CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
VI
(Si tu m'avais aimé en Dieu et
pour Lui)
Il est peu de choses qui subsistent, peu de
situations qui demeurent, sous le flot mouvant des
années.
Mireille Vateau est devenue
veuve.
Albert est mort, des suites d'un
accident d'automobile.
Pendant les quelques jours qu'il a
survécu, c'est, à sa demande
instante, Roseline Duclavel qui l'a
soigné.
Les années écoulées
depuis leur conversation, à l'hôpital
de Paris, n'avaient pas amené de changement
extérieur bien visible dans la vie du jeune
ménage.
Mais, plusieurs fois, Roseline avait pu
constater que Albert Vateau soupirait après
les choses éternelles. Il lisait souvent le
Nouveau Testament. Son découragement,
après la guerre, avait eu, au moins, ce
résultat.
Tout l'inutile, tout le factice de
l'existence, même la plus honorée, lui
étaient insupportables et puérils. La
soif de ce qui demeure l'avait envahi, lui
aussi.
Lentement, très lentement, il
arrivait à se dépouiller de ses
anciens préjugés, lorsque survint
l'accident qui devait
l'emporter.
Deux jours avant sa mort, seul un
instant avec son infirmière, il lui dit
à voix basse :
- Mademoiselle Roseline, vous vous
souvenez, n'est-ce pas, de ce que je vous avais dit
pendant la guerre : Que si je mourais, je confiais,
à vos parents et à vous-même,
Mireille et le petit Claude. je vous le
répète aujourd'hui. je désire
qu'ils suivent vos conseils et votre exemple. je
vous supplie de ne jamais les abandonner.
Sa faiblesse était grande et il
dut s'arrêter quelques minutes.
Puis il reprit :
- Merci de ce que vous avez fait pour
moi...
Elle le regarda,
étonnée.
- Grâce à vous,
continua-t-il, je puis dire comme Job : « je
sais que mon Rédempteur est vivant, et je
m'en vais heureux. je n'ai qu'un regret - et
combien cuisant ! - c'est de n'avoir rien fait pour
Lui !
Nul n'assista, naturellement, au dernier
entretien des deux époux, mais lorsqu'on
revînt du cimetière, Mireille se jeta,
en sanglotant, dans les bras de son amie :
- 0 Roseline, Roseline ! cria-t-elle,
aide-moi à vivre maintenant !
Rien n'est plus sinistre que
l'Irréparable.
C'est pour calmer cette sombre
épouvante que certaines philosophies,
chefs-d'oeuvres diaboliques, promettent aux
âmes désemparées, des
existences ultérieures,
où elles pourront expier leurs fautes et
reconstruire un bonheur qu'elles ont une fois
détruit.
C'est une espérance semblable
qu'eût passionnément souhaitée
Mireille, après la mort de son mari.
Ses yeux s'étaient ouverts
soudain sur un passé de
lâcheté, sur une vie absolument
manquée quant à ses résultats
ultimes et éternels.
Elle entendait encore une voix mourante
lui dire :
- Je te pardonne, ma chérie, mais
si tu m'avais aimé en Dieu et pour Lui,
j'aurais compris plus tôt la beauté de
l'Idéal chrétien et de
l'Évangile du Salut. Maintenant, je suis
sauvé, mais inutile, car c'est trop tard...
le soir de la journée est déjà
là...
Elle sanglotait, la tête
appuyée sur les mains blêmes du
malade.
- Mais ce n'est pas trop tard pour toi
et pour Claude, avait-il murmuré... Soyez
fidèles... tu entends, Mireille...
fidèles... Puis... venez me
rejoindre...
Ah ! réparer, réparer !
... Non, ce n'était plus possible. Le
passé n'est, hélas ! pas écrit
sur le sable, mais indélébile, sur le
roc. Nul ne peut faire que ce qui fut, n'ait pas
été..
Mais on peut toujours essayer de
reconstruire sur les ruines.
On peut toujours remonter le courant
dont on a, autrefois, suivi
l'entraînement.
Mais comment trouver le courage de cet
effort, lorsque, pendant de si longues
années, on s'est laissé aller
à la dérive, sans même penser
au danger toujours possible ?
Le ressort de la volonté,
distendu par une longue inertie, ne se redresse pas
en un jour.
La pauvre Mireille en fit la rude
expérience.
Bien des mois
s'écoulèrent, avant qu'elle se
fût ressaisie et eût compris l'urgence
du devoir immédiat : réparer le
passé, dans la mesure du possible, en
élevant son fils comme Albert l'avait
désiré, dans la crainte de Dieu et la
connaissance de sa Parole.
Ce furent de longues et laborieuses
souffrances, car la veulerie morale est difficile
à guérir.
La logique des principes, le courage
d'envisager toutes leurs conséquences, la
volonté de les appliquer dans une pratique
rigoureuse, tout cela, ne s'apprend qu'à la
longue.
Que de vaines luttes, que de combats
suivis de défaites ! Que « d'avances
» dans le courant impétueux, puis de
reculs et de défaillances !
Mireille connut toutes ces
douleurs.
Ses deux belles-soeurs s'étaient
mariées et M. et Mme Vateau passaient une
grande partie de leur temps, soit chez l'un, soit
chez l'autre ménage, abandonnant à
Mireille, presque entièrement la jouissance
de leur manoir. Les Lenormand avaient dû
quitter Meirage pour un climat plus doux, de sorte
que la jeune veuve se trouva très
isolée.
Roseline, forcée, par sa
profession, de vivre souvent éloignée
de ses parents, demanda à Mireille de venir
habiter avec eux, au moins pendant quelque temps et
d'éviter ainsi les effets désastreux
de la solitude. Tous ensemble, on reviendrait
à Meirage, pendant deux ou trois mois
d'été.
De cette manière aussi, la
dernière requête du cher disparu
serait exaucée et ses dernières
paroles : « Sois fidèle »
deviendraient comme une devise pieusement et
loyalement observée.
C'est ainsi que, malgré la
longueur et l'intensité de la lutte,
Mireille Vateau, grâce à Dieu et aux
amis qu'Il avait placés près d'elle,
finit par obtenir de la Source suprême, tes
forces nécessaires à sa nouvelle
existence.
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