CONTRE LE COURANT
DEUXIÈME PARTIE
III
(Que devait-elle faire
vis-à-vis de Louis Breton ?)
Ce soir-là, dans sa minuscule chambre
d'ambulance, Roseline passa une des heures les plus
anxieuses de sa vie. Que devait-elle faire
vis-à-vis de Louis Breton ? Établir
le fait qu'ils s'étaient reconnus
mutuellement, ou l'ignorer?
Elle redoutait, par-dessus tout, de
provoquer de la fièvre par une
émotion quelconque. Il était
déjà en danger sinon immédiat,
du moins possible et prochain, d'après
l'opinion du Dr. Lenoir. Longtemps elle pria pour
être dirigée dans son désir
intense de faire du bien et non du mal, à
cette âme infiniment précieuse,
à cet être quelle avait fait souffrir
et par lequel elle avait souffert.
Louis Breton était un de ses amis
d'enfance, avant que les Duclavel fussent venus
à Meirage. Les deux familles étaient
intimes. Plus tard, pendant les vacances, elles
s'étaient revues et au cours des
années, s'étaient fait des visites
réciproques. Les Breton étaient de
grands vignerons du Midi. Louis, qui aimait la
campagne, avait décidé de continuer
à exploiter les vignobles de son
père. Ils avaient une belle maison,
confortable et saine, entourée d'un jardin
splendide. Roseline aurait vécu là
une vie facile, et même luxueuse,
entourée de l'amour et des soins constants
d'un mari exceptionnellement
bon, intelligent, cultivé, mais
indifférent vis-à-vis du
Christ.
Elle avait renoncé à tout
pour nie pas rabaisser son idéal à
elle, mettre son Sauveur et son Maître
à l'arrière-plan et rendre Louis
Breton malheureux. Mais la plaie avait toujours
saigné. Le sacrifice n'avait pas perdu son
prix.
Toujours, elle avait prié pour
cette conversion, puis craignant de la
désirer égoïstement pour elle et
son bonheur personnel, elle avait dit à Dieu
:
- Quand tu voudras, Seigneur, même
à la onzième heure. Mais c'est selon
Ta Volonté que cela arrive. je t'en laisse
le soin.
Une grande quiétude était
alors descendue en elle. Elle avait cru. Et tout
est, possible à celui qui croit.
Ce soir-là, la conclusion de ses
pensées fut qu'elle laisserait faire les
circonstances. Avec les malades, d'ailleurs, elle
le savait, on ne pouvait combiner de plan
d'action.
Les jours suivants, le grand blesse fut
très calme, Le docteur admirait son courage
pendant les opérations qu'il fallut
pratiquer et les pansements douloureux qu'il fallut
faire.
Roseline avait assisté, à
tout cela, et aidé le chirurgien, faisant
preuve de la plus parfaite maîtrise de
soi.
Le Dr. Lenoir, avec une bonté qui
l'avait touchée, lui dit, le lendemain de
l'arrivée de Louis Breton et de leur
conversation à son sujet :
- Vous saviez, Mademoiselle Duclavel, si
ça vous fait trop mal, je tâcherai de
me débrouiller avec une
des infirmières. Bien sûr, il y en a
dans le nombre qui sont assez raisonnables.
- Merci, Docteur, de cette attention,
mais, je suis tout à fait bien aujourd'hui;
vous savez que j'avais été «
prise par surprise ». je vous promets que cela
n'arrivera plus.
En effet, « cela »
n'était plus arrivé. Fortifiée
chaque fois par la prière intérieure
continuelle, elle avait victorieusement
traversé ces heures de cruelle
émotion.
Mais la première fois qu'on avait
découvert ce visage ravagé, aux
immenses cavités béantes, ces traits
dont elle se souvenait, de l'expression aimable,
aux beaux yeux expressifs, à la bouche fine,
Roseline avait failli crier.
Le blessé manifestait toujours
une certaine agitation lorsqu'il entendait sa voix
et elle avait pris le parti de parler le moins
possible ; entre les heures où elle devait
accompagner le médecin, elle ne s'approchait
que rarement de son lit. Elle avait senti
d'instinct, par ces gestes nerveux, que sa
présence lui était pénible.
L'homme jeune et fort a en horreur la
déchéance physique, à
laquelle, très souvent il
préfère la mort.
Le connaissant bien, Roseline savait que
Louis Breton souffrait horriblement qu'elle
eût été témoin de cette
mutilation, qui, si elle inspirait de l'admiration
et de la sympathie à la Française,
provoquait infailliblement du dégoût
chez la femme.
Elle comprit tout cela et attendit que
le jour vint où le blessé,
dégagé de ses bandages, pourrait
parler, et, où elle-même pourrait le
faire, sans avoir à
redouter une trop grande émotion pour
lui.
