Les septs Eglises d'Asie
CINQUIÈME DISCOURS
SARDES
ou
LA MORT
SPIRITUELLE
Écris aussi à l'ange
de l'église de Sardes : Celui qui a
les sept esprits de Dieu et les sept
étoiles, dit ces choses : je
connais tes oeuvres : tu as la
réputation d'être vivant,,
mais tu es mort. Sois vigilant et confirme
le reste qui s'en va mourir; car je n'ai
point trouvé tes oeuvres parfaites
devant Dieu. Souviens-toi donc des choses
que tu as reçues et entendues et
garde-les, et te repens; mais si tu ne
veilles pas, je viendrai contre toi comme
le larron, et tu ne sauras point à
quelle heure je viendrai contre
toi.
Toutefois tu as quelque
peu de personnes aussi à Sardes,
qui n'ont point souillé leurs
vêtements, et qui marcheront avec
moi en vêtements blancs, car ils en
sont dignes. Celui qui
vaincra sera vêtu de vêtements
blancs et je n'effacerai point son nom du
livre de vie; mais je confesserai son nom
devant mon Père et devant ses
anges. Que celui qui a des oreilles
écoute ce que l'Esprit dit aux
églises. (Apoc. III, 1-6.)
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Mes frères,
Si, au temps des apôtres, les
anciens présentaient, comme chez nous, des
rapports annuels sur la marche de leurs
églises respectives, celui de la
congrégation de Sardes dut être, en
somme, très encourageant dans l'année
où Jean écrivit l'Apocalypse. - je
crois entendre ce rapport : «
Fréquentation du culte, très
satisfaisante; conduite des membres,
irréprochable. Pas de scandales; aucun cas
grave de discipline! Nul dissentiment! Nulle
hérésie! Pas de défections!
L'église a donc continué sa marche
tranquille; et si la ferveur de ceux qui la
composent, si leur action sur le monde semblent
n'être plus telles qu'autrefois, c'est que la
rupture avec le paganisme est maintenant
consommée, et que le premier
amour ne peut probablement pas
toujours durer.... » Conclusion du rapport :
« N'avons-nous pas lieu de bénir le
Seigneur pour l'état de notre chère
église, surtout si nous le comparons
à celui de sa pauvre soeur de Thyatire, ou
même à celui de l'église de
Pergame, celle-ci menacée, celle-là
ravagée par ces nicolaïtes que nous
ignorons?... » Là-dessus, cantique
d'actions de grâces et satisfaction intime
dans toute la congrégation!
À quelque temps de là
arrive de Patmos le livre de la
Révélation de Jean. Nouvelle
réunion de l'église pour en avoir
lecture. On en vient aux sept épîtres
: après celle d'Éphèse, celle
de Smyrne, puis celle de Pergame, celle de
Thyatire, puis,... ô indicible attente!... la
lettre de Sardes! - Cette fois c'est le rapport du
Seigneur! Quel est-il? « je connais tes
oeuvres, tu as la réputation d'être
vivant, mais... mais tu es mort! » Quel coup
de foudre! « Quoi? morts!... nous ! avec notre
orthodoxie et notre horreur des nicolaïtes;
avec notre assiduité au culte et nos
contributions pour les oeuvres
chrétiennes!... morts? »
Eh bien, mes frères, quelle
qu'ait été son impression
première, j'aime à penser que
l'église humiliée
aura béni cette main fidèle qui
abaisse et qui relève, qui blesse et qui
guérit! De la part du Seigneur, n'est-ce pas
aimer que de dire la vérité ?
Mais que penser de ce contraste entre
les rapports de Dieu et les rapports des hommes?
Que ceux-ci, sans qu'on le veuille, peuvent
être faux! Quelle énorme distance,
quel abîme existe, parfois, entre
l'état réel d'une église ou
d'une âme et l'opinion qu'elle a ou qu'on se
fait d'elle! « Tu as la réputation de
vivre, mais tu es mort! » Une église
peut donc avoir les apparences de la vie, comme ces
personnes retrouvées à Pompéi
dans l'attitude même de la vie, quand, depuis
longtemps, elle ne vit plus ou presque plus au
jugement de Dieu; quand, à la vie
ecclésiastique, à la vie morale et
à de certaines habitudes religieuses, ne
s'ajoute plus ou presque plus chez ses membres la
vie de l'Esprit, la communion avec Christ, la vie
spirituelle enfin, qui est la seule que
l'Évangile compte comme vie !
