HISTOIRE DES VAUDOIS.
IICHAPITRE
XXV.
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS
EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN
ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX
(1686-1690).
Leur arrivée à
Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et
première tentative de rentrer aux Vallées. -
Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes
allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. -
Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat
et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart
«entre eux. - Troisième tentative. - Les
Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent
le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée
à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs
Vallées. - Difficulté de la situation, mesure
cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes
vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs,
puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. -
Désertions. - Forcés successivement se
réfugient à la Balsille. - Attaqués en
vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. -
Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la
Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes
nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi
remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de
Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. -
Retour des Vaudois épars dans leurs
Vallées.
Deux mille six cents Vaudois, hommes,
femmes et enfants, venaient d'entrer dans les murs de
l'hospitalière Genève
(1).
Environ cent soixante en deux ou trois bandes les y avaient
précédés l'automne
précédente. Un nombre à peu près
pareil, retardé par la maladie, l'enlèvement
ou la prison, rejoignit peu à peu la masse qui,
malgré ces renforts, ne monta jamais an chiffre de
trois mille, faible résidu d'une population de
quatorze à seize mille. Encore étaient-ils ou
malades ou exténués de fatigue et de besoins,
la plupart à peine protégés contre les
rigueurs de l'hiver (2)
par de vieux vêtements usés dans les prisons.
Il y en eut qui trouvèrent la fin de leur vie au
commencement de leur liberté, et qui
expirèrent entre les deux portes de la ville ; mais,
autant les plaies à panser étaient
considérables, autant la charité genevoise se
montra à la hauteur de cette noble tâche. La
population courait au-devant des exilés jusqu'au pont
de l'Arve, où était la frontière. Le
magistrat dut défendre de sortir de la ville
au-devant d'eux à cause des embarras qui
résultaient de cet empressement. C'était
à qui logerait un de ces chrétiens
persécutés. Les plus malades, les plus
souffrants étaient ceux qu'on cherchait de
préférence (3).
S'ils avaient de la peine à marcher, on les portait
sur les bras dans les maisons. Leurs hôtes ainsi que
l'administration de la bourse italienne pourvurent à
l'habillement de tous. Si Genève fit tant pour les
Vaudois, c'est qu'elle estima qu'elle recevait de la
présence de ces martyrs, en
bénédictions spirituelles, plus qu'elle ne
leur donnait elle-même en secours
temporels.
Une scène, qui se
renouvelait toutes les fois qu'une nouvelle brigade
d'exilés entrait en ville, fendait le coeur à
ceux qui y assistaient, c'était la recherche que les
premiers et les derniers arrivés faisaient de leurs
parents; c'étaient les questions qu'ils s'adressaient
et les réponses qu'ils recevaient sur le sort d'un
père, d'une mère, d'un mari, d'une femme, de
frères, de soeurs, d'enfants, qu'ils n'avaient pas
revus depuis dix mois. On ne sait vraiment quelle
réponse était la plus écrasante de
celles-ci : Votre père est mort en prison, votre mari
s'est fait papiste, votre enfant a été
enlevé, ou, personne n'a plus entendu parler de celui
que vous cherchez. Ce n'était donc pas seulement de
pain, de vêtements et d'un asile qu'ils avaient
besoin, ces enfants des Alpes, c'était aussi d'amis
sincères qui pleurassent avec eux et qui les
consolassent dans leurs afflictions.