Ce jour vint plus tôt et autrement
qu'elle l'avait pensé.
Un soir, elle venait voir comment il
allait et pour la première fois, le trouva
seul. On l'avait placé dans un coin bien
aéré, masqué par un rideau,
pour ne pas impressionner les autres malades et
où il était plus tranquille
aussi.
Elle s'approchait très doucement
; mais lui, comme si par télépathie,
il l'eût devinée, tourna la tête
et cette fois-ci, tendit sa main, largement
ouverte, d'un geste suppliant.
Des larmes vinrent aux yeux de la jeune
fille. Affectueusement, elle plaça sa main
dans celle qui lui était tendue et les deux
s'étreignirent.
Pas un mot ne fut
prononcé.
Et pendant bien des jours, cet
échange silencieux d'une même
pensée, fut la seule manifestation de leurs
sentiments, la seule preuve qu'ils s'étaient
reconnus.
Un matin, toutefois, pendant son
pansement,le blessé articula quelques
paroles et demanda qu'on lui donnât plus tard
du papier et un crayon. Ce qui fut fait.
Il retint soigneusement dans ses doigts
maigres, le billet qu'il griffonna et le remit
à Roseline, le soir, lorsqu'elle vint, comme
de coutume, lui serrer la main.
Elle le mit dans sa poche et attendit
d'être dans sa chambre peur le lire.
Il était ainsi conçu :
« Ma chère
Roseline,
Ce n'est pas le hasard, n'est-ce pas,
qui nous a si étrangement réunis ?
Car je ne crois plus au hasard. je crois en Dieu et
en Son amour infini. Vous m'avez fait bien
souffrir, mais maintenant, je vous bénis.
J'ai beaucoup réfléchi, depuis le
début de la guerre, à ce que vous
m'avez dit tant de fois, qu'il est des choses qui
passent, d'autres qui demeurent. Vous viviez pour
ces dernières et moi, je vivais pour les
autres. Combien vous aviez raison de penser qu'un
abîme nous séparait ! Mais votre
fidélité à ce principe m'a
fait beaucoup réfléchir, après
m'avoir irrité et révolté.
Dans la fournaise que j'ai traversée depuis
ces longs mois de guerre, j'ai enfin compris le
néant des choses qui passent et le prix de
celles qui demeurent. D'ailleurs, elles seules me
restent, maintenant que tout m'est enlevé et
que je n'ai plus qu'un désir : quitter ce
monde et être avec le Christ.
Mais je savais que je vous rendrais
heureuse en vous disant que vos prières ont
été entendues car je sais que vous
avez prié pour moi. Encore une fois,
merci.
Votre ami et votre frère.
Louis BRETON. »
Sous sa modeste lampe d'ambulance, Roseline
venait de finir la lecture de ces lignes,
écrites d'une main
tremblante, et presque illisibles.
Elle plia soigneusement le papier et le
mit entre les feuillets de sa petite Bible.
Puis, elle éteignit la lampe et
se laissa glisser à genoux devant son lit.
Il lui semblait que son coeur allait éclater
de joie.
C'était l'heure de sa
récompense ; récompense qui ne lui
apportait rien à elle-même, elle le
devinait bien, sauf le bonheur que procure le salut
d'une âme, à celui dont le but, dans
la vie, est d'en gagner le plus possible.
Le lendemain était jour
d'opération pour Louis Breton.
Roseline alla lui serrer la main de
bonne heure et le fit de manière qu'il
comprît combien elle était heureuse et
reconnaissante.
L'opération faite, le Dr Lenoir
resta soucieux. Le soir, la fièvre se
déclarait. Le danger d'infection toujours
imminent, à cause du caractère des
plaies, se dressait si puissant que rien ne pouvait
l'arrêter. Des complications de tous genres
suivirent et malgré les soins les plus
dévoués, quelques jours plus tard,
Louis Breton quittait ce monde, pour être
avec le Christ », comme il l'avait,
souhaité. Seuls, le Dr Lenoir et Roseline
l'assistèrent à ses derniers moments
et ce fut sa main dans la main de cette
dernière qu'il s'endormit de son sommeil
suprême.
La mort d'un homme ne comptait
guère dans ces jours-là.
Qu'était-ce qu'une unité dans le
grand Tout? Qu'était-ce
qu'un soupir, fût-ce le dernier, dans le
grand gémissement universel ?
Qu'était-ce qu'un serrement de main pendant
une agonie, dans l'immense agonie du front et de
l'arrière ? Qu'étaient des larmes
versées par une seule femme, à un
seul chevet, dans le vaste sanglot qui tremblait
dans l'atmosphère du monde entier ?
