CONTRE LE COURANT
DEUXIÈME PARTIE
Pendant l'orage.
I
La catastrophe est venue. La guerre a
éclaté. La guerre qui a
inauguré tant d'histoires, en a
arrêté des milliers en cours et en a
terminé bien plus encore.
En ce mois d'août 1914, rien ne
demeurait ce qu'il était auparavant, et plus
la perspective du temps nous permet de scruter cet
horizon du passé, plus nous comptons de
bonheurs anéantis, de drames
commencés et consommés.
C'est notre génération
seule qui se rend compte de cette mutilation. Celle
qui nous suit a déjà pris son parti
des situations existantes et ignore presque cet
« autrefois », encore si près de
nous et pourtant si lointain.
À Meirage, comme ailleurs, la
tempête, en passant, faisait des
dégâts.
Le beau décor des montagnes aux
lignes élégantes, la lumière
rose et mauve et féerique des soirs, la
fraîcheur exquise des matins, la
grâce austère et
noble de la nature, tout resta le
même.
Mais ce furent les coeurs et les
âmes 'qui changèrent. Dans la
fournaise, le métal bout et se transforme.
Dans l'épreuve ardente, rien ne demeure
intact. Les âmes s'élèvent et
atteignent Dieu, ou bien elles s'abaissent et
finissent dans la dégradation de la
révolte.
Il en fut ainsi à Meirage, comme
ailleurs...
Pendant la première année,
Roseline témoigna de capacités
d'infirmière telles que ses chefs
eux-mêmes lui proposèrent de demander
un congé de la durée de la guerre et
de se mettre au service de la Croix-Rouge. Elle fit
donc des études, courtes mais brillantes et
pratiques, obtint son diplôme et fut
envoyée diriger une ambulance près du
front.
Ses parents la virent partir avec
tristesse mais avec fierté. N'ayant pas de
fils à donner à la France, ils
étaient heureux de lui offrir leur fille
dont ils connaissaient les qualités viriles
et le courage moral et physique. Quand le chemin
est droit, il est toujours facile, dans ce sens
qu'il est lumineux. Les grandes souffrances de la
vie sont celles endurées dans un sentier
vague où il faut marcher avec des mains
tâtonnantes. Aucune tâche, quelque rude
qu'elle soit, n'est sans joie, lorsqu'elle est
éclairée et que nous pouvons nous
dire : « C'est bien ma place. Dieu ne me veut
nulle autre part. C'est Lui qui m'a guidé
ici ».
Mais, reconnaissons-le, ces situations
lumineuses sont rares. Bien plus souvent, nous
avons des raisons de nous écrier :
« Le plus difficile ce n'est pas de
faire la volonté de Dieu, c'est de la
connaître! »
Il n'en était pas ainsi de M. et
Mme Duclavel et de leur fille. Des circonstances
singulièrement limpides leur avaient
épargné ces situations torturantes
qui usent les forces et parfois découragent
les meilleurs lutteurs.
Et encore maintenant, le devoir
était si net, la voie si claire, le chemin
droit, que le doute n'était pas possible.
Aussi, Roseline écrivait-elle des lettres
Où, à la douleur des scènes de
souffrances dont elle était le témoin
journalier, s'unissaient le calme et la
sérénité de l'âme
obéissante.
Et, jour après jour, elle allait,
sans souci du lendemain ni de l'inconnu.
Mireille, à la déclaration de
guerre, était mariée depuis quinze
mois et venait de mettre au monde un fils que l'on
appelait Claude.
Il va sans dire qu'Albert Vateau avait
été mobilisé de' suite et que
la scène déchirante de la
séparation s'était reproduite
à son foyer comme à celui de millions
de foyers, en France 'et dans l'Europe
entière. Petites tragédies dans la
grande, unités insignifiantes et englouties
dans le grand orage, sacrifiées au Tout
mystérieux qui passe parfois sur la pauvre
Humanité et qui s'appelle la Destinée
des peuples.
La vie des deux époux, pendant
cette première année, avait
été sans nuage.
L'amour a, par lui-même, assez de
magie pour tout illuminer et tout déguiser.
La légende qui le fait aveugle, ne se trompe
que pour certaines personnalités dont la
vision fait fi de tous les obstacles. Les aveugles,
dans ce domaine, ce sont les heureux. Malheur
à celui et ne peut s'empêcher de voir
! C'est qui voit et de là que vient la
souffrance de la meilleure chose d'ici-bas, qui
justement lorsqu'elle est parfaite, donne à
ceux en lesquels elle demeure et règne,
chaque jour plus de tourment que la veille.