S'ils trouvèrent
à Genève des âmes compatissantes, ils en
'rencontrèrent aussi de nombreuses dans les villes et
les campagnes de la Suisse protestante et de l'Allemagne,
où la fraternité chrétienne les
accueillit (4);
car ils ne purent rester à Genève. Le
traité conclu par les Cantons
évangéliques avec le duc pour
l'émigration des Vaudois spécifiait leur
éloignement des frontières. Aussi, à
mesure qu'ils se remettaient de leurs fatigues, ils
étaient transportés dans le pays de Vaud et de
là par Yverdon (5),
par les lacs et les rivières dans l'intérieur
de la Suisse,
Les Cantons
évangéliques, Berne surtout, nourrissaient
déjà des réfugiés
français (6)
par milliers. Ces victimes de la cruauté de Louis XIV
étaient pour un quart, ou pour un tiers «entre
eux, assistés par la charité publique et
particulière. Les Vaudois, dénués de
tout, devenaient donc pour l'état et pour la
population l'occasion d'un surcroît de dépense,
une charge pesante. Mais de sages mesures avaient
été prises. Berne, par exemple, avait fait ses
préparatifs, dès l'instant que
l'émigration avait été
décidée. Cinq mille aunes de toile de lin
d'Argovie avaient été réduites en
chemises. Une égale quantité de drap de laine
commune de l'Oberland avait servi à la confection de
chauds vêtements. Des centaines de paires de souliers
attendaient dans des dépôts. Les baillis,
instruits à temps de la volonté de leurs
excellences, avaient stimulé, s'il en était
besoin, les sentiments généreux des
administrations communales et des particuliers. Un nouveau
jeûne, en février 1687, au moment où la
plus grande masse des exilés entrait à
Genève, avait préparé les coeurs par
les inspirations de la religion. Une nouvelle collecte avait
été faite en même temps. Les Suisses
réformés reçurent à bras ouverts
leurs frères du Piémont, comme ils venaient de
recevoir ceux de la France, et avec plus de compassion
encore, car les Vaudois en avaient plus besoin. Les Cantons
évangéliques se les partagèrent dans
une proportion déterminée d'avance entre eux.
Zurich en prit trente sur cent; Bâle douze;
Schaffhouse huit; Saint-Gall, Appenzel extérieur, les
Grisons et Glaris en reçurent aussi. Berne se chargea
de quarante-quatre sur cent, dont il plaça une partie
à Bienne, à la Neuville et dans le
comté de Neuchâtel.
La charité
n'était sans doute pas égale partout. Avouons
même qu'elle était contrainte en quelques
endroits, étant provoquée par
l'autorité. Quelques réfugiés
piémontais se plaignirent. Tous ceux qui les
employaient comme ouvriers ne les traitaient pas toujours
convenablement. Il se peut cependant que la bonne
réception qui leur avait été faite en
certains lieux les eût rendus plus difficiles dans
d'autres, et surtout que l'ennui, que le mal du pays, ne les
disposât quelquefois à la mauvaise humeur ou au
découragement. Cependant, la
généralité des exilés se montra
sensible et reconnaissante. « Nous n'avons pas
d'expressions assez fortes, écrivirent ceux d'entre
eux qui partirent plus tard pour le Brandebourg, pour vous
témoigner la reconnaissance que nous avons de vos
bienfaits. Nos coeurs, pénétrés de
toutes vos bontés, iront publier dans les climats
reculés cette charité immense dont vous avez
recréé nos entrailles et subvenu à tous
nos besoins. Nous aurons soin d'en instruire nos enfants et
les enfants de nos enfants, afin que toute notre
postérité sache que, après Dieu, dont
les grandes compassions nous ont empêchés
d'être entièrement consumés, c'est
à vous seuls que nous devons la vie et la
liberté, (7).
»
Pendant que les victimes d'une
politique fanatique se reposaient sous le toit de
l'hospitalité chrétienne, la question de leur
avenir occupait activement leurs protecteurs de l'Allemagne,
de la Hollande et de la Suisse
(8).
L'électeur de Brandebourg et plusieurs princes
allemands leur ouvraient leurs états. L'on parlait en
Hollande de leur faciliter une émigration en masse,
au cap de Bonne-Espérance, ou en Amérique
(9).
