PREMIERE
PARTIE
A CARTHAGE,
AUX LIONS
LES CHRÉTIENS
.
D'où viennent ces
prisonniers ?
Nous avons pu
remarquer jusqu'ici que ces prisonniers se
connaissent bien, car ils font tous partie de la
communauté de Thuburbo, d'où ils ont
été conduits à Carthage, les
fers aux pieds, sauf Saturus qui s'y est rendu
librement. Pourquoi ? C'est parce qu'ils doivent
comparaître devant le Proconsul, le
tout-puissant gouverneur romain de Carthage,
chef-lieu de la province Africa, conquise de longue
date, à la suite de guerres interminables et
ruineuses.
Le
Proconsul agit en maître absolu sur
l'administration, l'armée et la justice. Sa
tâche est énorme. Il n'arrive pas
à tout faire et peut se décharger sur
des legati, des délégués. Mais
cette affaire des chrétiens est trop
importante ; il veut s'en occuper personnellement.
L'honneur de l'Empereur est en jeu. jusqu'à
quand ces gens de rien refuseront-ils de se
soumettre aux édits impériaux
?
En
177 déjà, Marc-Aurèle, un
empereur philosophe, réputé pour sa
sagesse, interdit l'introduction de cultes
nouveaux, au moment même où le
christianisme se répand dans tout l'empire
et principalement dans les provinces africaines.
C'est, croit-il, porter un coup quasi mortel
à la religion nouvelle. De plus, il fait
condamner à mort tous les chrétiens
professants, tous ceux qu'on saisit dans les
maisons en train de célébrer un
culte. Il y a toujours, pour échapper au
châtiment, la possibilité de renier sa
foi. Beaucoup de baptisés deviennent des
renégats. Le Proconsul accorde un
délai de trente jours aux accusés
pour se rétracter. La plupart refusent
sur-le-champ ce délai. Quelques heures
après, leur tête tombe sous le glaive
d'un licteur.
Une
accalmie permet aux chrétiens de respirer et
de se multiplier. Mais à la fin du III e
siècle, de nouveau, des candidats au martyre
remplissent les prisons de Carthage, et en 202 -
année des événements que nous
relatons - l'édit de
Septime-Sévère va donner une
impulsion terrible à la persécution.
Tous les nouveaux baptisés sont
arrêtés, ainsi que ceux qui les ont
instruits. C'est dans cette catégorie que se
trouvent nos prisonniers.
Malgré la violence de la
répression, la foi se propage. Comment
a-t-elle pénétré à
Thuburbo ? Nous n'avons aucun renseignement
précis à ce sujet.
Je me
suis rendu dans cette cité, située
à une cinquantaine de kilomètres de
Carthage. On passe de la Méditerranée
à l'intérieur du pays, des falaises
et des forêts de pins aux champs de
blé sans fin. Sur plusieurs
kilomètres, on longe un aqueduc monumental,
détruit en grande partie, mais les vestiges
qui subsistent sont des arcs dont la hauteur
atteint vingt mètres. C'est par ce pont
gigantesque que les eaux collectées dans les
basses montagnes voisines, couvertes d'oliviers,
d'amandiers et de vignes, étaient
amenées à Carthage.
Les
Romains étaient d'excellents constructeurs.
On le remarque aussi à Thuburbo, qui a connu
une prospérité extraordinaire au III
e siècle, grâce à l'exportation
des produits agricoles de la région. J'ai
visité ces lieux un après-midi de
juillet. Il faisait une chaleur torride, comme
c'est le cas en Tunisie pendant les mois
d'été. Un garçon d'une
douzaine d'années, vif d'esprit et
sympathique, nous a servi de guide. Tout d'abord il
nous a conduits au Forum.
Il ne
reste pas grand-chose de ce centre de la vie
publique : quelques dalles usées par les
promeneurs. Mais le Capitole domine toujours la
place. C'est le temple des principaux dieux, dont
Jupiter est le maître. On y accède par
un escalier très large. Six colonnes
seulement témoignent de la majesté de
l'édifice qui a complètement disparu.
Il y avait de très belles mosaïques
dans les maisons particulières, mais elles
ont été enlevées et mises en
lieu sûr dans un musée.
Une
de ces maisons spacieuses, comme il s'en trouve
beaucoup, devait abriter les réunions des
chrétiens. Cette vie clandestine de
l'Église attirait de nombreuses personnes :
des artisans, des cardeurs de laine, des
teinturiers, des commerçants, des juifs
convertis, des esclaves, mais aussi des hommes
libres et de riches bourgeois.