Heureux donc les aveugles, les gens dont
la seule sensibilité est à fleur de
peau et qui, devant une porte derrière
laquelle ils redoutent de voir un fantôme,
sont tout à fait satisfaits de ne l'ouvrir
jamais !
Albert et Mireille avaient un bonheur de
cette composition. Ils avaient
décidé, d'un accord tacite, de
laisser certaines portes fermées et si
parfois, celles-ci prenaient un air
menaçant, bien vite ils se regardaient, se
prenaient les mains et disaient en souriant
:
- Ne les ouvrons pas, ce n'est pas
nécessaire.
Et le vantail inquiétant restait
fermé. Mais même en si peu de temps,
la serrure et le gond d'une porte que l'on n'ouvre
jamais se couvrent de rouille. Le jour où il
faudra forcer l'ouverture, tout grincera et
résistera.
Si parfois, un an peut s'écouler
sans le moindre incident, il
arrive qu'en cinq minutes, tout arrive !et tout
s'écroule.
Mireille eut cette impression lorsque
l'ordre vint à son mari de répondre
à l'appel de la, France.
Jamais, pendant cette année de
joies passionnées, elle n'avait senti le
besoin d'un secours extérieur. Son coeur
avait été satisfait dans l'amour de
son mari et dans l'atmosphère ouatée
qu'il avait créée autour d'elle. Le
soir, à genoux près de son lit,
pendant qu'Albert lisait le journal ou une revue de
médecine, elle priait vaguement, remerciant
Dieu de lui avoir accordé tant de bonheur.
Jamais Albert n'avait fait aucune observation au
sujet de cette brève minute qu'elle lui
prenait. Jamais, il n'ouvrait la petite Bible de
chagrin, sur la table de leur chambre, pour en
discuter la moindre parole.
Fidèle à sa promesse, il
n'entrait pas dans ce domaine où il savait
que le suivrait leur premier dissentiment.
Il est vrai qu'elle avait tenté
parfois une timide réflexion, une allusion
discrète, un faible témoignage.
Respectueux et souriant, il avait
écouté, puis sans répondre,
avait passé le bras autour du cou de sa
femme, murmuré une douce parole, et tout
avait fini par une caresse.
Et elle s'était dit
obstinément : « Cela viendra. Cela
viendra un jour ; il ne faut rien brusquer
».
Mais ce qui nous brusque, c'est la vie
et ce sont les circonstances.
En ce matin de drame, son enfant
nouveau-né dans ses bras, son mari en
uniforme, devant son lit,
Mireille, pour la première fois depuis son
mariage, sentit le néant des secours
humains.
Un cri désespéré
monta vers le ciel pour retomber aussitôt,
l'élan brisé.
Il y a des choses que l'on
expérimente sans pouvoir les
exprimer.
Mireille sentit obscurément
qu'elle venait de vivre une année de
rêve et se trouvait soudain en. face de la
plus brutale, de la plus inexorable
réalité.
Sa santé encore chancelante,
jointe à son caractère
indécis, la secousse morale que produisaient
le départ de son mari et les
premières semaines si angoissantes de la
guerre, firent de la jeune femme une vraie
malade.
Sa mère la soignait, sa
belle-mère tâchait de l'encourager,
mais, seule, la présence de Mme Duclavel lui
apportait quelque réconfort.
C'est dans ces moments-là,
où tout ce qui est conventionnel tombe,
où les situations ne comportent aucune
équivoque, où les mots ont leur vraie
signification, que l'on réalise
l'incapacité des théories des hommes
pour consoler un coeur meurtri.
- Roseline est partie, dit un jour
Mireille à Mme Duclavel, mon mari m'a
quittée. Si vous m'abandonniez, vous aussi,
je ne sais ce que je. deviendrais. Toutes ces
souffrances sont venues si brusquement. je m'y
attendais si peu
Et je suis si seule !
Elle éclata en sanglots.
Mme Duclavel la regarda sans parler,
pendant un long moment.
Elles étaient assises, par une
belle après-midi de septembre, dans le
jardin des Vateau où on avait
installé Mireille et son bébé.
Sous les grands arbres, aux feuilles que l'automne
dorait déjà, il faisait cette
lumière de septembre, douce et joyeuse tout
à la fois.