L'écho de ces voix amies répétait leurs
offres aux oreilles des Vaudois et remplissait leurs coeurs
d'inquiétude. Quand, l'année auparavant, les
députés suisses leur avaient proposé
l'abandon de leur patrie, comme seul moyen d'échapper
à de plus grands maux encore, une nombreuse partie
d'entre eux s'y était énergiquement
opposée. Ils n'y avaient consenti que lorsque,
prisonniers depuis des mois dans les forteresses du
Piémont, il ne leur était resté, outre
l'apostasie, que ce moyen d'en sortir. Maintenant que les
cachots et leur éloignement prolonge d'une patrie
bien aimée ne la leur ont rendue que plus
chère, ils éprouvent une angoisse infinie
à la pensée qu'ils pourraient ne jamais la
revoir et qu'on voudrait qu'ils y renonçassent
à toujours. Assurément, ils rendent
grâces à Dieu et bénissent leurs
frères de leur avoir obtenu la liberté, de les
avoir nourris et consolés, et de leur offrir encore
des maisons et des champs. Mais les lieux où l'amour
de Dieu et la charité chrétienne leur offrent
des asiles ne peuvent prendre dans leur imagination la place
du sol natal. La terre étrangère, quelque
bienveillants qu'en soient les habitants qui consentent
à la partager avec eux, ne saurait être pour
eux la patrie, la terre de leurs pères. Ils ne
peuvent oublier ces lieux, théâtre de leur
enfance, que l'habitude de les voir avait pour ainsi dire
identifiés à leur être, cette maison
paternelle pleine des souvenirs les plus doux, l'ombrage de
leurs figuiers et de leurs châtaigniers, les champs,
les coteaux qu'ils ont cultivés, les montagnes
majestueuses, aux gras pâturages, sur lesquelles ils
ont mené paître les troupeaux; leur âme
se complaît dans les images et dans les souvenirs
qu'elle a emportés et qui ont doublé de prix
à leurs yeux. 0 chrétiens de Suisse,
d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre, bienfaiteurs des
Vaudois ne vous irritez pas de cette apparente
indifférence pour vos bienfaits, car vous avez aussi
une patrie qui vous est chère. Et toi, Seigneur des
cieux et de la terre, pourrais-tu désapprouver la
préférence qu'ils donnent au pays où
leurs ancêtres te restèrent fidèles
dès les premiers âges de l'Église de ton
Fils ? Leur désir de te servir encore sur le sol de
la liberté chrétienne, au milieu des tombes
des martyrs, leurs aïeux, et de replacer en ces lieux
vénérables le flambeau de ton Évangile,
pour que la lumière luise encore dans les
ténèbres, pourrait-il ne t'être pas
agréable? Que dis-je ? leur dessein même ne
viendrait-il pas de toi ? Tu ne veux pas, sans doute, que le
témoignage rendu à la vérité par
les anciens Vaudois soit affaibli par l'éloignement
définitif de leurs fils des contrées où
ils te le rendirent.
Le désir des Vaudois de
retourner dans leur patrie, bien qu'au fond de tous les
coeurs, ne se transforma que successivement en projet,
à mesure que l'on pût croire à la
possibilité de sa réalisation. Le ministre
Arnaud qui, dans la suite, fut le chef de l'entreprise, en
fut peut-être l'âme dès son origine;
mais, à la première nouvelle qu'on en eut, on
l'attribua au zèle bouillant du héros de Rora,
l'intrépide Janavel, retiré à
Genève, depuis qu'une sentence de mort
menaçait sa tête. Genève se croyant
compromise vis-à-vis de la Savoie le bannit de ses
murs (10). Il y revint bientôt
après.
