L ÉVANGILE ET LA VIE
JE SUIS UNE VOIX
LECTURE
Mes brebis entendent ma voix, je les
connais et elles me suivent.
JEAN X, 27-
Crie à plein gosier, ne
te retiens pas; élève ta
voix comme une trompette, et annonce
à mon peuple ses iniquités,
à la maison de Jacob ses
péchés!
ÉSAÏE LVIII,
1.
Une voix dit: Crie! - Et il
répond: que crierai-je,
- Crie : toute chair est comme
l'herbe et tout son éclat comme la
fleur des champs ... l'herbe sèche,
la fleur tombe, mais la parole de Dieu
subsiste éternellement.
ÉSAÏE XL, 6,
8.
C'est ma consolation dans ma
misère, car ta promesse me rend la
vie.
PSAUME CXIX, 50.
Comme la pluie et la neige
descendent des cieux et n'y retournent pas
sans avoir arrosé,
fécondé la terre et fait
germer les plantes, sans avoir
donné de la semence au semeur et du
pain à celui qui mange, ainsi en
est-il de ma parole, qui sort de ma
bouche, elle ne retourne pas à moi
sans effet. sans avoir
exécuté ma volonté et
accompli mes desseins.
ÉSAÏE LV, 10,
11.
|
Je suis une voix qui crie
au désert: Préparez les chemins du
Seigneur.
JEAN I, 23.
Rien n'est plus rare qu'une
personnalité. Tant de causes
intérieures et extérieures entravent
le développement normal des êtres,
tant de puissances hostiles les écrasent,
tant d'illusions les égarent, qu'il faut un
concours de circonstances extraordinaires pour
rendre possible l'existence d'un caractère
indépendant. Mais lorsque, Dieu sait au prix
de quels efforts et de quelles heureuses
rencontres, une personnalité puissante et
originale a pu éclore, rien n'est plus rare
que de ne pas la voir
dégénérer en
personnage. L'histoire nous
enseigne, que les hommes exceptionnels par
l'énergie et la volonté, deviennent
presque toujours encombrants et malfaisants. Ils
commencent par servir une cause et finissent par
s'en emparer, si bien que de serviteurs ils
deviennent maîtres. Au lieu d'être les
hommes d'une cause, ils font d'une cause celle d'un
homme, et abaissent les réalités les
plus sacrées au niveau mesquin de leur
égoïsme ambitieux.
Aussi, lorsque nous rencontrons des
natures fortes, douées du secret
d'entraîner et de commander, mais qui savent
résister à la tentation subtile
où tant d'esprits d'élite ont
succombé, il faut nous incliner et saluer en
elles une grandeur, devant laquelle s'efface tout
ce qu'il est convenu d'appeler de ce nom.
Si jamais âme renferma cette
grandeur, ce fut celle de Jean-Baptiste. Jean est
peu connu. Il ne reste de lui que
quelques traits de physionomie et quelques
débris de discours. Mais ces débris
sont caractéristiques, ces traits ont un
relief 1 sculptural. Ainsi des tronçons de
colonnes, des, fragments de pierres, seuls restes
de temples qui furent les merveilles de l'art
antique, nous font concevoir l'ensemble grandiose
auquel ils ont appartenu un jour. Jean fut à
la fois puissant et humble, énergique et
détaché de lui-même. jamais
individualité mieux trempée ne fut
moins personnelle. S'identifiant
complètement avec son rôle de
précurseur, il a trouvé un pur
bonheur à s'effacer dans la gloire du
Christ, comme l'aurore disparaît dans les
splendeurs du matin.
L'histoire est pleine de
précurseurs qui entravent et combattent ce
qu'ils avaient d'abord annoncé. Quand
l'heure vient de se retirer et de faire place
à ce qu'ils ont préparé, ils
n'ont pas le courage de se sacrifier. Ils
s'éternisent, et deviennent souvent les
pires ennemis de la cause qu'ils
ont défendue. Jean n'a pas connu ces
faiblesses, qui sont le scandale perpétuel
dans le développement du royaume de Dieu.
