HISTOIRE DES VAUDOIS. CHAPITRE
IV.
VESTIGES DE L'EGLISE FIDÈLE AUX Xe ET Xle
SIÈCLES.
Traces de la lutte que continue l'Eglise fidèle. -
État de la société aux IXe, Xe et XIe
siècles. - Le clergé, occupé de ses
intérêts terrestres, empiète sur le
civil. - Néglige les intérêts
célestes. - Ses égarements, son ignorance. -
Progrès des superstitions. - Rome et l'Eglise en
proie à l'anarchie. - Etat du XIe siècle. -
Rome et ses efforts pour se relever et étendre sa
puissance. - La vérité se conserve à
l'écart, oubliée du monde. - Jalons qui
servent à indiquer l'existence des Vaudois. Atto de
Verceil, ses écrits. Réflexions et
conséquences. - Damianus. Radulphe de Saint-Thron.
Vallées Vaudoises. - Bruno d'Asti. - Portée de
son témoignage. - Eglise différente de celle
de Rome au nord de l'Italie. - Opinion de Costa de
Beauregard.
L'épiscopat de Claude de Turin semble d'abord le
dernier fait éclatant de la résistance de la
partie saine de l'Eglise chrétienne aux
envahissements des erreurs propagées en Occident. En
effet, de Claude de Turin jusqu'aux. écrits des
Vaudois, c'est-à-dire de la première
moitié du IXe siècle jusqu'au commencement du
XIIe, l'histoire de l'Eglise fidèle n'offre que peu
de faits saillants et connus. Cependant elle n'en est pas
entièrement privée. Une étude
intelligente et un examen consciencieux font
découvrir des faits clairsemés, qui
n'apparaissent d'abord que comme des traces à
demi-effacées, mais dans lesquelles on
reconnaît bientôt la marque d'une Eglise
envahie, mais toujours militante. Ces faits empreints sur la
route de ce monde, à des distances inégales,
et souvent en divers lieux, convergent vers un centre et
ramènent aux contrées dans lesquelles nous
trouverons prochainement une Eglise,
évangélique, vivant d'une vie
chrétienne avancée selon la doctrine des
apôtres.
Un coup-d'oeil sur l'époque devient donc
nécessaire.
La fin du IXe siècle, le Xe tout entier et
le XIIe ont été des temps de troubles sans
fin, une époque où une société,
nouvelle tendait à se former sur les débris de
l'ancienne, que des malheurs sans nombre avaient,
bouleversée. Les invasions des Goths, des Francs, des
Lombards et de toutes les farouches peuplades du Nord,
désignées sous le nom de Barbares,
étaient arrêtées. L'épée
victorieuse de Charlemagne les avait refoulées aux
frontières. Mais les efforts de ce grand prince, pour
reconstituer la société sur des bases solides,
n'avaient eu qu'un succès momentané. A sa
mort, sous ses fils et sous leurs successeurs,
recommencèrent des guerres interminables entre les
peuplades anciennes et nouvelles de son vaste empire. Les
invasions maritimes des Normands et des Sarrasins vinrent
encore ajouter à la perturbation
générale. Des éléments de
l'ancienne civilisation luttaient encore, mais faiblement et
dénaturés, contre les éléments
vigoureux de la vie turbulente et farouche des
Barbares.
De ce chaos surgit une société
nouvelle, ou plutôt, la société se
reconstitua sur une forme nouvelle, le système
féodal. De tout côté, l'on vit la
société démembrée se reformer
dans une multitude de petites sociétés
obscures, isolées, rivales, obéissant à
des chefs, seigneurs du territoire, qui tenaient les uns aux
autres par des relations compliquées de
suzeraineté et de vasselage.
Dans le conflit des prétentions qui
marquèrent ces temps, le clergé n'oublia point
ses intérêts temporels. Les
évêques et les abbés cherchèrent
aussi à s'émanciper du pouvoir civil. Ils
voulurent réunir à l'autorité
spirituelle la juridiction civile sur les villes et les
campagnes de leurs diocèses et de leurs paroisses. En
un mot, ils revendiquèrent le pouvoir, le rang et les
honneurs des seigneurs, des comtes et des princes de
l'empire, et ils l'obtinrent.