Mireille était étendue sur
une chaise-longue et à côté
d'elle, dans sa corbeille Moïse, le petit
Claude, resplendissant de santé, dormait,
à poings fermés. Tout était
paix et beauté, en apparence.
La petite ville provençale
faisait sa sieste au soleil, loin des champs de
batailles et des ambulances tragiques.
Depuis quelques jours, la victoire de la
Marne avait apporté soulagement et
espérance aux coeurs des patriotes
angoissés. Mais même les plus
optimistes ne causaient pas beaucoup et
l'atmosphère restait lourde
d'inquiétude.
Mireille se montrait, comme d'ailleurs
la majorité des femmes de cette
période, plus épouse. que
mère. L'enfant représentait bien le
souvenir du père, mais il était
là, visible et tangible, à l'abri du
danger et dans ses bras, du matin au soir.
L'autre au loin, se mouvait dans
l'inconnu des mitrailleuses et des bombes. Lorsque
ses lettres rassurantes arrivaient, il pouvait
être déjà mort. Ce
perpétuel qui-vive concentrait sur lui
toutes les pensées et toutes les
préoccupations de l'épouse
aimante.
La petite mesure de résistance au
courant, dont avait fait preuve Mireille, entre sa
conversion et son mariage, s'était
complètement
détendue lorsqu'elle
avait été heureuse. Rien n'amollit et
n'endort comme le bonheur. C'est une barque
profonde et moelleuse, dont le bercement n'est pas
favorable aux énergies.
Aussi, la jeune Mme Vateau se
trouva-t-elle sans force pour lutter contre
l'orage. Et par une pudeur bien justifiée,
elle n'osait prier comme autrefois. Il lui semblait
lâche de venir, au moment de la
détresse, invoquer le secours d'un Dieu dont
elle savait bien s'être
éloignée, et qu'elle avait à
peu près oublié, dans la douceur de
l'année écoulée.
Elle écoutait donc d'une oreille
distraite et. indifférente, les paroles de
Mme Duclavel. Mais la présence de cette
amie, à l'âme si haute et si tendre,
la calmait et la rassurait Il lui semblait
être un peu moins loin du secours, et par une
sorte de vague superstition, elle espérait
que ses prières faites avec tant de foi et
de ferveur, garderaient son mari dans les
dangers.
Mais la nuit, seule avec le
bébé si tranquille et si sage, dans
la grande maison silencieuse, Mireille passait par
des tortures que rien ne venait atténuer. Et
chaque fois, comme le matin du départ
d'Albert, lorsqu'elle criait au ciel son angoisse,
elle sentait bien que rien ne
pénétrait au-delà du voile, et
que sa prière n'était pas de celles
qui obtiennent une réponse.
Alors, elle s'irrita. C'est le
résultat de l'épreuve, lorsqu'elle ne
produit pas la soumission.
Elle faisait partie de ce nombre
considérable de chrétiens qui mettent
Dieu, à l'arrière-plan de leur vie et
s'indignent de ce qu'Il ne soit
pas à leurs ordres,
lorsqu'ils croient avoir besoin de Lui.
jusqu'alors, elle avait glissé, dans ses
lettres quotidiennes à son mari, quelques
mots pieux dont elle espérait l'effet comme
celui d'une bonne semence. Bientôt, elle
s'abstint même de ce faible effort, Toutes
ses énergies se détendirent. Il ne
lui resta plus que la capacité
négative d'attendre et, de gémir.
Ce jour-là Mme Duclavel lui lisait
quelques paroles de l'Évangile.
C'étaient des paroles hautes,
inaccessibles, quoique, familières.
« Je suis la lumière du
monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les
ténèbres mais il aura la
lumière de la vie ».
« La lumière de la vie
» ! Qu'est-ce donc que cette chose
mystérieuse et insaisissable ?
Mireille avait pensé, depuis bien
des mois, que la lumière de la vie, c'est
après tout, l'amour, le bonheur terrestre,
ce qui se voit et se touche.
Puis soudain, les ténèbres
dont parle Le Christ étaient tombées
sur la route. La lumière de la vie,
qu'était-ce donc ?
Elle leva sur sa grande amie un regard
où se lisait cette interrogation.
Mme Duclavel n'était pas une
femme de beaucoup de paroles. Elle savait que les
mots convainquent rarement.
