux. Ils ne nous sont parvenus que par
l'entremise du parti vainqueur. Nous sommes réduits
à glaner dans son champ les quelques épis
qu'il n'a pu soustraire à nos regards. Et souvent,
nous devons l'avouer, nous ne trouvons qu'une place vide,
où nous eussions aimé à recueillir une
gerbe.
La résistance aux
envahissements des erreurs de tout genre, partit souvent des
rangs supérieurs de l'Église, mais plus
souvent encore des rangs inférieurs. On la vit se
former dans, des assemblées d'évêques,
comme aussi dans le sein des congrégations et dans le
coeur de simples prêtres ou d'humbles
fidèles.
Le pape Célestin I,
écrivant aux évêques des provinces
Viennoise et Narbonnaise dans les Gaules, entre l'an 423 et
432, se plaint à eux de la permission qu'ils
accordaient à des prêtres étrangers de
prêcher à leur gré et d'agiter des
questions indisciplinées qui amenaient des
discussions dans l'Église
(1).
Il affecte de ne pas préciser l'objet de sa plainte.
Cependant la fin de sa lettre fait comprendre qu'il est
question des saints, et que les prédicateurs qu'il a
en vue ne sont pas favorables aux erreurs propagées
sur cette doctrine. Voici ses expressions: « Cependant,
dit-il, nous ne devons pas nous » étonner s'ils
osent de telles choses envers les vivants, » ceux qui
s'efforcent de détruire la mémoire de nos
» frères maintenant dans le repos. » De ce
fait on peut conclure, il nous semble, que les
Églises des Gaules n'étaient pas alors
favorables aux images et à l'invocation des saints,
et qu'un nombre considérable de prêtres
résistaient courageusement à l'envahissement
de cette fausse doctrine. (Delectus Actorum, etc., t. 1, p.
177-178.)
Vers ce même temps,
à la fin du IVe siècle, un nouveau fait, en
confirmant l'état de l'Église des Gaules, nous
apprend que la Lombardie avait aussi ses fidèles
opposés à la cause des images et aux autres
nouveautés. Vigilance, homme instruit, quoique saint
Jérôme avance le contraire, originaire de
Comminge en Aquitaine, était prêtre et en avait
exercé les fonctions à Barcelone ou dans le
voisinage. Ayant fait un en Orient, il s'y trouva cri
présence de saint Jérôme, solitaire
célèbre. Ce fut vainement que le
cénobite essaya de convaincre Vigilance et de lui
taire approuver ses opinions sur les reliques, les saints,
les images, les prières qu'on leur adressait, les
cierges que l'on tenait allumés sur les tombeaux, les
pèlerinages, les jeûnes, le célibat des
prêtres, la vie solitaire, etc., Vigilance resta
inébranlable. Il paraît qu'è son retour
1, ce prêtre opposé aux nouvelles doctrines se
fixa en Lombardie, on pourrait même croire vers les
Alpes Cottiennes (2),
où il trouva un refuge. C'est saint
Jérôme lui-même qui nous l'apprend dans
une de ses lettres à Ripaire. « J'ai vu, dit-il,
il y a quelque temps, ce monstre appelé, Vigilance.
J'ai voulu, par des passages des saintes, Ecritures,
enchaîner ce furibond, comme avec les liens que
conseille Hippocrate mais il est parti, il s'est
retiré, il s'est précipité, il s'est
évadé, et depuis l'espace qui est entre les
Alpes où a régné Cottus et les flots de
l'Adriatique, il a crié jusqu'à moi, 0 crime!
il a trouvé des évêques complices de sa
scélératesse. » (Hieronimus ad Riparium,
contra Vigilantium, t. II, p. 158, etc.)
On le voit par ce passage, les
évêques de la Lombardie avaient approuvé
Vigilance, et, comme lui, s'opposaient à
l'introduction des erreurs mentionnées plus haut. En
Lombardie, il le paraît, des Églises nombreuses
avaient donc conservé plus ou moins la saine
doctrine.
