CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
VII
(C'est trop tard... pour moi en tout
cas...)
Un jour, en rentrant de sa promenade
quotidienne, Roseline trouva Mme Barrett qui
l'attendait.
L'élégante
étrangère avait beaucoup,
changé physiquement. Le teint plombé
sous le fard, les mains tremblantes, les yeux
mornes, la tenue négligée,
malgré le luxe des vêtements, elle
présentait l'aspect le plus
lamentable.
Assise dans le petit salon, près
de la chambre de son mari, elle ne se leva pas,
lorsque l'infirmière entra, mais lui tendit
les mains, en un geste de supplication.
- Asseyez-vous là, dit-elle,
désignant un siège à
côté d'elle.
Puis, d'une voix lasse et
saccadée, elle poursuivit :
- J'ai demandé de l'argent
à mon mari... Il refuse de m'en
donner...
Roseline protesta :
- Madame, j'ai moi-même
écrit, sous la dictée de M. Barrett,
une lettre au propriétaire de l'hôtel
où vous êtes, par laquelle il
règle toutes vos dépenses...
d'ailleurs considérables...
La grande dame eut un geste hautain :
- Est-ce que cela vous regarde, qu'elles
soient « considérables » ou non
?
- Nullement, fit Mlle Duclavel, d'une
voix ferme, mais alors, pourquoi vous plaindre
à moi de ce que votre mari vous «
refuse » de l'argent ?
- Je sais très bien qu'il paie
mes dépenses courantes, dit-elle, subitement
radoucie... Il ne manquerait plus que cela ! ...
M'a-t-il épousée pour me laisser dans
la misère ? Moi, la fille d'un lord
!
Roseline garda le silence.
La vulgarité et l'ingratitude de
cette « fille de lord » la
dégoûtait.
On pouvait, d'ailleurs,
déjà constater la
déchéance mentale qui
résultait des basses passions auxquelles
elle s'adonnait.
Ce silence lui fit lever la tête.
Un éclair passa dans ses yeux
lourds.
- J'ai voulu parler de mon «
allowance »
(1). Il la
réduit à une tirelire de
pensionnaire.
- Il a sans doute ses raisons, dit
Roseline, calmement.
- Ses raisons ? Quelles raisons
?
De nouveau, l'infirmière garda le
silence.
Mme Barrett eut un sourire amer
:
- Il vous a mise au courant, je suppose,
il vous a dit que j'étais une joueuse
enragée, une morphinomane incorrigible... Eh
! bien, c'est vrai ! Que voulez-vous que j'y fasse
? Croyez-vous que ce soit gai d'être
mariée avec un homme
toujours malade, sombre, taciturne, qui pense
encore (il ne le dit pas, naturellement, mais je le
sens) à la femme qu'il aurait voulu
épouser autrefois... et qui l'a
lâché ! Ah ! oui, croyez-vous qu'il ne
me faille pas des compensations et m'amuser
autrement ? ... Croyez-vous...
Consternée de cette explosion,
Roseline essayait de l'arrêter, mais en
vain.
Mme Barrett s'était levée,
et, malgré le tremblement de ses mains,
s'appuyait au dossier de son fauteuil.
- Il faut pourtant se distraire...
oublier... tromper l'affreuse
désespérance de la vie...
Sa voix vibrait d'un son un peu rauque
et métallique, et elle ajouta, comme saisie,
tout à coup, d'une faiblesse
immense.
- ... ou bien en finir...
Roseline frissonna.
D'un geste affectueux, elle prit la
pauvre femme par les épaules et la
força à se rasseoir. Elle-même
choisit un tabouret et s'installa devant le
fauteuil, de manière à empêcher
Mme Barrett de se relever.
À ce moment, la porte s'ouvrit
et, stupéfaite, l'infirmière vit son
malade, debout sur le seuil.
Il était vêtu de sa robe de
chambre japonaise, aux reflets de couleurs vives,
qui faisaient ressortir encore davantage
l'extrême pâleur de son visage.
Roseline s'élança vers lui
pour le soutenir, mais il
l'écarta, d'un geste sobre, referma la porte
derrière lui avec soin et se tint devant sa
femme.
- Florence, dit-il très
gravement, pourquoi n'êtes-vous pas partie,
comme vous me l'aviez dit tout à l'heure
?
- J'ai pensé ensuite que
j'aimerais causer avec Mlle Duclavel. Elle a
beaucoup d'influence sur vous, Ned, et
j'espérais qu'elle vous déciderait
à augmenter mon allowance. C'est tellement
honteux ce que vous faites à mon
égard ! Et on me dit que ce ne serait pas
suffisant pour divorcer ! Qu'est-ce qu'il faudrait
donc?
