Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LES PENSÉES DE BLAISE PASCAL DANS L'ÉDITION DE 1671


Faiblesse de l'homme.

 

CE qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition ; non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait beaucoup de ces gens là au monde ; afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et qu'il est au contraire dans la sagesse naturelle.

[§] La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. [183]

[§] Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieil, de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vérité.

Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu. Si trop longtemps après, on n'y entre plus.

Il n'y a qu'un point indivisible, qui soit le véritable lieu de voir les tableaux. Les autres sont trop prés, trop loins, trop hauts, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale qui l'assignera.

[§] Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais estant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler [184] et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ; à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte.

Qui dispense la réputation ? Qui [185] donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion ? Combien toutes les richesses de la terre sont elles insuffisantes sans son contentement ?

L'opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione Regina del mundo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal s'il y en a.

[§] On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

[§] L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en fondant jusques dans leur source, pour y faire remarquer le défaut [186] d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.

[§] Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâtir et suer. Je ne veux pas rapporter tous les effets. Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats, l'écrasement d'un charbon emportent la raison hors des gonds ?

[§] Ne diriez-vous pas que ce [187] Magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter aux vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. La voilà prêt à ouïr avec une gravité exemplaire. Si l'Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que le barbier l'ait mal rasé, et que le hasard l'ait encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du Magistrat.

[§] L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne soit sujet a être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez [188] qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient la raison en échec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les Royaumes.

[§] Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression à proportion.

Notre propre intérêts est encore un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un Avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre ont esté les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents.

[§] La justice et la vérité sont [189] deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop émoussez pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout au tour, plus sur le faux que sur le vrai.

[§] Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles.

Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a principe quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez crû dés l'enfance qu'un coffre était vide lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez crû le vide possible : c'est une illusion de vos sens fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres disent au [190] contraire : parce qu'on vous a dit dans l'école, qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé, les sens ou l'instruction ?

[§] toutes les occupations des hommes sont a avoir du bien ; et le titre par lequel ils le possèdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont fait les lois. Ils n'ont aussi aucune force pour le posséder sûrement : mille accidents le leur ravissent. il en est de même de la science : la maladie nous l'ôte.

[§] L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ineffaçables sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison, et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences : et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle à leur tour : elle [191] s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à l'envi.

[§] Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leur pères, comme la chasse dans les animaux.

Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience. Et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la disposition.

Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature, ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.


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Misère de l'homme.

 

Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.

L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort, et l'embarrasse si étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans [193] réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi même, et d'éviter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l'attention que l'on ferait sur soi même durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir, et d'être avec soi.

On charge les hommes dés l'enfance du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les charge d'affaires : on leur fait entendre, qu'ils ne sauraient être heureux, s'ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune, leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dés la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient, et ils penseraient à eux même ; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous entiers, et les dérobe à eux mêmes.

C'est pourquoi quand je me suis [195] mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent à la Cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent tant de querelles, de passions, et d'entreprises périlleuses et funestes ; j'ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi, n'en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d'une place : et si on ne cherchait simplement qu'à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

Mais quand j'y ai regardé de plus prés, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective, c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui même qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soumettant dans le sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui l'en doit entièrement délivrer.

Mais pour tous ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu'il est incapable de remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui qu'on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l'avenir : et si on ne l'occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c'est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue [198] de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements, qu'à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'épreuve ; qu'on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l'on verra, qu'un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199] loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide. C'est à dire, qu'ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu'il sera malheureux, tout Roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez y garde. Qu'est-ce autre chose d'être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d'avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser par une heure en la journée où ils puissent penser à eux mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. [200]

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ; mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien à la vérité une partie [201] de leurs misères ; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses, et si méprisables : mais ils n'en connaissent pas le fonds qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéries de cette misères intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas, et de plus vain ; s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en même temps qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent [202] pas eux mêmes. Un Gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble dans la chasse : il dira, que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l'on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l'on ne pense pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos ; et l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, [203] qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fonds du coeur, où il a ses racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il serait mieux d'avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n'était guère [204] plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait que l'homme se pût contenter de soi même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son coeur d'espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il méditait.

On doit donc reconnaître, que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause étrangère d'ennui par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont [205] infiniment moins raisonnables que son ennui.

[§] D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application. C'est une joie de malade et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son dérèglement. C'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange [206] que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume, avec tant d'application d'esprit, et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joue qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'Algèbre qui ne l'avait pu être jusques ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité : et ceux là sont les plus sots de [207] la bande, puis qu'ils le sont avec connaissance ; au lieu qu'on peut penser des autres, qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient cette connaissance.

[§] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner tous chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être, que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer ; et qu'il se forme un objet de passion, qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208] seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c'est à dire qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu'en nous causant une misère plus réelle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

[§] Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une [209] consolation bien misérable, puis qu'elle vas non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l'un et l'autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il [210] n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.



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