La première tentative
des Vaudois de retourner dans les Vallées devait
échouer à son début, tant elle fut
faite à l'aventure, sans précautions, sans
chefs et sans armes, pour ainsi dire. Ceux qui y prirent
part arrivèrent tumultueusement de leurs
cantonnements de Zurich, de Bâle, d'Argovie et de
Neuchâtel, à Lausanne et dans les environs,
vers la fin de juillet 1687, n'ayant pris aucune des mesures
nécessaires pour une telle expédition. Leur
nombre était d'ailleurs peu considérable,
trois cent cinquante environ. Arrêtés par le
bailli de Lausanne, à Ouchy, où ils
cherchaient à s'embarquer, ils se soumirent, en
gémissant, à l'ordre de retourner aux lieux
d'où ils étaient venus. (Tiré des
archives de Berne.)
Pour n'avoir pu
réussir, les Vaudois n'abandonnèrent point
leur dessein. Ils comprirent qu'ils s'y étaient mal
pris, qu'il fallait mûrir un plan, faire des
préparatifs, et procéder à
l'exécution avec ensemble, en secret, sous la
direction de leurs chefs. C'est ce qui eut lieu. Leur
premier soin fut d'envoyer trois hommes
(11)
à la découverte des chemins
détournés qu'on pourrait suivre pour retourner
aux Vallées. ils devaient éviter les
localités populeuses, suivre de
préférence les hautes vallées et les
cols élevés, passer les rivières vers
leur source, puis, parvenus à leur destination,
engager des amis à préparer secrètement
du pain (12), et à le déposer dans des
endroits convenus. Telles furent les principales directions
et instructions qu'on leur donna.
Pendant que les trois espions
s'acquittaient de leur mission au péril de leur vie,
les Cantons, mécontents de la tentative des Vaudois
qui pouvait les compromettre vis-à-vis du duc de
Savoie, continuaient de précédentes
négociations avec des princes allemands pour
l'émigration de leurs hôtes devenus
incommodes.
L'électeur de
Brandebourg, Frédéric-Guillaume, que son
siècle a nommé le grand Électeur,
prince dont les Vaudois, ainsi que les protestants
français, béniront à jamais la
mémoire, ne s'était pas contenté
d'intercéder auprès du duc de Savoie, en
faveur de ses coreligionnaires opprimés; il
s'était montré prêt à recueillir
une partie des débris de leur population, et avait
écrit, pour des subsides en leur faveur, au prince
d'Orange, aux États-Généraux de
Hollande, à la ville de Brême, à
l'électeur de Saxe ainsi qu'en Angleterre. Il ne
s'agissait plus que de déterminer le chiffre des
émigrants. Des deux mille six cent cinquante-six
Vaudois, répartis dans les Cantons, l'électeur
consentait à se charger d'environ deux mille. Les
vieillards et les malades devaient rester en Suisse. Tels
étaient les arrangements pris à Berlin, de
concert avec le député des Cantons, le
conseiller Holzhalb de Zurich. Mais les Vaudois, pleins du
projet 'de retourner dans leur patrie, se montraient peu
pressés de se rendre dans l'asile que leur offrait la
charité du grand électeur à Stendal,
dans le voisinage de l'Elbe, au nord de Magdebourg. Ils
s'effrayaient de s'éloigner autant de leur ancienne
patrie. Le climat et la langue les faisaient aussi
hésiter. Des démarches faites par les Cantons
évangéliques et par des
délégués vaudois avaient aussi
incliné les coeurs de l'électeur Palatin, du
comte de Waldeck et du duc de Wurtemberg, à mettre
des terres cultivables à la disposition des
exilés des Vallées. Mais, bien qu'on fût
parvenu au printemps de 1688, les Vaudois n'avaient pu se
résoudre à se séparer et à
s'établir dans leurs lointaines colonies. « Il
semble, que ces pauvres gens, disait Rémigius
Mérian, résident de l'électeur de
Brandebourg à Francfort, changent tous les jours de
dessein et ne peuvent se décider à rien de
fixe.... Ils soupirent toujours après leur pays et
les leurs.... Ils abusent des faveurs que leur offrent les
princes. » (DIETERICI, die Waldenser, etc., p. 145 et
suiv.)
