L ÉVANGILE ET LA VIE
RAMASSEZ LES MIETTES
LECTURE
Celui qui est fidèle en
peu, l'est aussi en beaucoup.
Luc XVI, 10.
Le Fils de l'homme est venu
chercher et sauver ce qui était
perdu.
Luc XIX, 10.
Celui qui n'estime pas les choses de
valeur modeste, diminue de jour en
jour.
Sir. XIX, 1.
(Apocryphe)
Ne méprise rien, que ce soit
grand ou que ce soit petit.
Sir. V, 18.
(Apocryphe)
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RAMASSEZ LES MIETTES
Ramassez les miettes pour
que rien ne se perde.
Jean VI, 13.
Dans le cadre où nous la
rencontrons, cette recommandation étonne
quelque peu. Se soucier des restes d'un repas
miraculeux paraît exagéré. Un
tel repas n'a donné de peine à
personne; pourquoi soigneusement recueillir ce
qu'à la première occasion il serait
si facile de produire encore, en masse et tout
frais? Mais évidemment il n'est pas bon que
quelque chose se perde, ni qu'une fois
rassasiée, la foule marche avec
mépris sur le pain qui l'a nourrie. S'il
n'est pas juste, s'il est
contraire à l'ordre, à la
reconnaissance, de laisser traîner et
périr les miettes d'un festin miraculeux,
à combien plus forte raison ne faut-il pas
gaspiller celles qui sont le résultat de
longues peines. Voilà de quoi je
désire vous entretenir en me laissant
conduire, par une parole de Jésus, à
travers le domaine matériel et le domaine
spirituel.
I
L'économie est une vertu. C'est trop peu
dire; l'économie suppose tout un bouquet de
vertus réunies. je me hâte d'ajouter
qu'elle est fort délaissée. La soif
de jouissances immédiates nous fait
adhérer à d'autres méthodes,
et la majorité de nos contemporains
préfèrent manger leur blé en
herbe que de se baisser pour ramasser les miettes.
- Dans le peuple surtout l'économie
est décriée. Des
maîtres, pour le moment très
écoutés, lui font la pire des
réputations. Elle serait un signe de
bêtise et d'égoïsme, et ce sont
là les stigmates auxquels on reconnaît
l'infâme bourgeois. L'ouvrier économe,
c'est de la graine de patron, c'est un capitaliste
en herbe, livré aux calculs mesquins. Le
compagnon insouciant, qui boit le samedi sa paye de
la semaine, est bien plus sage que lui et plus
généreux.
Et ainsi, de jour en jour, la masse
s'en va, quittant de solides pratiques, descendues
au rang de vieilleries, pour adhérer
à des utopies creuses qui n'ont même
pas l'avantage d'être nouvelles.
Je n'en admire que plus ceux qui ont
gardé l'usage du bas de laine, et, Dieu
merci, il en reste.
Quand on vit dans la richesse,
l'aisance ou seulement dans un bon ordinaire, il
est presque impossible de
s'imaginer ce qu'il faut d'énergie pour
économiser dans la gêne.
Prévoir l'avenir est plus facile quand le
présent ne vous accable pas. Mais lorsque le
souci du pain, la pauvreté, la faim vous
tiennent, les besoins pressants et impérieux
font taire les voix du lendemain. Économiser
sur le nécessaire, se priver aujourd'hui
pour l'être un peu moins plus tard, c'est
très dur. Et surtout cela suppose une
vigilance et une patience de tous les instants.
Persévérance, esprit de renoncement,
tempérance, fermeté en face des
tentations et des entraînements, tout cela
est indispensable aux pauvres gens économes,
et par dessus tout, il leur faut un grand amour
pour leur famille. - C'est là le ressort
intime qui leur permet de soutenir une tâche
si malaisée.
Avez-vous jamais, en des heures de
maladie ou de grande préoccupation, accompli
quelque travail, entrepris, par
exemple, quelque ouvrage de tapisserie de longue
haleine et tissé vos pensées dans les
feuilles et les fleurs? À force de
s'associer, votre histoire intérieure et
votre travail ne faisaient plus qu'une seule chose,
et après des années encore vous
pouviez vous dire: cette fleur me rappelle le jour
où j'attendais des nouvelles de mon fils
absent et malade. je flottais entre la crainte et
l'espérance et ma main tremblait. Quelque
chose de sa fièvre est demeuré dans
cette tige frêle... Voici une hirondelle que
j'ai brodée, après avoir reçu
un heureux message qui me rassurait et
m'annonçait le retour prochain. Jamais je ne
pourrai la regarder sans songer à toute la
joie dont un coeur de mère est
capable!...
