L ÉVANGILE ET LA VIE
NUL NE PEUT SERVIR DEUX
MAÎTRES
LECTURE
Le diable l'ayant emmené sur une
haute montagne, lui fit voir en un instant
tous les royaumes de la terre, et lui dit:
«Je te donnerai toute cette puissance
et la gloire de ces royaumes, car elles
m'ont été données, et
je les donne à qui je veux. Si donc
tu te prosternes devant moi, elles
t'appartiendront tout entières.
» Jésus lui répondit:
« Il est écrit : Tu adoreras
le Seigneur ton Dieu, et tu le serviras,
lui seul.
Luc IV, 5-8.
« Raffermissez les mains
qui sont défaillantes et les genoux
qui sont chancelants, faites suivre
à vos pieds le chemin droit.
»
HÉBREUX XII,
12.
Est-ce que la source jette par
la même ouverture le doux et l'amer
? est-ce qu'un figuier peut donner des
olives, ou une vigne des figues?
JACQUES Ill, 12.
Je connais tes oeuvres : tu
n'es ni froid ni bouillant. Plût
à Dieu que tu fusses froid ou
bouillant! Mais parce que tu es
tiède et que tu n'es ni froid ni
bouillant, je te vomirai de ma
bouche.
APOCALYPSE
III, 16.
Qu'il se détourne de
l'iniquité, quiconque invoque le
nom de Christ.
2 TIMOTHÉE II, 19
|
Nul ne peut servir deux
maîtres ; car, ou il haïra l'un, et
aimera l'autre; ou il s'attachera à l'un et
méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir
Dieu et Mammon.
MATTH. VI, 24.
Il y a des sujets sympathiques, des
sujets qu'on aime à entendre
développer: la grâce et la
bonté de Dieu, la paix de l'âme, les
consolations éternelles, tout le
côté tendre et lumineux de
l'Évangile. Et il y a des sujets
antipathiques, à propos desquels on dirait
volontiers à l'orateur : nous
préférons t'entendre là-dessus
un autre jour. Celui que j'ai choisi est de cette
dernière catégorie. Mais il n'est pas
rare que les choses que nous
aimons le moins nous fassent le plus de bien.
Veuille Dieu nous toucher par cette parole
sévère et nette, secouer nos
mollesses et nous décourager de vivre dans
les contradictions et les compromis.
Nul ne peut servir deux maîtres.
On ne saurait trouver une parole plus claire. La
déclaration est catégorique. Si elle
nous gênait moins, nous n'y trouverions rien
à redire. Mais comme la pensée nous
prend corps à corps et nous serre de
près, nous cherchons à trouver
l'image en défaut.
« Nul ne peut servir deux
maîtres. » - Et pourquoi pas? Le tout
est de savoir s'y prendre. Ne suffit-il pas pour
cela d'avoir de suffisantes ressources dans
l'esprit, et une souplesse en harmonie avec les
exigences de la situation? La
comparaison peut être vraie
pour des gens bornés, sans horizon, pour
ceux qui essayent de couvrir leur manque
d'habileté par le vieux proverbe: « On
ne peut être à la fois au four et au
moulin. » Nous convenons qu'il est difficile
de servir deux maîtres; mais ce n'est pas
impossible. Il est difficile aussi de faire deux
ouvrages à la fois, et l'on va
répétant qu'on ne peut bien faire
qu'un seul travail dans le même temps. Mais
chacun sait que de grands esprits ont accompli ce
dont les petits sont incapables. César
dictait plusieurs lettres à la fois sur
plusieurs sujets, et sa vaste pensée donnait
ainsi de l'occupation à plusieurs
secrétaires, et préparait de la
besogne à une multitude de correspondants,
généraux, hommes politiques, amis ou
ennemis. Nous avons vu, de nos jours même,
des travailleurs doués d'une force et d'une
pénétration prodigieuses, se charger
de tout le poids d'un gouvernement et condenser en
une seule activité les fonctions de
plusieurs ministres.