Obligés cependant par
leur position de se prononcer, ils décident enfin
qu'une partie d'entre eux, mille environ, se rendront dans
le Brandebourg, mais que les autres se répartiront
dans le Palatinat et dans le Wurtemberg, pour n'être
pas trop éloignés des états de Savoie;
car ils n'ont point oublié leur projet secret.
Comment, quand les souvenirs religieux et l'exil vous
rendent une patrie doublement chère, comment
détourner les regards de dessus les montagnes
lointaines qui la cachent? Les captifs, à Babylone,
s'écriaient, eux aussi : Si je t'oublie,
Jérusalem, que ma droite s'oublie elle-même.
Que ma langue soit attachée à mon palais, si
je ne me souviens de toi. (Ps. CXXXVII, v. 5,
6.)
Le chambellan de Bondelly
était arrivé avec mission de conduire les
mille Vaudois à leur destination. La mort de son
maître, le grand électeur
Frédéric-Guillaume, le protecteur des
protestants sous la croix, ne mettait point obstacle au
départ, Frédéric III, son successeur,
ayant manifesté la volonté de recueillir
l'héritage de charité que lui léguait
son père.
D'un autre côté,
les trois espions étaient de retour
(13)
Leur rapport sur l'état de leurs Vallées,
habitées alors par des étrangers, et sur le
chemin qu'on pourrait suivre pour y retourner, engagea les
directeurs à tenir un conseil, dans lequel la
résolution fut prise de faire une seconde tentative
par le Valais, le grand et le petit Saint-Bernard et le mont
Cenis. Bex, petite ville à l'extrémité
méridionale de l'état de Berne
(14), au pied des montagnes, près d'un pont
sur le Rhône, fut choisie pour le lieu du rendez-vous.
Le moment fixé fut la nuit du 9 au 10 juin
1688.
À la tête du
mouvement était un homme dont le nom, qui a retenti
au loin de son temps, passera à la
postérité la plus reculée, un homme de
paix et de guerre (15), humble ministre du Seigneur et chef
«armée, à la parole éloquente et
diserte, nourrie de l'Écriture sainte quand il
s'agissait d'instruire et «exhorter, au langage
onctueux et fervent, quand, à genoux, il priait le
Père des miséricordes pour son Église
humiliée, au ton bref et ferme lorsqu' il dirigeait
la marche ou qu'il commandait dans la mêlée;
cet homme était Arnaud. Né aux environs de
Die, en Dauphiné, Henri Arnaud, l'un des pasteurs les
plus estimés de l'Église vaudoise, au moment
du désastre général de 1686, trop
prudent et trop clairvoyant pour se livrer aux troupes du
duc, s'était éloigné
(16). Et quand le résidu du peuple, auquel
il avait consacré sa vie, fut sorti de prison, il le
rejoignit. Il séjourna à Neuchâtel. avec
une partie des siens. Son génie et son
caractère résolu le désignèrent
aux Vaudois, comme l'homme autour duquel ils devaient se
grouper, comme l'âme vivante de leur peuple, comme
leur chef, en un mot. Ce fuit à lui, en effet, que la
confiance générale remit le commandement de
l'expédition, depuis longtemps projetée, et
qui maintenant était en pleine
exécution.
Les Vaudois les plus courageux
avaient quitté leurs cantonnements et traversaient la
Suisse, de nuit, par des chemins détournés, se
rendant à Bex, rendez-vous général
(17). Mais, quelque secrète que fût
leur marche, elle ne put être cachée aux
sénats de Zurich et de Berne, non plus qu'au conseil
de Genève, qui apprit tout-à-coup que soixante
Vaudois, qui servaient dans la garnison, venaient de
déserter et «entrer dans le pays de Vaud. Leur
projet étant éventé échoua. Une
barque chargée d'armes n'arriva point à
Villeneuve où ils l'attendaient. Le bailli
«Aigle, prévenu par leurs excellences, dut se
conformer à leurs ordres et arrêter
l'expédition. Celle-ci eût d'ailleurs
rencontré des obstacles insurmontables. Les
Valaisans, d'accord avec les Savoyards, ayant au premier
bruit occupé le pont de Saint-Maurice, la clef du
passage, les uns et les autres, par leurs signaux, avaient
mis tout le Chablais sur pied et le Valais sur ses gardes.
