HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXIV.
PERSÉCUTION ET
ÉMIGRATION (1656-1686).
Érection du fort de la Tour. -
Vexations commises par la garnison. - Condamnation de
Vaudois marquants. - Ordre de cesser tout service religieux
à Saint-Jean. - Résistance du synode. -
Léger condamné à mort. - De Bagnols. -
Us bannis. - Une armée surprend Saint-Jean. -
Générosité des Vaudois. -
Déroute de l'armée. - Médiation de la
France. - Démarche des Cantons
évangéliques. - Conférence. - Patente
de 1664, dite de Turin. - Arbitrage de Louis XIV. - Jours
paisibles. - Révocation de l'édit de Nantes. -
Exigence du roi de France. - Édit d'abolition du
culte évangélique. - Ambassade des Cantons
suisses. - Projet d'émigration. - Indécision
des Vallées. - Attaques contre celles-ci par Catinat
et l'armée de Savoie. - Soumission des Vaudois. -
Leur emprisonnement. - Leidet martyr. - Négociations
des Cantons pour la délivrance des prisonniers et
leur départ pour la Suisse. État des Vaudois
dans les forteresses. - Leur voyage au coeur de l'hiver, et
leur arrivée à Genève.
Si la période
précédente a mis sous nos yeux un spectacle
lamentable et fait entendre à nos oreilles les
complots des grands, les cris de fureur des sicaires de
Rome, les gémissements et les pleurs des victimes, la
période dans laquelle nous entrons ne nous attristera
guère moins. Quoique moins sanglante, elle
déroulera devant nous de nouvelles preuves de cette
haine invétérée que le pouvoir qui
s'est intitulé : Conseil pour la propagation de la
foi et pour l'extirpation des hérétiques, a
nourrie contre de pauvres et paisibles montagnards, haine
qui ne pourra s'éteindre que par l'éloignement
et la ruine de ceux qui en sont l'objet.
Les ambassadeurs des Cantons
évangéliques de la Suisse avaient
repassé les Alpes, emportant le souvenir consolant
des efforts qu'ils avaient faits pour assurer à leurs
frères des Vallées une paix supportable.
Quelques promesses verbales des agents de la cour leur
avaient laissé l'espérance que le
traité auquel ils avaient concouru serait
exécuté d'une manière large et
généreuse. De plus, on était convenu
avec eux de la démolition du fort de la Tour, pour un
temps aussi rapproché que le permettrait l'honneur du
duc, qui ne devait pas paraître fléchir devant
ses sujets. Mais les faits ne répondirent nullement
aux paroles. Non-seulement les clauses de la patente de
Pignerol, les plus défavorables aux Vaudois, furent
maintenues dans leur rigueur, mais l'on se hâta encore
de mettre à exécution l'article qui avait
été trompeusement intercalé dans les
exemplaires imprimés et qui, contrairement, aux
promesses faites à l'ambassade suisse, statuait
qu'une forteresse serait construite sur l'ancien emplacement
du château de la Tour, démoli par les
Français en 1593. Les députés des
Cantons évangéliques n'avaient pas encore
quitté Turin que les travaux commençaient
déjà, et que l'on jetait les fondements d'une
redoutable citadelle, sur le lieu même où les
soldats du comte de la Trinité avaient commis tant de
violences, et d'où Castrocaro avait commandé
en maître sur toute la vallée. Hirzel et ses
collègues, avertis à temps demandèrent
des explications. Il leur fut répondu que ce qui se
faisait ne subsisterait pas longtemps, et même ne
serait jamais achevé; que ces travaux n'avaient lieu
que pour sauver l'honneur du duc.
Fidèles aux traditions
de la loyauté helvétique, les ambassadeurs
incapables eux-mêmes de tromper, ne
soupçonnèrent pas de mensonge un gouvernement
qui leur donnait sa parole. Ils rassurèrent donc les
gens des Vallées émus et inquiets, et leur
conseillèrent la patience et la soumission
(1).
Les Vaudois n'étaient certes pas aussi confiants ;
l'expérience du passé et le voisinage du
danger les éclairaient. Néanmoins ils se
soumirent, habitués qu'il étaient à
s'incliner devant la volonté du souverain, dans tout
ce qui n'était pas du domaine de la foi. Us travaux
furent poussés avec tant d'activité, qu'avant
l'hiver, la place était en état de
défense., et que. l'année suivante les
fortifications furent achevées.
Si la construction d'une
citadelle fut pour les Vaudois une occasion de craintes
sérieuses pour leur avenir, la puissante garnison
qu'on y plaça devint une cause immédiate et
constante d'humiliation, de dommages et de troubles. Les
soldats commirent toute sorte d'excès, certains
qu'ils paraissaient être de l'impunité dans la
plupart des cas. C'était un jeu pour eux que de
dévaster les vergers et les vignes, d'entrer dans les
maisons, d'y saisir ce qui leur agréait, de s'y
gorger de vin et de vivres, de gâter ou de
répandre à terre ce qu'ils ne pouvaient
emporter, de maltraiter ceux qui voulaient protéger
leur bien, et de se conduire avec indécence envers
les femmes et les filles. Frapper du sabre, tirer à
bout portant, prendre le bien d'autrui, outrager le sexe,
étaient des événements journaliers. Le
viol et l'assassinat furent même commis. Les plaintes
portées restaient sans résultat : Saisissez
les coupables et me les amenez, disait le commandant de
Coudré, et je vous promets de les punir. Mais
lorsqu'un jour des paysans lui amenèrent deux soldats
qu'ils avaient arrêtés., tandis qu'ils
dévalisaient une maison et en maltraitaient les
maîtres, le commandant ne les fit conduire en prison
que pour les relâcher sitôt après que les
plaignants eurent tourné le dos. Les
dénonciations faites au président Truchi ou
à l'intendant de la justice, bien
qu'accompagnées des pièces nécessaires
pour constater le délit et désigner les
coupables, restèrent de même sans effet. Aussi
vit-on plus d'une fois les Vaudois, irrités de
l'audace croissante de leurs mauvais voisins,
défendre leur propriété menacée,
ou la reprendre de leurs mains, lorsqu'ils se sentaient les
plus forts.
À cette cause
permanente d'inquiétude s'en joignit bientôt
une autre. Des accusations sans motif furent portées
contre des personnes marquantes. Le conseil pour la
propagation de la foi et l'extirpation de
l'hérésie ne trouva pas de moyen plus
sûr pour se défaire des hommes dont il
redoutait l'influence, et pour intimider ceux qui auraient
eu l'intention de marcher sur leurs traces; Ainsi,
tout-à-coup, trente-huit personnages de la
vallée de Luserne reçurent l'ordre de se
rendre à Turin pour y répondre aux demandes
qui leur seraient adressées. Le vaillant capitaine
Janavel, le héros de Rora, était du nombre.