Le labeur d'économie
ressemble à ces ouvrages de patience. Les
petits sous aussi ont leur histoire. Cette histoire
est faite de veilles, de soucis, de tendresse, de
sacrifices sublimes. jamais les grosses sommes
d'argent anonyme n'atteindront
à la puissance de signification de ces
petits sous amassés un à un, mis
soigneusement à part, et auxquels on a dit:
Petit sou, je te garde aujourd'hui afin que tu me
gardes demain; je te confie un poste d'honneur: le
jour où la misère s'approchera de mon
seuil et fera mine de le franchir, tu lui crieras:
on ne passe pas!
L'économie n'est pas, cependant,
l'apanage du pauvre seulement, et comme une sorte
de nécessité dont quelques-uns
parviennent à faire une vertu.
L'économie est une loi de la vie. Quelque
riche et inépuisable qu'elle paraisse, la
nature n'est pas prodigue. Si vous la voyez au
printemps prodigue de fleurs, si, dans certains
êtres, elle multiplie les germes à
profusion, c'est qu'elle prévoit les
légions d'ennemis, les
myriades d'agents destructeurs
qu'il faut submerger sous les flots de la vie. Mais
la nature ne fait rien de trop et ne laisse rien
perdre. Si quelque chose pouvait se perdre,
s'anéantir sans trace et sans effet, ce
serait la plus formidable infraction aux lois de
l'être. Il nous apparaît donc que, dans
cette création immense, la valeur des plus
petites choses soit établie avec autant de
force que celle des plus grandes.
L'homme ne viole pas
impunément des règles si fermes.
Quelle que soit sa situation de fortune, il leur
est soumis, et leur infraction retombe en
châtiments sur lui ou sur les siens. Il n'est
pas permis de mépriser les miettes parce
qu'on dispose d'amples provisions. Tant d'autres
seraient contents d'avoir ce que vous perdez! C'est
une raison déjà d'y prendre garde.
Mais il y en a une autre, et elle est du ressort de
vos intérêts immédiats: L'homme
qui laisse du bien se perdre, se perd. - Celui qui
ne connaît pas la valeur des choses, ignore
la peine qu'elles ont
coûtée; celui qui
ne sait pas le prix de l'effort et de la peine,
ignore le fond même de la vie, et perd la
vie. Quand tu sauves ce qui est exposé
à périr, tu sauves en même
temps une partie de toi-même.
Au point de vue de
l'éducation, aucune vérité
n'est plus importante que celle-là. Il est
impossible d'élever des enfants dans un
milieu où l'on ne respecte pas le travail et
l'argent, et où, par conséquent, on
dépense sans compter, gâte sans
nécessité, dissipe et foule aux pieds
les miettes avec une insouciance stupide.
Fussiez-vous des Crésus, ne souffrez jamais
que vos enfants jettent un morceau de pain. Et si
la légèreté de leur âge
les exposait à cet acte, dont les
conséquences leur échappent,
dites-leur ce qu'ils viennent de faire sans le
savoir. Vous leur racontez bien des contes de
fée, et j'aurais garde de vous critiquer.
L'âme enfantine a besoin d'être nourrie
de merveilleux. Mais elle a
besoin aussi de se tremper dans les
réalités; et certaines humbles
réalités sont elles-mêmes les
plus grandes merveilles. Parmi nos écrivains
populaires qui ont exercé la plus heureuse
influence morale, n'en est-il pas un qui s'est
illustré pour avoir écrit l'histoire
d'une bouchée de pain?
Répétez, pour vos enfants, le
bienfait qu'en écrivant son livre, Jean
Macé a fait aux enfants de
France.
Quand votre enfant jette un morceau
de pain, faites-le-lui ramasser et contez-lui
l'histoire de ce morceau de pain. Dites-lui ce
qu'il a fallu pour que ce pain existe. Dites les
peines du laboureur et du semeur, sous le ciel
d'automne, inclément et changeant; l'obscure
germination dans la terre, les longs sommeils sous
la neige, le réveil au printemps, quand tout
ce qui verdit sur les sillons envoie son salut au
soleil, source de vie. Décrivez
l'espérance du laboureur quand le blé
monte en épis, et son angoisse quand l'orage
monte à l'horizon. N'oubliez pas le
moissonneur qui fauche sous les
ardeurs caniculaires, et ce pauvre forçat
des villes, voué au travail nocturne dans
des caves surchauffées, et qu'on nomme
l'ouvrier boulanger.
