HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXV. (suite
1)
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS
EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN
ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX
(1686-1690).
Leur arrivée à
Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et
première tentative de rentrer aux Vallées. -
Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes
allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. -
Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat
et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart
«entre eux. - Troisième tentative. - Les
Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent
le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée
à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs
Vallées. - Difficulté de la situation, mesure
cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes
vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs,
puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. -
Désertions. - Forcés successivement se
réfugient à la Balsille. - Attaqués en
vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. -
Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la
Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes
nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi
remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de
Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. -
Retour des Vaudois épars dans leurs
Vallées.
Neuf cents hommes avaient
effectué le passage du lac, troupe bien petite pour
tenter de se frayer un chemin au travers de populations mal
disposées et de soldats par milliers,
retranchés derrière les courants d'eau ou dans
de fortes positions; troupe, au contraire, bien trop
nombreuse pour le peu d'aliments qu'elle trouvera dans les
lieux écartés où elle va se jeter;
foule inhabile, formée de gens de tout âge,
endurcis, il est vrai, par le travail, mais étrangers
encore à la discipline et aux manoeuvres militaires.
Que deviendra-t-elle, exposée comme elle va
l'être à des privations et à des
fatigues incessantes, à la brûlante chaleur
durant le jour et au froid glacé des nuits, sans
abris le plus souvent, par la pluie, dans des
contrées inhospitalières, dans des gorges
profondes, au sein des abîmes, ou sur des rocs voisins
des neiges éternelles. Ils savent tout cela, ces
héritiers du nom vaudois, de la gloire et des
souffrances de leurs pères. Seuls maintenant sur la
grève du lac qu'ils viennent de traverser, ils
touchent de leurs pieds la terre qu'ils vont baigner de leur
sueur et de leur sang. Aucune illusion ne les trompe. La
dure réalité avec ses dangers et ses
privations est là devant leurs yeux,
sévère comme la vérité. Mais
aucun ne recule, nul ne s'effraie. L'amour de la patrie les
enflamme, l'espérance du retour aux lieux qui les ont
vus naître, où de temps immémorial leurs
pères ont tenu haut élevé
l'étendard de la vérité qui est en
Jésus-Christ, les anime d'une confiance
inébranlable. Le prix du combat leur parait digne des
plus grands sacrifices. C'est une patrie terrestre, au
souvenir de laquelle ils rattachent leur foi et leur
espérance du salut, par une association
(ridées facile à expliquer chez des hommes
pleins des traditions religieuses de leurs ancêtres.
En partant, les armes à la main, pour la
reconquérir, leur coeur est à l'aise; car leur
cause est juste. lis ne réclament rien que ce dont
ils ont été privés par la ruse et par
la violence (1).
Israël dut aussi autrefois saisir l'épée
et le bouclier pour soutenir son droit à la
possession de la Terre-Sainte. Et eux, les fils des Vaudois,
auraient-ils pu abandonner sans remords et, sans combat,
leurs droits sur la terre des martyrs, leurs ancêtres,
sur leur héritage incontestable? Leur présence
sur la côte de Savoie, à l'entrée des
états de leur prince, est leur réponse, Et,
quant aux moyens «exécution, ils souhaitent de
n'en employer que de paisibles. Leurs armes ne sont
tirées que pour leur défense, si on les
attaque, ou si l'on s'oppose à leur passage. Ils
désirent rester sous le regard Au Dieu juste juge, et
sous sa sainte protection. Ils espèrent pouvoir
répéter dans leur marche et dans toute
rencontre, comme les enfants d'Israël :
L'Éternel est notre étendard.
C'est entre Nernier et Yvoire,
deux bourgs du Chablais, vis-à-vis du bois de
Prangins, que Arnaud, le premier, descendit de son
frêle esquif avec quatorze compagnons. Poser des
sentinelles à toutes les avenues, mettre sa troupe en
ordre à mesure qu'elle débarquait, furent ses
premiers soins. Il divisa ensuite ses neuf cents hommes en
vingt compagnies, dont six étaient composées
de Français du Dauphiné
(2),
voisin des Vallées, et du Languedoc, treize autres de
différentes communautés vaudoises
(3),
et une dernière de volontaires qui n'avaient pas
voulu faire partie des précédentes. On en
forma trois corps : une avant-garde, le centre, et
l'arrière-garde, selon la tactique des troupes
réglées, qui fut toujours observée par
les Vaudois dans leurs marches.
Deux ministres, outre Arnaud,
étaient avec la petite armée, Cyrus Chyon,
ci-devant pasteur de Pont-à-Royans, en
Dauphiné, et Montoux, du val Pragela. Le premier,
Chyon, ne suivit pas longtemps l'expédition ;
s'étant rendu avec trop de confiance au premier
village (4),
pour y obtenir un guide, il fut fait prisonnier et conduit
à Chambéry, où il demeura
jusqu'à la paix.