Les deux premières citations ne renfermaient
d'ailleurs aucune explication. La troisième et
dernière mentionnait seule le crime qu'on leur
imputait et leur dénonçait leur condamnation
par contumace s'ils refusaient de se présenter. Cette
manière de procéder était contraire aux
concessions et privilèges des Vallées,
confirmés par la patente de Pignerol.
Régulièrement, ils n'étaient pas tenus,
soit pour la première, soit pour la seconde instance,
au criminel comme au civil, de répondre ailleurs que
devant leurs tribunaux. À ce premier motif de ne pas
paraître à Turin, Von peut en ajouter un second
d'une importance beaucoup plus grande encore. L'inquisition
siégeait à Turin; on connaît le droit
qu'elle s'est toujours arrogé de saisir ses victimes
où elle les trouvait, malgré les sauf-conduits
des princes, et de les enlever à la juridiction de
ceux-ci pour les traiter elle-même dans ses cachots
selon son bon plaisir. Chacun sait ce qu'était sa
justice ou sa miséricorde. Malheur à qui
apprenait à connaître l'une ou l'autre. L'on ne
s'étonnera donc point que, des trente-huit
accusés, un seul, Jean Fina de la Tour, alla se
livrer entre les mains du sénat à Turin
(2);
les autres s'abstinrent. Le jugement par contumace les
condamna, les uns aux galères, les autres à la
mort. Les biens de tous furent confisqués, leur
tête mise à prix. Défense était
faite de leur accorder asile; ordre était
donné de leur courir sus en masse au son des cloches,
lorsque la présence de l'un d'entre eux serait
signalée. Ce jugement servit de prétexte aux
soldats du fort de la Tour pour violer le domicile de qui
ils voulaient et pour commettre mille
exactions.
Des ce moment, les
Vallées furent dans le trouble et dans
l'angoisse.
Jusqu'ici l'exercice de la
religion avait eu lieu librement, et les Vaudois satisfaits
s'étaient résignés aux maux que nous
avons signalés, trop heureux de pouvoir servir Dieu
selon leur conscience. Mais les coeurs se serrèrent
d'appréhension, lorsqu'en 1657 déjà, ou
fit défendre, dans toute l'étendue de
l'Église et de la commune de Saint-Jean, tout
exercice public de religion, non-seulement les prêches
interdits par la patente de Pignerol, mais les
catéchismes, les prières et même les
écoles. Les Vallées s'alarmèrent
à juste titre de cette défense. Les patentes
et concessions ducales portaient toutes que les exercices
usités étaient maintenus dans tous les lieux
où ils étaient pratiqués à la
date de la promulgation desdites concessions ou patentes.
Or, des vieillards centenaires, comme aussi les actes et
procès-verbaux authentiques des conseils
généraux, rédigés en
présence des seigneurs et des juges du lieu,
attestaient que l'Église de Saint-Jean avait joui de
tout temps du privilège des services religieux en
public, comme dans le reste des Vallées. Il ne
s'était élevé jusqu'alors de
contestation que sur l'érection d'un temple,
construction à laquelle l'autorité
s'était opposée, sans nier toutefois aux
habitants de Saint-Jean leur droit ancien de s'assembler
pour l'exercice de leur religion. Si donc l'Église de
Saint-Jean et les autres Églises des Vallées
laissaient s'accomplir, sans se défendre,
l'anéantissement de tout culte
évangélique ou vaudois dans Saint-Jean, que
deviendraient bientôt les autres Eglises ? Car, qui
pourrait douter que le succès, obtenu sur une des
plus éclairées et des plus affermies,
n'encourageât le conseil pour l'extirpation de
l'hérésie à enjoindre successivement la
même défense à toutes les
autres.
L'Église vaudoise, dont
la vie était mise en question par cette atteinte
à ses libertés, se réunit en synode
pour délibérer sur les mesures que
réclamait sa situation. L'assemblée tenue en
mars 1658, à Pinache, décida d'adresser une
requête à son altesse royale et d'écrire
à ses ministres, pour demander humblement la
révocation des ordres sévères,
proscrivant tout service religieux dans Saint-Jean. Elle
crut devoir aussi réclamer les bons offices de M.
Servient, ambassadeur de France, comme médiateur de
la patente de Pignerol, et ceux des Cantons
évangéliques qui y avaient pris tant
«intérêt. Elle estima, en outre, que le
pasteur de Saint-Jean devait continuer à y faire les
services religieux usités, de peur que leur cessation
ne nuisit à leurs libertés. Enfin, sachant que
le Seigneur du ciel et de la terre pouvait seul bénir
leur dessein et faire réussir leurs démarches,
l'assemblée ordonna un jour solennel de jeune et de
supplications, durant lequel, à l'exception des
infirmes, nul ne quitterait les temples, depuis le lever du
soleil jusqu'à son coucher. Dans cette
résolution de défendre la liberté de
culte, attaquée dans l'Église de Saint-Jean,
disons-le bien, les Églises des Vallées ne
furent point entraînées par un esprit
étroit ou tracassier, ni par la sourde ambition, ou
par la vanité du pasteur Léger, comme leurs
adversaires l'ont affirmé. Des sentiments plus
relevés les animèrent. Elles estimèrent
qu'il ne leur était pas permis de se laisser enlever
par les hommes la liberté de servir Dieu selon les
règles de leur antique foi.
Ceci dit, nous n'entrerons
point dans le détail des requêtes
adressées au souverain, ni des mémoires
expédiés à ses ministres. La cause de
l'Église de Saint-Jean y fut défendue au point
de vue du droit, d'après les bases posées par
les concessions et patentes ducales. Tout ce qui pouvait
être avancé en faveur de l'Église
menacée fut dit : mais ce fut en vain. Le parti, il
le parait, avait été pris d'avance de
ressaisir, par cette voie, l'occasion de troubler les
Vallées. Toutefois, il se pourrait qu'on ait
hésité en haut lieu sur l'opportunité
du moment et sur la manière dont il faudrait
procéder ultérieurement contre les
récalcitrants. Peut-être aussi, et nous le
croirions plus volontiers, que le souvenir de l'intercession
récente des états protestants gêna les
mouvements impatients du conseil pour la propagation de la
foi romaine. Ce qui nous le ferait penser, c'est la part que
l'ambassade des Cantons évangéliques, de
retour dans sa patrie, continua à prendre aux
affaires vaudoises. Elle écrivit à cet effet,
le 30 novembre 1657, à l'ambassadeur de France
à Turin, Servient, le médiateur de la patente
de Pignerol, et aux deux principaux agents du duc, dans
cette affaire, pour recommander à leur justice et
à leur équité les malheureux
Vaudois.