Tout cela est vrai; mais nous ferons
remarquer que dans les cas cités, il s'agit
plutôt de la quantité des efforts
accomplis que du but même de ces efforts.
Assumer une portion de labeur double ou triple ne
dépend que de nos forces; mais se proposer
un but double, triple, cela dépasse toutes
les forces. je suppose que la pénurie
d'hommes d'État qui se produit à
notre époque, donne à deux pays
rivaux l'idée de confier leurs affaires au
même diplomate. Quel. que profond que soit ce
diplomate, il ne viendra pas à bout d'un
pareil problème. Chacun sent qu'il est
insoluble. Il serait tout aussi facile à un
capitaine de commander en même temps deux
armées opposées sans trahir ni l'une
ni l'autre.
C'est dans ce sens que le Christ a dit:
« Nul ne peut servir deux maîtres.
» Dans le grand combat entre le bien et le
mal, qui remplit le monde et la vie des hommes, on
ne peut pas être à
la fois pour le bien et pour le mal, pour Dieu et
contre Dieu. Ne semble-t-il pas que, disant cela,
Jésus affirmait la plus banale des
vérités ?
Quelle raison pouvait-il donc avoir pour
énoncer des axiomes d'une si enfantine
simplicité, d'une évidence si terre
à terre?
La raison, la voici: Pour l'immense
majorité des hommes, la vie se passe
à jouer au fin diplomate qui tient entre ses
mains les fils de la politique de deux États
ennemis et qui essaie de les servir tous deux. Et
comme ceux qui cherchent la quadrature du cercle ou
le mouvement perpétuel, ils perdent leur vie
à ce jeu. Mon premier soin sera d'en montrer
la vanité. J'admets, d'ailleurs, que
beaucoup de ceux qui en jouent ne s'en sont jamais
aperçu, et la parole de Jésus
s'adresse plutôt à ces coeurs
indécis, quoique sincères,
qu'à des hypocrites vieillis au sein de la
duplicité.
Quelques exemples très
ordinaires, pris au hasard de la vie humaine, nous
feront toucher du doigt la contradiction de nos
actes, et l'incompatibilité des entreprises
que nous prétendons mener de front. -
Parlons d'abord de Dieu et de Mammon, puisque,
aussi bien, notre texte nous y invite.
«Vous ne sauriez servir Dieu et
Mammon. » Ailleurs il est dit: «
Gardez-vous de l'avarice ». Quoique le conflit
entre le service du Dieu juste et bon et les
intérêts matériels
éclate à propos de mille questions,
grandes et petites, il se montre, cependant, avec
toute son acuité dans l'avarice.
L'avarice, c'est l'amour de l'argent ou
de la propriété transformé en
culte. L'avare ne possède plus avec cette
liberté et cette indépendance qu'un
homme doit toujours garder en face de ce qui lui
sert d'instrument: il est possédé.
Son bien n'est pas son outil, mais son maître
et son Dieu. Rien n'est plus étrange qu'un
avare, qui est en même
temps dévot, et qui essaye de mener de front
le culte de l'argent et le service de Dieu. La
volonté de Dieu est que nous aimions nos
frères, et que nous prouvions cet amour par
les moyens qui sont en notre pouvoir. Aimer Dieu et
se donner, ou donner volontiers de son bien, cela
est tout un. Mais le dieu de l'avare ne l'entend
pas ainsi. La volonté de ce dieu-là
est que l'argent soit conservé. Quiconque
s'approche de nous pour nous persuader d'en
sacrifier la 'moindre parcelle est un tentateur. La
pauvreté, la misère,
l'intérêt public, tout ce qui fait
qu'un homme se décide à donner, sont
autant d'impostures.
