PREMIERE
PARTIE
A CARTHAGE,
AUX LIONS
LES CHRÉTIENS
Des nouvelles et du
réconfort de l'Église
Serait-ce le moment de
comparaître devant le tribunal ? Non, pas
encore ! Le geôlier se retire et reste
à proximité de la porte. Les deux
hommes se présentent : «Nous sommes les
envoyés de l'église de Carthage et
nous venons pour vous apporter du secours. Nous ne
pouvons pas faire beaucoup, les lois en vigueur
nous l'interdisent. Mais nous avons appris votre
arrivée dans notre ville. Vous êtes
notre frère. Nous savons que vous vous
êtes livré librement au magistrat pour
partager le sort de vos infortunés
compagnons de Thuburbo qui sont déjà
ici pour l'instruction de leur procès. Cela
vous honore grandement. »
Sur ces bonnes
paroles, ils se donnent l'accolade, le baiser de
paix, comme disaient les premiers chrétiens.
Ils ont les larmes aux yeux. Mais Saturus se
ressaisit : « Oh ! ne dites surtout pas que
nous sommes infortunés. Au contraire, la
grâce qui nous est faite est inestimable.
Nous en remercions le Seigneur. » L'un des
visiteurs reprend : «Je m'appelle Tertius et
je suis chargé de vous annoncer une bonne
nouvelle dans votre épreuve. Votre prison
est infecte, nous le savons. Vous êtes
dévorés jour et nuit par des poux et
d'autres bestioles. Pour les femmes qui sont dans
l'autre partie de la prison, c'est vraiment
insupportable. Vous êtes plus mal
logés que le bétail, et pour les
hommes comme pour les femmes, nous sommes
intervenus auprès du directeur des prisons
pour qu'il vous change de local.
»
Saturus n'en croit
pas ses oreilles. Les Romains commenceraient-ils
à faire des concessions, eux qui
considèrent les chrétiens comme leurs
pires ennemis, puisqu'ils refusent de sacrifier
à César, de prendre l'Empereur pour
un dieu ? Tertius comprend l'étonnement du
prisonnier et lui dit, à voix basse :
«Ici, grâce à une somme d'argent
versée aux geôliers, nous pouvons
obtenir de petits avantages. Nous n'aurions pas pu
venir vous voir sans cette précaution !
»
Les nouvelles de la
communauté ne sont guère rassurantes
pour l'avenir. Beaucoup de chrétiens - et
non des moindres ! - ont fui, dès qu'ils ont
entendu parler de persécutions. Certains
n'en ont pas moins été
poursuivis.
- On nous a
cité le cas, raconte Pomponius, le second
diacre, d'un nommé Rutilius qui a fui et
même donné de l'argent aux soldats
chargés des arrestations. Or voici ce qui
lui est arrivé. Loin du lieu où il
avait soudoyé ses persécuteurs, il a
été arrêté à
l'improviste, ramené ici, traduit devant le
proconsul, et comme châtiment de sa fuite, il
a dû subir la torture, il a été
écartelé puis brûlé vif.
Ainsi le martyre qu'il a voulu éviter, il
l'a subi, mais de quelle manière
!
- Nous nous attendons
à être arrêtés d'un
moment à l'autre, poursuit Tertius. Les uns
sont jetés en prison, les autres
laissés libres. Il y a sans doute des
délateurs payés pour cette mauvaise
besogne. Nombreux sont les espions qui
épient le dimanche ceux qui
fréquentent la maison de
l'Église.
La maison de
l'Église ? C'est l'expression qu'on emploie
à Carthage pour désigner
l'édifice dans lequel se réunissent
les chrétiens. Pour eux, l'église
n'est pas un bâtiment, mais la
communauté des fidèles. Au
début, les cultes avaient lieu dans des
maisons particulières, mais elles devinrent
vite trop petites. Il a fallu construire une maison
plus grande que les autres, afin que tous les
croyants puissent y être
accueillis.