La longue et
persévérante résistance d'une partie de
l'Eglise aux empiétements des erreurs de l'Eglise
romaine est si peu douteuse, que nous voyons, à la
fin du VI" siècle, Serenus, évêque de
Marseille, bannir avec succès les images de son
diocèse. Nous l'apprenons par une lettre de
Grégoire-le-Grand, qui fat pape de l'an 590 à
l'an 604: « Nous avons appris, lui écrit-il,
qu'animé d'un zèle inconsidéré,
vous avez brisé les images des saints, sous le
prétexte qu'on ne devait pas les adorer. A la
vérité, nous vous aurions entièrement
approuvé, si vous aviez défendu de les adorer;
mais nous vous blâmons de les avoir brisées
..... Car autre chose est adorer une peinture, et autre
d'apprendre par l'histoire de cette peinture ce qu'il faut
adorer. » (Delectus Act., etc., t. I, p.
443.)
Cette lettre montre que
non-seulement le culte des images, et par conséquent
bien d'autres altérations de la saine doctrine,
n'avaient pas encore entièrement envahi
l'Église, mais encore que les papes pieux
hésitaient à les recommander sous leur forme
la plus blâmable.
Vers le milieu du VIIIe
siècle, la lutte de la fidélité contre
les erreurs dure encore. Nous la voyons s'élever
entre des prélats français et Boniface,
apôtre de la Germanie. Claude Clément,
Sidonius, Virgilius, Samson, et Aldebert à leur
tête, reprochaient à Boniface de
répandre les erreurs suivantes: le célibat des
prêtres, le culte des reliques, l'adoration des
images, la suprématie des papes, les messes pour les
morts, le purgatoire, etc. Pour cette raison, les auteurs
catholiques romains les accusent d'hérésie, et
reprochent surtout à Aldebert d'avoir
blâmé comme inutiles l'imposition des mains,
les signes de croix et d'autres cérémonies
déjà reçues alors dans le
baptême.
L'épître Xe du
pape Zacharie à Boniface est trop précise sur
l'existence dans l'Eglise d'une forte opposition aux
envahissements du culte romain, et même sur celle d'un
culte chrétien différent et plus
évangélique, pour que nous ne la citions pas
ici. « Quant aux prêtres, y est-il dit, que votre
fraternité rapporte avoir trouvés, qui sont en
plus grand nombre que les catholiques, qui sont errants,
déguisés sous le nom d'évêques ou
de prêtres, non ordonnés par des
évêques catholiques, qui se jouent du peuple,
confondent les ministères de l'Eglise et les
troublent. hommes faux, vagabonds, adultères,
homicides, efféminés, sacrilèges,
hypocrites, la plupart esclaves tonsurés qui ont fui
leurs maîtres, serviteurs du diable transformés
en ministres de Christ, qui vivent à leur propre
gré, étant sans évêques, ayant
leurs partisans pour défenseurs contre les
évêques, afin qu'ils n'attaquent pas leurs
moeurs criminelles, qui assemblent séparément
un peuple complice, et exercent leur ministère
erroné, non dans une église catholique, mais
dans des lieux sauvages, dans les celliers des campagnards,
où leur maladroite folie peut être
cachée aux évêques. »
(Sacrô-sancta Concilia... studio Ph. LABEI, etc., t.
VI col. 1519.)
Nous ne pensons pas qu'il soit
nécessaire de laver les prêtres dont il est ici
question des accusations d'adultère et
«homicide, de sacrilège et «hypocrisie;
chacun sait que les écrivains de l'Église
romaine n'ont jamais épargné, les
épithètes injurieuses et les calomnies
lorsqu'il était question de ses adversaires. Il nous
suffit d'avoir signalé au VIIIe siècle, par la
lettre même d'un pape, l'existence de prêtres et
de chrétiens réunis en assemblées
religieuses, et non soumis au joug de Rome.
