PREMIERE
PARTIE
A CARTHAGE,
AUX LIONS
LES CHRÉTIENS
Introduction
Carthage ne
présente plus que quelques ruines dans un
des cadres les plus admirables du monde. Centre
commercial très important, elle comptait au
moment de sa gloire plus de 700.000 habitants de
différentes provenances. Elle avait
été fondée en 814 avant
Jésus-Christ par les Phéniciens qui
avaient à leur tête la
légendaire reine Didon. Ce peuple de marins
et de commerçants s'étendait sur le
littoral qui aujourd'hui se rattache au
Liban.
Carthage, par son
développement considérable, attira
l'attention des Romains qui en devinrent les
ennemis acharnés. Après plusieurs
guerres, ils la détruisirent totalement au
cri de « Delenda est Carthago»,
«Carthage doit être détruite
!». La ville fut néanmoins
rebâtie et devint l'opulente capitale de la
province romaine dite «Africa». Ce nom
fut repris dans la suite pour désigner tout
le continent.
On ne sait rien du
moment ni de la manière dont le
christianisme s'y implanta.
Les visions dont il
est question dans le récit étaient
fréquentes chez les premiers
chrétiens, comme d'ailleurs dans bien des
épisodes bibliques.
Les églises de
la Tunisie et de l'Algérie qui se sont plus
tard rattachées à Rome ont
complètement disparu.
.
Drôle de
dialogue dans une prison
- Saturus, Saturus
!
À cet appel,
se lève un homme couché dans un
cachot infect et obscur, où quelques
prisonniers misérablement vêtus
étouffent de chaleur. Il a reconnu la voix
et s'écrie :
- C'est toi, Perpetua
? Enfin je te retrouve. Comment sais-tu que je suis
ici ?
- La nuit
dernière, je t'ai vu en rêve et depuis
ce moment-là, j'étais
persuadée que tu nous rejoindrais. Tous les
bruits de la prison nous sont familiers. Ce matin,
j'ai entendu le geôlier ouvrir la porte de ta
cellule et dire : « Voilà un
imbécile qui s'est dénoncé
comme chrétien. On ne lui demandait rien.
Mais puisqu'il se déclarait lui-même
coupable, on a bien dû l'amener ici. Quel
idiot ! » Saturus, les gardiens n'ont rien
compris à ta noble attitude. Toi, notre
catéchiste, tu as voulu partager nos
souffrances et venir ici te livrer à nos
bourreaux, alors qu'à Thuburbo, sans qu'on
sache pourquoi, tu as échappé
à la police impériale qui poursuivait
les chrétiens.
- Perpetua, je
n'aurais pas pu supporter un jour de liberté
supplémentaire, en vous sachant en danger de
mort. Je suis accouru au plus vite à
Carthage non pas à votre secours, car
hélas ! il n'y a rien à faire.
L'édit du nouvel empereur romain Septime
Sévère, qui remonte au début
de cette année, est formel : tous les
nouveaux convertis doivent être mis en
jugement. On m'avait oublié, j'ai
réparé cet oubli et je suis heureux
d'être avec vous. Nous serons jugés
ensemble, et, s'il le faut, nous mourrons ensemble
pour le Christ. Es-tu prête au grand
sacrifice ? Dans quelques jours, nous serons
peut-être exposés aux bêtes.
As-tu peur ? jusqu'à présent tu as
courageusement confessé ta foi dans ta ville
natale, où chacun avait de la
considération pour toi. Tu as
résisté à tous les arguments
du diable. Sois fidèle jusqu'à la
mort !
- Oui, Saturus, je le
serai. Souffrir pour le Christ, c'est un
privilège et une joie. je suis toujours en
communion avec Dieu qui répond à mes
prières. il me rassure par les rêves
que je fais.
- Quel est le
rêve où je suis intervenu, Perpetua ?
Dieu nous révèle beaucoup de choses
par les songes.
- Eh bien ! Saturus,
j'ai vu tout d'abord une échelle d'or. Le
sommet touchait au ciel, le pied était
gardé par un dragon hideux. Et toi, Saturus,
je t'ai vu gravir les échelons. Tu avais
beaucoup de peine, parce que les montants
étaient hérissés de glaives
bien tranchants, et tu devais chercher les rares
endroits où tu pouvais poser tes mains. Mais
rien ne t'arrêtait. Tu allais toujours plus
haut. Et voilà que tu m'as fait signe de
monter à mon tour.
- C'est exact,
Perpetua. Je t'ai appelée à la
foi.