Elle se pencha vers la jeune femme, mit
sous ses yeux le petit livre, et, avec son doigt,
souligna le commencement du
verset : JE SUIS la lumière du monde. CELUI
QUI ME SUIT ne marchera pas dans les
ténèbres...
- Méditez chaque mot, dit-elle,
et vous comprendrez.
Mireille prit le Nouveau Testament entre
ses mains qui tremblaient un peu.
CELUI QUI ME SUIT. Là
était la condition qu'elle n'avait pas
remplie.
Et voilà pourquoi elle marchait
dans les ténèbres.
Mais l'austérité de ce
chemin l'indignait.
De plus en plus, elle se raidissait
contre les ordres de ce Maître qu'elle avait
promis de servir, mais dont elle repoussait les
exigences, car elle n'était pas dans les
conditions où l'on trouve le « joug
aisé et le fardeau léger ».
Le 15 janvier 1916 Jacques Lenormand fut
tué à l'ennemi.
À cette nouvelle, son père
s'enferma dans son bureau et n'en reparut que
lorsque son visage eût repris quelque
sérénité. Il savait qu'il
aurait à souffrir, non seulement pour
lui-même, mais aussi de l'orage que cette
catastrophe produirait dans sa maison.
En effet, Mme Lenormand pleura et
sanglota nuit et jour, pendant une semaine
entière. Après quoi, en grand deuil,
elle vint voir sa fille, matin et soir, pour parler
des qualités de coeur, d'âme et
d'esprit du cher défunt.
Mireille pleura son frère, mais
sans désespoir ; elle
avait trop souffert de son caractère despote
et orgueilleux pour éprouver un
véritable vide à sa disparition. Mais
cette mort raviva ses craintes au sujet des risques
que courait son mari, au point qu'à sa
prochaine permission, elle eut une crise de nerfs,
lorsqu'il fallut se séparer.
Pour la première fois, Albert
Vateau eut pour sa femme 'un regard
sévère et une parole
ironique.
- À quoi sert donc, dit-il, d'une
voix sèche, la foi des chrétiens, si
elle ne leur donne pas du courage à l'heure
du besoin ? Est-ce donc, comme certains le
prétendent, la religion des faibles
?
À ces mots si inattendus (car
elle avait prévu une explosion de tendresse
au lieu de ce calme froid), les bras de Mireille
qui s'accrochaient à Albert se
détendirent brusquement.
Elle ne répondit pas. Et
qu'aurait-elle pu répondre ?
- Les femmes de soldats, poursuivit
Albert, les vraies Françaises, au lieu
d'amollir nos courages, devraient nous en donner.
Et tu m'enlèves le peu que j'ai !
Et pourtant,, il n'avait pas l'air d'en
manquer, en cet instant, avec sa haute stature
martiale, sa belle figure mâle et franche,
son regard calme et ferme. Mais pendant une
brève minute, lorsque ses yeux
étaient tombés sur le berceau de son
fils, ses lèvres avaient tremblé.
Secrètement, il l'avait peut-être
plaint de rester, si lui, son père,
était tué, avec une mère dont
les principes étaient si
élastiques que les circonstances en avaient
toujours raison.
Car, le docteur Vateau était trop
intelligent et trop observateur pour ne pas avoir,
depuis deux années et demie,
étudié sa femme et tiré ses
conclusions. Quoiqu'il l'aimât
passionnément, le manque de
résistance à l'épreuve qu'il
constatait chez elle le décevait et, peu
à peu, diminuait en lui l'idéal qu'il
s'était fait d'elle, de ses hautes
qualités morales, de ses convictions
religieuses, dont elle avait si vivement
revendiqué les exigences, au moment de sa
demande en mariage.
- Tout ce beau, feu, pensait-il, n'a pas
duré. Au fond, il n'y a dans la religion
qu'illusion et' mysticisme chez les âmes
sincères, mais qui ne les soutient pas au
moment des grandes luttes ; intérêt
matériel pour certaines, et convenances
sociales et respect des traditions pour la grande
majorité. C'est bien ce que J'avais toujours
pensé.
Toutefois, devant le désespoir de
Mireille, il s'attendrit de nouveau. Doucement, il
détacha de son cou les bras frêles de
sa femme, murmura à son oreille quelques
paroles aimante, donna un dernier baiser à
son fils endormi et s'en fut, ferme en apparence,
en réalité triste,
désappointé, l'âme vide et
endolorie.
|