Non seulement il a dit en parlant de Jésus :
« Il faut qu'il grandisse et que je diminue
»; mais il a conformé tous ses actes
à cette parole.
« Ma joie est parfaite, »
disait-il, en songeant aux premiers progrès
de l'Évangile, et il exprimait ainsi une
douceur de sacrifice à jamais inconnue aux
âmes personnelles, restées vulgaires
malgré leur génie.
Enfin, Jean s'est assimilé la
parole prophétique inimitable, qui en dit
Ion., sur l'idée qu'il se faisait de son
ministère. Sous l'empire d'une
curiosité malsaine, la foule, plus
intriguée par l'apparition de l'ouvrier
qu'attentive à l'oeuvre, le pressait de
questions. Qui donc es-tu, prêcheur
mystérieux? Es-tu, échappé de
la tombe de pierre, quelqu'un des vieux
prophètes d'Israël? Ou serais-tu,
peut-être, Celui que nous attendons? - Non,
répondit Jean, je ne suis ni l'un
des prophètes, ni le Messie
lui-même; je ne suis personne : je suis une
voix!
Je suis une voix! Ce n'est pas là
une formule qui résume la vocation des
prophètes seulement, ou de tous ceux qui,
dans la chaire ou la tribune, par la plume ou le
discours public, exercent une influence sur leurs
contemporains. Cette parole s'adresse à
chacun. Elle définit pour tout homme,
l'humble et grand devoir de vérité
qu'il est appelé à remplir dans sa
sphère et dans la mesure de son pouvoir.
À l'époque où nous vivons, une
pareille devise est si actuelle, si pressante, si
nécessaire à entendre, qu'il convient
de la graver bien avant dans les
consciences.
Pour devenir une voix, il faut commencer
par se taire. Il faut écouter. Le monde
entier est une langue dont l'esprit est le sens.
Dieu en burina les majuscules
enflammées dans l'immensité des
cieux, et en traça le délicat
détail sur la fleur, l'herbe, sur
l'âme humaine, ce monde intérieur,
aussi riche, aussi incommensurable que les
abîmes de l'espace. Qui que tu sois, mon
frère, avant de te permettre de dire une
parole, prête l'oreille à cette voix
qui te cherche, j'ajouterais presque, qui
t'implore. Écoute! - Écoute la rumeur
confuse qui s'élève des profondeurs
humaines, renfermant en elle toutes les larmes,
toutes les tortures, comme toutes les joies, et
devenant le soupir de la créature.
Écoute dans ton coeur le remords,
triste et poignant écho que le
péché, en traversant la vie, laisse
partout sur son passage. Ne ferme ton oreille
à aucun son, quelque discret, quelque triste
qu'il soit. Il est des voix qui sortent des
tombeaux, d'autres qui t'appellent du fond des
âges disparus; ne les repousse pas,
écoute! Toutes, elles te veulent quelque
chose.
Mais ne te contente pas d'écouter
l'homme. Perçois la nature, et, dans la
création visible comme dans le sanctuaire
invisible des âmes, guette, attentif, la
révélation de Celui dont toute
créature, humble ou sublime, traduit
à sa façon la pensée
éternelle. il te parle dans les nuits
obscures et dans l'éclat de l'aube, dans le
rayonnement infini des mondes que nul ne compte, et
dans l'humble tige, qui attend, au fond de la
vallée, son rayon de lumière et sa
goutte de rosée. Écoute! - S'il est
des angoisses dans les voix de la pauvre
humanité, il est, dans la grande nature, des
mots profonds d'apaisement, d'espérance.
Regarde la fleur des champs, écoute l'oiseau
des cieux! Après l'anxiété des
voix troublantes, tu connaîtras la douceur
des voix qui relèvent et consolent. Il
t'arrivera ce qui arriva à la religieuse
dont les vieilles légendes nous conservent
le souvenir. Attentive aux voix de la forêt,
elle était allée, les suivant
toujours, jusqu'aux épaisses solitudes
où plus rien ne vient
troubler l'âme recueillie. Là, dans
l'ombrage d'un arbre, où elle s'assit, elle
entendit un chant jusqu'alors inconnu à ses
oreilles. C'était celui de l'oiseau
mystique. Ce chant disait, en modulations
merveilleuses, tout ce que sent et pense l'homme,
tout ce qu'il souffre, tout ce qu'il cherche, tout
ce qui lui manque. Il résumait en harmonies
les destinées des créatures et
l'immense pitié qui est au fond des choses.