Voilà donc deux maîtres
qu'on ne sert pas ensemble. L'avare se tire
d'affaire en offrant au Dieu vivant des
démonstrations platoniques, et à
l'autre un service réel et fructueux. Mais
il finit par mêler tout cela, et après
s'être créé une religion
d'avare, avec un dieu avare et un culte digne de
lui, il en tire une morale d'avare. Pour
lui, l'arche sainte où
reposent les dix commandements, c'est le
coffre-fort. Tout ce qui contribue à le
remplir est bon, tout ce qui pousse à le
dégarnir est mauvais. C'est pour cela que
l'avare en arrive, en s'imaginant toujours qu'il
sert Dieu, à remplir avec un pieux scrupule
et une entière dévotion les actes les
plus hideux. Il fait son devoir en se gardant le
coeur insensible; il sert Dieu et amène les
autres à le servir en extorquant d'une main
impitoyable, et en refermant ensuite cette main sur
sa proie, comme le tombeau se ferme sur le cadavre.
Le comble de l'égarement est atteint lorsque
l'avare est gardien d'un trésor
d'église, et qu'il accomplit toutes ces
horreurs pour conserver et augmenter l'argent du
bon Dieu.
Tel quel, le conflit est flagrant et le
contraste crève les yeux. Une telle vie nous
remplit d'indignation. Vous m'accuserez donc
d'exagération, si je dis que cet avare est
notre modèle à tous. Mais nous nous
contentons de le copier en
partie. Nous avons à produire des actes de
générosité, soit. Nous ne
sommes ni de fait ni d'intention serviteurs de
Mammon, comme cet avare que nous réprouvons
avec une bonne foi entière. N'y a-t-il pas,
cependant, d'autres actes dans notre vie ? Toi qui
ouvres aujourd'hui ta main pour donner, n'as-tu
pas, en certaines occasions, affirmé
jusqu'à la dureté ton droit de
posséder, fait taire ton coeur et
renié le devoir pour sauvegarder
l'intérêt? Tu es bon et secourable
dans certaines limites que ton égoïsme
comporte, et qui ne l'entament pas. En
vérité, ta bonté n'est qu'un
pauvre petit oiseau aux ailes rognées et
enfermé dans une cage de fer. Quand tu
regardes de près ta vie, tu as fait taire la
voix de la tendresse, la voix de l'amour, la voix
même du sang devant les exigences de
l'intérêt. Pour garder et augmenter
ton bien, tu as fréquenté de
mauvaises sociétés, fermé les
yeux sur des procédés louches. Dans
les occasions décisives, tu as toujours
capitulé. Il se peut donc
que tu ne serves qu'un
maître, et même la chose est certaine;
mais ce maître n'est pas celui que tu crois,
que tes prières supposent, auquel en
appellent tes démonstrations, dans
l'église duquel tu exerces, peut-être,
des fonctions et même un contrôle
sévère sur les croyances des autres:
Ton vrai Dieu, c'est Mammon; la cote, voilà
ta loi, et la rente, voilà tes
prophètes !
Quelqu'un me dit: je suis pauvre, et
croit se justifier. - Prends garde, mon
frère, on sert Mammon, et l'on trahit la
bonté et la pitié pour quelques
pièces de monnaie et quelques morceaux de
pain, aussi bien que pour des titres.
Je vous fais cet honneur de penser que vous
aimez la justice, et que vous l'aimez pour
elle-même, et non pour les droits qu'elle
vous confère et l'appui qu'elle vous donne.
Vous voulez donc la servir, et
servir la justice est une des formes du service de
Dieu. Quoique Dieu soit esprit, toutes les
manières de le servir aboutissent à
des résolutions pratiques; il n'y a pas de
façon platonique de servir Dieu, et qui ne
laisse aucune trace dans la vie. Et, en effet,
j'aperçois dans la vôtre des
intentions, des déterminations et même
des sacrifices pour la Justice. Vous voulez que la
personne du faible soit sacrée, sa cause
défendue; le pouvoir que s'arrogent les
puissants de la terre, limité et
tempéré par la loi équitable.