Nous devons aussi mentionner
la vive opposition que les décisions du second
concile de Nicée, de l'an 787, favorables au culte
des images, rencontrèrent dans les états de
Charlemagne. Ces décisions, et d'autres encore sur le
signe de la croix, furent repoussées par le concile
de Francfort, l'an 794 malgré les
représentations des légats du pape. Les
prélats du second concile de Nicée ayant
anathématisé ceux qui n'adoraient pas les
images, Charlemagne fit observer qu'ils avaient par
là anathématisé et
déclaré hérétiques leurs propres
pères, et qu'ayant été consacrés
par eux, leur consécration était donc nulle;
qu'ainsi, ils n'étaient pas de vrais prêtres.
(DUPIN, Nouv. Bibl., etc., t. V, p. 148.)
Un des faits les plus
saillants de la résistance de l'Église
fidèle à l'envahissement des erreurs, dont
Rome fut le centre, est l'épiscopat de Claude de
Turin. C'est un fanal qui éclaire la nuit de ces
temps reculés et qui reflète au loin sa vive
et belle lumière. A sa clarté, nous
entrevoyons dans le lointain ces Vallées Vaudoises,
où la flamme sacrée de l'Évangile que
Claude avait ravivée et entretenue continuera
à purifier les coeurs, alors que l'humide brouillard
de l'hérésie romaine l'aura éteinte
dans la plaine.
Claude
(3),
d'abord chapelain de Louis-le-Débonnaire,
déjà du vivant de Charlemagne, fut
nommé par le premier de ces princes
évêque de Turin, vers l'an 822, sous le
pontificat de Pascal I, qui mourut le 13 mai 824, et
administra le diocèse jusqu'en 839, époque. de
sa mort, à ce que l'on croit. Prédicateur
éloquent et versé dans la connaissance de la
Parole de Dieu, il exerça un ministère actif
et fructueux durant dix-sept années, et, ce qui est
le caractère le plus apparent de son oeuvre, il fit
disparaître des basiliques toutes les images.
Miné par les partisans de ce culte inconnu à
la primitive Eglise, il écrivit quelques livres pour
répondre aux adversaires du dehors. Ces écrits
sont perdus, à l'exception des lambeaux que Jonas
d'Orléans, son adversaire, nous en a
conservés. Bien qu'incomplets, et mutilés ils
restent un éclatant témoignage de la doctrine
prêchée durant dix-sept, ans, dans les
mêmes contrées où nous la trouverons
plus tard professée par les Vaudois. Les passages que
nous allons en citer prouveront que Jonas d'Orléans
ne faisait pas une trop grande concession, en avouant que
Claude avait quelque connaissance des saintes
Ecritures.
L'écrit de Claude de
Turin que Jonas d'Orléans nous a conserve, ainsi que
Dungal, est intitulé : Réponse
apologétique de Claude, évêque, à
l'abbé Théodémir.
« J'ai reçu,
écrit-il, par un certain porteur
(4)
campagnard, ta lettre pleine de babil et de sottises avec
les additions dans lesquelles tu déclares que tu as
été troublé, en quelque sorte, de ce
que le bruit s'est répandu, à ma honte, depuis
l'Italie dans toutes les Gaules, jusqu'en Espagne, que je
prêche pour former une nouvelle secte, contre la
règle de la foi catholique, ce. qui est
entièrement faux; et ce n'est pas merveille, si les
membres de Satan parlent de moi de la sorte, puisqu'ils ont
appelé notre chef séducteur et
démoniaque. Car je n'enseigne point une nouvelle
secte, moi qui reste dans l'unité (de l'Eglise) et
qui proclame la vérité. Mais, autant qu'il a
dépendu de moi, j'ai étouffé les
sectes, les schismes, les superstitions et les
hérésies, et je les ai combattus,
écrasés, renversés, et, Dieu aidant, je
ne cesse de les renverser autant qu'il dépend de moi.
Depuis que, malgré moi, je me suis chargé du
fardeau de l'épiscopat, et, que, envoyé par le
pieux Louis, fils de la sainte Eglise de Dieu, je suis
arrivé en Italie, j'ai trouvé à Turin
toutes les basiliques remplies de souillures dignes
d'anathème et d'images, contrairement à
l'ordre de la vérité; et, comme tout ce que
les autres adoraient, seul je l'ai renversé, c'est
aussi sur moi seul qu'on s'est acharné. C'est pour
cela que tous ont ouvert leur bouche pour me calomnier; et,
si le Seigneur ne m'eût été en aide, ils
m'auraient peut-être dévoré vif. Ce qui
est dit clairement: Tu ne le feras aucune ressemblance des
choses qui sont au ciel, ni sur la terre, etc., s'entend
non-seulement de la ressemblance des dieux étrangers
mais aussi des créatures célestes et de ce que
l'esprit humain a pu inventer en l'honneur du
Créateur.