Doucement, sur des ailes légères et
puissantes, il élevait l'âme jusqu'aux
sommets où elle contemple la
réalité. Et la religieuse, les mains
jointes, écoutait, écoutait sans fin,
oubliant la terre, le ciel, le temps, s'oubliant
elle-même. Elle écouta pendant des
siècles sans jamais se lasser, trouvant au
chant qui la charmait une douceur toujours
nouvelle. Chère et véridique image de
ce que ressent l'âme lorsque, muette,
respectueuse comme l'enfant, et croyante comme lui,
elle écoute dans l'universel silence les
voix qui lui traduisent les choses
éternelles!
Tous ceux qui sont devenus des voix ont
passé par là. À Patmos ou dans
le désert, sur l'Horeb ou le Sinaï, ils
ont tremblé d'effroi ou tressailli de
bonheur. Mais tout a son temps. Il vient un jour
où toutes les voix, douces ou terribles, que
l'homme a entendues, s'apaisent pour n'en plus
laisser subsister qu'une seule qui lui crie: Va! va
maintenant et sois témoin de ce que tu as
entendu! Va! je t'envoie comme une brebis parmi les
loups! Va! je t'envoie vers les hommes au front
dur, au coeur méchant; mais ne crains rien,
j'endurcirai ta face, je te donnerai un coeur
d'airain et un front de diamant.
Lorsque ce moment est arrivé, il
faut, pour rester fidèle à sa
mission, se rappeler qu'après tout on n'est
qu'une voix. La vérité ne nous
appartient pas, c'est nous qui devons appartenir
à la vérité! Malheur à
celui qui la possède et la
traite comme sa chose. Heureux
celui qui en est possédé! Nulle
préférence, nulle parenté,
nulle sympathie ne compte ici. Hélas! ce
n'est pas ainsi que les hommes l'entendent. C'est
pour cela qu'ils dégradent la
vérité et qu'elle devient impuissante
entre leurs mains. Au lieu de s'élever vers
le ciel d'un élan vigoureux, elle se
traîne à terre, pareille à
l'aigle dont on aurait brisé les ailes. Rien
n'est plus triste que de voir comment ceux qui
doivent prêter leur voix à la
vérité en usent avec elle et se
jouent d'elle. La voix, la parole humaine, cet
organe sacré dont la sincérité
fait tout le prix, a été de tous
temps victime d'odieuses profanations. Mais en ce
temps, elle est plus que jamais atteinte. Le mal
dont elle souffre est l'avilissement.
À certaines époques, une
parole valait un homme. Elle était l'acte
total, suprême, garanti par toute la vie.
Point n'était besoin de signer,
timbrer, légaliser. La
parole comptait entre amis et ennemis, plus
sacrée qu'aucun sanctuaire; et l'homme la
maintenait, avec le sentiment obscur et juste
qu'elle est à la base des
sociétés, et que, si la parole perd
son prix, il n'y a plus de société
possible. Plus tard, la parole écrite fut
considérée comme sacrée. Et
plus près de nous vous avez pu voir,
toujours guidées par ce sentiment
très légitime de la sainteté
de la parole, les foules regarder toute chose
imprimée comme une parole d'évangile.