La troupe, une fois
organisée et en mesure de se défendre, si
l'ennemi paraissait, fléchit le genou devant le
Seigneur de qui dépendait le succès de
l'entreprise, et invoqua avec ardeur son secours
tout-puissant. Puis, elle se mit en route dans la direction
du sud pour franchir le petit chaînon de montagnes qui
sépare le Chablais du Faucigny. Yvoire,
menacé, ouvrit ses portes et donna libre passage. Les
villages qu'on traversa ne songèrent pas seulement
à résister. Quelques gentilshommes, ainsi que
des magistrats subalternes, de la personne desquels on
s'assura, comme otages, durent suivre et même servir
de guides jusqu'à ce que d'autres les
remplaçassent. Toutefois, ces mesures de rigueur se
firent avec tant de ménagements, la discipline de
l'armée fut si sévère que la
première crainte des habitants de la plaine qu'on
traversait se dissipa, et qu'on vit les paysans avec leurs
curés s'approcher, regarder tranquillement
défiler la troupe, et la saluer même en disant
: Dieu vous accompagne! Le curé de Filly leur ouvrit
sa cave, et les fit rafraîchir sans vouloir aucun
argent.
Mais bientôt, en
gravissant la montagne par le sentier qui conduit à
Boëge sur la Menoge, en Faucigny, la rencontre qu'ils
firent de gentilshommes que, malgré leur ton
menaçant, ils firent prisonniers, puis de deux cents
paysans armés, sous le commandement du
châtelain de Boëge et d'un
maréchal-des-logis, dont la résistance fut
nulle, leur montra néanmoins la
nécessité de prévenir les populations.
Ils comprirent que, si la prise d'armes devenait
générale, l'expédition courrait de
grands dangers. On usa donc d'un petit stratagème :
on fit écrire de Boëge par un des gentilshommes,
gardés comme Mages, la lettre suivante : « Ces
messieurs sont arrivés ici au nombre de deux mille;
ils nous ont priés de les accompagner, afin de
pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous
assurer qu'elle est toute modérée; ils paient
tout ce qu'ils prennent et ne demandent que le passage.
Ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin,
de ne point faire battre la caisse et de faire retirer votre
monde, au cas qu'il soit sous les armes. » Cette lettre
signée par tous les gentilshommes et envoyée
à la ville de Viû, en Faucigny, où l'on
arriva à l'entrée de la nuit, fit un assez bon
effet; et déjà sur la route on ne trouva plus
de résistance; au contraire, on rencontra partout de
l'empressement à fournir ce qu'on demandait,
jusqu'à des montures et des voitures. Une lettre
semblable à la première, envoyée
à Saint-Joyre, y prépara une bonne
réception à nos voyageurs harassés de
fatigue. Toutefois, pour gagner du chemin, ils
passèrent outre. Ce ne fut qu'à minuit qu'ils
s'arrêtèrent en rase campagne, et se
délassèrent un peut malgré la
pluie.
La seconde journée ne
se passa pas aussi paisiblement. Cluse, ville fermée,
barrait le passage étroit entre la montagne au nord
et l'Arve impétueuse au midi. Les habitants en armes
bordaient les fossés, les montagnards accouraient
vociférant des injures. La fermeté des
Vaudois, résolus à forcer le passage, et
l'intervention des otages qui craignaient pour leur vie,
amenèrent une capitulation. Lès portes
s'ouvrirent et des Vivres furent vendus. La petite
armée continuant sa route au midi, en suivant le bord
oriental de l'Arve, au pied de montagnes rapprochées,
des pentes desquelles on aurait pu l'écraser, en
roulant des fragments de rocs, arriva par Maglan au grand
pont de Saint-Martin, vis-à-vis de Salenche. De
très-loin déjà elle avait vu, sur
l'autre rive, un cavalier courant à bride abattue, et
en avait conclu qu'il allait jeter l'alarme dans la ville,
chef-lieu du Faucigny. Arrivée à cent pas d'un
grand pont de bois, flanqué de plusieurs maisons et
facile à défendre, elle s'était
arrêtée et rangée en pelotons
serrés pour l'attaque. Mais, fidèle à
la règle qu'elle s'était faite de n'arracher
par la force que ce qu'elle n'obtiendrait pas de gré,
elle fit demander le passage sur le pont et par la ville. Le
conseil de ville, évitant de répondre avec
précision, avait gagné du temps et
réuni six cents hommes. À la vue de ces
derniers, les Vaudois comprirent ce qu'ils avaient à
faire ; et en un clin-d'oeil, ils eurent traversé le
pont et rangé leur troupe en bataille. Leurs
antagonistes se retirant derrière les haies sans
faire feu, nos guerriers de deux jours les laissèrent
en paix à leur tour, reprirent leur marche, et,
quittant la vallée de l'Arve pour se jeter dans une
gorge qui s'ouvre au midi de Salenche, ils vinrent passer la
nuit au Cablau, où ils manquèrent de
nourriture suffisante, et où ils purent à
peine sécher quelque peu leurs vêtements
percés par la pluie qui n'avait pas cessé de
tomber depuis la nuit précédente. Toutefois,
ces pauvres gens bénissaient Dieu de leur avoir fait
traverser heureusement, sans combat et sans perte d'hommes,
des ponts et des défilés où quelques
défenseurs courageux auraient pu leur faire, un mal
irréparable, et de leur accorder une nuit paisible
après tant de fatigues et d'angoisses.