Quelle leçon pour nous, mes
frères! Leçon propre à nous
abattre? Non pas, certes, nous le verrons en
finissant. L'église de Sardes elle
même ne devait pas
désespérer de son avenir, puisque le
Seigneur lui laisse entendre, par tout le reste de
sa lettre, que son mal n'est ni absolu, ni sans
espoir. Mais cette leçon est propre à
nous faire réfléchir, à
exciter notre vigilance, d'autant que, de tous les
dangers qui menacent les âmes et les
églises, il n'en est pas de plus commun, pas
de plus caché, pas de plus varié dans
ses causes et de plus funeste dans ses effets que
celui de la mort spirituelle sous des dehors
trompeurs de vie!
Pour vous le prouver, je vous citerai
trois cas analogues à celui de Sardes, l'un
dans l'histoire de l'église grecque, le
second dans celle de l'église protestante
allemande, et le troisième dans celle des
dissidents anglais.
I
Si je ne croyais pas à l'avenir de
l'église grecque, il me serait très
pénible d'avoir à comparer son
passé à l'état de celle de
Sardes. Mais j'espère
beaucoup pour elle. Je la crois destinée
à un grand rôle dans le Royaume de
Dieu! C'est, me semble-t-il, en vue de cette
destination future qu'elle a été
séparée de Rome et mise à
part, mise en réserve, dès le IXe
siècle, par le Seigneur, alors, il est vrai,
que des erreurs nombreuses avaient pu
déjà naître, mais avant
qu'eussent paru quelques-unes des plus graves, par
exemple l'interdiction absolue du mariage aux
prêtres (1)
et celle de la Bible aux laïques.
L'église grecque a donc, en commun avec
Rome, bien des superstitions et bien des doctrines
antiévangéliques, mais, avec nous,
elle repousse le système papal, le
purgatoire, les indulgences, ce trafic du pardon
comme elle l'appelle elle-même; avec nous
elle donne la cène sous les deux
espèces, et surtout elle conseille la
lecture de la Bible, au lieu de la prohiber. Depuis
le commencement de ce siècle, la soif de la
Parole de Dieu, la dissémination des
traités et la préoccupation des
questions religieuses sont telles , en Russie,
qu'il est impossible de n'y pas
voir les premiers symptômes d'une prochaine
rénovation. Le raskol ou dissidence est pour
l'église gréco-russe un continuel et
puissant stimulant. Bon nombre des sectes qui le
composent sont, il est vrai, plus politiques que
religieuses; quelques-unes tombent dans
l'immoralité ou aboutissent au dernier
délire du fanatisme; mais plusieurs d'entre
elles sont remarquables par leur
austérité évangélique
et leur retour à la spiritualité.
Toutes entretiennent dans l'immense empire un
état de fermentation assez analogue à
ce mouvement des esprits, à ces aspirations
des âmes qui, pendant trois ou quatre
siècles, précédèrent
notre réformation.
Que l'instruction populaire et, par
elle, la connaissance de la Bible se
développent toujours davantage; qu'à
la liberté des cultes, qui est
complète en Russie, s'ajoute pour les Russes
la liberté de conscience qui n'existe pas;
que des hommes, tels que le patriarche Platon ou
son disciple et successeur Philarète,
ramènent toujours plus la prédication
aux sources de la vérité
évangélique, et l'église
gréco-russe, progressivement
réformée et vivifiée,
non-seulement pourra
réagir en bien sur ses
soeurs plus faibles, la branche turque et la
branche grecque, dont elle est distincte depuis le
XVIe siècle administrativement, mais encore
accomplir, peut-être, une grande oeuvre
d'évangélisation dans tout
l'Orient.
Mais ce ne sont encore là que
d'ardentes espérances, car jusqu'à
notre époque, l'église grecque est
restée dans un état
d'immobilité presque absolue. Avec beaucoup
moins de mal, elle a aussi présenté
moins de bien que l'église romaine, moins de
plaies hideuses, mais aussi moins de vigueur et de
force d'expansion! Ce n'est pas tant
l'église des contrastes que celle de
l'uniformité!