Un homme disparu, un autre était
déposé dans son lit de souffrance et
la roue. recommençait à tourner, la
guerre à faucher, les coeurs à
saigner.
Et pourtant, quand Louis Breton
eût été déposé
dans sa petite tombe de soldat et que Roseline
fût rentrée du simple service qu'un
aumônier était venu présider,
elle eut, dans sa chambre, une heure terrible.
jusqu'au dernier moment, elle avait
espéré que cette vie serait
épargnée. Elle avait
rêvé, sans même se l'avouer
à elle-même, de se dévouer
à lui et de lui faire oublier la mutilation
de son être physique, par la joie et la paix
d'un foyer, après la grande,
tourmente.
Le coeur qui s'est cru mort a des
sursauts de vie plus impérieux que tout
autre.
Lorsque Louis Breton eut pour toujours
quitté ce monde, Roseline l'aima plus que
jamais auparavant, le regretta plus
passionnément. Car jamais leurs âmes
n'avaient communié ensemble, comme en ces
quelques jours où ils n'avaient même
pas pu se parler mais où, dans un simple
serrement de main, ils avaient
fait entrer tout le passé et tout
l'avenir.
Cet avenir, maintenant, c'était
le revoir dans la Maison du Père, sans
mutilation, sans regrets, sans nouvelle
séparation. Lui, auquel elle avait
enseigné la voie, était arrivé
le premier. Il en savait déjà plus
long qu'elle sur le grand mystère de l'Amour
infini. C'était la douceur de cette heure
amère, la frange d'or de ce nuage
sombre.
Ah ! non, sa lutte n'avait pas
été vaine contre l'élan du
courant que d'autres avaient trouvé
irrésistible. Irrésistible...
seulement pour celui qui ne veut pas lutter. Car
vouloir, tout est là.
Pour celui qui croit,
c'est-à-dire qui veut, Dieu peut tout.
Quelques jours après, par une curieuse
coïncidence, le Dr Lenoir et Mlle Duclavel
eurent, à la même époque, leur
« permission de détente ».
Roseline avait refusé, la
dernière, à cause du surcroît
-de travail et de la gravité des
événements, mais elle se sentait
à bout de force, moralement et physiquement.
Il lui tardait de se reposer quelques jours dans
l'atmosphère du, foyer familial, dans le
cadre paisible des lumineuses montagnes
provençales.
L'horreur, l'inutilité, la
stupidité de la guerre, lui apparaissaient
plus diaboliques que jamais. C'était l'heure
du triomphe pour le Prince des
Ténèbres. Le seul refuge contre cet
orage et cette épouvante, c'était la
lumière de l'Invisible, vers laquelle les
yeux de l'âme croyante sont invinciblement
attirés mais que lui voile parfois la nuit
de ce monde.
- Tiens, voilà ce qui s'appelle une
chance! fit le Dr Lenoir en reconnaissant Roseline,
dans le compartiment de première classe
où il déposait son sac et où
elle venait de s'installer.
- C'est vrai, dit-elle en souriant. je
pensais aller jusqu'à N. toute seule. Un
officier est venu inspecter le compartiment, m'a
examinée du coin de l'oeil et a fini par
choisir ailleurs. Je n'avais sans doute pas l'air
assez gaie.
- Eh ! bien, votre humeur me conviendra
à moi, dit-il, en s'asseyant en face d'elle,
car je ne suis pas gai non plus. je ne vais pas en
permission avec' enthousiasme.
- Vous savez, continua-t-il, au, bout
d'un instant, que j'ai perdu ma femme, il y a trois
ans. je n'ai pas d'enfants et plus de parents. Pas
d'intérieur où aller me
réconforter ! Quant aux amis qui
m'invitent... j'ignore jusqu'à quel point
ils sont sincères. J'ai fait bien des
expériences en fait d'amitié.
Le Dr Lenoir semblait vraiment plus
harassé que de coutume.
- Il y a quand même des jours
où la vie est trop, bête, dit-il
nerveusement. J'en aurai bientôt
assez.
Roseline était
exténuée aussi, mais elle sentait que
le moment était venu de dire au
médecin quelque chose
que, depuis la mort de Louis Breton, elle voulait
lui faire connaître.
- La vie n'est heureuse pour personne en
ce moment, dit-elle, sauf pour ceux qui sont dans
le grand repos.
Il leva les yeux vivement et comprit
l'allusion.
- Ma foi, fit-il, je voudrais bien
être sûr qu'il y en ait un ; je veux
dire, un autre repos que celui du
néant.
Il y eut un long silence. Le train se
mit en marche.