Pour soumettre la
résistance de ces pauvres gens, on chercha d'abord
à gagner Léger. Un comte de Salaces se rendit,
aux Vallées et lui fit demander un entretien que
Léger ne voulut accorder qu'en la présence de
députés de son Église et de
députés des autres Églises. Cet
abouchement, rendu inutile par la fermeté du pasteur,
ne larda pas à être suivi des citations
redoutées, enjoignant audit Léger «aller
rendre compte de sa conduite à Turin. La
troisième spécifiait le délit. On
l'accusait d'avoir fonctionné comme pasteur, d'avoir
enseigné des doctrines et tenu école à
Saint-Jean dans la maison de commune. Six notables d'entre
ses paroissiens furent cités avec lui. Leur crime
était «avoir assisté aux services
religieux présidés par leur pasteur. Ceci se
passait en mai 1658. La connaissance qu'on avait de la
manière dont l'autorité avait coutume de
procéder en pareil cas, ainsi que du crédit
sans bornes dont jouissaient les juges
désignés, presque tous membres du conseil pour
l'extirpation des hérétiques, ne permit
à aucun des accusés de se rendre à
Turin. Nul ami ne le leur aurait conseillé. Les
Églises écrivirent en leur faveur à la
cour et aux juges. On adressa plusieurs lettres à son
altesse elle-même. On eût pu croire à un
jugement plus doux. Mais après environ trois ans
d'attente, de recours et de députations, une sentence
de mort contre Léger, et de dix ans de galères
contre les autres accusés fut prononcée, les
biens de tous furent confisqués. Sous le poids de
cette condamnation, Léger réussit, en se
cachant et en changeant sans cesse de refuge, à
demeurer encore quelques mois dans sa patrie jusque vers la
fin de 1661, que les Vallées le
députèrent auprès des Cantons
évangéliques et des états protestants
pour les intéresser à leur cause: il
reçut pour mandat de les supplier «employer leur
intercession auprès du duc, et leurs bons offices
auprès du roi de France en sa qualité de
médiateur du traité de Pignerol, pour obtenir
de Charles-Emmanuel le consentement d'examiner
lui-même les plaintes de ses sujets vaudois et d'en
juger, sans mettre ceux-ci à la discrétion du
conseil pour l'extirpation des
hérétiques.
À peine eut-on
connaissance du départ de Léger pour les
Cantons et les États évangéliques
qu'une sentence de mort plus cruelle fut prononcée
contre lui (3).
On le pendit en effigie, on rasa ses maisons, on confisqua
ses biens qui étaient considérables. On
démolit de même la maison du vaillant Janavel
alors fugitif.
Le gouvernement ducal se
refusa à toutes les tentatives d'accommodement, et
quelque conciliantes que fussent les lettres des princes
protestants (4),
que le colonel Holzhalb de Zurich, envoyé des Cantons
évangéliques, présenta à son
altesse royale avec celles de ses chefs, en juillet 1662,
elles restèrent sans effet. Charles-Emmanuel
répliqua qu'il avait observé exactement envers
ses sujets de la religion toutes leurs patentes, et les
représentant comme chargés de crimes, il les
déclara indignes qu'on intercédât en
leur faveur. Il parait que le duc de Savoie, circonvenu par
les membres du conseil pour l'extirpation de
l'hérésie, croyait agir dans la
plénitude de ses droits et s'imaginait que ses sujets
des Vallées étaient des rebelles, parce qu'ils
ne pouvaient consentir à la perte de quelques-unes de
leurs principales libertés
religieuses.
D'ailleurs, au moment
où Charles-Emmanuel fit cette réponse à
l'envoyé des Cantons évangéliques, son
ministre Pianezza, tout puissant auprès de lui,
venait «obtenir par ses intrigues un succès qui
l'autorisait à persister dans sa politique et
à ne rien céder de ses prétentions. Par
l'entremise de l'avocat papiste, Bastie, de Saint-Jean, en
qui les Vaudois de cette commune avaient quelque confiance,
il avait fait croire à ceux-ci, qu'en faisant acte de
soumission, ils obtiendraient la liberté religieuse
qu'ils demandaient. Ces hommes, simples et faciles à
tromper, avaient à la fin, quoiqu'avec
répugnance, écrit et signé deux actes;
savoir, une promesse de ne plus faire de catéchisme
et autres exercices religieux dans l'étendue de la
commune de Saint-Jean, et en second lieu une requête
dans laquelle ils demandaient de les pouvoir continuer comme
du passé. Ils réclamaient en même temps
quelques avantages de commerce et d'autres encore. Bastie
leur avait solennellement promis de ne se dessaisir de la
promesse que lorsque le décret réclamé
dans la requête aurait été
accordé et remis entre ses mains. Mais le contraire
de ce qu'on leur avait promis avait eu lieu. Pianezza avait
retenu la promesse et rejeté avec dédain la
requête, dès qu'il en avait lu le second
article qui parlait de religion. Sur cela, on avait de
nouveau conseillé aux Vaudois de faire une autre
requête, dans laquelle il ne serait plus fait mention
de religion, leur promettant qu'alors on leur accorderait
tout ce qu'ils souhaiteraient et qu'on. les laisserait en
repos, Mais eux, honteux et navrés de s'être
laissés tromper à ce point, se
refusèrent à des démarches
ultérieures. Ils avaient déjà compromis
gravement leur situation par l'imprudente promesse
restée entre les mains du premier ministre. Ils ne
voulaient pas achever de se donner tous les torts par de
nouveaux actes de faiblesse que leurs habiles adversaires
sauraient bien faire tourner contre eux.
Si les affaires vaudoises
avançaient peu à la cour, Si les efforts de
leurs amis y restaient infructueux, la situation ne
s'améliorait pas non plus aux Vallées : au
contraire, elle se compliquait toujours davantage par le
fait des mesures violentes du gouverneur du fort de la Tour
et par les représailles que se permettaient les
bannis.
Au commandant de Coudré
venait de succéder un officier nommé de
Bagnols, qui s'était signalé par son
zèle cruel dans les massacres de 1655.