Dans son histoire très peu
d'hommes marquants, quoiqu'on y rencontre de
zélés missionnaires et des martyrs de
la foi! Une très pauvre littérature
religieuse! Une théologie encore plus
pauvre! Aucun réveil! celui qui aurait pu
naître des protestations d'un Strigolnick de
Novogorod, à l'époque de Wiclef,
ayant été promptement
étouffé par la violence et, au XVIle
siècle, en Turquie, le mouvement de
réforme commencé par Cyrille Lucar,
patriarche de Constantinople, l'ami de Diodati et
d'Antoine Léger, l'ayant été
également par la mort
tragique de celui que j'hésite à
nommer un réformateur.
L'histoire de l'église grecque
ressemble donc, le plus souvent, aux immenses et
arides steppes de la Russie. On la dit
pétrifiée : le mot ne me semble pas
juste; et si je parle de mort pour la
caractériser, je n'emploie pas ce terme dans
le sens propre et absolu qui s'applique à un
cadavre, mais dans l'acception figurée et
relative qui exprime l'état de notre
végétation en hiver. Un auteur russe
n'a-t-il pas lui-même comparé son
église au blé d'automne qui,
après avoir dormi sous des amas de neige,
pousse avec vigueur aux premières chaleurs
du printemps?
Quand viendra ce printemps? Dieu seul le
sait ! À toute époque a
existé, dans cette église, beaucoup
de dévotion, beaucoup de zèle
extérieur, un profond attachement pour le
passé, enfin, chez les Russes, une grande
libéralité naturelle; mais, quant aux
fruits de l'Esprit: la
régénération, la
sanctification, la liberté glorieuse des
enfants de Dieu, ils y ont fait presque
entièrement défaut, et l'état
actuel de cette église me paraît
correspondre assez bien à, ce moment de la
vision d'Ezéchiel où,
le corps étant
reconstitué, il y manque encore le souffle
vivifiant de l'Esprit. Ce souffle s'y
répandrait plus vite, n'était la trop
haute idée que l'église grecque a
d'elle-même. Mais elle se dit seule
orthodoxe, apostolique et sainte, seule en
possession de la doctrine et du culte primitifs,
seule tolérante, seule en état de
sauver les âmes, et cette funeste illusion,
qui est un trait frappant de ressemblance avec
l'église de Sardes, est un très grand
obstacle à son propre salut.
II
Hélas! l'église grecque n'est pas
seule à nourrir de telles illusions. Plus
éclairée et, par conséquent,
plus responsable, l'église protestante
allemande nous en présente de non moins
douloureuses au XVIIe siècle!
En parlant de Philadelphie, nous
rappellerons brièvement l'oeuvre de la
réforme, mais, aujourd'hui, c'est de sa
décadence ou d'un commencement de
décadence qu'il faut nous occuper. On
en connaît
généralement les causes :
l'intervention politique des princes; le
désir de conserver du passé tout ce
qui n'était pas manifestement contraire
à la Bible; enfin l'idée de l'opus
operatum, c'est-à-dire de l'action presque
magique des sacrements, tels furent les principaux
germes du mal qui compromit rapidement l'oeuvre de
Luther. Déjà de son vivant la vie
spirituelle et l'amour eurent bien à
souffrir des âpres controverses, et, à
la mort de Mélanchthon, on trouva sur sa
table un papier où, parmi les bienfaits du
délogement, on lisait ceci Être
délivré de la rage des
théologiens! »
Cette rage était, cependant, bien
loin de son apogée, car, dès lors, le
fléau ne fit que progresser. La fameuse
formule de concorde (1577) n'enfanta que discordes,
et inaugura le siècle aride qu'on a
nommé le siècle de la scolastique
protestante, de l'orthodoxie morte ou des
confessions de foi. C'est là, en effet, le
jugement que tous les historiens ont porté
sur le XVIle siècle. Comme l'église
de Sardes, celle de la réforme allemande
s'est crue alors très vivante.
Extérieurement elle l'était en effet.
Le traité de Westphalie,
en 1648, lui avait donné de la consistance;
ses universités, nombreuses et bien
fréquentées, représentaient
une somme énorme de travail et
d'érudition. L'assistance au culte
était satisfaisante; la vie intellectuelle,
intense; les moeurs, sans être
l'idéal, bien supérieures à
celles d'autres époques; mais la vie
spirituelle et ses fruits faisaient presque
absolument défaut.