La « Maison de
l'Église " ne contient pas seulement une
salle pour les cultes. il s'y trouve aussi quelques
chambres pour des frères âgés
ou malades, privés de ressources, ou pour
les chrétiens en voyage. C'est à la
fois un hôpital, un hospice pour vieillards
et une auberge. Les membres de l'église
s'appellent frères ; ce mot exprime la
réalité : ils vivent vraiment d'une
manière fraternelle. L'hospitalité
entre chrétiens est exercée dans
toutes les communautés. Les fidèles
de Carthage font encore mieux : dès qu'ils
le peuvent, ils mettent à la disposition des
frères de passage, dans leur propre maison,
une «chambre d'ami». Ils pratiquent
l'entraide : quand un des leurs est dans le besoin,
ils lui apportent les secours
nécessaires.
L'argent passe
facilement d'une main à l'autre, sans qu'il
y ait gêne ou querelle. « Ce qui nous
rend frères, disent les chrétiens aux
païens étonnés de les voir Vivre
ainsi, ce sont ces questions d'argent qui, chez
vous, brouillent entre eux des frères
eux-mêmes. Nous n'avons qu'un coeur et qu'une
âme, voilà pourquoi nous savons
partager entre nous nos biens : tout est en commun
parmi nous, sauf nos femmes ! » C'est la vraie
communauté rayonnante ; bien des païens
sont attirés par elle et demandent à
en faire partie.
L'église de
Carthage paie aussi parfois des rançons
énormes pour racheter aux pillards du
désert de malheureuses
captives.
Saturus est heureux
d'apprendre qu'il y a une maison de l'Église
à Carthage, car à Thuburbo la villa
d'un riche commerçant suffit, pour autant
qu'on puisse encore se réunir. Mais
Carthage, c'est la grande ville.
Pomponius reprend :
«Notre maison a souvent risqué
l'incendie. Mais nous sommes vigilants. Les
païens nous attaquent à coups de
pierre. Nous ne leur rendons pas la pareille. Ils
essaient de s'introduire chez nous avec des torches
allumées. Sans violence nous les leur
retirons des mains. Il leur est arrivé de
saccager nos cimetières. Ils arrachent les
cadavres des tombeaux, les piétinent et les
mettent en pièces. Nous ne sommes jamais
tranquilles, même dans la mort. Quand nous
sortons du culte, des jeunes gens nous assaillent
et crient : «Les chrétiens aux lions !
»
Le geôlier
apparaît et dit : « La visite est
terminée. » Tertius sort d'un panier
une cruche de jus d'oranges et la lui tend. Il n'a
pas besoin de formuler sa demande. La visite est
prolongée. Les diacres posent encore cette
question : « Pourquoi l'Empereur
s'acharne-t-il sur nous, les chrétiens,
alors qu'il laisse les juifs tranquilles ? Il les a
autorisés à ne pas sacrifier sur les
autels élevés à la gloire de
César-Auguste. Mais il oblige les
nôtres à le faire, comme s'il voulait,
par ce moyen-là, nous contraindre à
abjurer. Les juifs sont nombreux dans l'île
de Djerba, au sud de notre pays.
»
Saturus répond
: « Les juifs ont connu des années
difficiles. Ils ont été souvent
chassés de Rome et de Jérusalem.
L'Empereur a dû finalement leur
reconnaître un certain droit de cité
et tolérer leur religion, mais il ne les
veut pas dans son armée. Peut-être
finira-t-il aussi par nous accepter. Ce sera plus
difficile. Il faudra qu'il renonce lui-même
à se croire le Seigneur, car pour nous il
n'y a pas d'autre Seigneur que le Christ.
»
Il faut absolument
mettre fin à la visite. Le geôlier de
service va être remplacé par un
collègue. Avant de prendre congé,
Tertius s'aperçoit qu'il n'a pas encore
remis au prisonnier la nourriture qu'il est venu
lui apporter. Il tire de son panier et
dépose à terre un grand pain rond, un
pot de fromage et une cruche de jus des raisins
rouges de Carthage. Saturus, très
touché, remercie chaleureusement les diacres
qui ne manquent pas de l'assurer des prières
de l'église. Les chrétiens se
soutiennent les uns les autres.