L'amitié que lui portait le marquis de Pianezza, son
parrain, et sa proche parenté avec le comte Ressan,
bien connu par sa haine pour les Vaudois et par ses
succès contre eux dans la vallée de
Barcelonnette, l'avaient fait nommer à ce poste,
auquel il convenait si bien. Cet officier répondit
tellement à la confiance que ses hauts protecteurs
avaient en lui, il se montra si violent et si injuste que le
comte de Salaces, dans son histoire militaire, convient que
ce gouverneur « a abusé de son pouvoir et »
donné aux Vaudois de justes sujets de plainte
(4).» À peine arrivé, il
emprisonna un grand nombre de malheureux et les traita avec
dureté. Il chargea aussi un agent de justice de leur
arracher de prétendus aveux et de les forcer en
quelque sorte à les signer sous la promesse
d'améliorer leur position, mais en
réalité pour établir leur
culpabilité par des accusations réciproques.
De Bagnols lâcha, en outre, la bride à ses
soldats, qui se permirent, impunément des violences
de tout genre. Il fit plus, il établit à
Luserne un bandit fameux, Paol (Paolo, Paul) de Berges,
condamné pour meurtres, puis gracié à
l'occasion du mariage de son altesse. Cet homme de sang
ayant réuni autour de lui environ trois cents mauvais
sujets, saccageait la vallée de concert avec les
troupes du fort. La crainte qu'inspirèrent
bientôt Paol de Berges et de Bagnols fut telle, qu'en
cette année 1662, les habitants de Saint-Jean, de la
Tour, de Rora et des Vignes de Luserne,
épouvantés, prirent la fuite au moment
où ils auraient dît faire leurs moissons.
L'on n'était en
sûreté nulle part dans le bas de la
vallée. Des familles entières se retiraient
chaque jour sur les hautes montagnes, dans les bois, ou sur
les terres de France, en Pragela ou au Queiras. À
leur départ, les soldats du fort enlevaient le vin,
l'huile et ce que les fugitifs laissaient de meilleur ; les
papistes voisins emportaient le reste. Puis, comme si, en
s'éloignant, les malheureux opprimés
s'étaient rendus coupables d'un crime, de Bagnols
ordonna, le 19 mai 1663, au nom de son altesse, sous des
peines sévères, que chacun eût à
réhabiter, dans trois jours et à aller se
consigner dans le fort, sans exception d'âge, de sexe
ni de condition. Certes, la connaissance qu'on avait des
souffrances qu'enduraient tant de victimes, entassées
dans le fort de la Tour, ôta à la plupart la
pensée de s'y rendre; mais quelques-uns se
hasardèrent de réhabiter leurs demeures pour
être admis de nouveau à cultiver leurs
terres... Ah! combien ils s'en repentirent! Ils se virent
immédiatement entourés. Étienne Gay eut
la tête coupée, son frère fut
blessé et traîné dans le fort avec des
femmes et des filles qui y souffrirent des tourments
indicibles. Et quelque temps plus tard, lorsqu'un ordre
semblable eut été publié, le 25 juin de
la même année, et que de crédules
pères de famille furent encore rentrés dans
leurs foyers, ô perfidie! ils se virent
enveloppés et menacés de mort, non-seulement
par les troupes du gouverneur, mais encore par une
armée accourue pour les
écraser.
La vigueur
déployée précédemment contre un
grand nombre de Vaudois condamnés, par contumace, et,
en dernier lieu contre les populations du voisinage du fort,
avait forcé les premiers à prendre les armes
pour protéger leur vie constamment menacée, et
les derniers à se joindre en grand nombre aux bannis
dont le courage excitait le leur. Josué Janavel, le
héros de Rora, condamné à être
écartelé, et sa tête, à
être ensuite exposée en un lieu
élevé, avait vu se réunir autour de lui
le& bannis et les fugitifs que son grand courage, son
intrépidité, sa prudence et son
expérience consommée remplissaient de
confiance. Au nombre de deux, à trois cents, par
petites troupes, ou réunis, ils opposèrent une
résistance armée, redoutable aux bandes de
Bagnols et de Paol de Berges. Quelquefois même, se
jetant à l'improviste sur leurs ennemis, ils eurent
des succès signalés. On les vit aussi, il est
vrai, attaquer des populations paisibles à
Briquéras, à Bubbiana, par exemple, et piller
jusqu'aux églises de leurs adversaires. Aussi fit-on
plus d'une fois aux bannis le reproche de vivre comme des
bandits. Mais n'oublions,pas en les jugeant, qu'ils
n'avaient plus ni feu, ni lieu, et que le sentiment de
l'injustice dont ils étaient l'objet, ainsi que la
perspective de la ruine qu'on avait jurée à
leurs Vallées, ne leur laissait pas toujours la
liberté de se conduire avec la modération
désirable.
Tandis que le commandant du
fort de la Tour ordonnait aux familles fugitives de rentrer
dans leurs foyers, et que Janavel le leur défendait,
mais avant que le 25 juin qui était le terme fatal
fût arrivé, et qu'on eût pu s'assurer du
nombre de ceux qui avaient regagné leurs demeures,
une armée, commandée par lés marquis de
Fleury et d'Angrogne, parut à l'entrée de la
vallée de Luserne, et enveloppa Saint-Jean. Alors,
les Vaudois, indécis jusque-là, ne
doutèrent plus de l'intention où l'on
était de les détruire, et prirent les armes,
après avoir mis leurs familles en sûreté
dans les lieux reculés où ils les avaient
déjà retirées dans les
persécutions
précédentes.
Quelque accusation qu'on ait
portée contre les Vaudois, quelque apparence
d'imprudence qu'ait pu avoir leur conduite, au jugement de
certaines personnes, il est dans leur histoire des faits qui
démontrent leur probité et leur sincère
désir de complaire à leur prince toujours
affectionné. Nous en donnerons ici un exemple
frappant. Les populations vaudoises en armes fermaient aux
troupes du duc le passage qui conduit au fond de la
vallée de Luserne, ce qui rendait impossible le
ravitaillement du fort de Mirebouc, situé dans. les
montagnes, vers la frontière de France, et alors
dépourvu de vivres et de munitions. Les
généraux du duc rassemblent les principaux des
communes et leur demandent de donner au souverain une preuve
de leur soumission et de leurs bonnes intentions, en
escortant un convoi qui est en route pour le fort, les
assurant que, s'ils y consentent, la paix se
rétablira bientôt. On le croira difficilement,
tant le fait est extraordinaire, l'offre fut
acceptée. Les Vaudois dévoués
craignirent moins de compromettre leur sûreté
que de paraître se défier de leur prince et de
se refuser à lui donner, les premiers un. gage de
leur amour. Ils conduisirent le convoi à sa
destination, et la forteresse qui leur fermait le passage en
France, fut ravitaillée par leurs propres soins
(5).