Ah! si la vie spirituelle était
en proportion de l'activité
théologique et de l'orthodoxie, mon
appréciation serait radicalement fausse. En
effet, dans les universités et du haut de la
chaire, parmi le peuple même, ce
n'était que discussions et controverses!
Controverses entre Giessen et Tubingue sur la
théorie de la kenosis et de la krupsis
(2); controverses
entre l'université de Helmstedt, avec
Georges Calixte en tête, et celles de Dresde,
de Leipzig et, surtout, de Wittemberg avec Calov
pour premier champion. L'objet interminable en
était le syncrétisme ou projet de
rapprochement (3)
proposé par Calixte.
À lui tout seul, Calov n'y opposa pas moins
de vingt-six écrits! Et quels écrits!
Iéna essaie-t-elle d'intervenir? Iéna
reçoit des coups des deux combattants.
Jamais plus de haine à propos d'amour! On
analysait tout, on décomposait tout! au
risque de tuer la plante de la foi, on la
disséquait jusque dans ses dernières
racines capillaires.
Les confessions ne faisaient grâce
d'aucun détail, et le moindre écart
vous damnait! Chacun devait souscrire à ces
impitoyables symboles; mais, aussi, on ne demandait
pas autre chose! Cette foi était-elle du
coeur ou de la tête, vivante ou morte,
féconde ou stérile? eh! c'est bien de
cela que se préoccupaient la chaire et le
confessionnal! Régénération,
conversion, sanctification, imitation de
Jésus-Christ, autant de sujets que
n'abordaient jamais la plupart des
prédicateurs! Et si un homme, plus
éclairé ou plus pieux, voulait
rappeler que la foi sans les oeuvres est morte, et
rétablir l'équilibre entre la
justification et la sanctification, aussitôt
toute une meute de théologiens de se jeter
sur lui pour le mettre en pièces!
C'est ainsi qu'Arndt, l'auteur du Vrai
Christianisme, ouvrage immortel, traduit
dans un très grand nombre
de langues, fut accusé d'une dizaine
d'énormes hérésies,
abreuvé d'injures toute sa vie, et
dénoncé comme suspect de romanisme et
même d'alchimie! Spener, Francke et d'autres
ne furent pas mieux traités. Voulait-on,
tout en défendant la foi, apporter dans la
discussion quelque charité et quelque
convenance, on était aussitôt
lapidé de mots tels que : «
crypto-catholique, » ou «
crypto-calviniste
(4), » et
les hommes de paix, non moins que de fermes
convictions, qui essayèrent de rapprocher
les luthériens des réformés,
et, parmi les luthériens, des
chrétiens séparés par de
très secondaires différences, furent
mis au ban de l'église, et traités
comme ennemis de Jésus-Christ !
Pendant ce temps que se passait-il dans
le domaine de la pratique, c'est-à-dire de
l'activité chrétienne? À part
les oeuvres personnelles de quelques hommes de
Dieu, d'un Ernest le Pieux par exemple, rien,
absolument rien!
Rien dans le champ des missions
extérieures, bien que les occasions n'aient
pas fait défaut!
Rien dans la mission intérieure,
alors qu'en France, dans l'église romaine,
florissaient les oeuvres innombrables de saint
Vincent de Paul, et que Port-Royal se consacrait
à l'éducation religieuse des enfants!
S'occuper de l'âme des enfants,
évangéliser le peuple, pourquoi? mais
n'avaient-ils pas tout ce dont ils avaient besoin :
les fonts baptismaux pour les
régénérer, la chaire, l'autel
et le confessionnal pour les sanctifier?
Toutefois ce désert aride n'est
pas sans oasis. Et cette moderne église de
Sardes a compté des hommes dont la
piété profonde et vivante a
lutté sans Cesse, pour sauver « le
reste qui s'en allait mourir. » Au nom de
Arndt, déjà mentionné, on est
heureux de pouvoir ajouter ceux de Paul Gerhard, de
Clausnitzer, Silésius, Rinkart et d'autres,
auteurs d'admirables cantiques, de Herberger,
Müller, Scriver, dont les ouvrages savoureux
ne passeront jamais.