Nous ne prétendons pas,
disent ceux contre qui nous défendons l'Eglise, nous
ne prétendons pas que l'image que nous adorons ait
quelque chose de divin, mais nous l'adorons avec le respect
qui est dû à celui qu'elles
représentent. A quoi nous répondons : que si
les images des saints sont adorées d'un culte
diabolique, mes adversaires n'ont pas abandonné les
idoles, ils n'ont fait qu'en changer le nom. Si donc tu
écris ou peins sur les murs les images de Pierre, de
Paul, de Jupiter, de Saturne ou de Mercure, ce ne sont ni
des dieux, ni des apôtres; ni les uns ni les autres ne
sont des hommes; le nom est changé, mais l'erreur
reste et demeure à toujours, en ce sens qu'ils ont
une image de dieu privée de vie et de raison, au lieu
d'images d'animaux, ou, ce qui est plus exact, au lieu de
pierre et de bois.
On doit donc bien
considérer que, s'il ne faut ni adorer ni servir les
oeuvres de la main de Dieu, à bien plus forte raison
on ne doit ni adorer ni servir les oeuvres de la main des
hommes, pas même de l'adoration due à ceux
qu'on prétend qu'elles représentent. Car si
l'image que tu adores n'est pas Dieu, tu ne dois nullement
l'adorer de l'adoration offerte à des saints, qui ne
s'arrogent point du tout les honneurs divins.
Il faut donc bien retenir
ceci, c'est que tous ceux qui accordent les honneurs divins,
non-seulement à des images visibles, mais à
une créature quelconque, qu'elle soit céleste
ou terrestre, spirituelle, ou corporelle, et qui attendent
d'elle le salut qui vient de Dieu seul, sont de ceux dont
parle l'Apôtre quand il dit : Ils ont servi la
créature plutôt que le
Créateur.
Pourquoi t'humilies-tu et
t'inclines-tu devant de vaines images ? Pourquoi courbes-tu
ton corps devant des simulacres insensés, terrestres,
esclaves ? Dieu t'a créé droit, et tandis que
les animaux sont penchés vers la terre, il veut que
tu élèves tes yeux au ciel et que tu portes
tes regards vers le Seigneur. C'est là qu'il faut
regarder; c'est là qu'il faut lever les yeux. C'est
en haut qu'il faut chercher Dieu, pour apprendre à se
passer de la terre. Élève donc ton coeur au
ciel; pourquoi t'étendre dans la poussière de
la mort avec l'image insensible que tu sers? Pourquoi te
livrer au diable pour elle et avec elle? Garde
l'élévation où tu es né;
maintiens-toi tel que Dieu t'a fait.
Mais voici ce que disent les
misérables sectateurs de la fausse religion et de la
superstition. C'est en mémoire de notre Sauveur, que
nous servons, honorons et adorons la croix peinte ou
érigée en son honneur. Rien ne leur
agrée donc en notre Sauveur que ce qui a plu
même aux impies, l'opprobre de sa passion et
l'ignominie de sa mort. Ils croient de lui ce qu'en croient
les méchants, tant juifs que païens, qui
rejettent sa résurrection et ne savent le
considérer que comme torturé, et qui dans leur
coeur le regardent toujours dans l'agonie de la passion,
sans penser à ce que dit l'Apôtre, et sans
comprendre cette parole : Nous avions connu Christ selon la
chair, mais maintenant nous ne le connaissons plus de cette
manière.
Voici ce qu'il faut
répondre à ces gens-là. Que s'ils
veulent adorer tout bois taillé en forme de croix,
parce que Christ a été suspendu à la
croix, il y a bien d'autres choses que Christ a faites
pendant qu'il était dans sa chair et qu'ils feront
mieux d'adorer.