Le repos leur était
bien nécessaire ; car ils allaient se trouver en face
de difficultés matérielles, dont la
perspective seule pouvait abattre le courage d'un homme
frais et dispos, combien plus celui d'hommes qui, depuis un
grand nombre de nuits et de jours, n'avaient connu d'autre
repos ni d'autre sommeil que, celui dont ils avaient pu
jouir dans leurs courtes haltes, exposés aux injures
de l'air, et ces dernières dix-huit heures à
la pluie, sans parler des inquiétudes qui tenaient
incessamment leurs paupières ouvertes. Maintenant,
ils sont arrivés au pied des géants des Alpes,
de ces masses séculaires, qui bravent les vents et
les nuages, dont la tête déchirée s'est
ceinte de neiges éternelles, et dont les flancs en
précipices n'offrent que çà et
là, dans leurs déchirures ou dans leurs
escarpements accidentés, quelques sentiers dangereux,
par lesquels le voyageur ne s'avance pas sans trouble. C'est
sur les flancs du roi des montagnes européennes, du
majestueux Mont-Blanc; c'est sur les plis ondulés de
son manteau de forêts, et de rochers surmontés
de neiges argentées, échancrés par les
glaciers éblouissants et par les torrents qui s'en
échappent en cascades, que les Vaudois portent leurs
pas, non pour admirer les merveilles de Dieu, ni pour
récréer leur coeur par un spectacle sublime,
mais pour fuir les cités et les hommes, pour y
respirer en liberté, en suivant rapidement leur
chemin, comme le chamois de roc en roc sur les cimes
au-dessus d'eux, ou comme l'aigle qui plane sur leurs
têtes. Ils sont parvenus à la place où
les Alpes, à l'occident du Mont-Blanc, changent de
direction tout-à-coup par un angle Obtus, et, cessant
de s'étendre à l'ouest, descendent au sud en
zigzag. De nombreuses vallées s'étendent
à leur base, séparées les unes des
autres par les chaînons latéraux de la
chaîne principale. C'est sur ces nombreux
chaînons, que, du fond de ces vallées, il faut
que nos neuf cents voyageurs s'élèvent pour
redescendre bientôt après dans la vallée
opposée. Ce labeur fatigant sera leur tâche
journalière, pendant huit jours, un seul
excepté. Souvent, c'est à peine s'ils
trouveront autre chose pour les soutenir que le lait avec
les fromages des chalets et Peau glacée des
montagnes. La pluie battra fréquemment leur dos
courbé par la fatigue, et leurs pieds souffrants
glisseront plusieurs fois d'un jour sur les neiges et dans
les ravins pierreux. Nous ne raconterons pas en
détail leurs souffrances; elles fatigueraient le
lecteur. Qu'il nous suffise d'en donner une idée,
tout en indiquant la route qu'ils suivirent.
De Cablau, dans les montagnes
au midi de Salenche, la petite armée remonta la
vallée de Mégève, au pied du Mont-Joli,
qui la limite à l'orient et la sépare de celle
de Mont-Joie ou de Bonnant, et après avoir
passé un premier col, où elle se restaura dans
des chalets, elle descendit dans le vallon de Haute-Luce,
pour gravir ensuite sur la gauche, à l'orient, une
montagne escarpée, dont l'aspect inspire l'effroi,
mais qu'on ne peut éviter de franchir, si l'on veut
entrer dans la vallée de Bonnant pour traverser
ensuite le col du Bonhomme, comme c'était le dessein
de nos voyageurs. À la vue de cette horrible montagne
(5),
qui s'élevait à l'orient et qu'ils devaient
franchir, le courage faillit manquer à plusieurs.
À diverses places le chemin était
taillé dans le roc; il fallait monter et descendre,
comme si c'eut été par une échelle
suspendue sur des précipices. « Arnaud, dit
l'auteur de la Glorieuse Rentrée
(6),
ce zélé et fameux conducteur de ce petit
troupeau, ramena, par ses saintes et bonnes exhortations, le
courage de ceux qui le suivaient. » Mais ce
n'était pas tout, la descente fut encore plus
pénible et plus dangereuse que l'ascension. Pour la
faire, ils durent être presque toujours assis, et en
se glissant comme dans un précipice, sans autre
clarté que celle que reflétaient les neiges et
les glaciers du Mont-Blanc qu'ils avaient en face
(7).
