CONTRE LE COURANT
DEUXIÈME PARTIE
IV
(Où l'on reparle d' Albert
Vateau)
Meirage n'avait pas changé. Il
reçut Roseline Duclavel avec son même
sourire radieux, un beau soir de mai, alors que le
soleil, à peine disparu, faisait aux
montagnes familières leur couronne rose et
mauve. Tout était calme, et vert, et frais,
et intact.
Qu'on était loin du fracas des
batailles, des ruines et des scènes
sanglantes ! Combien ces hauteurs, dans leur
sereine immobilité, semblaient prendre en
pitié la folie et l'orgueil humains! Elles
disaient avec un écrivain sacré et
prophète ardent :
« Les peuples travaillent pour le
feu. Les nations se fatiguent en vain »
(Habakuk 2 : 13).
C'est l'impression qu'eut Roseline,
à la sortie du train, en contemplant ce
décor de beauté et de rêve.
Puis, dans les bras de ses parents, elle
goûta enfin ces joies du coeur dont la
privation l'avait fait si cruellement souffrir. Et
leur culte de famille, ce soir-là, fut un
hymne de louange au Dieu miséricordieux qui
les avait réunis, alors que tant de foyers
étaient dans le deuil et l'épreuve.
La première visite de Roseline fut
naturellement pour Mireille. Elle la trouva
agitée et en pleurs. On avait, le jour
même, reçu des nouvelles très
inquiétantes d'Albert Vateau. En travaillant
sur un malade gangrené, il s'était
piqué avec sa lancette et empoisonné
la main. L'infection avait gagné le bras et
on craignait la nécessité d'une
amputation. C'était son chirurgien
lui-même qui écrivait à la
famille; le malade demandait sa femme. Il
était à l'hôpital à
Paris.
La santé de Mireille était
toujours médiocre. Ses angoisses
continuelles l'avaient maintenue dans la
nervosité et la faiblesse qui avaient
succédé à la naissance de son
fils. Les permissions de son mari n'étaient
que l'occasion d'une nouvelle crise. Aussi cet
appel d'Albert de venir près de lui la
consterna. Elle avait conscience de ne jamais lui
avoir aidé à porter le fardeau des
circonstances, au contraire. Il l'avait toujours
tendrement grondée de son manque de courage,
mais avec une certaine amertume dans la voix. Elle
l'avait bien compris : elle n'était pas
restée à la hauteur de son rêve
à lui.
Roseline conseilla vivement à son
amie de ne pas tarder un instant de se rendre
à l'appel de son mari. Ce fut elle qui
l'accompagna à la gare et lui fit les
dernières recommandations. Mais, une fois le
train parti et 'revenue vers Mme Lenormand et Mme
Vateau mère, elle ne leur cacha pas ses
appréhensions. Elle avait vu
deux cas comme celui d'Albert.
Ils avaient fini, l'un par la mort, l'autre par
l'amputation.
- Ah ! gémit la mère de
Mireille, qu'avons-nous fait au Bon Dieu pour qu'il
nous éprouve tant ?
- Sainte Vierge! murmura Mme Vateau en
sanglotant et en se signant, rendez-le nous ! Je
serai plus pieuse désormais ! Saint Joseph,
priez pour nous !
Roseline les considéra sans
répondre. Qu'elles représentaient
bien deux classes de personnes, aussi - nombreuses
qu'inconscientes !
Mme Lenormand était de ces gens
qui, ayant fait leur ciel de la terre, y ont
concentré toutes leurs pensées et
leurs affections. Dieu est relégué au
dernier plan, si même Il est quelque part
dans leur, vie. Mais ces gens-là s'imaginent
naïvement qu'Il accourra à leur appel,
lorsque tout secours humain leur aura fait
défaut et qu'ils n'auront plus que Lui comme
refuge.
Et lorsqu'ils voient que Dieu n'entre
pas dans ces calculs, ils sont indignés et
demandent à tous les échos « ce
qu'ils lui ont fait ! ».
Mme Vateau, elle, n'aurait pas
osé, s'en prendre à Dieu, avec lequel
elle n'avait jamais eu la moindre relation. Une
foule d'intermédiaires lui avaient toujours
rendu le service de faire ses commissions qui,
d'ailleurs, étaient fort rares et du
caractère le plus vague. Elle ne priait
jamais et aujourd'hui, ce n'était que par.