On vous a même vu payer de votre personne,
vous exposer aux attaques ou à la haine pour
empêcher une injustice et réparer des
torts. En cela votre conscience doit vous
approuver, et nous sommes d'accord avec
elle.
Permettez-moi, cependant, de vous dire
que ce labeur utile et ces intentions droites sont
contrebalancés par des mouvements d'une
nature nettement contraire, et auxquels vous n'avez
peut-être pas prêté une
suffisante attention.
Vous reveniez l'autre jour d'une
réunion où vous aviez entendu parler
des misères du peuple et de certains
procédés, à l'égard des
humbles, qui vous avaient révolté. En
rentrant, vous avez trouvé votre domestique
en retard pour vous servir; le facteur avait commis
une erreur grave dans votre correspondance; une
personne que vous aviez obligée avait
passé près de vous sans vous saluer,
et vous receviez un peu plus tard la nouvelle
qu'une partie de votre bien était fort
compromise dans une entreprise industrielle
à laquelle vous l'aviez
confiée.
Vous avez vertement apostrophé
votre domestique; adressé une plainte
à l'administration des postes; jugé
en vous-même que celui qui ne vous avait pas
salué n'était qu'un ingrat, et
composé ensuite une lettre de
récrimination et de véhéments
reproches à l'adresse des amis auxquels vous
aviez confié vos fonds, tout cela avec le
sentiment d'user de votre droit.
Or, voici ce que vous ignoriez: ce
jour-là, votre domestique
avait été profondément
troublé par une mauvaise nouvelle de la
maison paternelle; votre facteur avait vu son fils
revenir des colonies, et des émotions, bien
naturelles à comprendre, le dominaient;
celui qui ne vous avait pas salué dans la
rue se trouvait, affligé de myopie, et
l'affaire industrielle dont vous pensiez tant de
mal, avait subi le contre-coup
d'événements lointains qui
échappent aux prévisions et à
la responsabilité des hommes. Vous avez donc
été injuste au suprême
degré, et fait souffrir des êtres
auxquels vous pouviez faire du bien. Mais
l'ignorance, peut-être, vous excusait.
Soit... ; toutefois il est des ignorances qui n'ont
pas d'excuse. Pourquoi ignorez-vous, par exemple,
que les beaux revenus que vous tirez d'un certain
placement, sont le résultat d'un commerce
qui abrutit et démoralise la foule? Pourquoi
ignorez-vous les souffrances morales ou
matérielles des êtres qui vous
procurent le pain? On n'a pas le droit d'ignorer
certaines choses. L'ignorance
coupable nous fait tomber journellement dans les
plus graves injustices.
Elle nous met aussi en insurrection
contre la vérité qui est soeur de la
justice. Nous aimons tous la vérité,
mes frères, c'est entendu. Par la parole,
par la plume, par tous les moyens nous
désirons la servir. Or, il y a dans le monde
une foule de gens qui se croient sincèrement
attachés à la vérité,
et qui lui font subir tous les jours les plus rudes
atteintes.
Toi, journaliste, toi, homme
d'Église, loyalement attachés tous
deux à vos convictions nullement
animés de l'esprit de calomnie qui infeste
la politique et les sacristies, vous commettez tous
les jours des péchés contre la
vérité. Pourquoi? Parce que vous
ignorez complètement l'état d'esprit,
les intentions, le vrai but de vos adversaires.
Vous cherchez le salut du pays ou
de l'Église dans l'extirpation de certaines
tendances que vous qualifiez d'erreurs,
d'impostures. Vous accusez vos adversaires de
manquer de patriotisme, ou vous les accusez
d'incrédulité. Or, ils sont aussi
nécessaires que vous à la patrie,
aussi indispensables que vous à la religion.