En effet, à peine
est-il resté six heures suspendu à la croix,
tandis qu'il a passé neuf mois dans le sein d'une
vierge; adorons donc les vierges, parce que c'est une vierge
qui a donné le jour à Jésus-Christ.
Adorons les crèches, puisque d'abord après sa
naissance il fut couché dans une crèche.
Adorons de vieux haillons, puisqu'il fut emmailloté
dans des haillons. Adorons les navires, puisqu'il navigua
souvent, qu'il enseigna les troupes du haut d'une barque,
qu'il dormit sur une barque, et que ce fut d'une barque
qu'il ordonna de jeter le filet, lors de la pêche
miraculeuse. Adorons les ânes, puisqu'il entra
à Jérusalem monté sur un âne.
Adorons les agneaux, puisqu'il est écrit de lui:
Voici l'Agneau de Dieu qui Ote les péchés du
monde. Mais ces fauteurs de dogmes pervers veulent
dévorer les agneaux vivants et les adorer peints sur
les murailles. Adorons les lions, car il est écrit de
lui : Le lion de Juda, race de David, a vaincu. - Adorons
les pierres, puisque, descendu de la croix, il a
été placé dans un sépulcre de
pierre, et que l'Apôtre dit de lui: Or, ce rocher
était Christ. Mais Christ est appelé rocher,
agneau, lion, figurément et non dans le sens propre.
Adorons les épines des buissons, puisque c'est de
là que vint la couronne «épines
placée sur sa tête, au temps de sa passion.
Adorons les roseaux, puisqu'ils fournirent aux soldats un
instrument pour le frapper. Enfin, adorons les lances,
puisque l'un des soldats le frappa dune lance au
côté, et, qu'il en sortit du sang et de
l'eau.
Tout cela est ridicule ; il
vaudrait mieux le déplorer que l'écrire.
Contre des sots nous sommes contraint d'avancer des
sottises, et de lancer contre des coeurs de pierre, non pas
les traits ou les maximes de la Parole, mais des projectiles
de pierre. Convertissez-vous, prévaricateurs, qui
vous êtes retirés de la vérité,
et qui aimez la vanité, et qui êtes devenus
vains, qui crucifiez de nouveau le Fils de Dieu et l'exposez
à l'ignominie, qui avez rendu ainsi une foule
d'âmes complices des démons, et qui, les
éloignant de leur Créateur, au moyen des
sacrilèges détestables de vos images, les avez
abattues et précipitées dans la damnation
éternelle.
Dieu commande une chose, et
ces gens en font une autre. Dieu commande de porter la
croix, et non pas de l'adorer. Ceux-ci veulent l'adorer, et
ne la portent ni corporellement ni spirituellement. Servir
Dieu de cette manière,c'est s'éloigner de lui.
Il a dit lui-même : Que celui qui veut venir
après moi renonce à soi-même, qu'il
prenne sa croix et qu'il me suive, sans doute parce que
celui qui ne renonce pas à soi-même ne
s'approche pas de celui qui est au-dessus de lui, et qu'il
ne peut saisir ce qui se passe, s'il n'a appris de bonne
heure à le connaître.
Quant à ce que tu me
reproches que j'empêche le monde de courir en
pèlerinage à Rome pour y faire
pénitence, tu ne dis pas la vérité. En
effet, je n'approuve pas le voyage, parce que je sais qu'il
ne nuit pas à tous et qu'il n'est pas utile à
tous; qu'il ne profite pas à tous et qu'il n'est pas
dommageable à tous. Je veux premièrement te
demander à toi-même, si tu reconnais que c'est
faire pénitence que d'aller à Rome, pourquoi
depuis si longtemps as-tu damné tant d'âmes que
tu as retenues dans ton monastère et que tu y as
même reçues pour y faire pénitence, les
ayant obligées à te servir, au lien de les
envoyer à Rome ? Tu prétends en effet
posséder cent quarante moines, qui se sont tous
rendus auprès de toi pour faire pénitence, qui
se sont livres au monastère, et à aucun
desquels tu n'as permis d'aller à Rome. S'il en est
ainsi, qu'aller à Rome soit faire pénitence,
et que cependant tu les empêches, que diras-tu contre
cette déclaration du Seigneur: Que celui qui aura mis
achoppement à l'un de ces petits, il voudrait mieux
qu'une meule de moulin lui fût pendue au col et qu'il
fut jeté au fond de la mer. Il n'y a aucun scandale
plus grand que d'empêcher un homme de suivre un chemin
qui pourra conduire ait bonheur
éternel.