Ce ne fut que tard, dans la nuit, qu'ils arrivèrent
à des cabanes de bergers , dans un lieu profond comme
un abîme, désert et froid, où ils ne
purent faire du feu qu'en découvrant les toits pour
en prendre les bois, ce qui, en revanche, les exposa
à la pluie qui dura toute la nuit. Tant de
souffrances déterminèrent le capitaine Chien,
(l'une des six compagnies françaises, à
déserter en emmenant un cheval. Il était d'une
constitution délicate.
Le quatrième jour, la
petite armée passa le col du Bonhomme qui
sépare la province du Faucigny de celle de
Tarentaise, le bassin de l'Arve de celui de l'Isère.
Elle gravit la montagne, ayant de la neige jusqu'aux genoux
et la pluie sur le dos. Elle n'était pas non plus
sans crainte de se voir disputer le passage; car elle savait
que l'année précédente, ait bruit de
leurs premières entreprises, on avait construit dans
ces lieux des fortins et des retranchements avec des
embrasures et des couverts, dans mie position si
avantageuse, que trente personnes auraient suffi, diront nos
amis en les voyant, pour les arrêter et les
détruire. Ils louèrent Dieu de bien bon coeur
de ce que tous ces ouvrages avaient été
abandonnés. Des hauteurs du Bonhomme, ils
descendirent dans la vallée de la Versois, où
leur air résolu imposa aux paysans rassemblés
sous le commandement de leur seigneur pour s'opposer au
passage. Arrivés sur le soir à Sey, sur
l'Isère, et s'y étant pourvus de vivres en
abondance, ils campèrent non loin de
là.
La cinquième
journée, passée à remonter
l'Isère, n'eut rien de remarquable, si ce n'est
peut-être le trop d'empressement que des messieurs du
bourg de Sainte-Foi mirent à les vouloir retenir et
héberger, politesse qui les rendit suspects et qui
leur procurait l'avantage de faire route de compagnie avec
les autres, Mages. Le nombre de ceux-ci était assez
considérable; mais leur sort n'était pas
tellement triste qu'ils ne répétassent avec
bonne humeur leur refrain accoutumé, quand ils
voyaient quelque personnage important s'approcher trop :
Encore un bel oiseau pour notre cage. Ce soir-là,
pour la première fois, depuis huit jours et huit
nuits, Arnaud, et Montoux, son collègue, furent
logés, soupèrent et reposèrent en paix
trois heures.
Le jour suivant, ils.
gravirent le Mont-Iséran, où l'Isère
prend sa source. Des bergers, qui les
régalèrent de laitage sur ces Alpes couvertes
de bétail, les avertirent qu'au-delà du
Mont-Cenis des troupes exercées les attendaient de
pied ferme. Cette nouvelle, loin de les alarmer, les
enflamma de courage. Car, sachant que l'issue des combats
dépendait de Dieu, pour la gloire duquel ils avaient
pris les armes, ils ne doutaient pas qu'il ne leur ouvrit le
passage partout où on prétendrait le leur
fermer.
Parvenue la veille dans la
Maurienne, la petite armée gravit, au septième
jour, le Mont-Cenis, où elle enleva tous les chevaux
de poste, pour que la nouvelle de son arrivée ne
fût pas transmise trop rapidement. Une petite division
fit aussi main basse sur des mulets chargés des
bagages du nonce en France, cardinal Ange Ranuzzi, qui
retournait en Italie. Mais les muletiers ayant porté
plainte aux officiers, ceux-ci firent restituer tout ce
butin. Une montre seulement échappa aux recherches
(8).
Ayant terminé cette affaire, l'armée prit la
route du petit Mont-Cenis, laissant la plus
fréquentée sur la gauche, et descendit par le
col de la Clairée (9)
dans la vallée du Jaillon, après s'être
égarée, sur la neige dont la terre
était couverte, et dans le brouillard» Plusieurs
passèrent misérablement la nuit dans les bois.
Le gros de, la troupe n'eut sur eux d'autre avantage que de
se réchauffer et se sécher autour de quelques
feux.
Quand, de la vallée du
Jaillon, le huitième jour, les Vaudois voulurent
pousser sur Chaumont où ils espéraient passer
la Doire (Doria Riparia), à une lieue au-dessus de
Suse, et que, dans ce but, ils cherchaient à
déboucher de l'étroite vallée où
ils avaient passé la nuit, ils trouvèrent
l'ennemi maître des hauteurs. Une partie de la
garnison française d'Exiles, et un grand nombre de
paysans, occupaient un poste avantageux qui dominait le
sentier par où il fallait passer. Le capitaine
Pelenc, envoyé pour traiter, ayant été
retenu prisonnier, l'avant-garde forte de cent hommes
s'avança ; mais, bientôt repoussée par
une grêle de balles, de grenades et de débris
de rochers, elle passa à gué le Jaillon et
défila. par la rive droite, protégée
par un bois de châtaigniers. Cependant, l'examen des
lieux inspirant quelques craintes, quant au succès
ultérieur, on décida de regagner les hauteurs
d'où l'on était descendu. Ce parti
extrême jeta les otages dans le désespoir,
harassés de fatigue comme ils l'étaient.