Tous ces hommes ont constamment
rappelé à l'église allemande
comment elle avait jadis « reçu »
l'Évangile, et si leurs efforts n'ont pas
été immédiatement
couronnés d'un complet succès, ils
ont cependant frayé la voie à l'homme
excellent dont le Seigneur se
servit plus tard pour sauver la réforme.
III
Dans la seconde moitié du même
siècle, l'état de l'Angleterre semble
bien plus désespéré encore!
Après les bouleversements politiques dont ce
pays vient d'être le théâtre,
l'immoralité la plus éhontée,
l'irréligion, l'incrédulité,
se précipitent dans toutes ses classes, avec
cette impétuosité et cette
résolution, je dirais cette brutale
franchise, qui caractérisent la race
anglo-saxonne. Ah! certes, on n'y dissimule rien
alors! L'impiété s'y affiche à
ce point que Montesquieu, alors en Angleterre, peut
écrire : « En France je passe pour
avoir peu de religion, en Angleterre' pour en avoir
trop. » L'église établie ne
répond donc pas au type de Sardes, car ce
n'est pas la mort sous les apparences de la vie,
c'est la décomposition qui y règne.
Dans sa douleur, le pieux archevêque Leighton
s'écrie : « L'Église
n'est plus qu'un squelette sans
âme, » et l'évêque Burnet :
« je suis dans ma soixante-dixième
année, et, avant de mourir, je veux parler
en toute franchise : c'est avec la plus vive
souffrance que j'entrevois la ruine imminente de
l'Église. »
Mais que deviennent donc et que font les
églises des dissidents? Ne sont-ils donc
plus le sel de la terre tous ces
indépendants, ces presbytériens et
ces baptistes, tous ces non-conformistes qui, du
plus obscur au plus illustre, ont enduré,
par centaines de mille, la prison ou l'exil pour la
grande cause de la liberté de conscience et
de la vérité? Ah! certes, ils
comptent encore dans leurs églises des
hommes vivants : un Isaac Watts, le
célèbre hymniste, un Doddridge et
d'autres; toutefois c'est chez eux que, vers la fin
du XVIIe et dans la première moitié
du XVIlle siècle, l'histoire de Sardes tend
à se reproduire. Au lieu de
l'immoralité grossière et de
l'impiété ouverte sévissant
ailleurs, un reste d'austérité
puritaine, la connaissance de la Bible,
l'observation du dimanche, l'attachement aux
habitudes religieuses; mais avec cela,
d'après le témoignage de leurs
prédicateurs, un rapide déclin de la
vie spirituelle, grâce
à d'interminables discussions et dissensions
intestines, à l'orgueil d'église et
surtout à l'oubli de l'activité
chrétienne dans
l'évangélisation du peuple,
voilà ce qui les caractérise depuis
l'édit de Guillaume III.
Le sel a donc évidemment,
là aussi, perdu sa saveur; le levain n'a
plus d'action sur la pâte; la vie
s'éteint à son foyer même; en
dépit de quelques tentatives de
réaction et des soupirs de pasteurs assez
vivants pour sentir le mal mais trop peu pour y
remédier eux-mêmes, le pays tout
entier est arrivé à cette limite
extrême d'affaiblissement et de
décadence où une nation n'a plus
qu'à mourir, à moins qu'une
intervention de Dieu n'y suscite l'un de ces hommes
qui peuvent appeler Lazare hors de sa tombe. Eh
bien, Dieu suscita cet homme, au moment même
où Voltaire écrivait d'Angleterre
cette parole triomphante : « On est si
tiède à présent sur tout cela
(c'était à propos du christianisme)
qu'il n'y a plus guères de fortune à
faire pour une religion nouvelle ou
renouvelée. » Nous verrons dans un
autre discours quel démenti le Seigneur lui
donna.
IV
Je devrais, mes frères, poursuivre cette
triste revue en vous disant que, plus tard,
d'Angleterre ce vent glacial traversa la Manche
pour venir flétrir les fleurs de la
réforme soit en France, soit dans notre
Suisse française. Mais j'ai eu tant à
vous entretenir de mort qu'il me tarde de vous
parler de vie, en vous ramenant des églises
à Jésus-Christ!