Leur dévouement fut
à peine remarqué par leurs ennemis,
accoutumés à ne tenir que peu de compte des
meilleures paroles comme des plus nobles actions de ceux
qu'ils croyaient dignes de tous maux en leur qualité
de prétendus hérétiques. Car, tandis
que les Vaudois, se confiant en la promesse qu'on leur a
faite, se préparent à redescendre et a ramener
leurs familles dans la plaine, de Fleury marche contre le
coeur des Vallées avec l'intention d'attaquer les
hauteurs de la Vachère, entre Angrogne et Pramol,
où sont leurs principales fortifications, leurs
meilleurs retranchements (6).
Le 6 juillet, au point du jour, l'ennemi gravit les monts
par quatre points différents, Saint-Second et
Briquéras, la Costière de Saint-Jean et le
Chabas (Ciabas). Les deux premiers corps sous les ordres de
Fleury, formant un effectif de quatre mille hommes, se
joignent sur la colline des Plans (Pians), entre la
vallée de Luserne et celle de Pérouse, et s'y
fortifient par un retranchement de gazon de hauteur d'homme,
avant «entreprendre de forcer le passage étroit
nommé la Porte d'Angrogne, occupé par un
détachement de Vaudois (7).
Les deux autres corps, de même force, commandés
par de Bagnols, gravissant les plateaux abaissés
d'Angrogne, du côté de Saint-Jean et de la
Tour, poussent devant eux les six ou sept cents, montagnards
réunis à, grand'peine sur ce point; mais,
arrivés vers les rochers et les masures de
Roccamanéot, célèbres
déjà par plus d'une victoire, les Vaudois se
postent avantageusement, arrêtent l'ennemi, le
lassent, le déciment, jonchent la terre de ses morts,
et dès que le courage commence à lui manquer
et qu'il recule, le chargent à leur tour et le
poursuivent jusque dans la plaine où ils n'osent se
hasarder à la vue des réserves de cavalerie
qui y stationnent.
Ayant laissé un parti
en observation sur ces hauteurs, ils se dirigent vers les
Plans, où de Fleury a retranché sa division.
Mais le petit détachement de la porte d'Angrogne ne
voit pas plutôt ses frères à ses
côtés que deux de ses hommes, Boirat de Pramol
et un autre, se traînant sur leur ventre et
masqués par un rocher, s'approchent du camp, tuent
chacun une sentinelle, franchissent le rempart, massacrent
encore quatre ennemis, au cri répété
de: Avance! victoire! Les Vaudois, entraînés,
s'élancent sur leurs pas avec une ardeur sans
pareille. L'armée piémontaise surprise,
décontenancée, ne peut se former en bataille
et cherche son salut dans la vitesse de sa retraite. Ses
chefs, les marquis de Fleury et d'Angrogne, raconte
Léger, « craignant la morsure des barbets ne
furent pas les derniers à prendre la fuite. » Le
nombre des hommes tués dans la déroute fut
considérable.
L'armée vaincue prit sa
revanche quelques jours plus tard. Elle surprit à
Rora et massacra un détachement de vingt-cinq hommes.
Elle réduisit en cendres les vingt à
vingt-cinq maisons, formant le hameau de Sainte-Marguerite,
dans la communauté de la Tour. Toutefois, ces petits
succès ne pouvaient compenser les pertes
éprouvées à Roccamanéot, aux
Plans et en d'autres lieux encore. Le commandement de
l'armée fut ôté au marquis de Fleury, et
remis au marquis de Saint-Damian. L'armée
elle-même fut renforcée. Mais, pendant qu'elle
réparait ses pertes et se remettait de ses fatigues,
des négociations étaient entamées
à Paris et à Turin en faveur des
Vaudois.
Le duc de Savoie,
mécontent de la tournure peu avantageuse à la
gloire de sa politique et de ses armes que prenaient les
affaires vaudoises, craignant aussi l'intervention
officieuse des puissances protestantes, paraissait
désirer que le roi de France, dont les sentiments
contre les évangéliques concordaient avec les
siens, et qui déjà, en 1655, avait
été, par son ambassadeur, l'arbitre du
traité de Pignerol, offrit encore sa médiation
dans ces circonstances. Servient, qui avait
été chargé de la conciliation
précédente, reçut en conséquence
l'ordre de se rendre à Turin et de ménager un
accommodement entre les parties; c'était vers la fin
de l'été de 1663.
Mais les amis des Vaudois ne
dormaient point. Les Cantons évangéliques,
d'accord avec les puissances protestantes, envoyaient de
leur côté des ambassadeurs à Turin, pour
prendre en main la défense de leurs frères
dans la foi. Les députés suisses, Jean Gaspard
Hirzel, magistrat distingué de Zurich, et le colonel
de Weiss, du sénat de Berne, arrivèrent dans
le courant de novembre 1663 à Turin, où, sans
perdre de temps, ils intercédèrent en faveur
des pauvres habitants des Vallées, demandant pour eux
des conditions acceptables. La cour consentit à leur
intervention officieuse, comme amis et défenseurs des
Vaudois, mais elle ne voulut point les agréer pour
arbitres. Les Vallées, quoique réjouies de la
présence de tels protecteurs, hésitaient
à envoyer des députés à Turin,
où l'inquisition pouvait les saisir malgré
leur sauf-conduit. Elles s'y décidèrent
toutefois pour ne point perdre une si bonne occasion de
négocier la paix.
À leur arrivée,
les délégués des Vallées
demandèrent une suspension d'armes pour toute la
durée de la négociation. Sans la refuser, la
cour y mit pour condition la remise à ses troupes des
villages de Prarustin et de Saint-Barthélemi, ce que
les délégués n'avaient pas le pouvoir
d'accorder. On passa donc aux conférences, en
laissant indécise une question aussi grave.
C'était une imprudence, car huit jours ne se sont pas
écoulés que l'on reçoit à Turin
la nouvelle d'un combat, livré le 25 décembre,
sur toute la ligne de défense des Vaudois. Le marquis
de Saint-Damian, fortifié par l'arrivée de
troupes fraîches, avait attaqué à la
fois tous les points par lesquels on pouvait
pénétrer dans le vallon d'Angrogne, depuis
Saint-Germain dans le val Pérouse, jusqu'au Taillaret
dans la vallée de Luserne. Plus de douze mille hommes
en avaient assailli douze ou quinze cents. Les
Piémontais avaient été repoussés
avec perte dans toutes leurs tentatives de percer dans les
montagnes. Malgré leur supériorité
numérique, ils avaient toujours été
rejetés les uns sur les autres. Mais ils avaient eu
un plein succès dans leur attaque des villages
situés aux pieds des monts. Ils s'étaient
emparés de Saint-Germain du val Pérouse,
l'ayant assailli par le territoire français,
infraction dont les députés suisses se
plaignirent dans la suite dans un mémoire à
Louis XIV, et avaient occupé Prarustin,
Saint-Barthélemi et Rocheplatte. Cette affaire
enlevait aux Vaudois toutes leurs positions dans la plaine,
mais elle démontrait, avec la
précédente, l'impossibilité de les
forcer dans leurs montagnes.