L'ordre fatal de rebrousser chemin fut donné avec
tous les ménagements de la charité aux six ou
sept cents Vaudois, arrêtés dans leur route et
réunis dans le temple de Bex, par le
généreux Fr. Thormann, bailli ou gouverneur
d'Aigle. Ce fut avec les larmes aux yeux qu'il les harangua,
leur démontrant que leur projet étant
éventé et leurs adversaires en armes, il
serait téméraire de songer à passer
outre, que leurs excellences ne le pourraient permettre sans
être accusées de rompre les traités. Il
rendait justice à leur zèle, et, pour incliner
leurs coeurs à la patience et à la confiance
en Dieu, au milieu de leurs épreuves, il leur
rappelait que le Seigneur, qui est attentif aux
requêtes de ses enfants et qui tient les temps dans sa
main, saurait bien amener lui-même le moment
favorable. Ce discours sensé et bienveillant ayant
déjà un peu calmé les esprits, leur
pasteur et chef, Arnaud, les soumit entièrement par
une prédication sur ces touchantes paroles du Sauveur
: Ne crains point, petit troupeau. (Luc, XII, v.
32.)
Les Vaudois dirigés sur
Aigle, logés chez des particuliers, prirent
congé, avec gratitude, de ce gouverneur humain, qui
leur prêta encore 200 écus pour aider dans leur
retour ceux qui habitaient aux extrémités de
la Suisse. Ils sentirent surtout ce qu'ils lui devaient,
lorsqu'il se virent repoussés de Vevey, où on
leur refusa même des vivres, et qu'ils se virent
traités avec sévérité, sur toute
la route, par l'ordre des conseils de Berne,
mécontents, on le conçoit bien, d'une
expédition qui compromettait leur honneur, puisqu'on
ne manquerait pas à Turin de les en croire complices.
C'est ce qui arriva en effet, mais les Cantons se
lavèrent parfaitement d'une telle
imputation.
Quant aux
expéditionnaires, relégués pendant
quelque temps dans l'île de Bienne (Saint-Pierre), ils
reçurent, deux mois plus tard, de l'assemblée
des Cantons, l'ordre de reprendre la route du nord de la
Suisse, de Zurich, de Schaffhouse, et d'accepter,
malgré, l'opposition que plusieurs continuaient
à montrer, les offres charitables des princes
allemands. Plus de huit cents personnes, hommes, femmes et
enfants, s'embarquèrent sur le Rhin pour se rendre
dans les états de Brandebourg. Et tandis que le
commandant français de Brissac faisait tirer sur
leurs bateaux, Frédéric III leur
préparait une cordiale réception. Une partie
séparée de la ville de Stendal leur fut
donnée pour habitation; d'abondants secours leur
rendirent la vie facile. Il leur fut accordé,
non-seulement d'avoir leurs propres pasteur et
régent, mais encore leurs propres magistrats
municipaux et juges. Huit cents Vaudois s'en furent,
à leur tour, labourer et ensemencer les riches
campagnes du Palatinat, que l'électeur,
Philippe-Guillaume de Neubourg, avait mises à leur
disposition. Sept cents s'établirent dans le
Wurtemberg. Quelques centaines restèrent en Suisse,
et en particulier dans les Grisons. Arnaud, après
avoir présidé à cette
dissémination qu'il ne pouvait que déplorer,
partit, accompagné d'un capitaine vaudois
(18), et s'en fut en Hollande consulter sur son
projet secret le prince Guillaume d'Orange, qui était
mieux que personne au courant des affaires et de la
politique européenne. Ce prince qui devait,
l'année suivante, monter sur le trône
d'Angleterre, à la place du papiste Jacques II,
encouragea le persévérant Arnaud, lui faisant
espérer que les circonstances seraient bientôt
favorables à son entreprise. Il lui conseilla, en
attendant, de tenir les Vaudois aussi réunis que
possible.