Ces temps ne sont plus. Nous avons trop menti, par
la parole vivante, la plume et la presse. Nous
avons dit et imprimé trop de choses
légères, fausses, sciemment
défigurées! Armés d'un
outillage qui multiplie la pensée et la
répand aux quatre coins du monde avec une
rapidité inconnue de nos pères, nous
nous en sommes servis, surtout, pour calomnier plus
largement et faire pulluler sur la terre plus de
renseignements douteux. Nous avons. si bien
traîné la parole dans toutes nos
boues, nous l'avons si bien
dénaturée et sophistiquée
qu'elle ne vaut plus rien. La confiance des foules
dans la parole autorisée et sûre, qui
est une des plus lentes et des plus difficiles
conquêtes de l'humanité, nous l'avons
perdue comme une chose sans prix. À
quiconque maintenant élève la voix,
on ne demande plus: Qui es-tu ? Mais: A quoi
veux-tu en venir? Quel parti sers-tu? Quel
intérêt te guide? Par qui es-tu
acheté ? Qu'il y ait une
vérité sainte, aimée,
respectée, adorée; une
vérité qui vaut plus que la vie,
à laquelle on se donne tout entier et avec
bonheur, cela égaie les cyniques et fait
secouer la tête à ceux que de cruelles
expériences ont rendus méfiants. Si
jamais époque a eu besoin de
réhabiliter la parole humaine, c'est la
nôtre. Que valons-nous, si elle ne vaut plus
rien, puisqu'elle est à la base de toutes
nos institutions?
Qui lui rendra sa puissance? - Ceux qui
sauront se résigner à n'être
qu'une voix !
Permettez-moi de vous faire sentir, par
un très modeste exemple, ce que l'homme peut
gagner de force à n'être qu'une voix.
Regardez cette horloge. Lorsque l'heure est venue,
elle la marque. Que ce soit l'heure de
naître, ou celle de mourir, l'heure de joie,
ou l'heure de douleur, l'heure des revoirs
désirés, ou des déchirants
adieux, l'horloge sonne cette heure. Ce n'est qu'un
mécanisme, mais il est scrupuleux, il mesure
ce temps qui nous descend goutte à goutte du
sein de l'éternité, et quand le
marteau tombe sur la cloche d'airain, l'univers
entier confirme ce qu'il annonce. Les soleils et
les mondes marquent, à cette même
minute, dans l'immortelle lumière, le
même point du temps que signale là-bas
sur la terre, par quel. que nuit sans
étoiles, le plus humble clocher de village.
- Il faut imiter l'horloge. En pleine conscience,
par une absolue soumission, l'homme
doit se faire l'humble instrument
de la vérité, et aller par la
suprême servitude à la puissance
suprême. Lorsqu'il ne fait pas cela, il n'est
qu'une horloge qui radote. Mais lorsque, lié
par sa parole, enchaîné à la
vérité qu'il sert, il en est devenu
l'esclave, et que, sans haine, sans
préférence, sans crainte humaine,
sans désir que celui d'être
fidèle, il proclame ce qui est juste, vrai,
droit, bon, les rochers sont moins fermes sur leur
base que cet homme-là: car il est une
voix!
Une voix c'est, si vous voulez, bien peu
de chose. Éteinte aussitôt
qu'éveillée, elle n'est entendue que
par quelques-uns, et pour une courte durée.
On dit que les chanteurs sont bien à
plaindre, puisque la postérité ne
peut les entendre. Rien d'eux ne subsiste. Et
pourtant que de merveilleux ressorts sous cette
apparente fragilité! Le tonnerre a
l'éclat, la brise a la
tendresse, mais leur pouvoir est
éphémère; ce sont des sons et
non des voix. Une voix c'est un son vivant, c'est
l'écho vibrant d'une âme. C'est, sans
doute, ce qu'il y a de plus fragile, un souffle,
mais uni à ce qu'il y a de plus durable,
t'esprit. Et c'est pour cela que si l'instant
où elle naît la voit mourir, les
siècles des siècles n'en peuvent
détruire l'effet. La vérité
qui est en elle lui confère
l'immortalité, et lorsque cette voix
s'échappe d'une poitrine humaine, celui qui
parle, chante ou pleure, sent bien que
l'éternité a conclu alliance avec
lui. Sentant son fragile témoignage
confirmé par tout ce qui demeure et ne
saurait mourir, il dit avec le Christ: « Le
ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne
passeront pas!»