À la nouvelle de ce
combat, les délégués des Vallées
à Turin demandèrent de rejoindre leurs
familles. Les députés suisses, de leur
côté, firent de vives représentations
aux ministres de son altesse royale, qui consentirent enfin
à signer une trêve pour douze jours,
trêve qui fut continuée de huit en huit jours
jusqu'à la clôture des négociations,
deux mois plus tard, en février 1664.
Les conférences
commencèrent à Turin, à
l'Hôtel-de-Ville, le 17 décembre 1663. Elles se
suivirent au nombre de huit. De la part du duc y assistaient
le promoteur de la guerre, l'auteur des massacres de 1655,
le redoutable et habile marquis de Pianezza et les
conseillers d'état Truchi, de Grésy et
Perrachin (Perrachino), qui déjà avaient
représenté son altesse, aux conférences
de Pignerol, neuf ans auparavant. Les ambassadeurs des
Cantons évangéliques y assistaient comme
témoins et défenseurs des Vallées,
représentées elles-mêmes par huit
délégués, dont deux pasteurs
(8).
Il fut convenu que tout ce qui, de part et d'autre, serait
proposé et répondu, serait couché par
écrit et signé par un secrétaire de son
altesse et par celui de l'ambassade suisse
(9).
Les ministres du duc firent tous leurs efforts pour
convaincre, les Vaudois de rébellion. Dans ce but,
ils imputèrent tous les délits commis par les
bannis à la population tout entière.,
affectant de les confondre avec elle. Ils voulaient tout au
moins la rendre responsable de toutes leurs violences,
alléguant qu'elle aurait dû les livrer si elle
les désapprouvait. Cette argumentation était
spécieuse, mais rien de plus. Car, si les troupes du
duc n'avaient pas su se saisir de ces hommes
déterminés, comment des gens paisibles et mal
armés l'auraient-ils pu ?
Les ministres de son altesse
royale firent aussi un crime aux Vaudois d'avoir
quitté leurs maisons, de s'être retirés
dans les montagnes, de n'être pas retournés
dans leurs domiciles quand ils en avaient reçu
l'ordre, enfin de s'être mis en défense et
d'avoir pris les armes. Ici, il ne fut pas difficile aux
opprimés de démontrer qu'ils avaient
été contraints à ces mesures
extrêmes par la violence même du pouvoir, et en
particulier par les vexations, les injustices et les
cruautés du gouverneur de Bagnols et de ses
soldats.
Un accommodement entre les
parties paraissait difficile à obtenir, les ministres
de son altesse ne voulant Noir dans les Vaudois que des
révoltés, et les Vaudois à leur tour se
posant en victimes, que de fortes garanties seules pouvaient
rassurer.
Enfin, par les efforts
persévérants des ambassadeurs suisses, on
tomba d'accord sur quelques points qui servirent de base
à l'édit de pacification ou patente que
Charles-Emmanuel accorda, le 14 février 1664,
à ses sujets vaudois. Dans sa forme et dans ses
termes, cet acte est une amnistie. Le souverain consent
à pardonner. Cependant, dans l'intérêt
de sa gloire et pour le' maintien de son autorité, il
se réserve une satisfaction et une garantie
d'obéissance de la part des Vaudois. Mais, par
égard pour les princes et pour les républiques
qui ont intercédé pour eux, par respect en
particulier pour la médiation du roi de France, son
altesse royale consent à remettre la décision
de ces deux points à l'arbitrage de sa majesté
très-chrétienne, Louis XIV.
Par ce nouvel acte, tous les
Vaudois, sauf une liste d'anciens condamnés
(trente-six ou trente-sept), sont graciés et remis an
bénéfice de la patente de Pignerol (de 1635).
Pour plus de clarté, l'art. III de ladite patente
relatif à Saint-Jean, et interprété si
différemment par les deux parties, est
éclairci dans ce sens : « Tout service
religieux, prêche, catéchisme, prière,
école, autre que le culte de famille, est
défendu dans toute l'étendue de la commune;
aucun pasteur n'y peut être admis à domicile;
toutefois les familles pourront recevoir sa visite, deux
fois l'an, et les infirmes selon leurs besoins; en cas de
nécessité, dans une de ces visites, le pasteur
pourra coucher une nuit dans la commune. L'école, si
les parents n'aiment mieux envoyer leurs enfants à
celle que le duc se réserve d'établir, devra
être transportée au Chabas sur Angrogne. »
Un article de la patente impose l'obligation d'obtenir
l'agrément du prince pour chaque pasteur
étranger qu'on appellera aux Vallées, et qui
devra «ailleurs prêter serment de
fidélité. Du reste, à ces restrictions
près, la liberté de culte est, dans la patente
de Turin, comme dans les précédentes,
maintenue aux anciennes Églises des
Vallées.
On le voit, quoiqu'en
apparence le nouvel édit remit les Vaudois dans la
même situation que celle que la patente de Pignerol
leur avait faite, et qui était déjà
inférieure à celle qu'ils avaient eue
antérieurement, ils avaient en réalité
perdu plusieurs de leurs privilèges. Le culte public
évangélique était entièrement et
définitivement enlevé à l'ancienne
église de Saint-Jean, ainsi que son école.
L'admission des pasteurs indispensables pouvait être
gênée. Encore si, par ces conditions nouvelles
et désavantageuses, les affaires des Vallées
avaient été définitivement
arrangées; mais n'oublions pas que la patente de
Turin remettait au roi de France le soin de
déterminer quelle satisfaction et quelle garantie
«obéissance les Vaudois devraient donner
à leur souverain.
Ce point important fut
débattu dans le courant de mai, après le
départ des ambassadeurs suisses, à Pignerol,
ville alors française, devant, M. Servient,
ambassadeur de Louis XIV, par les ministres de son altesse
royale et par les délégués des
Vallées. La satisfaction réclamée par
le duc de Savoie était pécuniaire. Ses agents
présentaient des tableaux de réclama,tiens
s'élevant à plus de 2,000,000 de francs, pour
frais de guerre et dépenses extraordinaires de
l'état, ainsi que pour dommages causés aux
communes et a des particuliers catholiques. Quelle somme
pour de pauvres laboureurs et bergers, au sortir d'une
guerre qui avait ravagé leurs champs, dispersé
leurs bestiaux et incendié plusieurs de leurs
villages, à peine relevés depuis leur presque
entière destruction, neuf ans auparavant! 2,000,000
pour une population totale de quinze mille âmes !
c'était vouloir sa ruine.