Vous troublez leur paix, vous froissez leur
conscience, vous les repoussez au nom de la
vérité. Vous vous apparaissez
à vous-même comme un défenseur
des saines doctrines, alors qu'en somme vous n'avez
fait qu'organiser la moins intelligente et la plus
stérile des luttes, celle de la main droite
contre la main gauche. Soldat de la
vérité, vous tirez sur vos
alliés, et vous ne le savez pas. On peut
bien vous appliquer la prière que disait sur
ses adversaires aveugles le Christ
persécuté et meurtri: Père,
pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils
font! Il n'en demeure pas moins triste de servir le
mensonge en croyant se consacrer à la
vérité, l'injustice
en s'imaginant lutter pour la
justice, et je le répète, il n'en
demeure pas moins odieux de continuer à
faire le mal sous l'empire d'une ignorance qui n'a
rien de fatal, et qui, au contraire, est le plus
souvent voulue, préméditée,
soigneusement entretenue.
On ne peut servir deux maîtres!
Une des catégories d'hommes qui aurait le
plus besoin d'être entamée par cette
parole, ce sont les champions intransigeants des
partis politiques et religieux,
précisément parce qu'ils sont,
à tort, persuadés qu'ils ne servent
qu'un maître, qu'ils le servent avec
décision, sans compromis et sans
égard pour personne.
En apparence, ces ferrailleurs de la
politique ou de la religion sont gens d'un seul mot
d'ordre, d'une seule direction, fermes et francs,
droits, incorruptibles, et ils accusent volontiers
les hommes pacifiques et modérés de
porter de l'eau sur les deux
épaules, de servir Dieu et Mammon. Ils
s'emparent du dilemme de Jésus: Ou bien ou
bien; pour ou contre; oui ou non. Tu seras pour le
libre-échange ou la protection, pour
l'ancien régime ou la révolution,
pour la libre-pensée ou pour la foi aveugle,
pour une dogmatique fixée dans une
confession de foi, ou pour l'anarchie spirituelle.
Tu croiras en Christ-Dieu et à tous les
miracles, ou tu ne seras qu'un incrédule et
un païen. Tu croiras et tu cesseras de
raisonner, ou tu raisonneras et tu cesseras de
croire. Eh bien, laissez-moi vous dire, cela
s'appelle se payer de mots, se leurrer, faire
courir les risques les plus lamentables à la
cause qu'on veut servir. Non, il ne suffit pas de
n'avoir qu'une idée pour ne servir qu'un
maître; de pencher exclusivement d'un
côté pour être assuré de
ne pas perdre l'équilibre. Rien n'est moins
sûr, moins conforme à la
fidélité, au respect pour les hommes
et à l'obéissance qu'on doit à
Dieu, que l'application, à travers tous les
cas et toutes les situations,
d'un seul mot d'ordre, d'une seule formule. Les
raisonnements par dilemme, la politique
basée sur les dilemmes, les tendances
religieuses qui procèdent par dilemme sont
pleins d'écueils, de dangers et
d'illusions.
Ils nous dispensent d'examiner chaque
cas en lui-même et résolvent les
questions d'avance. À aucun prix une
conscience ne doit consentir à se lier ainsi
au préalable ; l'inconvénient est
trop terrible, et les faits le prouvent. Tous les
jours, des hommes de coeur, de bonne foi, de
volonté bonne sont conduits à faire
violence à ce qu'ils ont de plus humain et
de plus éclairé, pour accomplir je ne
sais quel devoir de fidélité. Ils se
consolent avec le vieil adage: dura lex, sed lex.
Et les condamnations, les excommunications
auxquelles on est ainsi amené de proche en
proche, tout en le regrettant et le
déplorant, seraient des témoignages
donnés à la patrie, à Dieu, au
bien public, à la charité? Quelle
aberration! Sous aucun prétexte
l'iniquité ne peut devenir une
loi. En aucun cas un homme ne
peut être amené par conscience
à accomplir des actes qui, au fond, le
blessent et le froissent dans ce qu'il a de
meilleur. Sa douleur même devrait lui crier:
Prends garde, voici l'ennemi! Mais si le
procédé commode des dilemmes, des
tendances tranchées, des jugements
préalables fait commettre aux individus de
véritables iniquités, à quoi
ne conduit-il pas les collectivités, les
partis politiques et religieux dans leur ensemble?
