HISTOIRE DES VAUDOIS.
CHAPITRE
VIII.
LES VAUDOIS DU PIÉMONT AU
XII ème SIÈCLE.
Coup-d'oeil en arrière. -
Vaudois désignés sous le nom de montani.
Témoignages d'Honorius, - d'Eberard de
Béthune, de Giofredo, décret d'Otton IV. - Les
pures doctrines conservées, Circonstance
particulière aux Vallées Vaudoises. - Les
comtes de Luserne, princes du Saint-Empire. - Armoiries
communes. - Conclusion.
Après avoir rendu compte du
mouvement religieux qui agita la France et «autres
contrées aux Xle et XIIe siècles, et qui,
comme nous l'avons fait voir, partit vraisemblablement du
sein des Alpes situées entre la France et l'Italie,
nous devons rentrer dans les Vallées Vaudoises, pour
reprendre le fil de leur histoire particulière,
raconter leurs traditions et exposer l'état de leur
Eglise.
Signalons d'abord quelques
faits historiques.
Sans revenir sur les documents
cités aux chapitres III et IV, documents qui
constatent l'existence d'une Eglise prétendue
hérétique, au sein des Alpes, dès le
IVe siècle, nous rappellerons seulement au lecteur,
qu'au commencement du XIIe siècle, et bien avant
l'époque de Valdo, la chronique de Saint-Thron, en
Belgique, écrite de 1108 à 1136, par
l'abbé Radulphe, mentionne une contrée des
Alpes comme souillée par une hérésie
invétérée, et que Bruno d'Asti, vers
l'an 1120, parle des Vaudois sans les désigner, il
est vrai, par ce nom, mais avec des détails
suffisants, surtout dans ce qu'il dit de leur tradition,
pour qu'on les reconnaisse sans peine.
A ces témoignages,
développés au chapitre IV, nous ajoutons les
suivants.
Honorius prêtre d'Autun,
au commencement du XIIe siècle, parle
d'hérétiques qu'il nomme montani, ou
montagnards, et, qu'il caractérise par ces seuls mots
: « Les hérétiques montagnards *sont
ainsi nommés des montagnes.
Dans des temps de
persécution, ils se cachèrent dans les
montagnes et se séparèrent du corps de
l'Eglise. »
Eberard de Béthune,
vers Pau 1160, s'exprime peu différemment sur le
même sujet : « On les appelle, dit-il,
hérétiques montagnards, parce que, dans un
temps de persécution, ils se cachèrent dans
les montagnes, et pour cette cause, ils errèrent
quant à la foi catholique. » Et, quoique ce
dernier auteur ne dise pas que les hérétiques
qu'il a nommés Vallenses au chapitre XXV de son
livre, et qu'il y a représentés comme des
missionnaires venus d'une vallée de larmes, soient
les mêmes que ceux qu'il appelle montani ou
montagnards au chapitre XXVI, cependant rien ne s'y oppose;
car Eberard, dans la longue liste qu'il y a dressée
de toutes les sortes d'hérésies possibles,
passe sous silence les Vallenses qu'il a cependant
nommés plus haut, et ne cite que les montani. Cette
omission des Vallenses ne se comprend qu'autant que les
Vallenses sont les mêmes que l'une des classes
d'hérétiques qu'il y nomme et dépeint :
ce qui est très-vraisemblable, vu la ressemblance de
signification des noms de montagnards et de Vallenses,
c'est-à-dire habitants des vallées, et aussi
vu l'analogie des détails qu'il donne sur les
persécutions qu'ont souffertes les montagnards, et
sur celles qui ont affligé les habitants de la
vallée de douleur ou de larmes.
Ajoutez à cela que le
nom de montani était donné à l'un des
peuples de la Ligurie, établi dans les Alpes voisines
des Vagiens (aujourd'hui les habitants du marquisat de
Saluces) et limitrophes des Vallées Vaudoises. (Pour
HONORIUS, voir Maxima Biblioth., P. P., t. XX, col. 1039.