Mettez-nous plutôt à mort,
s'écriaient-ils. On en laissa plusieurs en
arrière. Les Vaudois eux-mêmes ne s'en
tirèrent qu'avec peine. Une quarantaine d'hommes
s'égarèrent, entre autres les capitaines
français Lucas et Privat dont on n'a plus entendu
parler, et deux bons chirurgiens, Jean Malanot pris par les
Piémontais (10), puis conduit dans les prisons de Turin, et
Jean Muston pris par les Français et conduit sur les
galères de cette nation où il est resté
jusqu'à sa mort. En remontant le col de
Clairée, les trompettes sonnèrent longtemps
pour rassembler les égarés, et indiquer
à tous la direction. On attendit même deux
bonnes heures. Puis on se remit en route, pressé par
le temps, quoiqu'il manquât encore beaucoup de
monde.
Du sommet de la montagne
où la petite armée évita une rencontre
avec deux cents soldats de la garnison française
d'Exiles, elle se dirigea par le col de Touille, à
l'ouest, contre Oulx, situé aussi dans la
vallée de la Doire, mais plusieurs lieues au-dessus
de Suse. L'intention d'Arnaud était de passer la
rivière au pont de Salabertrand, entre Exiles et
Oulx. La nuit les avait déjà surpris qu'ils
étaient encore dans la montagne. Près d'un
village, à une lieue du pont qu'ils espéraient
forcer, un paysan auquel ils demandèrent si l'on
pourrait y avoir des vivres, en payant, répondit d'un
ton glacial : «Allez, on vous donnera tout ce que vous
voulez, et on vous prépare un bon souper. » Ces
mots leur partirent menaçants. Mais il n'était
plus temps d'hésiter. Après s'être
restauré dans le village, on se remit en marche, et
à une demi-lieue du pont, on découvrit devant
soi, dans la vallée, jusqu'à trente-six feux,
indice d'un campement assez considérable. Un
quart-d'heure après, l'avant-garde donna sur un poste
avancé.
Chacun reconnaissant alors que
l'heure critique, de laquelle dépendait le
succès ou la ruine de l'expédition,
était venue, écouta avec recueillement la
prière; puis, à la faveur de la nuit, on
s'avança jusqu'au pont. Au cri de: Qui vive ! on
répondit, ami, réponse suspecte à
laquelle l'ennemi ne répliqua que par les cris de
tue! tue! et par un feu épouvantable pendant un
quart-d'heure, qui ne fit cependant aucun mal, Arnaud ayant
ait premier coup ordonné de se coucher à
terre. Mais une division d'ennemis qui avait suivi les
Vaudois, les ayant pris à dos, ils se
trouvèrent ainsi entre deux feux. Dans ce moment
redoutable, quelques-uns comprenant qu'il fallait tout
hasarder, crièrent : Courage! le pont est
gagné! À ces mots, les Vaudois se jetant
à corps perdu, le sabre à la main et la
baïonnette au fusil, sur le passage
désigné à leur valeur,
l'emportèrent, et attaquant, tête
baissée, les retranchements, ils les forcèrent
du même coup. Ils poursuivirent les ennemis
jusqu'à les saisir par les cheveux. La victoire fut
si complète, que le marquis de Larrey qui commandait
les Français, et qui lui-même fut blessé
au bras, s'écria : Est-il possible que je perde le
combat et l'honneur!
En effet, deux mille et cinq
cents soldats bien retranchés; savoir, quinze
compagnies de troupes réglées et onze de
milices, sans compter des paysans et les troupes qui avaient
pris les Vaudois à dos, avaient été
défaits par huit cents hommes, exténués
de fatigue, aussi bien que novices dans l'art de la guerre.
La main de Dieu avait fait cela. Les Vaudois n'eurent que
dix ou douze blessés et quatorze ou quinze
tués. Les Français avouèrent une perte
de douze capitaines, de plusieurs autres officiers et
d'environ six cents soldats. Ce combat fut avantageux aux
otages qui en profitèrent presque tous pour
s'évader. De trente-neuf il n'en resta que six des
plus anciens.
La lune s'était
levée, les ennemis avaient disparu. Les Vaudois se
pourvurent de munitions de guerre et firent du butin. Ils
auraient bien désiré de se reposer, mais la
prudence parlait pour le départ Arnaud l'ordonna.