En effet, c'est lui, c'est le rôle
de sa personne vivante, c'est la
nécessité de lui appartenir sans
cesse, et de vivre en lui dans l'obéissance,
qui va ressortir avec force de ce douloureux
sujet.
N'est-ce pas, en effet, l'Esprit,
l'Esprit seul qui vivifie les âmes et les
églises, et n'est-ce pas Christ seul qui en
dispose, de la part du Père, pour tous ceux
qui se donnent et se consacrent à lui?
Voilà ce qu'il nous rappelle dans le
préambule de son épître
à Sardes, lorsqu'il se dit en possession des
sept esprits de Dieu, c'est-à-dire
de la plénitude de la vie
divine, pour les sept astres et les sept
églises qu'il tient en sa main!
La naissance d'un contact direct de
l'homme avec Christ par une conversion
véritable, et l'entretien, le
développement de ce contact par une
consécration incessamment renouvelée,
tels sont donc, pour les individus et pour les
églises, l'unique source de la vie et
l'unique moyen de la conserver!
Aussi tout ce qui fait oublier la
nécessité de ce contact, ou tout ce
qui tend à s'y substituer en usurpant le
rôle de Christ, confusion du domaine temporel
et du domaine spirituel, exagération et
altération du sens des symboles, invocation
de médiateurs autres que Christ,
développement du cléricalisme,
procédés, formules,
prétentions de l'Église à
faire elle-même le salut des siens, obstrue
la source de la vie et maintient les âmes
dans leur état de mort. Il n'est pas
jusqu'aux moyens de grâce eux-mêmes :
Église, baptême et sainte cène,
qui ne deviennent des obstacles à la
grâce, quand on les dénature en leur
donnant une place qui n'appartient qu'à la
personne vivante de Jésus-Christ!
Dans l'église grecque ce sont
surtout les rites, dans l'église
luthérienne du XVIIe siècle les
formules qui ont trop pris cette place, et, dans
toutes deux, l'identification du signe de la
grâce et de la grâce elle-même,
l'idée de l'efficacité
intrinsèque des sacrements, a
transformé le salut en une série de
phénomènes infaillibles, et l'oeuvre
de Dieu en une sorte de
procédé.
Trop longtemps il en a été
à peu près de même dans nos
églises nationales, où des causes
analogues ont produit, à un moindre
degré, les mêmes effets. En effet, si
la patrie et l'Église, si la naissance et la
nouvelle naissance se confondent au point que
l'homme se croit chrétien parce qu'il a
été baptisé, que venez-vous
nous parler d'une régénération
qui est toute faite, et d'une communion avec Christ
qui existe déjà? Ou bien la
prédication se taira sur ces
vérités fondamentales, pour s'en
tenir aux seuls sujets qui concernent des
chrétiens, - et c'est ce qu'elle n'a que
trop fait, - ou bien, si elle ose proclamer, sans
faiblir ni jamais se démentir, cette
vérité désagréable, la
nécessité d'une
régénération, elle viendra se
heurter et s'amortir, pendant des
années, des
siècles peut-être, contre ce fait
brutal qui la domine et la contredit :
l'identification du citoyen et du chrétien!
Et voilà ce qui explique l'état de
mort, presque absolue, où sont
plongées bien des contrées
protestantes, nos campagnes, par exemple, y compris
des paroisses dans lesquelles deux et trois
ministères parfaitement fidèles se
sont successivement engloutis, sans qu'on y ait pu
jamais créer quoi que ce soit qui atteste
l'existence de la vie spirituelle : une
véritable réunion de prières,
une union chrétienne de jeunes gens, une
activité de laïques, d'hommes surtout,
auprès des malades, dans les écoles
du dimanche, ou dans le champ de
l'évangélisation!
Et voilà pourquoi j'ai soif
d'indépendance pour des frères que
j'aime, avec qui je souffre, et auxquels je
voudrais que nous pussions nous unir un jour!
Voilà pourquoi, dussions-nous avoir à
reprendre par le plus bas
l'évangélisation de notre peuple, je
ne saurais, pour ma part, m'alarmer - m'affliger
oui, m'alarmer non - de toutes les menées
politico-religieuses qui, tôt ou tard,
mettront fin à une déplorable
fiction.