-Pour EBERARD, t. XXIV col. 1575 à 1577. - Montani,
voir Geographia antiqua CELLARII, t. 1, p. 518; - ou PLINII
Geog., cap. XX. )
Et qu'on ne s'étonne
pas que, d'après cette dernière explication,
la prétendue hérésie vaudoise se serait
étendue plus au midi dans les montagnes de la
Ligurie, tout comme nous avons vu, au chapitre IV, qu'elle
s'étendait Plus à l'orient, dans le Biellais
et le Novarrais; car rien n'est plus certain. Qu'on se
souvienne seulement de ce que nous avons dit de ses
conquêtes dans l'Astesan, au Xe siècle. Nous
aurons d'ailleurs l'occasion de prouver, par de nouveaux
détails, cette extension de l'Eglise vaudoise
au-delà des limites dans lesquelles elle est
aujourd'hui resserrée.
Un ancien écrivain,
Gioffredo, nous apprend que, l'hérésie
vaudoise, qu'il fait à tort provenir de France,
s'était déjà étendue, l'an 1198,
non-seulement dans les vallées d'Angrogne, de Luserne
et de Saint-Martin, du diocèse de Turin, mais dans la
plaine. « Non contents, dit-il, de rester enfouis dans
les cavernes des montagnes, ils (les Vaudois) ont eu
l'audace de semer la fausse doctrine dans les plaines du
Piémont et de la Lombardie, établissant un
centre dans Bagnolo, d'où l'on croit que quelques-uns
d'entre eux ont pris la dénomination
d'hérétiques de Bagnolo »
(Bagnolenses), comme en parle
Rainier Sacco, vers l'an 1250. C'est pourquoi Jacques,
évêque de Turin, désireux
d'éloigner cette peste de son diocèse,
organisa une persécution contre eux, après
avoir obtenu, à cet effet, l'an 1198, un
décret de l'empereur Otton IV, sur lequel nous
reviendrons plus tard. (V. GIOFFREDO, Storia delle Alpi
maritime, dans Monumenta historiae patriae.., t. III, p.
487; cit. SPONDANUS, ail 1198.)
Si l'on s'étonnait que
la secte vaudoise, ou plutôt le résidu de
l'Eglise fidèle, ait pu se maintenir jusqu'alors,
sans grande persécution, dans l'ancien diocèse
de Claude de Turin et ailleurs, malgré la tendance
oppressive de l'Eglise romaine, nous rappellerions ce que
nous avons dit, au chapitre IV, des agitations et des luttes
politiques des Xe, et Xle siècles
(1),
durant lesquels l'attention des chefs de l'Eglise romaine
fut détournée de dessus les restes
épars de l'Eglise fidèle,
préoccupés qu'ils étaient de leurs
intérêts terrestres, des dangers et des
avantages de leur position, comme princes
séculiers.
Une cause
générale qui favorisa aussi la conservation de
divers noyaux de l'Eglise fidèle, c'est la puissance
de vie inhérente au principe chrétien, et qui
est telle qu'elle ne peut être altérée
et dénaturée que bien à la longue,
partout où elle a étendu ses
racines.
A cette cause puissante s'en
joignirent d'autres particulières. Ainsi, en premier
lieu, les innovations, adoptées dans l'Eglise des
papes, mirent bien du temps à se répandre,
comme l'histoire le démontre, en ce qui concerne les
images, la messe, la présence réelle, etc. En
second lieu, pendant longtemps on se borna à miner
sourdement les doctrines anciennes, à faire
l'apologie des nouvelles et à réfuter ceux qui
attaquaient les innovations. On peut citer, comme exemples
de ce fait, les écrits de saint Jérôme
contre Vigilance, de Jonas d'Orléans contre Claude de
Turin, de Pascase. Ratbert contre l'ancienne doctrine de
l'eucharistie, encore soutenue longtemps après par
Bérenger de Tours, et d'autres, etc. En
troisième lieu, on se contenta longtemps
d'excommunier et d'anathématiser les
hérétiques, ou ceux qu'on regarda comme tels.
Les conciles en fournissent de nombreux exemples. Ensuite,
on alla plus loin, l'on enferma dans des cloîtres et
l'on soumit à une dure pénitence les opposants
qualifiés. Mais ce ne fut guère
qu'après, que le pouvoir des papes eut atteint sa
plus haute période, depuis Grégoire VII
(Hildebrand), qu'on vit, çà et là, des
contredisants marquants périr de mort violente,
être massacrés ou brûlés. Mais les
persécutions organisées, telles que les
croisades et l'horrible inquisition, ne datent guère
que d'Innocent III (2).
Il est donc facile de
comprendre que, jusqu'alors, la fidélité et la
vérité purent se maintenir, là surtout
où les circonstances les
favorisèrent.