Si votre enfant vous écoute,
il ne jettera plus de pain, et vous aurez fait
mieux que de sauver un débris de nourriture:
vous aurez sauvé une âme d'homme, Il
ne faudrait jamais se mettre à table sans
prier ainsi: « Béni sois-tu, ô
Père, pour le pain ! Il a mûri sous
ton soleil et sous la peine de l'homme. Donne-nous
de ne l'oublier jamais, afin qu'il nourrisse en
nous des coeurs reconnaissants et fraternels.
»
Il n'y a pas seulement du profit
à ramasser les miettes et à les
respecter, il y a du bonheur aussi. Les petites
acquisitions sont celles qui nous font le plus de
plaisir. Un lopin acheté rend plus heureux
qu'une terre seigneuriale. Que ne pourrait-on pas
dire sur ce chapitre aux jeunes
gens qui entrent en ménage, et à ceux
qui n'y entrent pas? Vous dites: je n'ai pas de
quoi me marier. Vous préférez
être au large tout seul, qu'à
l'étroit avec une femme et des enfants.
Quelle erreur. Ce qui vous manque ce n'est pas
l'argent, c'est le secret de l'économie et
celui du bonheur, Vous dépenseriez moins et
vous dépenseriez mieux à deux que
seul. Mais fussiez-vous dans une situation
brillante, je vous dirais : Prenez garde, commencez
simplement. Et ce que je redoute pour vous, ce
n'est pas autant la dépense
inconsidérée que la perte de ce qui
vaut mieux qu'un bien extérieur. De trop
brillants débuts nuisent au bonheur.
Commencez humblement, et augmentez-vous peu
à peu. Vous vous aimerez mieux; l'air de la
maison ne sera pas chargé des miasmes
délétères qu'exhalent le luxe
et la vie facile, et ceux que Dieu vous accordera
trouveront, autour de leur berceau, une
atmosphère plus saine et plus virile.
Il m'est très difficile de
trouver de la poésie à ce qu'il est
convenu d'appeler la vie du grand monde. Lorsqu'il
s'y rencontre de la grâce, de la
santé, c'est toujours sous la forme la plus
simple et la plus humaine, celle qui se rapproche
de l'existence normale de tout le monde. je
plaindrai toujours les personnes que leur richesse
empêche de jouir des petits bonheurs de la
vie, qui consistent si souvent à tirer
quelque chose de rien, à transformer en
objets utiles ce qui semblait du déchet,
à faire, dans son intérieur, de
petites répétitions domestiques de la
multiplication des pains, et à faire crier
au miracle ceux qui ne sont pas dans le secret. Que
de mères de famille ont laissé dans
le coeur de leurs enfants des souvenirs
ineffaçables pour toute l'existence, parce
qu'elles avaient su faire de leurs dix doigts, pour
la table, l'habillement, l'habitation, des choses
qui tenaient de l'incroyable.
II
Ramassez les miettes! Suivons cette parole dans
le domaine spirituel. je suis d'abord très
frappé de la signification qu'elle a pour
l'histoire de l'humanité. De cette histoire,
que nous reste-t-il souvent? Quelques miettes. Avec
des débris découverts dans les
tombeaux, des vestiges d'inscriptions, des
manuscrits rongés, un certain nombre de
colonnes brisées, de statues
mutilées, de tessons d'antique vaisselle, on
est parvenu à ressusciter des âges
disparus. De combien de menues trouvailles, que le
passant vulgaire foulerait aux pieds, n'a pas
été construit le pont qui relie le
présent an plus lointain passé, et
sur lequel nous pouvons aller au pays du souvenir,
entendre ses voix et recueillir ses leçons?
N'est-ce pas en collectionnant les
miettes, que les sciences naturelles ont pu nous
mettre au courant de faits sur lesquels les couches
profondes des siècles semblaient avoir
déposé un voile
impénétrable? Un savant trouve un os,
un débris d'os, miette tombée du
festin de quelque ancêtre troglodyte ou de
quelque carnassier préhistorique. Il
rapproche cet os d'une dent, d'une empreinte
conservée dans la pierre, et des
créations, depuis longtemps
retournées à la poudre, reprennent
vie devant son esprit.