Après avoir jeté dans la Doire une partie de
ce qu'on ne pouvait emporter, on rassembla ce qui restait de
poudre, et en partant on y fit mettre le feu. Au fracas
épouvantable qui suivit et qui retentit au loin dans
les montagnes, se joignit le son des trompettes vaudoises et
les acclamations des vainqueurs, jetant leurs chapeaux en
l'air en signe d'allégresse et s'écriant:
« Grâces soient rendues à l'Éternel
des armées qui nous a donné la victoire sur
tous nos ennemis! »
Mais si la joie était
grande, la fatigue l'était aussi, et elle devint
bientôt telle que la plupart tombaient de sommeil. Et
cependant il fallait avancer et monter, si possible, la
montagne de Sci qui les séparait du Pragela, pour
éviter d'être surpris le lendemain par toutes
les forces que l'ennemi avait dans la vallée de la
Doire. Mais, quelque soin que l'arrière-garde mit
à réveiller les dormeurs et à les faire
marcher, quatre-vingts hommes restèrent en route et
furent faits prisonniers; perte qui, jointe aux quarante
égarés dans les ravins du Jaillon, affecta
vivement la petite armée, si heureuse d'ailleurs
d'avoir obtenu d'aussi grands succès.
Le lendemain, neuvième
jour depuis leur départ, était un dimanche.
L'aurore parut, comme ils atteignaient le haut de Sci, et
quand tous eurent rejoint, Arnaud, le coeur ému, leur
fit remarquer dans l'éloignement les cimes de leurs
montagnes. Une seule vallée les en séparait,
celle de Pragela ou du Cluson jadis amie, toute
peuplée de Vaudois dans les temps peu reculés,
longtemps unie à celles du Piémont par des
alliances, par une organisation ecclésiastique
semblable et par un synode commun. Elle avait
été naguère encore un lieu de refuge
pour eux dans la persécution de 1655. Elle
l'eût été encore aujourd'hui, si le
grand roi, le roi très-chrétien, n'en
eût fait disparaître, depuis quelques
années, tous les évangéliques par
l'émigration ou l'abjuration. Ce ne fut donc point
dans le temple d'aucun de ces villages, autrefois
évangéliques, que nos voyageurs purent rendre
grâces à Dieu des témoignages nombreux
de son infinie miséricorde, ce fut sur le Sci
solitaire, sous la voûte des cieux, dans l'enceinte du
vaste horizon de montagnes éclairées par les
rayons éblouissants du soleil levant. C'est là
que le conducteur de ce petit peuple, Arnaud, à
genoux comme tous ceux qui l'entouraient, s'humilia avec eux
devant l'Éternel et l'adora, en le bénissant
pour ses délivrances. Tous, après avoir
confessé leurs péchés,
regardèrent avec confiance à Dieu, l'auteur de
leur salut, et se relevèrent pleins d'un nouveau
courage. Quelques heures après, ils passaient le
Cluson, se reposaient à la Traverse et allaient
coucher au village de Jaussaud, au pied du col du
Pis.
La dixième
journée s'écoula pour nos voyageurs dans les
gorges de montagnes qui unissent la vallée de Pragela
à celle de Saint-Martin. Un détachement de
soldats piémontais qui gardait le col du Pis prit la
fuite, à la vue de notre bande intrépide.
Celle-ci, contrainte par les privations à pourvoir
aux besoins du moment présent ainsi qu'à ceux
de l'avenir, se crut autorisée à capturer un
troupeau de six cents moutons qui paissaient sur sa route;
elle en restitua toutefois un petit nombre contre quelque
argent. Les autres, égorgés le lendemain et
mangés sans pain, furent pour elle un régal et
un réconfort.
Ce fût le mardi 27
août 1689, que la vaillante troupe, qui avait
traversé le lac Léman, onze jours auparavant,
et surmonté avec constance et abnégation des
obstacles immenses, mit le pied dans le premier village
vaudois, la Balsille, à l'extrémité
nord-ouest de la vallée de Saint-Martin. Moment
solennel! unissant de doux et de douloureux souvenirs du
passé aux craintes et aux inquiétudes de
l'avenir. Tout leur rappelle des jours heureux qui ne sont
plus, qui renaîtront peut-être. Mais, quelle que
soit l'issue de leur entreprise hardie, tout leur annonce
que, pour un temps long encore, les privations et une lutte
à mort les attendent. Ils le, savent, ils s'y sont
préparés. La déroute du Jaillon, le
glorieux fait d'armes du pont de Salabertrand, et
l'épuisement joint au sommeil lors de la
montée du Sci, leur ont enlevé près de
cent cinquante hommes. Plusieurs blessés au passage
de la Doire sont restés en arrière sur la
terre de France; des traîtres et des recherches
minutieuses les livreront à la vengeance du roi.
Enfin, la désertion a enlevé à
l'armée pendant la dernière nuit vingt de ses
défenseurs (11). Nos héroïques montagnards se
trouvent donc réduits au minime chiffre d'environ
sept cents, alors que les plus rudes combats contre des
milliers de soldats disciplinés les
attendent.