En effet, c'est à peine
si quelques mois s'écoulent, et déjà
les circonstances politiques favorisent l'accomplissement du
projet d'Arnaud. La guerre éclate, l'Allemagne est
envahie dans l'automne de 1688. La France couvre le
Palatinat de ses soldats. Les Vaudois qui s'y trouvent,
craignant ces Français qui leur ont fait tant de mal
dans leurs Vallées, se retirent devant eux et
reprennent le chemin de la Suisse. Une partie de ceux de
Wurtemberg en font autant. Les Cantons
évangéliques, touchés de leurs
souffrances nouvelles, les accueillent avec bonté;
Schaffhouse, surtout, dont ils empruntent le territoire.
Bientôt on les dissémine dans leurs anciens
logements, même dans les contrées de langue
française, comme la Neuville et Neuchâtel.
L'intercession de la Hollande ne fut peut-être point
inutile, en ces jours-là, aux pauvres exilés,
ballottés par les orages politiques, loin de leur
patrie. M. de Convenant, député par les
Etats-Généraux, suppliait les Cantons, au
commencement de 1689, de continuer leur protection aux
Vaudois jusqu'à ce que sa majesté britannique,
Guillaume d'Orange (19), eût pourvu à leur
établissement dans ses nouveaux états. Ainsi
protégés, les enfants des Vallées
attendent l'heure solennelle du départ, en gagnant
honnêtement leur vie, par leur travail, la plupart
chez des paysans. Partout on a rendu justice à leur
activité et à leur probité. Le seul
délit dont l'on ait accusé l'un d'entre eux,
fut l'enlèvement d'un fusil, restitué plus
tard.
L'aurore de la
délivrance, si impatiemment attendue, parut enfin sur
l'horizon politique, invitant les Vaudois au départ,
à la rentrée à main armée dans
leur patrie. La Savoie était dégarnie de
troupes ; Victor-Amédée les avait
retirées en Piémont, où il en avait
besoin. La France, attaquée par l'empereur, par la
Hollande, et bientôt, on pouvait le prévoir,
par l'Angleterre, dont le prince Guillaume &Orange
occupait le trône, la France ayant à se
défendre de tous côtés ne pouvait
fournir des renforts au duc de Savoie contre les Vaudois
qui, une fois dans les retraites de leurs montagnes,
sauraient sans doute se défendre jusqu'au jour
où leurs puissants protecteurs leur obtiendraient une
capitulation honorable.
Rassurés sur le compte
de leurs adversaires, il ne restait aux Vaudois qu'à
se précautionner contre leurs amis, que la politique
contraignait à mettre des obstacles à leur
départ. l'entreprise était difficile
assurément. Mais si l'on pouvait garder le secret,
elle, n'était pas impossible. l'expérience de
deux tentatives avortées enseigna le silence et une
prudence consommée. Berne conçut cependant
quelques soupçons, et donna des ordres à ses
baillis de Chillon et «Aigle, à celui de Nyon et
à d'autres encore, pour le cas où les Vaudois
tenteraient le passage comme l'année
précédente. Berne fit aussi surveiller Arnaud
qui résidait à Neuchâtel avec sa femme.
Toutefois ce chef entreprenant prit si bien ses
précautions, fit ses préparatifs, avec tant
d'habileté, et donna des ordres si précis,
que, malgré la surveillance de leurs excellences, il
réussit parfaitement.