Mais tout ne sera pas fait quand nos
frères auront
fondé une église indépendante,
et sous cette forme nouvelle, si bonne soit-elle,
parce qu'elle rappelle sans cesse la
nécessité d'une décision
personnelle et la différence essentielle
entre la naissance et la nouvelle naissance, eux
comme nous pourront perdre la vie spirituelle, si
ce principe devient une idole, ou, tout au moins,
un oreiller de paresse et, dans leur coeur, un
rival de Jésus-Christ!
Oui, les églises libres peuvent,
elles aussi, perdre la vie; elles peuvent
décliner, sous des apparences trompeuses, et
mourir intérieurement longtemps avant que
l'enveloppe de leur âme, c'est-à-dire
leurs institutions et leurs cadres, ait enfin
disparu. Toutes libres qu'elles sont, - rappelons -
nous que l'église de Sardes était une
église libre, - elles peuvent mourir parce
qu'en dehors de Christ je ne connais rien et il n'y
a rien qui empêche de mourir. Elles peuvent
mourir en cessant de veiller et de prier pour
s'affermir en Christ! Elles peuvent mourir quand
elles se complaisent en elles-mêmes. Elles
peuvent mourir quand, dans les jouissances d'une
piété égoïste, elles
oublient la grande mission de
salut que Christ en mourant a
léguée aux siens! Les églises
libres peuvent mourir et elles commencent: à
mourir, comme Sardes, du jour où elles
cessent de mourir comme Jésus-Christ. C'est
aux églises comme aux âmes que
s'applique cette parole : Sauver sa vie, c'est la
perdre; la perdre pour l'Évangile, c'est la
sauver!
Voilà, mes frères,
voilà ce qu'aux églises libres
actuelles disent bien haut et l'église libre
de Sardes et les églises des anciens
puritains! Voilà ce que tu dois entendre,
église libre de Genève, par qui Dieu
a fait jadis, et pourrait faire, aujourd'hui
encore, une belle oeuvre dans Genève! Lui
seul sait si tu vis ou si tu as commencé
à mourir, mais on ne court pas le danger de
te faire tort en te suppliant de veiller, de te
retremper dans la prière, et de ne pas
oublier le monde, c'est-à-dire tout ce
peuple, à évangéliser,
Et c'est lui seul, aussi, c'est le
Seigneur qui, connaissant nos coeurs, peut dire si
je parle à des morts, à des mourants
ou à des êtres vraiment vivants ! Ah !
s'il était à ma place, quel langage
nous tiendrait-il? Dirait-il à cet auditoire
ce qu'il écrivait à Sardes : «
Tu sembles être vivant,
mais tu es mort? » « Vous venez
régulièrement au culte, vous chantez,
vous vous levez pour la prière, vous
écoutez, votre intelligence travaille, vous
paraissez vivre, et, cependant, spirituellement
vous êtes morts ? Le sentiment du
péché, la joie du pardon, l'amour
pour le Sauveur, l'amour pour les âmes, le
zèle, font encore défaut à
votre âme? »
Oh! je suis bien sûr qu'il
discernerait ici plusieurs âmes vivantes,
qu'il exhorterait à progresser sans cesse
dans leur union avec lui. Il en verrait d'autres,
beaucoup d'autres peut-être, en péril
de rechute et de mort spirituelle, faute de
vigilance, faute d'activité
chrétienne ou d'obéissance
fidèle. Alors , avec quelle sollicitude et
quelle fermeté, tout ensemble, il
s'efforcerait de leur montrer leur état
véritable, et comme il les supplierait de
sauver un faible reste de vie, en revenant
immédiatement à lui !
Enfin, a ceux qui, pour n'avoir jamais
passé par la nouvelle naissance, sont encore
dans cet état de mort où nous a mis
le péché, il ferait entendre cette
voix puissante qu'ouïrent jadis le jeune homme
de Naïn, la fille de Jaïrus et son
ami Lazare de Béthanie.
Il leur dirait: « Réveille-toi,
réveille-toi, toi qui dors, et te
relève d'entre les morts ! »
À tous donc il aurait à
adresser, et à tous dans ce moment, par son
Esprit, il adresse une parole vivifiante, une
parole de vie et de résurrection ! Allons
donc tous au Prince de la vie, les uns pour
recouvrer, les autres pour recevoir la vie: tous
pour la lui confier et la lui consacrer! Ainsi
soit-il.
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