On ne comptera jamais les saints labeurs
confiés à la voix. Par cela
même qu'elle contient une âme et
qu'elle vit, elle est la grande éveilleuse,
l'incomparable évocatrice. Lorsque,
obscure encore et ignorée,
une pensée nous travaille, et sommeille au
fond de notre être, il suffit d'une voix pour
la faire surgir au jour. Avec une tendresse
maternelle, la voix emprunte toutes les
énergies d'incubation, pour
réchauffer, fortifier les germes naissants
de la vie spirituelle. En elle vit et éclate
ce qui, dans l'âme en évolution, tend
faiblement et sourdement vers l'éclosion.
C'est que la voix, la parole, la langue, condense
en un seul foyer des quantités incalculables
de rayons.
Qu'on songe aux efforts que la
pensée humaine a dû faire, pour
arriver à cette clarté qui fait
qu'elle devient une parole. Tel mot que vous
prononcez sans y faire attention est un monument
auquel des siècles et des multitudes
d'esprits ont travaillé. Un monde y est
contenu. Pauvres mots! l'un s'en orne et l'autre
s'en affuble, mais combien peu connaissent la
chaleur de vie et d'amour qui les a mis au monde
pour qu'ils soient à jamais les
témoins du passé
auprès de la
postérité! N'importe, quand on les a
fait sonner assez souvent comme la cymbale
inanimée, il vient une heure où ils
ressuscitent sous le souffle d'un être vrai
et vivant, et ils partent pour répandre la
vie. Ils remplissent alors leur rôle
d'éducateurs. Faire une éducation
c'est expliquer un être à
lui-même. Et c'est là le service de
bonté qu'effectue la voix. Elle nous dit ce
que nous pensons, mieux que nous ne pouvons le dire
nous-mêmes. Elle délie les
chaînes de l'âme captive, et lui permet
de prendre son vol. Heureux l'enfant, heureux le
jeune homme qui rencontre une voix pour le
déchiffrer à lui-même! Ainsi
faisait le Christ, aux heures bénies
où il réunissait les enfants de son
peuple, comme l'oiseau réunit sa
couvée sous ses ailes!
Ce que la voix fait en détail,
elle l'effectue encore en grand. À certains
moments les sociétés semblent en
proie à une sorte de chaos.
Une quantité de forces contraires
s'y heurtent et les troublent, comme elles
troublent et déchirent les âmes
individuelles. On cherche, en tâtonnant, un
chemin qui semble se dérober. Une foule
d'esprits, par cela même qu'ils sont
contemporains, se sentent travaillés et
agités de la même façon.
Confusément, ils élaborent le
même idéal et formulent les
mêmes désirs, provoqués par les
mêmes souffrances. Mais tous errent à
travers des sentiers crépusculaires, du
côté de la nuit qui semble
transparent, sans pourtant réussir à
percer l'obscurité. Ce sont les angoisses
préliminaires des grandes époques
historiques. Qu'alors un être plus puissant,
plus vivant, une âme d'élite qui a
passé par là et vaincu ces
ténèbres, s'incarne dans une voix!
Cela suffit. Le verbe personnel qui exprime
l'âme de cette époque et répond
à ses besoins est trouvé. Il sonne
dans le monde comme un nouveau fiat lux! Partout,
dans ceux qui l'écoutent et se sentent avec
lui de secrètes affinités, il se fait
une magnifique
révélation de lumière et de
vie. Tous ces coeurs vibrent à l'unisson
d'un seul, et, ramassant toutes ces notes
éparses en une harmonie unique, celui qui
exprime les sentiments de tous se rend compte de
l'admirable puissance dont il est l'instrument.
Non, ce n'est plus un homme qui parle : ce qui
sonne sur ses lèvres, c'est toute une
âme de peuple, c'est toute une époque,
c'est un monde nouveau!
Une voix, c'est aussi ce soupir que rien
ne saurait imiter, ce pur sanglot qui dit la
douleur parce qu'il sort d'un coeur souffrant.