Un souvenir de ses superstitions d'enfant qu'elle
s'adressait, dans son affolement, à la
Sainte Vierge et à Saint Joseph, les deux
seuls noms retenus par sa mémoire
religieuse, Elle eût été
prête, en cet instant,
à brûler tous les cierges, à
porter toutes les médailles, à faire
tous les pèlerinages qu'on lui eût
demandés. La religion est la suprême
ressource. On n'est pas bien sûr que tout
cela soit vrai, mais au cas où ce serait
vrai, il vaut mieux être en
règle.
C'est à toutes ces choses que
Roseline pensait, en quittant ces deux pauvres
mères qu'elle voyait trop agitées
pour écouter aucun raisonnement ou
même aucune consolation
sérieuse.
Il est des cas où toute parole
est vaine et où la prière seule est
efficace. Ce fut donc une fois de plus, tout le
secours que les membres de la famille Duclavel
donnèrent, ce soir-là, à leurs
amis dans la peine.
La première lettre de Mireille
contenait des nouvelles graves, mais relativement
rassurantes. On avait amputé le bras et on
attendait les suites. Elle avait trouvé
Albert courageux mais sombre. Les docteurs avaient
bon espoir pour la vie du malade. Quant à
elle, après le premier choc, elle se
trouvait privilégiée, puisque son
mari lui serait probablement
conservé.
- « J'essaie de le remonter »,
disait-elle, dans sa seconde lettre, quelques jours
plus tard, « mais quoique hors de danger, il
paraît soucieux. je me fais aussi gaie que
possible. je lui dis que dans sa profession, un
bras de plus ou de moins n'est pas -une affaire
puisqu'il n'est pas chirurgien, mais il ne se
déride pas. Dites à Roseline Duclavel
que lorsqu'elle passera à
Paris en retournant à son
poste, elle vienne nous voir. Elle aura
peut-être plus d'éloquence et de
succès que moi. je crois qu'il ne prend pas
au sérieux ce que je lui dis ».
Mme Lenormand donna cette lettre
à lire à Roseline qui vit dans ces
derniers mots toute une tragédie dont
Mireille ne se doutait même pas.
Elle résolut de répondre
à l'invitation de son amie et de
s'arrêter à Paris.
Ses relations avec Albert Vateau avaient
toujours été assez froides. Il avait
compris que son mariage avec Mireille n'avait pas
été approuvé des Duclavel et
il en connaissait la raison. Il estimait que cette
raison tenait du, fanatisme, de
l'intolérance et d'une conception fausse et
exaltée de la vie, mais il était trop
intelligent pour ne pas comprendre qu'elle
pût exister. Une erreur peut inspirer le
respect et c'était le sentiment d'Albert;
Vateau vis-à-vis de l'attitude des Duclavel,
d'ailleurs pleine d'affection et de
cordialité, maintenant que la chose
était un fait accompli et
irréparable. Mais il sentait encore leur
tristesse discrète et, surtout depuis la
guerre, la comprenait mieux.
À sa dernière permission,
la visite qu'il avait faite à M. et Mme
Duclavel les avait touchés.
- Vous savez, leur dit-il, à
quels dangers je suis exposé: chaque jour.
je viens, ce soir, vous faire une prière
expresse : C'est que, s'il m'arrivait quelque,
chose, (et par là, bien entendu je veux dire
: si j'étais tué), vous n'abandonniez
jamais ma pauvre Mireille. Vous
la consoleriez, vous la
guideriez et vous lui donneriez surtout des
conseils pour élever notre petit Claude. Il
n'est personne à qui je
préférerais la confier qu'à
vous. Et je sais qu'elle a, en Mlle Roseline,
l'amie la plus fidèle et la plus
éclairée.
Ils avaient promis, en lui serrant la
main avec émotion, puis il était
rentré chez lui et avait
répété les mêmes paroles
à sa femme.
- C'est à eux que tu
t'adresserais, ce sont leurs conseils que tu
suivrais, n'est-ce pas, ma chérie ?
Promets-le moi.
À ces mots, Mireille avait
protesté contre ces idées lugubres et
une crise de larmes dans les règles s'en
était suivie. Avait-il besoin de gâter
ces quelques trop courtes journées par de
pareils procédés ? Il serait bien
temps pour elle de savoir que faire, si un pareil
malheur arrivait !
- Mais non, ma mignonne, il ne serait
plus temps, dit-il, d'un ton résigné
; je te connais ; tu perdrais la tête et ne
saurais d'où te tourner. Ta mère est
très nerveuse (tu as vu son attitude
à la mort de Jacques), ma mère et mes
soeurs seraient naturellement dans un grand chagrin
personnel et j'ai voulu te confier à des
amis sûrs et dévoués, qui, je
crois, ne manqueraient à aucune de leurs
promesses.