Voici des institutions, des milieux qui se
proclament les gardiens et les remparts de la
vérité... Formulez une objection,
hasardez une critique au nom même de cette
vérité... Vous verrez comme ils vous
recevront. Incapables d'accepter une instruction ou
un avertissement, de regarder la
vérité en face par conséquent,
ces mêmes milieux deviennent incapables de
discerner le mal de juger une faute. Lorsqu'il s'en
commet une, leur première question est
celle-ci : Qui a fait cela? - Si c'est un ami, on
dit: Vite des couvertures, des
rideaux, silence et discrétion! Si c'est un
adversaire, on crie: des trompettes, des fanfares,
que toute la terre en retentisse !... Deux poids,
deux mesures, c'est l'inévitable abîme
où courent les individus et les
collectivités voués à
l'intransigeance sous prétexte de
décision : « C'est à leurs
fruits que vous les jugerez »! c'est le cas de
le rappeler. Il faut que les passions politiques et
religieuses soient bien malsaines pour que le
Christ ait pu lancer contre elles cette sentence
d'une si choquante sévérité.
Les publicains et les femmes de mauvaise vie
entreront avant vous au royaume des cieux!
Nul ne peut servir deux maîtres.
Passons à d'autres cas :
Aimez-vous vos enfants?
À moins d'avoir affaire à
des êtres dénaturés, on est
toujours sûr d'obtenir à cette
question une réponse affirmative. Aimer ses
enfants est une autre forme du service de Dieu, car
chacun de nos enfants est une de ses
espérances. Pour prouver à nos
enfants que nous les aimons, nous cherchons
à leur épargner les peines, à
écarter les obstacles de leur chemin, afin
qu'ils soient un jour plus heureux que nous. Nous
ménageons aussi leurs désirs et leurs
caprices. Pour augmenter leur bien-être' nous
sommes tous les jours sur la, brèche,
acharnés au combat, marchant sans
hésiter sur le corps des concurrents. Quand
il s'agit de nos enfants, tout moyen
d'acquérir du bien nous paraît
sanctifié. N'est-ce pas pour ces chers
petits? Avec de semblables pratiques on produit des
natures amollies, égoïstes, incapables
d'effort et de sacrifice, des natures
désarmées en face des duretés
de la vie, que le premier vent d'adversité
viendra froisser et abattre. Mais lâches et
vulnérables en ce qui concerne leurs
personnes et leurs aises, ces
mêmes natures seront inflexibles et
insensibles à l'égard du prochain,
aussi dures à la pitié qu'accessibles
à la souffrance. Voilà donc des
enfants élevés pour leur malheur et
celui des autres, je me demande ce que Dieu y
gagnera? Évidemment, en croyant servir nos
enfants, nous devenons quelquefois leurs pires
ennemis.
C'est ici le moment de dire, que non
seulement il ne faut jamais se laisser aller
à accomplir une injustice pour ceux que l'on
aime, mais que tout ce que nous faisons de mal nous
le faisons contre ceux que nous aimons.
Vous êtes bon père, enfant
respectueux, citoyen dévoué, croyant
pieux. Dites-vous bien qu'alors il faut haïr
le mal, le mensonge, le fanatisme, l'oppression,
l'avarice, l'impureté et la raillerie, et
qu'il n'y a pas un seul écart de conduite
qui ne retombe sur ce que vous aimez le mieux.