M. Barrett se tourna vers
l'infirmière :
- Trouvez-vous, Mademoiselle, que ce
soit « honteux » ?
Elle les considérait tous deux,
avec une angoisse intense et une profonde
compassion.
Il était bien évident que,
l'un était aussi malheureux que l'autre.
L'orage déferlait sur leurs deux têtes
avec la même rage impitoyable. Tous deux
désemparés... pauvres loques
humaines, sans amour, sans espoir ; deux
épaves, presque informes, emportées
par le courant...
Exemple poignant de cette
déclaration des Livres sacrés
:
Sans Dieu et sans espérance dans
le monde
(Ephésiens 2 : 12)
».
Sans Dieu , c'est-à-dire, sans
secours à l'heure de la détresse,
sans consolation, sans père, sans refuge...
Sans espérance ,
c'est-à-dire sans raison de vivre, sans
même un rayon de lumière à ce
sombre horizon, pas même la plus lointaine et
la plus froide étoile... Néant du
néant !...
Et, plus Roseline considérait ce
malheureux couple, entouré d'un luxe qui lui
apparut comme le cadre insolent d'un tableau de
tragédie, plus elle le plaignait.
- Je vous demande vous trouvez que ce
soit honteux, répéta la voix creuse
de M. Barrett.
Alors, saisie d'une pitié qui
dominait tout, remplie de cet amour pour les
âmes perdues, qui balaie toutes les
idées conventionnelles et tous les
obstacles, Roseline se jeta à genoux entre
eux deux, joignit les mains, et, d'une voix pleine
de larmes, se mit à prier :
« 0 Dieu des miséricordes,
aie compassion de ces deux coeurs qui souffrent, de
ces âmes qui, sans te chercher, ont un si
pressant besoin de Toi ! Délivre-les de
leurs chaînes. Révèle-leur
l'amour de Jésus-Christ et l'oeuvre
merveilleuse du Calvaire, afin qu'elles retrouvent
l'Espérance qu'elles ont perdue ! ...
»
Cela s'était fait, d'une
manière si spontanée, si naturelle,
et, en même temps si émouvante, que M.
et Mme Barrett ne firent aucun mouvement de
protestation.
Eux qui avaient interdit que l'on
prononçât le nom de Dieu devant leur
enfant, entendaient maintenant invoquer ce Nom
auguste, en leur faveur, et sans pouvoir s'en
défendre.
Mais ils étaient encore bien plus
impression nés et
émus par l'amour intense qui se traduisait
,sur ce visage mouillé de pleurs, dans ces
mains jointes et frémissantes, dans cette
voix dont l'ardeur implorait le Dieu du ciel pour
deux rebelles impénitents...
Mme Barrett mit la main. sur ses yeux.
Son mari, lorsque Roseline eût
prononcé son « amen », se dirigea
en silence vers la fenêtre. Tous deux
semblaient oppressés comme si quelque
influence mystérieuse fût soudain
descendue sur eux, pour les arrêter dans leur
course insensée vers un abîme qu'ils
n'avaient jamais soupçonné.
Mlle Duclavel s'était
relevée.
D'un geste rapide, elle essuya ses
larmes, et se pencha vers la malheureuse femme,
pour l'embrasser.
M. Barrett s'était
retourné. Il tendit la main à
l'infirmière :
- Je vous remercie, dit-il. Mais s'il
existe un Dieu, Il doit être las d'un
être comme moi.
- S'il existe un Dieu,
répondit-elle Il n'est las de personne -
puisqu'Il appelle tous les hommes à Lui. Le
Christ n'a-t-Il pas dit qu'Il cherche Ses brebis
« jusqu'à ce qu'Il les trouve ?
».
Un sombre pli barrait le front du
convalescent. On sentait en lui un tel
désarroi, une telle souffrance devant la
situation sans issue qui était la sienne,
qu'on n'aurait su que lui dire de plus.
- De quelque côté que je me
tourne, dit-il, je trouve l'horizon fermé.
- Si vous regardiez en haut, dit
Roseline doucement, il serait ouvert et sans
limites.
Il était de nouveau devant la
fenêtre par où l'air pur et
léger entrait comme une caresse.
- Je connais votre genre, dit-il :
fanatique, illuminé, absurde, et pourtant,
avec une force qui oblige à l'admiration et
peut entraîner la persuasion.