Nous savons bien' que cette
sentence de l'Evangile est très-mal entendue : Tu es
Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise, et
je te donnerai les clefs du royaume des cieux. C'est en
vertu de ces paroles du Seigneur qu'une tourbe ignorante,
négligeant toute intelligence spirituelle, tient
à se rendre à Rome pour acquérir la vie
éternelle. Celui qui entend convenablement les clefs
du royaume des cieux ne recherche pas une intercession
locale de saint Pierre. En effet, si nous examinons la
valeur des paroles du Seigneur, il n'a pas été
dit à saint Pierre seul Tout ce que tu lieras sur la
terre sera lié dans les cieux et tout ce que tu
délieras sur la terre sera délié dans
les cieux. En effet, ce ministère appartient à
tous les vrais surveillants et pasteurs de l'Eglise, qui
l'exercent tandis qu'ils sont en ce monde; et quand ils ont
payé la dette de la mort, d'autres succèdent
à leur place et jouissent de la même
autorité et puissance. Tu ajoutes encore l'exemple de
David : Au lieu de tes pères, il t'est né des
fils, et tu les établiras princes sur toute la
terre.
Revenez, aveugles, à
votre lumière. Revenez à celui qui illumine
tout homme venant au monde. Cette lumière luit dans
les ténèbres (5),
et les ténèbres ne font point comprise. Tous
tant que vous êtes, qui, ne voyant pas ou ne regardant
pas cette lumière, marchez dans les
ténèbres et ne savez où vous allez,
parce que les ténèbres ont aveuglé vos
yeux, écoutez; insensés, qui en allant
à Rome, cherchez l'intercession de l'Apôtre,
écoutez, ce que dit entre autres saint Augustin, au
livre IX de la Trinité: Viens avec moi, et
considère pourquoi nous aimons l'Apôtre :
Est-ce à cause de sa figure humaine que nous
connaissons fort bien? Est-ce parce que nous croyons qu'il a
été homme? Non certes, autrement nous
n'aurions plus rien à aimer, puisque cet
homme-là n'existe plus; son, âme a
quitté son corps. Mais nous croyons que ce que nous
aimons en lui vit encore maintenant. Si le fidèle
doit croire Dieu quand il promet, combien plus quand il jure
et dit : Que s'il y avait au milieu de cette ville-là
Noé, Daniel et Job, c'est-à-dire, si les
saints que vous invoquez étaient remplis d'une
sainteté, d'un mérite et d'une justice aussi
grande que ceux-là, ils ne délivreraient ni
fils ni fille. Et c'est à cette fin qu'il l'a
déclaré; savoir, afin que nul ne mette sa
confiance ni dans les mérites, ni dans l'intercession
des saints, parce que s'il ne persévère dans
la foi, dans la justice, dans la vérité
où ils ont persévéré, et par
laquelle ils ont plu à Dieu, il ne pourra être
sauvé. Quant à vous, qui cherchez
l'intercession de l'Apôtre en allant à Rome,
écoutez ce que dit contre vous saint Augustin, si
souvent cité (6) :
Ecoutez ceci, peuples pervers, fous que vous êtes;
devenez une fois avisés : Celui qui a planté
l'oreille n'entendra-t-il point? Celui qui a formé
l'oeil ne verra-t-il point? Celui qui châtie les
nations, Celui qui donne à l'homme la science, ne
reprendra-t-il point?