C'est ici le lieu
«indiquer une circonstance d'une haute importance, qui
sert puissamment à expliquer le fait de la
conservation de la vérité
évangélique, depuis Claude de Turin, dans le
territoire occupé encore aujourd'hui par les Vaudois
: c'est que, à l'époque la plus reculée
de la féodalité, ces Vallées
étaient gouvernées par un seigneur puissant,
ne relevant que de l'empire, et imbu lui-même des
doctrines vaudoises. Ce fait si important est
consigné dans l'ouvrage déjà
cité d'un auteur catholique, qui a pu mieux que
personne s'assurer de la vérité qu'il nous
fait connaître, M. le marquis Costa de Beauregard.
Voici les paroles : « Outre les comtés
dérivant des grands marquisats, on ne peut douter
qu'il n'y en eût d'autres créés
très-anciennement par les empereurs en faveur des
principaux barons de ce pays, et qu'il n'y eût de
simples titres de comtes accordés à quelques
seigneurs immédiats. Tels furent les comtes de
Castellamonte, de Blandra, de Luserne et de Piossasque,
auxquels l'histoire piémontaise donne cette
qualification, dès le onzième et le
douzième siècles. »
D'après ce
témoignage, les comtes de Luserne, seigneur des
Vallées (3),
relevaient immédiatement de l'empire, et
étaient par conséquent indépendants de
tout prince voisin.
Et, pour peu que leur force ne
fût pas inférieure à celles des comtes
et marquis d'alentour, ils pouvaient dans leurs
vallées, si faciles à défendre par leur
position naturelle, protéger leurs vassaux contre
toute agression étrangère. Le même
auteur ajoute encore : « On ne voit pas au reste que
les princes d'Achaïe, demeurant si près d'eux
(des Vaudois), les aient persécutés. On a
même cru que quelques-uns des comtes de Luserne,
vassaux immédiats de l'empire et principaux seigneurs
de ces vallées, avaient partagé
très-anciennement leur croyance
(4).
» (Mémoires historiques, etc., t. I, p. 64; - t.
II, p. 51.)
A défaut d'autres
documents historiques (3), les armoiries de la maison de
Luserne suffisent, ce nous semble, à le prouver.
Elles sont symboliques; elles figurent un flambeau
(Lucerna), jetant une vive clarté au milieu des
ténèbres. La devise qui les entoure est
explicative (Lux lucet in tenebris): la lumière luit
dans les ténèbres. Ces armoiries et cette
devise, que les Vaudois des vallées aiment encore
aujourd'hui à regarder comme les leurs attestent
aussi, par leur signification symbolique,
l'ancienneté de la vérité
évangélique dans les vallées du
Piémont. Elles attestent que, dès les temps
où le nom de Lucerna fut donné à la
plus considérable de ces vallées et à
son comte, c'est-à-dire dès le Xe ou le Xle
siècle, selon le témoignage de 31. le marquis
Costa, bien longtemps avant Valdo, la lumière
évangélique brillait dans les
ténèbres, au milieu des superstitions romaines
qui s'étaient étendues sur presque tous les
royaumes de l'Occident.
Nous croyons donc avoir
prouvé, aussi bien que le manque de documents plus
précis le permet, que les Vaudois du Piémont
ne sont point une secte qui doive son origine à
Valdo, une apparition accidentelle au XIIe siècle, un
mouvement religieux isolé, mais un rameau de l'Eglise
primitive, préservé par un miracle
éclatant, fleurissant à l'écart au
milieu des débris qui ont recouvert le tronc qui l'a
nourri, et qui ont froissé et desséché
toutes les autres branches. L'Eglise des Vallées est
une jeune enfant, échappée inaperçue au
désastre qui priva sa mère de la vie, et qui
vécut cachée dans des solitudes, dans des
vallées et derrière d'âpres rochers,
jusqu'au jour où elle attira involontairement les
regards, tandis que ses soeurs, vêtues d'ornements
magnifiques, oubliaient dans l'esclavage et la corruption le
souvenir d'une mère fidèle et pieuse, et se
privaient, par leur légèreté, leur
mollesse et leurs vices, de l'héritage incorruptible
que le Seigneur avait voulu leur assurer, par sa mort
expiatoire.
Pour continuer à
éclairer ce sujet, nous allons rapporter les
traditions de l'Eglise vaudoise.
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