Quiconque se laisse aller à ses penchants
inférieurs, quiconque équitable, bon,
intègre, pur,
tempérant, pour l'ordinaire, constitue dans
sa vie des exceptions, des extras, accorde une
place, une satisfaction aux désirs charnels,
au plaisir de dire du mal d'autrui, aux passions
sectaires, au gain malhonnête, à tout
ce qui n'est pas droit, dût-il même
s'en cacher soigneusement, quiconque fait cela
touche à l'abri qui nous défend,
ébranle les colonnes de
l'édifice!
Veux-tu que la tête fragile de tes
enfants dorme en paix sur l'oreiller, que la
tête blanche de ton père repose en
paix au tombeau; veux-tu que tes fils soient
vaillants, tes filles pleines de grâce, que
les larmes des malheureux soient
séchées, que tombent les
chaînes des prisonniers; que l'innocence
éclate à tous les yeux, que
l'imposture soit confondue, que vienne le
clément royaume du Père. Alors, quel
que soit le lieu, l'heure où le tentateur
s'approche de toi, séduisant, engageant, ou
menaçant et redoutable : souviens-toi de
tout ce que tu aimes! Que ce souvenir te garde,
t'excite au combat, te donne un
oeil vigilant et rende ton bras invincible ! - Si
tu capitules, songe à tout ce que tu trahis!
Voilà ce que, presque tous, nous ne sentons
pas assez. La profonde cohésion de nos actes
n'est pas assez présente à notre
mémoire. Nous pensons pouvoir
réserver une place à des manquements,
à des péchés trop chers pour
être quittés.
Duplicité, déchirement,
partage de la volonté et du coeur,
lamentable division, voilà notre vie! Ce
n'est pas une chaîne continue, ce sont des
anneaux rompus et dispersés. Nous sommes
pacifiques, justes, véridiques, sobres,
chastes, désintéressés; mais
nous sommes aussi rancuniers, injustes, retors,
intempérants, impurs. Nous ressemblons
à ces vaisseaux qui emportent vers les
colonies, avec des Bibles et des traités
religieux, des canons, de l'alcool et de l'opium;
ou à ces poètes pleins de talents
contraires, qui jouent tour
à tour de la harpe sainte et des buccins des
sabbats. Peut-être, aussi, pensons-nous faire
contrepoids à des égarements graves
par des vertus exceptionnelles. Enfin nous
cherchons des moyens-termes, des combinaisons, pour
ne pas nous donner sans réserve à
Dieu, Après avoir pratiqué ce genre
de vie pendant de longues années, nous
dressons notre bilan et nous sommes
étonnés du peu de résultats.
Nous avons beaucoup travaillé, beaucoup
marché, et nous n'en sommes pas plus
avancés pour cela. Le mécontentement
ou le découragement nous gagne. Le soir de
la vie s'assombrit, le mot : « vanité
des vanités », monte aux
lèvres!
Nous avons tort de nous plaindre, car
les résultats obtenus sont à la
hauteur des moyens employés. Quand on marche
à la manière de certaines
processions, qui reculent d'un pas chaque fois
qu'elles en ont fait deux, quoi d'étonnant
si l'on ne parcourt pas un chemin
appréciable. Mais l'homme a la
naïveté puérile
de croire que ce qu'il fait
à certaines heures et en dehors de sa vie
connue, ne compte pas. Il se flatte que l'actif
seul figurera au compte final; que ce qu'il
dépose ouvertement dans la balance y
pèsera, mais que ce qu'il en retire en
secret ne sera point déduit. Comme ce
marchand à la fois pieux et retors qui, le
dimanche, fermait son magasin, mais recevait les
clients par une porte dérobée, il
honore Dieu publiquement, et, en secret, le trahit.
Oh, les ruses inutiles pour tromper Dieu, endormir
sa conscience, éviter l'effet quand on a
semé la cause! Et, en somme, la triste
entreprise, la misérable existence, le
honteux, l'intolérable esclavage!
Cet homme qui donne de bons
préceptes et même de bons exemples
à ses enfants, c'est toi; et cet homme qui,
par faiblesse coupable, commet des actes
profanateurs dans le sanctuaire domestique, c'est
toi.