La cinquième chose que
tu ma reproches, c'est qu'il te déplaît que
dominus Apostolicus (monsieur l'Apostolique) se soit
indigné contre moi (tu parles ainsi du défunt
évêque de Rome, Pascal), et qu'il m'ait
honoré de ma charge. Mais puisque apostolique veut en
quelque sorte dire gardien d'apôtre, il ne faut certes
pas appeler apostolique celui qui est assis dans la chaire
de l'Apôtre, mais celui qui remplit les fonctions
d'apôtre. Quant à ceux qui occupent cette
chaire sans en remplir les devoirs, le Seigneur a dit : Les
scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de
Moïse; observez et faites ce qu'ils vous diront - mais
ne faites pas comme ils font, parce qu'ils disent et ne font
pas. » (Matth., XXIII, v. 2, 3. - Voir Maxima
Bibliotheca, P. P., t. XVI, col. 139 - 169 et suiv.) La
lecture attentive de cette lettre montre avec
évidence le caractère chrétien et
éminemment évangélique de Claude. On y
voit que la source où il puise son courage et sa
fidélité est la Parole de Dieu, et l'on peut
conclure de l'emploi continuel qu'il fait de l'Ecriture dans
ses écrits, qu'il l'a prêchée
(7)
et répandue dans son diocèse; qu'il a dû
donner un élan nouveau a l'étude des saintes
lettres, - exciter les ministres de la religion à
n'enseigner que ce qu'elles contiennent, et conduire les
brebis confiées à ses soins au seul Berger
céleste qui puisse les paître et les sauver
éternellement.
Il est facile de se figurer
l'immense influence qu'a dû exercer un tel homme
durant un épiscopat de dix-sept ans environ. Et lors
même qu'on réussirait à prouver, ce qui
n'est pas possible, que son oeuvre a été
isolée, sans antécédents, sans
conséquences ultérieures remarquables; si l'on
démontrait que les évêques qui le
suivirent ont tous travaillé à la
détruire, il n'en demeurerait pas moins certain
qu'elle a eu lieu, et il resterait toujours la
possibilité, bien plus la probabilité, qu'elle
se sera perpétuée après lui dans bien
des coeurs, tout au moins dans quelqu'une des parties de son
vaste diocèse, dans les vallées des Alpes
Vaudoises, par exemple, moins exposées que la plaine
au brusque envahissement de l'autorité des
papes.
Mais cette supposition
extrême d'un ministère insolite n'est ni vraie
ni soutenable. Claude n'a pas été un novateur.
Son oeuvre n'a pas été isolée. Tout ce
que nous avons rapporté de la résistance de
l'Eglise fidèle le prouve. C'était
déjà dans ces mêmes contrées, on
dans les contrées voisines, que Vigilance avait
trouvé un refuge auprès
«évêques professant comme lui une doctrine
opposée au culte des images et des saints, aux
cérémonies sur les tombeaux, aux
pèlerinages, aux jeûnes, au célibat des
prêtres et à la vie monastique. N'oublions pas
que Serenus, de l'autre côté des Alpes, au
commencement du Vlle siècle, avait accompli une
oeuvre pareille à celle de Claude, dans le
diocèse de Marseille; qu'au Vllle siècle, de,
nombreux prélats français s'étaient
opposés à l'introduction des mêmes
erreurs et aux altérations de doctrine que Boniface
prêchait. Enfin, nous avons rappelé que la
majorité des évêques des vastes
états de Charlemagne dont Turin et le Piémont
faisaient partie, avaient résisté, dans le
concile de Francfort, l'an 794, aux sollicitations, aux
prières et aux ordres des légats du pape, et
rejeté le même culte des images que Claude
bannit de son diocèse (8).
Non, l'oeuvre de ce pieux
évêque n'a pas été isolée.