Le lieu de rassemblement,
assigné aux Vaudois disséminés,
était une assez vaste forêt, nommée bois
de Prangins, et située au bord du lac Léman,
dans le voisinage de la petite ville de Nyon, aux confins du
territoire bernois (20). L'étendue de la forêt, sa
position isolée le long du rivage, vis-à-vis
de la côte savoyarde, qui n'en est distante que d'une
lieue, l'avaient fait préférer à tout
autre point. L'époque fixée pour le
rendez-vous avait été également bien
choisie. L'on avait profité de la solennité
d'un jeûne général qui, retenant les
populations dans les temples et dans l'intérieur des
villages, détournerait les regards de dessus les
voyageurs armés, et rendrait très-difficile la
mise sur pied des milices de la contrée, au cas
où l'autorité voudrait s'opposer au
rassemblement ou à l'embarquement.
Le mouvement de plusieurs
centaines d'hommes armés ne put être
caché si bien que les baillis n'en reçussent
avis (21).
Mais les soins que les bandes
mirent à dérober leur marche dans les bois, et
surtout à séjourner sur les terres
écartées, du bailli de Morges, jusqu'au moment
décisif, le soir du 16 août, qu'elles
entrèrent inaperçues dans le bailliage de Nyon
et dans le bois de Prangins, lorsqu'on les en croyait encore
éloignées, puisque dans l'intervalle on
s'était assuré quelles n'y étaient pas,
de telles précautions déjouèrent les
mesures que les baillis s'étaient hâtés
de prendre. Tous les sujets de craintes n'étaient
cependant pas écartés. À peine les
principales brigades furent-elles arrivées sur le
soir dans le bois de Nyon, qu'elles virent aborder de
nombreux bateaux remplis de curieux qui voulaient s'assurer
si les bruits en circulation avaient quelque fondement.
Cette circonstance qui eût pu leur être fatale,
qui les obligea même à s'embarquer plus
tôt qu'ils n'avaient compté, avant que tous les
leurs fussent arrivés, leur fut d'autre part
très-avantageuse, en mettant à leur
disposition de nombreux "moyens de transport dont ils
manquaient.
Ce fut entre neuf et dix
heures du soir, le 16 août 1689, le lendemain d'un
jour de jeûne, que Henri Arnaud donna le signal du
départ (22), en se jetant à genoux sur le rivage
et en invoquant à haute voix le Dieu tout bon et tout
puissant, qui, dans leurs détresses, était
resté leur sauvegarde et leur espérance.
Quinze bateaux démarrèrent portant sur leurs
bords la majeure partie de la petite armée. Un coup
de vent qui en écarta momentanément
quelques-uns leur fit rencontrer un bateau de Genève
qui leur amenait dix-huit des leurs. A peine arrivés
au rivage opposé, les transports reprirent le large
pour chercher ceux qui avaient dû attendre
(23). Mais des quinze bateaux, trois seulement
touchèrent encore dans la nuit au bois de Prangins et
transportèrent un nouveau détachement sur la
côte de Savoie (24). Les autres s'éclipsèrent. Par
ce contre-temps, deux cents hommes restèrent sur la
rive suisse. Il est à présumer que ce
n'étaient pas les plus bouillants. Plusieurs d'entre
eux n'étaient pas armés. Arnaud regretta aussi
l'absence d'une vingtaine d'hommes qui,
relâchés trop tard à Morges où on
les avait arrêtés, ne purent rejoindre. Tous
ces hommes du moins regagnèrent leur asile dans les
Cantons. Mais la perte la plus déplorable fut celle
de cent vingt-deux braves, venant des Grisons, de Saint-Gall
et du Wurtemberg. lis furent arrêtés dans les
petits Cantons (papistes) sur la demande du comte de Govon,
résident de Savoie, qui avait eu vent de leur voyage,
et transférés dans les prisons de Turin
d'où ils ne sortirent qu'à la paix. Les
Vaudois domiciliés à Neuchâtel, partis
le 16 seulement, manquèrent également au
rendez-vous, ainsi que le capitaine Bourgeois
(25)
qui devait commander l'expédition
(26).
|