Mais l'on comprendra facilement qu'une telle
ambition entraîna le clergé dans une vie
d'agitation mondaine, d'entreprises militaires, d'intrigues
et de passions, qui détournèrent son attention
des devoirs de la piété et de la
méditation des vérités de la religion.
Le haut clergé n'aspira plus qu'au pouvoir, aux
richesses et aux voluptés. Toutes ses vues se
concentrèrent dans ses prétentions
orgueilleuses, dans son luxe et sa mondanité. Le
clergé inférieur se relâcha à son
tour et ne conserva même pas toujours la
décence extérieure. En outre il tomba dans une
ignorance grossière. Les moines surtout devinrent des
instruments de fourberie et des fauteurs de turpitudes. La
lumière fut cachée sous le boisseau. La
religion, déjà ébranlée par la
lutte sur le culte des images et des saints, s'obscurcit
toujours davantage et devint une grossière
superstition. C'est au Xe siècle que ces maux furent
à leur comble ; aussi est-ce à juste titre
qu'il a été appelé siècle de
fer.
Durant tout ce siècle, Rome fut en proie
à l'anarchie; la division paralysa sa force et son
activité. On voit, par l'histoire, que les partis qui
y existaient se disputaient le trône papal. Les papes
élus passaient leur vie à défendre leur
nomination, à combattre leurs antagonistes, à
fortifier leur propre parti. Mais quelque circonstance
favorable naissait-elle, le parti vaincu reprenait le
dessus, élisait un nouveau pape, destituait l'ancien,
et souvent le jetait dans les prisons et le faisait mourir.
La plupart des papes de ces temps furent indignes de toute
considération : quelques-uns même furent des
monstres. Des scandales analogues agitaient la plupart des
diocèses.
Le Xle siècle ressembla au
précédent quant aux traits
généraux. Même esprit 'indiscipline et
de corruption, d'ambition, de volupté et de luxe dans
le haut clergé (1).
Même relâchement de moeurs, même
grossièreté dans le clergé
inférieur et dans les couvents. Partout enfin une
ignorance incroyable.
Cependant, quelques louables efforts sont
tentés, quelques écoles commencent à
fleurir, vers l'an 1050, en Italie. Les lettres reparaissent
en France, à l'exemple de l'Espagne. La tendance
romaine fut, en ce siècle, de regagner le terrain
qu'elle avait perdu durant le précédent, et de
soumettre à l'autorité papale, non-seulement
le pouvoir ecclésiastique, les évêques
et abbés, même les conciles, mais encore le
pouvoir politique, les princes, les rois et les empereurs.
Il ne s'agit point ici de retracer l'histoire de ces
empiétements, commencés au IXe siècle
contre la race de Charlemagne, et portés au plus haut
degré, au XIe siècle, par Hildebrand, contre
l'infortuné Henri IV, empereur d'Allemagne. Il suffit
de constater que, durant le XIe siècle, comme durant
lé précédent et la fin du IXe,
l'attention des chefs de l'Eglise romaine fut
détournée de dessus les restes épars de
l'Eglise fidèle, préoccupés qu'ils
étaient de leurs intérêts terrestres,
des dangers et des avantages de leur position, au milieu
d'une société en dissolution, qui tendait
à se reformer sur des bases nouvelles.
Chacun comprendra que, pendant ces temps
malheureux de troubles et de conflits politiques et
ecclésiastiques, alors, que presque personne dans
l'Eglise latine ne s'occupait de la recherche consciencieuse
de la vérité selon l'Évangile, les
documents essentiels à l'histoire de la lutte de
l'Eglise fidèle seront peu nombreux et d'une
très-minime utilité, la lutte elle-même
ayant cessé partout, et la vérité,
là où elle était restée,
n'étant plus remarquée, ni attaquée,
à cause de la préoccupation
générale des intérêts
terrestres.
Ces explications données, nous allons
examiner le petit nombre de documents, à nous connus,
qui servent comme de lointains jalons à indiquer les
Vaudois des vallées du Piémont comme
successeurs et continuateurs de l'Eglise, primitive et
fidèle.
Le lecteur se souvient de tout ce qui a
été dit dans le chapitre
précédent. Il a pu voir que, dans le
diocèse de Turin, l'an 839, année de la mort
de son digne évêque, l'Evangile était
prêché avec pureté et
fidélité et professé de
même.