Le médecin avait pris son.
journal, puis l'avait posé d'un air
indifférent. Roseline l'observait et finit
par ouvrir son sac de voyage. Elle en tira la
lettre de Louis Breton et la lui tendit :
- Docteur, dit-elle, de sa voix
égale et ferme, les circonstances ont fait
que vous avez été mêlé
à une page de ma vie, la plus intime et la
plus douloureuse. Vous m'avez
témoigné une sympathie qui m'a
d'autant plus touchée que vous ne pouviez
comprendre les motifs de ma conduite passée.
Vous me blâmiez, tout en me plaignant. je
désire donc vous prier de lire ceci. je ne
sais pas ce que vous en penserez. Mais pour moi,
c'est la consolation suprême. Car, quoi de
meilleur que de savoir qu'un ne s'est pas
trompé, qu'on n'a pas souffert en vain
?
En silence, le Dr Lenoir
déchiffra le petit billet au crayon, dont
l'écriture s'était faite encore plus
confuse par le pliage du papier.
Cela lui prit un instant, car une ou
deux fois, il s'arrêta
pour regarder par la fenêtre, en
réfléchissant.
Lorsqu'il eut fini, il le rendit
à Mlle Duclavel, sans autre commentaire
qu'un simple merci ému.
Elle ne lui fit aucune question, et de
nouveau, pendant près d'un quart d'heure, le
train roula sans qu'aucun des voyageurs
prononçât d'autre parole.
Le Dr Lenoir n'avait pas repris son
journal. Sa casquette un peu rabattue sur les yeux,
il regardait défiler les paysages, du
même air sombre et
préoccupé.
Mais à N., dans une heure,
à l'embranchement des lignes, ils allaient
se séparer.
Enfin, il se pencha un peu en avant,
pour que sa voix domina le bruit du train.
- Vous avez raison d'être
satisfaite, Mademoiselle, fit-il, gravement et
cordialement. Ce n'est pas souvent qu'on voit le
fruit de son labeur et de ses plus durs sacrifices.
Moi-même, je n'ai jamais
récolté que déception et
tourment l'esprit.
Sans s'en douter, le chirurgien
employait une expression chère à
l'Ecclésiaste et comme lui, réalisait
la vanité de toute l'ambition et de tout le
travail humain, « sous le soleil
».
- Je ne doute pas que ce soit le cas,
dit Roseline avec sympathie, mais Docteur, ne
voyez-vous pas la différence et ce qui fait
justement le noeud de la question ?
- Dites-le moi, fit-il, avec
brusquerie.
- C'est que, dans le cas de Louis
Breton, mon « labeur » et mes «
sacrifices », comme vous
les appelez, n'ont eu que Dieu pour objet ; les
vôtres visaient des buts nobles, je le sais,
mais exclusivement terrestres. Or, de
ceux-là, nous ne récoltons pas
toujours le fruit qu'ils ont mérité.
Et même des autres, souvent nous ne
connaîtrons les résultats que dans
l'éternité. Mais au moins, ils sont
sûrs.
- Je comprends la lettre de Louis
Breton, dit le Dr Lenoir. Moi aussi, votre attitude
m'aurait fait réfléchir. je me serais
dit : « Sapristi Il faut-il qu'une femme comme
celle-là y tienne, à son Dieu, pour
renoncer à tout, par peur de lui être
infidèle, en épousant un
mécréant comme moi ! » .
- Alors, vous constatez qu'après
tout, j'ai eu raison ? demanda Mlle
Duclavel.
- En tout cas, les circonstances vous
ont donné raison puisque vous aviez obtenu
ce que vous vouliez, c'est-à-dire une
conversion. Je reconnais qu'elle lie pouvait se
produire que comme cela.
Des larmes s'étaient
amassées dans les yeux de Roseline. Il le
vit et lui tendit la main amicalement.
- Mademoiselle Duclavel, dit-il, vous
êtes pour beaucoup dans l'évolution de
certaines de mes idées que je croyais
inébranlables. Les croyants de votre
espèce sont rares, mais ils font plus pour
la cause du Christ que beaucoup de
prédicateurs aux beaux discours
enflammés.
- Ils sont infiniment moins rares que
vous ne le pensez, docteur, protesta Roseline.
Seulement, vous ne les avez pas rencontrés.
- Il me suffit d'en avoir
rencontré tan exemplaire, dit-il, comme le
train ralentissait sa marche. J'espère,
Mademoiselle, que nous nous reverrons à
l'ambulance. Sinon (au cas ou vous ou moi aurions
à changer de secteur) je désire que
vous sachiez 'une chose : c'est qu'à ma
dernière heure, je souhaiterais, comme Louis
Breton, vous avoir (ou un de vos pareils), pour
prendre ma main et me consoler jusqu'au
bout.
Il rassembla ses bagages, lui dit
respectueusement au revoir, descendit du train et
disparut dans la foule.
|