À son tour, Mme Barrett
s'était levée. Elle semblait vouloir
secouer l'impression sérieuse qui venait de
l'envahir.
- Il y a bal, ce soir, à
l'hôtel, dit-elle, d'un air languissant, et
ma toilette n'est pas prête. Il faut que je
passe chez la couturière.
Son mari ne se retourna pas lorsqu'elle
sortit avec Mlle Duclavel qui voulut l'accompagner
jusqu'en bas. Dans l'ascenseur, Mme Barrett serra
le bras de sa compagne et lui chuchota à
l'oreille :
- Merci de nous plaindre, mais c'est
trop tard... pour moi en tout cas. Il y aurait des
sacrifices au-dessus de mes forces. je n'ai plus
aucun ressort et ma seule jouissance, c'est de me
laisser aller avec le courant de ce milieu mondain
que j'aime et dans lequel j'ai toujours
vécu.
- Oui, mais... la fin ? dit
Roseline.
L'ascenseur s'était
arrêté.
Une fois dans le jardin, les deux femmes
se dirigèrent vers le portail.
- La fin ? murmura Mme Barrett, elle ne
saurait être pire que le
présent.
Puis elle ajouta, avec un rire
sarcastique :
- Oh ! je sais bien que vous autres,
gens dévots, vous pensez
à l'enfer, pour « la fin » ! Mais
moi, je sais bien qu'il n'y a pas d'enfer, qu'il ne
peut y en avoir d'autre pire que celui que nous
endurons ici-bas, Ned et moi. Heureusement qu'il y
a des coins de paradis...
Et d'un air de défi, elle ouvrit
son sac à main, en sortit un petit
écrin de cuir où reposait une
seringue d'argent, qu'elle agita devant Mlle
Duclavel.
- Et vous voudriez m'en priver ?
cria-t-elle, furieuse. Oui, votre prière
tout à l'heure, c'est à cela qu'elle
visait ! Vous vouliez que je sois «
délivrée de mes chaînes »
! Mais je les aime, mes chaînes, je les
adore, je refuse d'en être
délivrée, du moins de celles qui me
font jouir ! La seule dont je veuille secouer le
poids, c'est celle de mon mari...
Elle débitait ces
énormités d'une voix. rapide, basse
et saccadée, tantôt en crispant ses
mains, tantôt en les laissant retomber
mollement le long du corps.
Puis avec un sanglot subit, elle se
détourna, sortit sur le trottoir, fit signe
a un taxi et disparut.
Le coeur lourd, Roseline remonta
à son poste. M. Barrett s'était
enfermé dans sa chambre et n'ouvrit que
lorsque l'heure de son dîner l'obligea
à le faire.
Son visage était dur et sa
pâleur trahissait un combat intérieur
qui durait encore.
L'infirmière le servit en
silence, puis rejoignit Miss Duncan et
Daphné dans là salle à
manger. Le repas ne fut pas gai,
car la fillette était fatiguée et
boudeuse.
Sur un fauteuil, reposait une nouvelle
poupée : une de ces figurines immenses et
fluettes, affublées de costumes de style et
de perruques blanches, dont la mode nous impose les
silhouettes insolentes et niaises, comme dernier
cri du « modernisme ».
- Qui est cette dame inconnue ? demanda
Mlle Duclavel, en souriant, et pour dérider
l'enfant. Ne me la présentez-vous pas
?
Daphné eut un petit haussement
d'épaules:
- C'est maman qui me l'a
apportée, mais je n'en veux pas ; je ne peux
pas jouer avec une vieille dame. Regardez, elle a
les cheveux blancs. Moi, je veux m'amuser avec une
vraie poupée, une petite fille...
- Vous aimez beaucoup les poupées
? demanda l'infirmière.
- Oui, des fois... D'autres fois... non.
Ce soir, je voudrais papa.
- Eh ! bien, s'il le veut aussi, vous
irez lui faire une petite visite, tout, à
l'heure.
M. Barrett accueillit sa fille avec un
geste de tendresse ardente et là fit asseoir
sur ses genoux. Roseline les laissa seuls, et
lorsqu'elle vint chercher l'enfant à l'heure
du coucher, une détente semblait
s'être produite chez les deux. La fillette
était gaie et le visage du père avait
perdu sa dure expression.
Ils ignoraient que celle que Dieu avait
placée près d'eux, tel un ban ange,
avait intercédé en leur faveur, et
fait descendre, dans leurs coeurs meurtris, un peu
de la grande paix du ciel.
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