L'existence d'un nombre plus ou moins grand de
chrétiens séparés de Rome, au nord de
l'Italie, est mise au jour par les épîtres
d'Atto qui, l'an 945, administrait le diocèse de
Verceil, situé entre Turin et Milan. Les lettres de
cet évêque ont été
conservées. Dans quelques-unes il parle de personnes
qui ont déserté l'Eglise, et il les mentionne
comme voisines de son propre diocèse. Les points de
doctrine et autres, qu'il signale comme les séparant
de l'Eglise dont il est évêque, paraissent
être ceux que les Vaudois ont soutenus.
Ces rapprochements de lieu et de doctrine sont
d'un grand intérêt. Ils ramènent nos
regards vers ces contrées que Claude de Turin
administra comme un fidèle pasteur de
Jésus-Christ, et confirment le fait que la petite
lampe de vérité, placée dans ces
contrées, ne s'est jamais éteinte.
Les paroles mêmes d'Atto indiquent assez
que le mal dont il se plaint était
considérable, car il s'en ressentait dans son propre
diocèse. Voici une de ses plaintes : « Atto,
à tous les fidèles de notre diocèse.
Hélas! il y en a beaucoup parmi vous qui tournent en
dérision notre culte sacré; hélas!
parce que de misérables coupables se sont,
séparés de notre sainte mère Eglise et
du clergé, par le moyen desquels seuls vous pouvez
atteindre votre salut. »
( Dacherii Spicilegium.... t. VIII, p. 110,
emprunté au révérend M. GILLY.)
Cette citation prouve : 1° que ces
misérables coupables, comme il plaît à
l'évêque de Verceil d'appeler les restes de
l'Eglise fidèle, s'étaient
séparés de la sainte mère Eglise et
du,clergé de cette, Eglise; que, par
conséquent, leur existence en dehors de cette Eglise
était un fait accompli, ce dont nous prenons note.
Cette citation prouve : 2° que les effets de cette
existence, à part, d'une Eglise chrétienne,
séparée de la prétendue sainte Eglise
mère, se faisaient sentir jusque dans le
diocèse de Verceil, et que le culte des saints,
déjà fort en honneur à cette
époque, ainsi que les autres vanités et
erreurs recevaient un grand préjudice d'un tel
voisinage ; ce qui nous montre que la flamme qui brillait
dans les ténèbres n'était pas encore si
faible.
Un passage d'un auteur du Xle siècle
pourrait bien se rapporter au même sujet. Petrus
Damianus écrivant, en 1050, à
Adélaïde, comtesse de Savoie (de Suse
proprement) et duchesse des Subalpins, se plaint que le
clergé des états de cette princesse n'observe
pas les ordonnances de l'Eglise. (V. Opéra
DAMIANI,... p. 566. - GILLY, Recherches, etc., en anglais,
p. 88.- Marquis COSTA DE BEAUREGARD, t. I, P. 111.)
La Chronique du monastère de Saint-Thron
(dans la Belgique actuelle), écrite par l'abbé
Radulphe ou Rodulphe, entre L'AN 1108 et 1136, renferme un
article, des plus importants. Le chroniqueur, parlant d'une
contrée qu'il désire visiter quand il
traversera les Alpes pour se rendre à Rome, la
désigne comme une contrée souillée par
une hérésie invétérée,
concernant le corps de notre Seigneur. « Proeterea
terram, dit-il, ad quam ulterius disposuerat peregrinari,
audiebat pollutam esse inveterata haeresi de corpore et
sanguine Domini. » (Spicilegium DACHERII, t. VII, P.
493. - GILLY, Recherches, etc., p. 88.)
Ce passage est important comme signalant la
localité où se trouve l'hérésie;
c'est une contrée, terram, et une contrée au
passage des Alpes, en se rendant à Rome. Sans doute
la désignation est vague dans un sens, mais elle est
très-précise dans un autre
(2), en la
caractérisant comme étant dans les Alpes, ou
au pied des Alpes; description qui convient parfaitement aux
Vallées Vaudoises. De plus et surtout, cette
contrée est représentée comme
souillée «une hérésie
invétérée, pollutam esse inveterata
haeresi. Ce reproche est d'une grande valeur pour nous. Il
démontre que cette hérésie était
connue de longue date, comme ayant son siège dans
cette contrée, et comme n'ayant pu en être
ôtée, inveterata, étant
invétérée. Il prouve que
l'hérésie dans cette contrée
n'était pas l'effet de quelques individus
isolés, mais de la masse, puisque toute la
contrée en était souillée, pollutam. Ce
qu'il y a de moins précis, c'est la doctrine qu'il
qualifie d'hérétique. Il paraît ne la
considérer que sous le rapport de la cène;
mais en ce point aussi, l'Eglise vaudoise qui rejetait la
messe, comme nous le verrons en son temps., était
bien désignée.