- Tu as une bien haute idée des
Duclavel, fit Mireille, un peu vexée et
encore en pleurs.
- C'est vrai, dit Albert,
brièvement.
Il allait dire autre chose, mais
s'arrêta à temps.
Lorsque Roseline entra dans la chambre
du Dr Vateau, à Paris, conduite par
Mireille, il l'accueillit avec un sourire
reconnaissant. Il ignorait que sa femme lui
eût dit de venir.
Ils causèrent longtemps de son
cas, au point de vue professionnel, et il lui
raconta tout en détail, sachant combien cela
l'intéressait.
- J'espère que vous pourrez
bientôt voyager et rentrer à Meirage,
dit Mlle Duclavel. C'est seulement chez vous que
vous prendrez îles forces.
- Si seulement il voulait être un
peu plus gai ! fit Mireille étourdiment,
ça irait bien plus vite !
Un nuage passa sur le visage
d'Albert.
- Nous ne sommes pas dans des
circonstances où l'on peut être gai,
fit-il. je crois bien que je ne le serai jamais
plus. Êtes-vous quelquefois gaie, maintenant,
Mlle Roseline ?
Elle sourit :
- Mireille a employé là,
sans y réfléchir, une expression
qu'elle-même doit reconnaître impropre.
Vous avez raison, docteur, la gaieté n'est
plus de saison. Mais je puis vous dire que
malgré tout, je suis heureuse ! Le bonheur,
celui qui est intérieur et durable, est
indépendant des circonstances. C'est lui qui
nous sauve du découragement.
Mireille eut un geste
d'impatience.
- Je m'en vais commander le thé
pour nous trois, dit-elle, je reviens dans dix
minutes.
Lorsqu'elle fut sortie, Albert reprit :
- Vous avez dit le mot juste,
Mademoiselle. je suis «
découragé ». Au fond, c'est une
ingratitude envers la Destinée qui aurait pu
me traiter plus mal et comme, le dit Mireille
continuellement, j'en ai fini avec les horreurs de
la guerre. Mais je ne m'explique pas pourquoi la
vie, pour moi, a perdu sa saveur.
- Vous avez beaucoup souffert
moralement, dans votre service, dit Roseline avec
sympathie. Les hommes de coeur ne peuvent faire
autrement.
- Oui, j'ai souffert, mais d'autres
aussi et j'en vois de plus mal arrangés que
moi qui s'accrochent
désespérément à
l'existence comme s'ils allaient. trouver un El
Dorado à l'arrière. Le boulanger
rêve à sa boulangerie, le menuisier
à son atelier, le cultivateur à sa
terre. Moi, je suis tellement diminué, dans
mon être physique, et tellement
écoeuré par tant de choses affreuses,
que je ne sais si je reprendrai jamais goût
à la vie. Ah ! si ce n'était pour
Mireille et le petit Claude !
Roseline le considérait avec
surprise. Cette attitude n'avait jamais
été celle d'Albert Vateau, même
aux plus mauvais jours de La guerre. Pour un homme
jeune et robuste, de sa situation de fortune, la
perte d'un bras n'était pas une chose qui
dût lui faire perdre courage à ce
point.
- Une mutilation physique telle que la
vôtre, n'a pas l'importance que vous lui
attribuez, en ce moment de dépression,
répondit Roseline, d'un ton encourageant. Il
y aura encore tant de bien à faire pour vous
à Meirage !
Un docteur qui comprend sa vocation
comme vous la comprenez, est encore bien plus un
conseiller qu'un praticien et l'estime dont vous
êtes entouré vous rendra la
tâche facile.
Albert Vateau sourit:
- Voici un beau discours, Mademoiselle
Roseline, et je sais que dans votre bouche, il est
tout à fait sincère et je vous en
remercie. Mais voyez-vous, pour conseiller et
encourager les autres, il faut soi-même voir
son chemin et avoir du courage. Moi, je viens de
faire l'expérience qu'il y a dans le monde
tant d'injustice et de méchanceté,
que je me sens devenir affreusement
égoïste. Autrefois, j'avais un
idéal altruiste et généreux.
Maintenant, je n'en ai plus. À quoi bon ?
Rien ne subsiste, rien ne demeure, rien n'est
vrai.