Le
culte était très simple. Le dimanche
il avait lieu de bonne heure, en semaine le soir.
Les fidèles y viennent sans avoir
mangé. Le service commence par la
prière faite en latin, puisque c'est la
langue de ces gens colonisés par les
Romains. Du haut d'une petite estrade, un lecteur
se fait apporter les rouleaux conservés
précieusement. Il déroule l'un de ces
manuscrits et lit un texte tiré de l'Ancien
Testament, puis il passe au Nouveau Testament dont
la liste des livres vient à peine
d'être établie. On chante des psaumes
et souvent des cantiques composés par des
poètes de l'assemblée. Les
fidèles reprennent en choeur le refrain.
Ensuite l'évêque - c'est le titre
qu'on donne au chef de la communauté -
prononce un sermon simple et pratique, mais plein
de remontrances à l'adresse de tel ou tel
frère dont la conduite laisse à
désirer. Une prière dite par toute
l'assemblée termine cette première
partie.
C'est
à ce moment que se retirent les
catéchumènes, car le culte se
poursuit par la sainte-cène, appelée
aussi eucharistie, à laquelle ils ne seront
admis qu'après leur baptême. Les
communiants chantent pendant la distribution du
pain sans levain et du vin additionné d'eau.
Pourquoi ce mélange ? Écoutons cette
explication d'un évêque de ce
temps-là : « Le vin seul, c'est le sang
du Christ sans le troupeau ; l'eau seule, c'est le
troupeau sans le Christ ; mélangeons-les :
ainsi le troupeau s'unit à son Pasteur.
»
Le
culte est en général
accompagné d'un repas simple qu'on appelle
agape, d'un mot grec qui signifie amour. On y prend
part dans un esprit fraternel. Parfois,
hélas ! il y a des abus. On y boit trop de
vin, ce qui amène des disputes. Mais le plus
souvent les agapes se terminent bien, par une
prière de reconnaissance.
Si
les chrétiens peuvent se réunir, bien
qu'en principe leur culte soit interdit, c'est
qu'ils se sont mis au bénéfice d'une
loi qui permet la formation de
sociétés de secours mutuels pour les
cérémonies funèbres ! Mais les
autorités ne sont pas dupes. Elles se
rendent vite compte que le but poursuivi par les
chrétiens au sein de telles associations
dépasse de beaucoup l'intérêt
porté à leur cimetière. Aussi
la populace réclame-t-elle la suppression
des cimetières chrétiens
!
Quoique ce soit dangereux
d'appartenir à l'Église, il y a
toujours des candidats au baptême. Saturus
est heureux de recevoir cinq nouveaux
catéchumènes issus de toutes les
classes de la société. Faisons
rapidement leur connaissance. Voici d'abord deux
hommes libres, Saturninus et
Secundulus.
Vient
ensuite Vibia Perpetua, de l'une des meilleures
familles de Thuburbo. Elle était gaie et
insouciante ; elle avait la vie facile entre ses
parents, ses frères et son mari dont elle a
un enfant qu'elle allaite encore. Dès que
son père apprend qu'elle va devenir
chrétienne, il se jette sur elle et voudrait
lui arracher les yeux, mais il se borne à la
secouer énergiquement sans obtenir de
résultat.
Enfin, deux esclaves : un jeune
homme, Revocatus, et une jeune femme qui va
être mère, Félicitas. Saturus,
le responsable de leur enseignement, fait de son
mieux pour les instruire, et bientôt arrive
le moment décisif, l'engagement dans la
milice du Christ. Tel est le sens précis du
baptême dans les églises d'Afrique du
Nord. Il est fort probable que Saturus a recouru
à l'évêque de Carthage pour
administrer ces baptêmes.
La
cérémonie est impressionnante. Les
catéchumènes sont plongés
trois fois dans le baptistère creusé
dans le sol en forme de croix. Ils reçoivent
ensuite de l'huile sur le front et l'officiant pose
ses mains sur leur tête. Tout se termine par
le baiser de paix qui fait désormais d'eux
des « fidèles » de la
communauté. Cérémonie bizarre
pour ceux qui n'en comprennent pas la portée
profonde.
Hélas ! peu après, la
police alertée arrête ces
chrétiens de fraîche date, et ils sont
conduits sous bonne escorte à Carthage,
où nous les avons rencontrés en
prison.
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