Quant aux garanties
d'obéissance réclamées pour l'avenir,
elles étaient au nombre de six, dont nous
n'indiquerons que trois. Le duc demandait :
1°que son
délégué papiste assistât à
tous les synodes et autres assemblées du même
genre;
2°, que les ministres
cessassent de s'occuper d'affaires civiles, et que les
communautés ne pussent plus traiter ensemble de leurs
intérêts civils et politiques, mais seulement
séparément ;
3° qu'on bâtit, aux
frais des Vallées, trois ou quatre tours semblables
au Tourras de Saint-Michel, où des soldats en nombre
suffisant tiendraient garnison, aux dépens desdites
Vallées, pour réprimer les
soulèvements, le cas échéant, et
maintenir le libre commerce d'une vallée à
l'autre.
Lorsque les Cantons
évangéliques de la Suisse eurent reçu
connaissance des demandes de la cour de Turin et qu'ils
eurent appris que toutes les pièces relatives
à cette affaire devaient être soumises à
Louis XIV lui-même, ils écrivirent à ce
monarque en faveur de leurs protégés, et
mirent le roi d'Angleterre et les états
généraux de Hollande au courant de ce qui se
passait, ce qui amena de la part de ces états des
démarches semblables à la leur. Un tel
zèle et une si haute intervention exercèrent,
sans nul doute, une heureuse influence sur le jugement
arbitral d'un roi si pou disposé, d'ailleurs, en
faveur des protestants opprimés. Dans son embarras
à l'égard du due, sa décision se fit
longtemps attendre et n'intervînt qu'au bout de trois
ans environ, le 18 janvier 1667. De plus, quoiqu'il
crût devoir poser le principe de la culpabilité
des Vaudois, en les condamnant à donner une
satisfaction à leur souverain et des garanties
d'obéissance pour l'avenir, cependant, dans la
fixation de l'indemnité et des preuves de soumission
à donner, il rabattit tellement des
prétentions du gouvernement du duc que, au fait, le
bon droit des Vaudois en ressortit plutôt que d'en
avoir reçu quelque atteinte. Au lieu du chiffre de
2,000,000 et plus, auquel on estimait la satisfaction
à donner, Louis XIV fixa 50,000 livres de
Piémont, payables en dix ans. Quant aux garanties
d'obéissance, ce que l'on exigea des Vaudois fut un
acte authentique de soumission et une prestation de serment;
ils durent aussi consentir à la présence d'un
commissaire du duc dans leurs synodes et à quelques
autres points de détail.
Au reste, Charles-Emmanuel
n'abusa point de sa victoire. Loin de là, mieux
éclairé, à ce qu'il paraît, sur
les vrais intérêts de son gouvernement, et plus
libre, peut-être, depuis la mort de sa mère
Christine, de suivre les généreux mouvements
de son coeur, ce prince rendit justice à ses sujets
vaudois. Il se ressouvint du zèle qu'ils avaient
déployé pour sa cause, en 1638, 1639 et 1640,
lorsqu'une grande partie de ses états avait pris
parti pour ses oncles contre lui. Enfin, la guerre qu'il eut
à soutenir, en 1672, contre les Génois, et
dans laquelle les Vaudois, volant sous ses drapeaux au
premier appel, le servirent avec le plus rare
dévouement et le plus grand courage, acheva de
ramener son coeur à ses fidèles sujets.
Satisfait de leur conduite, il leur exprima sa plus
complète approbation, dans une lettre pleine de
bienveillance, baume restaurant sur les plaies profondes que
le fanatisme et la malice de ses serviteurs avaient faites.
Les Vaudois, heureux d'occuper une place dans l'amour de
leur souverain, espéraient vivre longtemps en paix
sous son sceptre maintenant paternel, quand la mort l'enleva
le 3 juin 1678 (10).
Les Vaudois
goûtèrent encore quelques années de
paix, sous la régence de Madame royale, veuve de
Charles-Emmanuel, et sous le gouvernement de leur fils
Victor-Amédée Il. C'est dans ce temps qu'ils
donnèrent une nouvelle preuve de dévouement au
prince, en marchant contre les bandits de Mondovi, et en
contribuant pour leur part à les soumettre. Mais
à l'heure même où ils pouvaient
justement se livrer aux plus douces espérances d'une
paix durable, il se virent tout-à-coup menacés
des plus grands malheurs et entraînés dans la
ruine. Des ordres barbares vinrent jeter l'effroi au sein de
leurs Vallées. Ils n'eurent bientôt d'autre
choix qu'entre l'apostasie, la mort sous mille formes, ou
l'exil.
Racontons ces scènes
lamentables et leur cause.
Un roi auquel le siècle
a donné le surnom de grand, Louis XIV, qui
régnait sur les pays au couchant des Alpes
piémontaises, sur le puissant royaume de France,
essayait d'expier les fautes de sa vie dissolue par la
conversion forcée des protestants de son royaume au
papisme. Une telle oeuvre ne pouvait manquer de lui assurer
une indulgence plénière de la part de l'ennemi
juré des chrétiens évangéliques
; savoir, du pape siégeant à Rome. Et, tandis
qu'il enlevait à ses sujets de la religion
réformée tous leurs droits civils, tandis
qu'il révoquait l'édit de Nantes qui les
garantissait, tandis que par ces mesures cruelles il
poussait à l'apostasie on forçait à
l'exil les meilleurs des Français, il excitait son
voisin, le jeune duc de Savoie, à abolir aussi
l'Église vaudoise.
Victor-Amédée,
quoique jeune encore, avait assez de
pénétration, pour craindre d'en venir à
une telle extrémité avec des sujets qui le
servaient fidèlement (11). Il résista
généreusement et chrétiennement
à cette pernicieuse tentation, jusqu'à ce que
M. de Rébenac-Feuquières, ambassadeur de
France, lui ayant dit un jour que le roi son maître
trouverait le moyen avec quatorze mille hommes de chasser
ces hérétiques, mais qu'il garderait pour lui
les Vallées qu'ils habitaient, il se trouva
obligé, sur cette espèce de menace, de prendre
d'autres mesures; et jugeant qu'il y allait de son honneur
et de son intérêt à empêcher
qu'une puissance étrangère vint donner des
lois à ses propres sujets, il préféra
les persécuter lui-même. Un traité fut
conclu dans ce sens. Louis XIV promit un corps
d'armée pour les réduire.
Les Vallées
pressentirent leur malheur quand, peu de jours après
la nouvelle de la révocation de l'édit de
Nantes (du 22 octobre 1685), elles entendirent, le 4
novembre, proclamer la défense à tout
étranger d'y demeurer plus de trois jours, sans la
permission du gouverneur, et à tout habitant de les
loger, sous peine de sévères châtiments.