Ce chrétien qui adore le Dieu de
bonté, qui connaît la seule grandeur
et la seule valeur définitive, le
trésor de l'âme, c'est toi; et cet
homme qui court après l'argent, les
distinctions, c'est toi.
Ce serviteur zélé de tout
bien, c'est toi; ce jaloux, cet envieux, c'est
toi.
Tu le sais, tu le sens; le fardeau de ce
souvenir et de ces comparaisons te hante et te
poursuit... et tu peux vivre ainsi? Mais ce n'est
pas une vie, c'est pire que la mort, c'est le sort
de ceux qu'on a enterrés vivants.
Laisse-toi ressusciter! laisse-toi
saisir par la main sévère et
clémente qui nous arrache aux contradictions
de conduite, aux tortures des coeurs
partagés. Que cette parole te
réveille, t'arrête, te frappe et te
guérisse : Nul ne peut servir deux
maîtres !
Donne la main à Dieu, et
laisse-lui prendre ta volonté
entière. Ne te plains pas de ta faiblesse,
de la route difficile, des
obstacles, des chutes probables... pourvu que ton
coeur ne soit point partagé ! S'il t'arrive
de t'écarter de la ligne droite, reviens-y;
si tu tombes, ramasse-toi! Si tu ne peux faire deux
pas, fais-en un seul, et si tu ne peux marcher,
traîne-toi à genoux!
Quand les juifs, exilés de la
terre sainte, mouraient au loin parmi les
païens et les persécuteurs, ils se
faisaient coucher dans la tombe, le visage
tourné vers Jérusalem! Si tes forces
te trahissent, si tu ne dois pas, ta vie durant,
entrer dans la paix entière être
délivré de certains ennemis de
l'âme, de certaines misères
humiliantes qui défient ta meilleure
volonté; si tu dois tomber dans la
mêlée, tombe, du moins, le regard
tourné vers Jérusalem.
Voilà la vie, la vraie, la seule
: servir un maître, n'avoir qu'un amour, un
but, y revenir toujours. Servir
jusque sous les cheveux blancs! Puisqu'il faut que
toujours l'homme serve, et que, malgré lui,
il marche sous un drapeau et lutte pour une cause,
servons Celui qui guide les étoiles, par qui
sourit la fleur, en qui le pauvre espère, en
qui s'endorment les mourants; servons Celui qui
compte les larmes des affligés,
écoute la prière des humbles,
pardonne leurs péchés à ceux
qui les regrettent, et ne rejette personne, mais
cherche à sauver ce qui est perdu.
Être à Lui, que le jour se
lève ou qu'il décline, que l'homme
flatte ou menace, que la raison voie clair ou
hésite; à Lui à travers toutes
choses, voilà la vie féconde et sans
regrets.
La vérité mes
frères est l'amie de l'homme : elle n'est
peut-être, jamais plus salutaire que
lorsqu'elle a un visage très sérieux.
Sous ce front sévère, vit une
pensée d'amour. Nul ne
petit servir deux maîtres!
Parole de négation, parole de prohibition,
croyez-vous ? Ce n'est là que l'apparence.
Au fond il n'y a que de la douceur dans cette
sévérité et des promesses sous
ces défenses. En termes positifs, cela veut
dire :
Toi qui erres, toi qui vacilles, toi qui
promènes par la terre le fardeau d'un coeur
indécis, et le douloureux problème
des accords impossibles, viens! Viens! je connais
des cimes éternelles, des étoiles
dont le paisible éclat rayonne sur toutes
les mutations de ces atmosphères terrestres.
Viens, je te conduirai vers la ville haute et
sûre, vers le chef magnanime des saints
combats, vers Celui dont le service procure, non le
plaisir d'une heure, ou la paix d'un jour, mais une
joie éternelle, une force qui ne
s'éteint jamais!
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