Il est important de se faire
une juste idée de leur situation, rendue si critique
par leur petit nombre, pour pardonner aux Vaudois une mesure
cruelle que l'instinct de la conservation leur arracha.
l'impossibilité de garder en lieu sûr les
prisonniers, ainsi que l'impérieuse
nécessité de cacher cependant aux ennemis
leurs marches et leur faiblesse numérique, les
contraignirent à n'accorder aucun quartier aux
malheureux soldats ou paysans que les
événements de la guerre jetaient au milieu de
leurs bandes armées. Ce fut sur Palpe
(12)
du Pis que commença la première
exécution. Six soldats des gardes de son altesse
royale furent mis à mort
(13). À la Balsille, quarante-six miliciens
de Cavour, outre deux paysans apostats, furent conduits deux
à deux sur le pont de la Germanasque,
exécutés, puis jetés dans les ondes
tourbillonnantes. Disons cependant que, dès-lors,
l'armée ne sévit jamais contre des prisonniers
aussi nombreux, et que des guides, des paysans suspects ou
apostats, des militaires détachés, furent
seuls victimes de cette terrible loi.
Du vallon septentrional, dont
le village de la Balsille occupe l'extrémité
occidentale, Arnaud, avec sa troupe, se rendit en descendant
d'abord le long du torrent jusqu'à Macel, dans une
autre partie de la vallée supérieure de
Saint-Martin, dans le vallon de Prali (ou des Prals), qui
touche à la France au couchant, et qui se
réunit à l'orient au précédent,
au-dessus du Perrier, pour ne plus former, jusqu'au Pemaret,
qu'un profond sillon traversé par la Germanasque,
avec quelques échancrures sur les deux rives. La
petite armée, pour plus de sécurité et
pour mieux explorer la contrée, se divisa en deux
corps, dont l'un passa par la montagne à Rodoret, et
l'autre à Fontaine par le bas de la
vallée.
Nulle part on ne rencontra des
soldats, mais seulement quelques Savoyards, nouveaux
habitants, sur lesquels on fit main basse. Parvenus au
hameau des Guigou, ils eurent la joie de trouver encore
debout le temple des Prals. Ils en arrachèrent les
ornements qu'y avait attachés la superstition. Puis
les sept cents guerriers, déposant leurs armes et se
pressant dans l'enceinte et devant le portail,
entonnèrent le psaume LXXIV qui commence ainsi
:
Faut-il, ô Dieu, que
nous soyons épars ?
Et que sans fin, ta
colère enflammée
Jette sur nous une
épaisse fumée ?
Sur nous, Seigneur, le
troupeau de tes parcs, etc.
Ils chantèrent aussi le psaume
CXXIX :
Dès ma jeunesse,
ils m'ont fait mille maux
Dès ma jeunesse,
Israël le peut dire,
Mes ennemis m'ont livré
mille assauts:
Jamais pourtant ils n'ont pu
me détruire, etc.
Pour se faire entendre, tant de ceux
qui étaient au-dedans que de ceux qui étaient
au-dehors, Arnaud monta sur un banc, placé dans le
vide de la porte, et prit pour texte de ses instructions
quelques versets de ce dernier cantique.
À la vue de ce temple,
à l'ouïe de ces chants sacrés Pet de
cette prédication d'un serviteur de Dieu
environné de dangers, plusieurs se souvinrent du,
dernier pasteur qui eut prêché en ces lieux, du
bienheureux Leydet, surpris par les papistes comme il
chantait des psaumes sous un rocher, et qui mourut martyr,
en 1686, en confessant le nom du Sauveur. Tout ici ~ le
présent et le passé, s'unissaient pour donner
à l'assemblée une émotion profonde et
pour lui faire chercher en haut le secours dont elle
éprouvait le besoin.
S'étant assurés
que les villages supérieurs de la vallée de
Saint-Martin, à peine habités par un petit
nombre de papistes, étaient dégarnis de
troupes, nos conquérants du sol natal se
hâtèrent de passer dans la vallée de
Luserne par le col de Giulian (ou Julian), qu'ils
trouvèrent occupé par deux cents soldats des
gardes. Les attaquer malgré leurs bravades
(14), les forcer dans leurs retranchements, les
mettre en faite, fut l'affaire d'un instant. Cette action
coûta la vie à un seul Vaudois. Les fuyards y
perdirent leurs munitions, leurs provisions et leur bagage;
butin agréable aux vainqueurs, qui leur
tuèrent encore trente et un hommes en les
poursuivant. Des montagnes, la petite armée, se
précipitant dans la large vallée de Luserne,
surprit Bobbi qui en occupe le fond et en chassa les
nouveaux habitants. Puis passant, pour un jour, des fatigues
de la marche et des luttes armées aux séances
paisibles, elle se transforma en assemblée
religieuse, écoutant avec recueillement les
exhortations d'un de ses pasteurs, M. Montoux, ou en conseil
national, délibérant sur ses
intérêts et s'imposant à soi-même
des lois, garantie d'ordre et de justice. Un serment d'union
et de fidélité à la cause commune,
à celle de leur rétablissement dans les
héritages de leurs pères avec l'usage de leur
sainte religion, fut prêté devant la face du
Dieu vivant par les pasteurs, capitaines et autres officiers
à tous ceux de la troupe, et par ceux-ci aux
premiers. On jura également de mettre en commun le
butin, de respecter le nom de Dieu, et de travailler
à retirer leurs frères des liens de la cruelle
Babylone. Quatre trésoriers et deux
secrétaires furent préposés sur le
butin, un major (15)
et un aide-major établis sur les
compagnies.