- Avant de mettre le
pied sur le premier échelon, j'ai
poussé un cri en apercevant le dragon
couché qui me barrait le passage.
C'était comme une prière qui sortait
du coeur : « 0 Jésus, viens à
mon aide ! » Aussitôt, d'un coup de
pied, j'ai eu la force d'écraser la
tête du monstre et j'ai pu me mettre à
grimper. Ce fut aussi difficile que pour toi. Tout
à coup s'étendit devant moi un
immense jardin herbeux. Au milieu un vieux berger
de haute stature était en train de traire
les brebis de son troupeau. Des milliers d'agneaux
tout blancs paissaient en paix dans cette prairie.
Le berger leva la tête et m'accueillit avec
douceur. « Salut, mon enfant, me dit-il,
approche-toi et prends la nourriture que je te
donne.» je fis quelques pas dans sa direction,
et il me tendit une bouchée de fromage, que
je reçus les mains jointes. Nous mangions
aussi du fromage dans les repas fraternels qui
suivaient nos réunions à Thuburbo.
Tandis que je l'avalais comme une nourriture
sacrée, je me vis entourée d'une
assistance nombreuse qui disait d'une voix forte :
« Amen ! » C'est cela qui m'a
réveillée, et je me suis
retrouvée sur mon grabat de
prisonnière, avec un goût suave dans
la bouche. J'ai compris que la mort me serait
douce. Aussi je n'ai aucun souci à me faire.
Dieu y pourvoira. Tu m'écoutes, Saturus ?
Saturus doit tendre
l'oreille pour écouter Perpetua. La muraille
qui sépare les deux cachots est
épaisse, et les prisonniers ne suivent pas
ce dialogue. Ils se déplacent dans
l'étroite cellule où ils sont
enfermés, et cela fait du bruit. On ne peut
pas crier trop fort, les gardiens entendraient et
appelleraient vite les soldats pour faire taire les
captifs qu'ils accuseraient de
mutinerie
Les prisonniers ne
s'attendent à rien de bon. Il y a des
voleurs et des criminels, mais aussi des adeptes de
cette foi nouvelle qui commence partout à
s'infiltrer, dans toutes les couches de la
population. Les chrétiens, que peuvent-ils
redouter ? ils n'ont pas peur de la mort, mais ils
ne savent pas encore quel sera leur supplice. Ils
attendent avec patience le procès, en priant
pour leurs persécuteurs. Vont-ils être
offerts en spectacle à la population de
Carthage qui aime tant les combats de gladiateurs
contre les fauves ? ils somnolent plutôt
qu'ils ne dorment, et dans l'état de veille
où ils se trouvent, ils ont des moments
d'extase, favorisés par leur
épuisement physique. Ils ont des visions et
en éprouvent un grand
réconfort.
- Eh bien ! Perpetua,
je pense bientôt connaître, comme toi,
la vraie félicité. Le Christ n'a-t-il
pas promis la couronne de vie à ceux qui
persévèrent jusqu'à la fin
?
- Tu sais, Saturus,
j'ai fait encore d'autres rêves. J'ai vu mon
frère Dinocrates, qui est mort à sept
ans à Thuburbo, tu te souviens
?
- Oui, Perpetua, il
avait une affreuse plaie au visage qui le faisait
terriblement souffrir. Il se cachait quand on
venait chez toi.
- Saturus, Dinocrates
m'est apparu tout d'abord dans un endroit obscur
avec d'autres gens misérables comme lui. Il
était morne et défiguré plus
que jamais. Je le voyais marcher pour venir
jusqu'à moi, mais il était incapable
d'avancer. Il y avait un réservoir plein
d'eau fraîche. il voulait s'en approcher pour
boire, car il avait une soif dévorante, mais
l'eau s'éloignait de lui. J'en fus si
affligée que je me réveillai en
sursaut.
- Crois-tu que ton
frère est malheureux au ciel
?
- Attends la suite.
J'ai revu mon frère, un peu plus tard. Il
était tout à fait transformé.
Enveloppé de lumière, il rayonnait et
buvait à longs traits de l'eau du
réservoir dans un vase d'or qui
n'était jamais vide. Oh ! comme il se
livrait joyeusement à ses ébats
d'enfant ! J'ai compris qu'il avait passé de
notre monde, où il n'a connu que les
ténèbres, à la merveilleuse
vie du royaume de Dieu.
Saturus ne
réagit pas. Il fait silence, car il vient
d'entendre un bruit de ferraille. Son regard se
dirige vers la lourde porte qui,
entrebâillée, laisse passer le
geôlier suivi de deux inconnus.
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