C'est la pitié et la compassion, c'est, sur
le souffle caressant, l'ange de Dieu arrivant
jusqu'à nous, messager de
miséricorde, et versant au fond
altéré de notre pauvre coeur la
rosée bienfaisante. C'est Jésus qui
dit à Marie, et en elle à tous ceux
qu'afflige le deuil : « Pourquoi
pleures-tu?» C'est David qui chante: «Mon
âme, pourquoi
t'abats-tu?» C'est
Ésaïe qui s'écrie : «
Consolez, consolez mon peuple; dites à
Jérusalem des choses qui raniment la joie !
»
Une voix, c'est encore, sur le sentier
solitaire où s'égare notre
volonté, le berger fidèle appelant
ses brebis; c'est tout signe, fût-il fait par
une main d'enfant, qui, dans les jours d'oubli et
de laisser-aller, nous éveille soudain et
nous avertit que nos pas côtoient les
abîmes.
Puis, après l'oeuvre
d'éducation, de création, de
pitié, vient l'oeuvre de
sévérité, de châtiment,
de destruction. On a comparé la voix
à un glaive. Comme lui, elle flamboie et
châtie. Une voix, c'est Nathan surgissant
devant le roi criminel et faisant descendre sur sa
tête l'éclair vengeur de cette parole:
«L'homme de mort c'est toi! » Le glaive
attaque, détruit, mais il défend
aussi, et c'est là sa plus belle oeuvre.
Jamais la voix n'est plus touchante que
lors. qu'elle s'élève en faveur des
faibles, et que, tout à coup, au milieu des
iniquités de la force brutale qu'elle
dénonce et stigmatise, elle fait briller la
justice et sentir, au saint frisson qui court
à travers les âmes, que Dieu
lui-même est là et que son heure a
sonné!
Une voix a de l'écho. Quand cet
écho est sympathique, il a la plus douce
récompense et fait oublier bien des
douleurs. Mais cet écho souvent est hostile.
Il s'élève des colères et
s'amasse des haines. Alors c'est la
résistance, l'émeute qui gronde. Ce
sont les passions et les vices flagellés qui
se tordent et rugissent comme les fauves sous le
fouet du belluaire. Que de fois, voix
fidèles, âmes de paix et de
vérité, l'esprit qui vous anime vous
a-t-il poussées à ces rencontres
effrayantes! Vous qui avez entendu dans le silence
du coeur les saintes
vérités et qui en
connaissez le prix, vous êtes obligés
d'aller les porter au-devant des menaces, des
moqueries, des rages frémissantes où
elles nous apparaissent comme Daniel dans la fosse
aux lions. Épreuve terrible, mais devant
laquelle les voix du témoignage n'ont jamais
reculé. Luther, qui connaissait les
émotions des grandes batailles de l'esprit
où un homme est seul en face de mille,
où sous les clameurs grandissantes et les
cris de mort ... une voix lutte comme une torche
dans la tempête, a donné aux
serviteurs de la vérité un conseil
qui est l'alpha et l'oméga de leur
austère mission. Quand ils ont tout dit,
tout fait, tout tenté, mis tout leur
être et tout leur amour dans la proclamation
de ce qu'ils ont à annoncer, alors, dit-il,
« qu'ils soient prêts à
être hués et conspués » !
Et non seulement il faut qu'ils soient prêts,
mais qu'ils acceptent ce sort avec bonheur. Le
Christ leur dit: « Heureux ceux qui sont
outragés et persécutés pour la
justice »
Hélas, la plus rude
épreuve pour celui qui dit la
vérité n'est pas de soulever
l'indignation. Cela du moins est un
résultat, et quelque triste qu'il soit, il
rend témoignage à celui qui a
parlé. Certaines protestations,
malgré leur fureur, sont un hommage
involontaire. L'épreuve suprême pour
une voix c'est l'indifférence. Lorsque Jean
s'appelait une voix dans le désert il
faisait allusion à la solitude
extérieure où s'élevait sa
parole. Mais cette solitude, à certains
jours, était pleine d'animation, et
l'Évangile nous cite des faits qui prouvent
que les paroles dont elle résonnait ne se
perdaient pas dans le vide. Elles émouvaient
et frappaient depuis les régions les plus
modestes de la société jusqu'aux
sphères élevées, jusqu'au
trône royal. Jean a recueilli l'amour et la
haine, la bénédiction et la
malédiction, fruits souhaités de
toute action énergique. Depuis lors et
avant, plus d'une voix a pu, en
se les appliquant, donner
à ces mots prophétiques « voix
dans le désert » une autre
signification, bien mélancolique,
celle-là. L'image suprême du
désespoir, c'est une voix qui se perd dans
le silence, comme se perd, au sein des solitudes
mortes, l'appel que nul n'entend, vers un secours
qui n'arrivera jamais.