- Rien, dit Roseline, gravement, que
Dieu et sa Parole qui subsiste pour
l'Éternité.
- Ah ! dit Albert, que vous êtes
heureuse ! Les croyants comme vous, même
s'ils se trompent, ont les joies les plus pures que
la vie puisse donner, celles d'avoir un
idéal inébranlable.
- Il est à votre disposition., M.
Vateau, vous le savez. Ce, n'est qu'en Dieu que
vous retrouverez « le goût de vivre
» comme vous le dite.
Albert eut un geste las.
- C'est possible, mais il y a en moi des
sentiments tellement contradictoires ! Enfin,
Mademoiselle Roseline, après là
guerre, nous reparlerons de tout cela à
Meirage, si ce Dieu auquel vous croyez si
fermement, nous permet de voir la fin de cette
boucherie. J'espère que
vous et vos parents resterez
toujours nos amis. Vous savez que si j'avais
été, tué, je vous avais
confié à tous, Mireille, et le petit
Claude, dans mes dernières
volontés.
Roseline lui tendit la main d'un
mouvement affectueux :
- Oui, mes parents m'avaient
écrit cela et je vous remercie de cette
confiance, mais maintenant que leur protecteur
naturel leur est conservé, c'est encore bien
mieux.
- Peut-être aurons-nous tous
besoin de vous... dit-il, en hésitant un
peu.
Puis, comme la porte s'ouvrait :
- Ah ! voilà Mireille et le
thé ! ...
Le soir, dans le train qui l'emmenait à
son poste, Roseline réfléchissait
à cette entrevue. Une immense pitié
emplissait son coeur pour Albert Vateau et pour
Mireille.
Car, il semblait que, dans la
détresse morale qu'il traversait en ce
moment, pas une fois l'idée ne lui
était venue de se tourner vers sa femme pour
de la lumière et du - secours. Il ne l'avait
pas nommée comme appartenant à ce
domaine de sa pensée intérieure et
intime. Il la chérissait, mais elle
n'était pas pour lui une aide, un soutien,
une raison d'être courageux dans
l'épreuve.
Roseline pensa à cette parole
où le Roi sage dépeint la femme
idéale :
« Le coeur de son mari s'assure en
elle ».
Et pourtant, Albert Vateau
méritait mieux que cela. Si Mireille avait
suivi la voie austère de
la fidélité chrétienne, elle
en aurait récolté les fruits. Et
Roseline pensa à la lettre de Louis Breton,
qu'elle avait là dans son petit sac.
Albert Vateau avait eu, tout à
l'heure, par une coïncidence
singulière, une parole qui rappelait une
phrase de cette lettre : « Rien ne demeure
». Et l'autre disait : « Vous m'avez
appris la différence qu'il y a entre ce qui
passe et ce qui demeure ».
Le premier avait vu la
réalité de « ce qui demeure
» ; personne ne l'avait enseigné au
second.
Terrible responsabilité, de
l'influence et do l'exemple ! Conséquences
inexorables de la loyauté à un
principe ou de sa trahison ! Qu'on le veuille ou
qu'on ne le veuille pas, les lois du monde moral et
spirituel s'exécutent avec un ordre pareil
à celui de l'univers
matériel.
Dans la nuit, un grondement formidable
ébranla l'atmosphère. On approchait
du front. Dans la solitude de son wagon, Roseline
s'agenouilla, et dans une ardente prière,
déversa son coeur dans celui de
Dieu.
La guerre est finie. Mais le Courant
existe toujours, plus impétueux, plus rapide
et plus « contraire » que jamais.
Le remonter est dur, impossible à
la pauvre nature humaine. Seule, une force
surnaturelle en donne la capacité.
S'en aller au fil de l'eau, est facile
et agréable. La foule s'en va ainsi.
Les romanciers font finir les histoires quand
ils veulent. Et en général, pour
plaire au public, ils les font bien finir. Mais
dans la vie, il n'en est pas ainsi. Les histoires
continuent. Et chaque homme étant l'auteur
de sa propre histoire, elles ne finissent pas
toujours « bien ».
Dans l'étude de caractères
que nous venons de faire, une histoire s'est
terminée : celle de Louis Breton.
Il est facile de prévoir la fin
des Duclavel. Celui qui est sur le Rocher des
Siècles, n'est jamais
ébranlé.
Seule, celle des Vateau, reste encore
énigmatique. Ils ont entre les mains, la
redoutable liberté de remonter le courant ou
de s'y laisser aller.
Le fil de l'eau court toujours.
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