Eu ces temps-là, la lutte contre les erreurs de Rome
se continuait avec vigueur dans diverses contrées, et
si les partisans du culte des images avaient quelquefois la
victoire, comme il paraît qu'ils l'avaient eue sous
l'épiscopat du prédécesseur de Claude,
c'était pour se la voir bientôt disputée
de nouveau et, souvent enlevée. Le père Pagi
lui-même, dans son Abrégé d'Histoire
chronologique, critique, etc., citant Denys de Padoue,
après avoir fait quelques aveux assez curieux sur
l'introduction des images (9)
et sur les prétendus motifs qui la justifient aux
yeux des catholiques romains, reconnaît : « Qu'il
n'est nullement constaté que cela (cette
introduction) ait eu lieu partout, ni de la même
manière - mais que cela se fit ici plus tôt,
là plus tard, selon la portée et le naturel
des peuples, et selon que ceux qui les dirigeaient le
jugeaient convenable (expedire judicabant).
(V. Beviarium
hisiorico-chronologicum, etc., R. P. PAGI, 1, P. 521
à P. 524. - § XXII.)
Mais les paroles mêmes
de Claude, dans sa lettre à l'abbé
Théodémir, nous font voir avec clarté
que l'évêque de Turin a continué une
oeuvre commencée : « Je n'enseigne point une
nouvelle secte, écrit-il, moi qui reste dans
l'unité et qui proclame la vérité.
Mais, autant qu'il a dépendu de moi, J'ai
étouffé les sectes, les schismes, les
superstitions et les hérésies, et je les ai
combattus, écrasés, renversés, et, Dieu
aidant, je ne cesse de les renverser autant qu'il
dépend de moi. » Qui ne voit, qu'en s'opposant
dans son diocèse au culte des images, Claude a
estimé demeurer dans l'unité, défendre
la vérité, la vérité encore
connue et encore vénérée ? Qui ne voit
qu'en réformant des abus déjà
introduits, Claude a voulu réprimer une secte,
envahissante peut-être, mais enfin une secte,
combattre un schisme, arrêter des superstitions et une
hérésie?
La vigueur des expressions que
Claude emploie pour désigner les partisans du culte
des images, et l'énergie de ses remontrances, nous
montrent aussi un homme qui attaque l'ennemi, plutôt
qu'il ne se défend, tant il se sent lui-même
à l'abri du danger par la force même de sa
position. Le dédain avec lequel il parle des
prétentions de Rome et du pape
(10)
lui-même, qu'il compare aux scribes et aux pharisiens
assis dans la chaire de Moïse, ne nous donne pas
seulement à connaître la mesure de son courage,
mais aussi celle de sa force.
Enfin, ce qui achève de
démontrer que l'oeuvre de Claude n'est pas celle d'un
novateur isolé, sans antécédents dans
le diocèse même ni au-dehors, c'est son plein
succès. Les images furent ôtées de
toutes les basiliques; il est vrai, au mécontentement
de ceux qui le montraient au doigt, mais sans que cet acte
ait fait naître nulle part une opposition
sérieuse. Il paraîtrait même que, comme
il n'est parlé que de leur expulsion des basiliques',
le culte des images n'avait point encore envahi les
campagnes, mais seulement Turin, et peut-être les
villes importantes du diocèse. Chacun comprendra
qu'une oeuvre accomplie, presque sans résistance,
dans un immense territoire, suppose l'adhésion de la
masse du clergé et de l'Eglise à cette oeuvre.
Et, si l'on réfléchit que Claude administra
son évêché durant quinze ans au moins,
on se convaincra que son zèle et sa
fidélité, secondés par un clergé
intelligent et dévoué, par l'amour des
fidèles et la conscience du peuple, ont dû
imprimer à la cause des saines doctrines et de la vie
chrétienne un mouvement qui ne pouvait
s'arrêter de sitôt.
Il peut ne pas être sans
intérêt de joindre à ce qui
précède le témoignage d'un auteur
moderne piémontais: « Quoi qu'il en soit, nous
dit-il, cet évêque de Turin, homme
éloquent et de moeurs austères, eut un grand
nombre de partisans. Ceux-ci, anathématisés
par le pape, poursuivis par les princes laïques, furent
chassés de la plaine et forcés de se
réfugier dans les montagnes, où ils se
maintinrent dès-lors, toujours comprimés et
toujours cherchant à s'étendre. »
(Mémoires historiques.... par le marquis COSTA DE
BEAUREGARD, t. II, p. 50, 3e mém.)
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