Un autre témoignage digne d'attention est
tiré des écrits d'un homme né dans le
voisinage des vallées, savoir de Bruno d'Asti,
évêque de Segni et abbé du Montcassin,
vers l'an 1120. Ce qu'il dit ne se rapporte pas seulement au
trafic indigne des choses saintes, à la simonie, mais
à l'état général de corruption
de l'Eglise de son temps, et surtout à l'existence de
partisans actifs d'une vie plus chrétienne, à
l'existence, disons-nous, «une Eglise fidèle.
Nous traduisons ce morceau: «Nous avons dit, s'exprime
Bruno, que déjà, du temps de saint Léon
(vers 460), l'Eglise était tellement corrompue qu'on
trouvait à peine quelqu'un qui ne fût pas
simoniaque, ou qui n'eût pas été
ordonné par des simoniaques; aussi trouve-t-on
jusqu'à maintenant des personnes qui, par une
mauvaise argumentation, et ne connaissant pas bien
l'organisation de l'Eglise, soutiennent que le sacerdoce a
défailli dans l'Eglise depuis ce temps-là.
» (Maxima Bibliotheca, P. P., t. XX., col.
1734.)
Bruno d'Asti ne nomme pas les Vaudois, mais il
les désigne suffisamment; car, en confondant le pape
saint Léon avec un autre Léon plus ancien, il
cite une prétention formellement exprimée dans
leurs écrits, et répétée dans
les écrits de leurs adversaires; et il semble faire
allusion à une de leurs traditions les plus fermes;
savoir, à celle par laquelle les Vaudois font
remonter leur croyance à Léon, confrère
et contemporain de l'évêque de Rome, Sylvestre,
au temps de l'empereur Constantin, comme on le verra plus
tard.
Ces paroles d'un homme né dans le
voisinage des Vallées Vaudoises, et réfutant
une opinion ayant encore cours parmi eux conformément
à, leur tradition, paraîtront sans doute d'un
grand poids à tous ceux qui savent
réfléchir.
Ces divers faits démontrent avec force
l'existence, aux Xe et Xle siècles, d'une Eglise non
romaine, au nord de l'Italie. A ces témoignages
anciens, nous ajouterons celui d'un auteur moderne, le
marquis Costa de Beauregard. Ce témoignage est
d'autant plus important, que M. Costa, en sa qualité
de catholique, ne peut être accusé de favoriser
la cause des Vaudois, et qu'en sa qualité de
gentilhomme savoyard, d'ami des sciences historiques, et
d'auteur travaillant à l'histoire de sa patrie, il a
pu être admis à consulter toutes les
pièces des archives. Il s'exprime comme suit : «
Pour comble de maux, on se battait pour des opinions
religieuses; au sein de la dépravation et de, la plus
grossière ignorance, on controversait. L'arianisme
était très-répandu en Savoie, le
manichéisme (3) en
Piémont. on voit, au Xe siècle, un comte de
Turin et un évêque d'Asti prendre les armes de
concert pour exterminer les manichéens
attroupés dans les Langhes, les poursuivre le fer et,
la flamme à la main, et les brûler eux et leurs
villages.
Les sectaires, qui prirent en France le nom
«Albigeois, s'appelaient en Italie Paterini, Cathari ou
Gazari, noms équivalents à celui de Puritains.
Ils se réunirent ensuite aux religionnaires des
vallées de Pignerol.
Il existe aussi une chronique de Fra-Dolcino,
hérétique du XIe siècle, donnant
quelques notions sur le manichéisme dont il
était un ardent propagateur dans le Biellais, le
Novarrais et le Verceillais, et dont les protestants des
vallées de Pignerol ont en partie conservé les
dogmes. » (Mémoires historiques, etc., par le
marquis COSTA DE BEAUREGARD, T I, p. 46, 47; -
préface, p. XIII et XIV.)
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