Le grand bourg du Villar, au
milieu de la vallée de Luserne, fut attaqué
comme Bobbi Pavait été; et, d'abord, les
ennemis s'enfuirent, les uns dans le val Guichard, sur la
rive droite du Pélice, les autres dans le couvent
où ils furent serrés de près. Mais un
renfort considérable de troupes
régulières étant monté à
leur secours, les Vaudois se virent forcés de battre
en retraite sur Bobbi, et même quatre-vingts des leurs
n'échappèrent qu'en se dispersant pour se
rejoindre loin du corps principal, sur le Vandalin, limite
des Alpes d'Angrogne. Montoux, le second pasteur,
séparé des siens dans le trouble «un
pareil moment, fut entouré par les ennemis, puis
conduit dans les prisons de Turin, où il resta
jusqu'à la paix. Arnaud se crut perdu trois fois;
trois fois, il se mit en prière avec six des siens,
et trois fois Dieu éloigna le coup fatal. Enfin ce
chef, dont la vie était si précieuse,
atteignit la cime sur laquelle les quatre-vingts avaient
fait halte.
Cette défaite changea
la situation. Les huit premiers jours de leur
rentrée, les Vaudois, prenant l'offensive, avaient
battu successivement tous les corps qui s'étaient
trouvés sur leur chemin. Désormais, ils
n'attaqueront plus que rarement et seulement des convois,
des postes avancés, des colonnes
détachées. Réduits à la
défensive, ils se retrancheront dans les retraites
des montagnes, d'un abord difficile, dans des forteresses
naturelles aisées à défendre, tandis
que leurs détachements battront la campagne pour se
procurer quelques vivres. C'est sur les pentes de leurs
monts, au centre de leurs verdoyants pâturages, jadis
peuplés de leurs troupeaux, maintenant solitaires,
qu'ils vendront chèrement leur vie.
Décidés, du moins, à mourir dans leur
héritage, sur leur sol veuf et désolé,
ils ne poseront leurs armes qu'avec le dernier soupir, ou
à la paix, si leur prince leur en offre une
honorable.
Abandonnant donc
l'espérance de se maintenir dans leurs anciens
villages de la riche vallée de Luserne,
renonçant même à la possession du Villar
et de Bobbi, les Vaudois se retirèrent sur les
hauteurs de ce dernier endroit, aux granges du
Serre-de-Cruel, localité naturellement forte
où ils portèrent leurs malades et leurs
blessés. Les quatre-vingts qui s'étaient
réfugiés dans les Alpes d'Angrogne, ayant
reçu du renfort, formèrent une brigade active
et alerte, qui tint constamment la campagne, explora les
hameaux et les villages de ce vallon, y livra plusieurs
combats, entre autres un près de la Vachère et
du mont Cervin. Dans ce dernier, ils tinrent tête
à six, cents hommes, leur en tuèrent cent et
n'en perdirent eux-mêmes que quatre. Mais leurs
privations étaient grandes. Plus d'une fois, ils
n'eurent pour aliment que des fruits sauvages. Vingt-neuf
hommes revinrent un soir n'apportant qu'un pain de noix dont
ils durent se contenter. Un détachement qui rejoignit
le camp volant, avant le combat qu'on vient de mentionner,
avait passé deux jours sans rien manger; encore ne
put-on donner à chacun pour le réconforter
qu'un morceau de pain à peine gros comme la paume de
la main. Le soir de ce même jour, tous ces hommes
réfugiés dans les rochers près d'un
petit hameau, nommé Turin,
(16), s'estimèrent heureux de se nourrir de
choux crus qu'ils n'osèrent cuire au feu par crainte
d'être découverts. Le lendemain au Crouzet,
aussi dans le val Saint-Martin, ils n'eurent pour apaiser
leur faim et reprendre des forces qu'une soupe faite avec
des choux, des pois et des poireaux, sans sel, sans graisse
et sans aucun assaisonnement, ce qui ne les empêcha
pas de la manger avec grand appétit.
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