Mais quel ne fut pas leur effroi quand tout-à-coup,
d'une des extrémités des Vallées
à l'autre, retentirent les paroles alarmantes de
l'édit du 31 janvier 1686, ordonnant la cessation
complète de tout service religieux non romain, sous
peine de la vie et de la confiscation des biens, la
démolition des temples de là religion
prétendue réformée, le bannissement des
ministres et des maîtres d'école, et, pour
l'avenir, le baptême de tous les enfants par les cures
qui les élèveraient dans la religion romaine.
Par cet édit se trouvaient annulées toutes les
libertés reconnues et confirmées par la maison
de Savoie, de siècle en siècle et de
règne en règne, depuis que les Vallées
avaient passé sous sa domination au commencement du
XIII ème siècle. Une terreur indicible
oppressa tous les meurs. Les traditions et les souvenirs ne
rappelaient aucun édit aussi inique. Jamais les
Vallées ne s'étaient vues menacées d'un
aussi grand danger; jamais du moins il n'avait
été si imminent. Si elles ne pouvaient
fléchir le due par des prières, il ne leur
restait qu'à prendre les armes et à se
défendre jusqu'à la mort. Car des Vaudois, des
descendants de martyrs, ne pouvaient songer à
l'apostasie. Mais ce fut en vain qu'ils supplièrent
leur prince. Leur protecteur naturel, établi de Dieu
pour défendre les opprimés, pour exercer la
justice, resta sourd à leurs cris. Quelques
délais dans l'exécution furent tout ce qu'ils
purent obtenir. Étant donc sans espoir de
fléchir leur souverain, voyant les troupes
piémontaises et françaises se concentrer aux
abords de leurs Vallées, entendant enfin les insultes
menaçantes des papistes du voisinage, ils prirent
quelques précautions défensives; ils se
préparèrent à la résistance en
cas «attaque.
Cependant, la nouvelle de
l'édit incroyable du 31 janvier excitait, dans toutes
les contrées protestantes, l'indignation et la
pitié. Les princes allemands, la Hollande,
l'Angleterre en écrivirent au duc. Les Cantons
évangéliques de la Suisse, dont
l'amitié et la protection éprouvées
avaient déjà été si utiles aux
Vaudois, ne démentirent point leurs
antécédents. Après avoir adressé
au duc une lettre restée sans réponse, ils
décidèrent clans une assemblée, tenue
à Baden, en février 1686, d'envoyer une
ambassade à Turin pour prendre en main la
défense de leurs frères en la foi. Les
conseillers d'état, Gaspard de Muralt, de Zurich, et
Bernard de Muralt, de Berne, choisis pour cette mission,
arrivèrent à leur destination au commencement
de mars. Ils expliquèrent leur intervention,
non-seulement par la conformité de leur foi avec
celle des Vaudois, mais encore par l'intérêt
qu'ils mettaient à ce qui concernait les patentes de
1655 et de 1664, que l'édit du 31 janvier annulait et
qui étaient en partie le fruit de leur
médiation. Dans le mémoire qu'ils
présentèrent, ils firent valoir, en faveur de
leurs frères opprimés, de pressants motifs de
tolérance. Ils s'attachèrent surtout à
faire ressortir le point de vue historique de la question
qui était concluant. Ils représentèrent
que les Églises des Vallées du Piémont
ne s'étaient point séparées de la
religion de leur prince, puisqu'elles vivaient dans celle
qu'elles avaient reçue de leurs pères depuis
plus de huit siècles, et qu'elles professaient avant
de passer sous la domination de Savoie; que les
ancêtres de son altesse les ayant trouvées en
possession de leur religion, les y avaient maintenues par
diverses concessions, et principalement par celles de 1561,
1602, 1603, entérinées en 1620, au prix de six
mille ducatons, tout autant «actes établissant,
comme loi perpétuelle et irrévocable, le droit
des Vaudois à exercer leur très ancienne
religion. Ils rappelaient aussi que, malgré l'erreur
de Gastaldo et le trouble suscité par son ordonnance,
le père de son altesse avait reconnu et
confirmé les privilèges des Vaudois par deux
patentes solennelles, perpétuelles et
irrévocables, des années 1655 et 1664,
entérinées en bonne forme. Les ambassadeurs
rappelaient enfin les engagements que les
prédécesseurs de son altesse avaient à
la face de l'Europe lorsqu'ils avaient été
sollicités par des rois, des princes et des
républiques à confirmer aux Vaudois leur
liberté religieuse. Le mémoire
démontrait aussi que les Vaudois n'avaient
donné aucun sujet de plainte qui pût justifier
un tel décret (12).
La réponse que le
marquis de Saint-Thomas fit au nom de son souverain au
mémoire des ambassadeurs renfermait un aveu
humiliant. Ce ministre des affaires étrangères
déclara que son maître n'était pas libre
de retirer ou de modifier son décret; qu'il avait des
engagements qui ne pouvaient se rompre; que le voisinage
d'un roi puissant et jaloux de sa considération
imposait au duc la ligne de conduite qu'il suivait. Les
lettres des princes protestants ne purent pas davantage
détourner Victor-Amédée de la
persécution projetée. (V. Histoire de la
Négociation.)
Les ambassadeurs suisses
avaient reçu ordre de leurs seigneurs, s'ils ne
pouvaient faire retirer ou modifier considérablement
le décret, d'obtenir pour les Vaudois leur
liberté d'émigrer dans «autres
contrées. La cour de Turin, que l'on sonda, ne parut
pas s'y opposer, et consentit à ce que les
députés en allassent faire la proposition aux
Vallées. (V. Histoire de la Négociation de
1686, p. 58 et suiv. - Histoire de la Persécution,
etc., en 1686; Rotterdam, 1689, p. 8 et
suiv.)
L'assemblée des
délégués des communes
(13)
n'ouït pas, sans un trouble extrême, le rapport
que les ambassadeurs lui firent de la situation
désespérée de leurs affaires, et la
proposition toute nouvelle d'émigrer en masse. Les
Vaudois avaient cru que l'Europe réformée leur
obtiendrait la garantie de leurs libertés.... Et, au
lien de ce secours efficace, on ne leur laisse voir de salut
que dans l'abandon de leur terre natale. À quoi se
résoudre ? Quel parti choisir ? Ils consultent leurs
bons amis, les ambassadeurs. Ceux-ci, en gémissant,
leur conseillent l'éloignement certains qu'en
présence des forces réunies de la Savoie et de
la France, les Vaudois n'ont aucune chance d'échapper
à une ruine épouvantable et
définitive.
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