Saturus voudrait
poursuivre l'entretien : « Je ne peux pourtant
pas appeler l'Empereur un dieu. je mentirais et ce
serait se moquer de lui ! je suis certain que le
Christ vaincra. »
« Chut ! »
lui disent les diacres qui, en sortant, croisent
une patrouille de soldats venus pour
transférer les six chrétiens dans la
prison du proconsulat, tout au haut de la ville,
à Byrsa, la colline qui domine la mer. Le
cadre, d'une beauté exceptionnelle, est un
des sites les plus paisibles et les plus grandioses
du monde. Mais quand c'est pour y être
enfermé, qu'importe le paysage, même
si cette prison est plus confortable et moins sale
que la précédente.
Avant de
pénétrer dans l'annexe du palais du
Proconsul, il est encore temps pour jeter un coup
d'oeil sur les édifices voisins : la
citadelle dont les Romains ont fait le siège
pour en chasser les Carthaginois et, entre autres,
le fameux temple d'Esculape, le
dieu-guérisseur. Sous la rue que les
prisonniers enchaînés ont suivie, il y
a une immense citerne ainsi qu'un égout
à voûtes solidement
construites.
De la colline de
Byrsa, du haut de l'escalier monumental qui
accède au temple d'Esculape, on a devant soi
tout le panorama de Carthage : la ville d'abord,
avec de grandes avenues bordées de
colonnades et ornées de statues, avenues
régulières qui se croisent à
angle droit ; le vieux port ensuite, où
arrivent des barques de pêche, des
galères armées et des bateaux
marchands venant de partout et déposant leur
cargaison sur les quais envahis par une foule
bigarrée de matelots syriens, de courtiers
grecs et de portefaix noirs, sans parler des
badauds émerveillés par le
débarquement de l'ivoire en provenance du
centre de l'Afrique.
Ils traversent enfin
une vaste cour dallée. La brève
promenade sous le ciel bleu est terminée. Au
pied des murailles massives du palais, ils
aperçoivent les soupiraux des cachots. on
les mène chez le geôlier. « Les
souterrains, leur dit-il, sont destinés aux
condamnés à mort. Ce n'est donc pas
pour vous, du moins pas encore ! Le Proconsul a
donné des ordres pour que vous soyez
placés à l'étage
supérieur, réservé aux
détenus de délits peu graves. C'est
vraiment une immense faveur qu'il vous accorde. La
détention y est moins rigoureuse. Les
cachots sont plus spacieux et mieux
éclairés. Dans le règlement il
est prévu des moments où vous pourrez
prendre l'air et faire un peu d'exercice. Et si
vous désirez recevoir des visites,
adressez-vous à moi. On s'arrangera !
»
Pendant leur
installation dans ces locaux bien
aérés, Saturus rumine une question
qu'il se hasarde à poser au geôlier,
alors que celui-ci va refermer la porte : « Et
nos prières pourrons-nous les faire ici, et
nous autorisez-vous à chanter des cantiques
? ».
Le geôlier
réfléchit un instant et leur dit
d'une voix basse, comme s'il ne voulait pas qu'on
l'entende plus loin : « D'accord, à
condition qu'aucun bruit ne parvienne à
l'extérieur.»
Cette nouvelle
incarcération ne s'annonce pas trop mal.
Mais comment se passera le jugement ? Toute la
question est là. Seront-ils condamnés
aux mines ou aux bêtes ? Même le
Proconsul l'ignore, car c'est la première
fois qu'il devra sévir contre les
chrétiens. De toute façon, la peine
de mort sera requise. Travailler dans les mines,
c'est l'extermination lente. Mieux vaut encore
affronter les fauves.
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