Après avoir parlé des voix
diverses, de leur puissance, de leurs effets,
donnons un souvenir ému aux voix perdues,
à celles qui furent ou sont encore, dans le
sens le plus lamentable de ce mot, des voix dans le
désert. - Être un homme, une
âme, avoir senti s'allumer en soi une sainte
flamme; aimer la vérité et la
justice; éprouver douloureusement le contact
d'une vie où règnent le mensonge et
la violence; au sein de ce contraste poignant d'un
idéal divin et d'une réalité
navrante, recevoir de sa conscience, de Dieu
lui-même, l'ordre de parler; mettre sa vie
dans cette oeuvre, renoncer
à tout pour n'être qu'une voix... et
après tout cela se voir
délaissé, négligé,
méprisé! S'user lentement dans une
lutte obscure et sans issue; périr sans
avoir éveillé ni sympathie ni
opposition, disparaître dans l'oubli avant de
disparaître dans la tombe... ah! toutes les
fureurs, toutes les représailles sanglantes,
les cachots, les gibets, les bûchers, tous
les martyres où la méchanceté
humaine s'efforça d'étouffer la voix
des justes, sont moins horribles que cette
extermination par l'apathie.
Et pourtant, en ne poussant pas les
choses à cette cruelle
extrémité, mais en nous souvenant de
la parabole du semeur, où tant de graines
sont perdues, pour quelques-unes qui germent et
prospèrent, ne devons-nous pas accepter
d'être le plus souvent des voix dans le
désert, trop heureux si les labeurs ingrats
sont compensés ailleurs par un écho
encourageant?
N'est-ce pas là, au contraire,
l'image de la vie humaine? Toujours nous aspirons
vers un idéal plus élevé que
celui que nous réalisons. Toujours nous
sommes précurseurs, et il convient
d'accepter humblement ce que cette destinée
a de douloureux et de beau.
D'ailleurs, savez-vous si les voix
perdues, en apparence, le sont réellement?
Les pierres cachées dans les fondements d'un
bel édifice, et grâce auxquelles tout
l'ensemble se soutient, sont-elles perdues parce
que nul ne les voit? Il faut de même que bien
des voix soient oubliées, en apparence,
jusqu'à ce qu'à force de s'ajouter
les unes aux autres, et de se soutenir, elles
finissent par émerger en pleine
lumière.
Attendre et travailler; faire son
devoir, et laisser le reste à Dieu;
traverser la vie en recueillant la
vérité dans son âme, et puis
dans la famille, l'Église, la cité,
en être la voix fidèle, c'est le
meilleur usage qu'un homme puisse
faire de ses jours mortels. Et dussiez-vous
être des voix dans le désert,
près de vos enfants, sourds à vos
cris, auprès de vos compatriotes,
insensibles à vos avertissements,
consolez-vous. De plus grands que vous ont subi le
même sort. Unissez-vous en esprit à
leur cortège et soyez heureux de souffrir
avec eux. Du moins, en comprenant de jour en jour
davantage que la vérité ne saurait
périr, et qu'elle est puissante même
sur des lèvres infirmes, vous fonderez en
vous la foi au monde qui demeure, et vous serez
moins étonnés et moins
déconcertés en voyant passer la
figure de celui-ci. Vous vivrez par le feu
sacré entretenu dans vos âmes. Que
votre sillon se ferme, votre espérance ne
périra pas! Comme Moïse sur le
Nébo, vous entrerez dans le silence, ayant
rempli vos regards mourants du spectacle de la
terre promise!
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