Un autre savant rencontre un fait,
le plus commun, le plus trivial. Mais il l'observe;
il en part pour en saisir un autre, et, de proche
en proche, il est mis sur la voie d'une de ces
découvertes, qui font tomber aux mains
fragiles de l'homme le gouvernement des forces les
plus colossales. Souvenez-vous du couvercle de
marmite qu'observa Papin et dont
est sortie toute la mécanique moderne; de
Franklin inventant le paratonnerre en jouant au
cerf-volant; de Newton à qui une pomme
tombée fut messagère de la grande loi
de gravitation universelle. Rappelez-vous ce qu'il
a fallu de minutie, pour arriver à
surprendre dans sa retraite le secret de la vie des
infiniment petits, agents de fermentation, de
contagion, de décomposition? Ce n'est plus
de miettes dont il s'agissait là, mais de
choses en comparaison desquelles une miette est un
vaste continent aussi inexploré, aussi
ténébreux que l'Afrique centrale. Le
nom du ramasseur de miettes, Pasteur, vivra aussi
longtemps que le nom de celui qui a
découvert le nouveau monde.
J'en arrive à quelques
interprétations morales et religieuses de
notre parole. Elle a d'ailleurs
des applications sans nombre. Et
voici d'abord une première signification,
plutôt mélancolique. je pense aux
miettes et aux débris de la vie, à ce
qui nous reste à un certain âge, quand
les années ont passé sur nous en nous
dépouillant. Je pense à ceux que des
événements malheureux, la ruine, la
maladie ou le deuil ont réduits à
vivre de peu de chose.
Un homme en pleine santé est
comme un convive en pleine table. Ses provisions le
rassurent. Il consomme et dépense sans
compter. Parfois, il dépense en prodigue, et
n'apprécie pas son bien. Mais le temps vient
où, de cette belle chaleur du sang, de cet
entrain, de ce feu des regards, de cette abondance
de vitalité, il ne nous reste qu'une ombre.
C'est l'âge, ce sont les accidents. Toujours
est-il que nous sommes amenés à faire
de pénibles comparaisons entre jadis et
aujourd'hui. Il ne faut pas que ces comparaisons
deviennent notre seule occupation. Ramassons les
miettes! Employons avec soin ces
vestiges d'une force autrefois si exubérante
et souvent si peu consciente de son prix et de son
devoir. Et peut-être les miettes
deviendront-elles plus utiles que le festin. -
Faisons de même, si nous avons perdu notre
fortune. Il faut plusieurs fois recommencer sa vie,
et toujours avec d'autres éléments.
Si les flots ont détruit le brillant
vaisseau qui portait votre étoile,
jetez-vous dans une barque; si la barque se brise
aux écueils, montez sur une
planche.
Mais peut-être êtes-vous
frappés au coeur. Vous avez aimé.
Votre vie lentement s'est confondue avec d'autres
vies, selon la loi douce et puissante que Dieu
lui-même a donnée. Et la mort est
venue, enlevant ceux que vous aimiez,
déchirant les liens, arrachant votre vie
avec celle de vos enfants, de vos parents, de votre
femme ou de votre mari. Et vous voici sur des
ruines. Est-ce bien vous qui êtes là
ou un autre ? Il y a des heures
où vous ne le savez pas. Ce n'est plus vous,
car le meilleur de vous dort dans la tombe: on
meurt toujours avec ceux qu'on aime. Et cependant
c'est vous, puisque vous souffrez et pleurez, et
que cette douleur même vous rappelle que vous
existez toujours. Ramassez les miettes, pauvre
soeur, pauvre frère! Ramassez-les
pieusement, ces chères miettes du souvenir.
Disputez à la destruction ce qui reste de
ceux que vous avez aimés. Aimez-les dans les
vestiges de leur vie, dans les oeuvres
inachevées qu'ils vous ont
léguées., dans ce qu'ils avaient de
plus pur, dans ce qu'ils avaient d'immortel, et
vous commencerez à comprendre, par des
signes que Dieu proportionne à notre
faiblesse, que la mort n'a pas la Toute-Puissance,
et que ce n'est pas à elle qu'appartient le
Règne. Lentement tissé par la
piété de votre coeur, un fil,
ténu d'abord et toujours plus
résistant, reliera votre âme au monde
invisible. Vous sentirez que, s'il y a de la mort
dans nos vies, si bien des
choses qu'on touche et saisit ne sont que
néant, il y a de la vie dans la mort. Les
morts vivent pour ceux qui les aiment. Pour
apprendre à les posséder dans la vie
incorruptible, et pour croire aux promesses
mystérieuses faites à la douleur, il
ne faut pas consentir à ce qu'ils meurent en
nous-mêmes.
Ramassez les miettes!
L'Évangile écrit, qui est sous nos
yeux, ce sont des miettes aussi. Les heureux
disciples qui entendaient le Christ étaient
au festin même. Pour nous, on a
ramassé quelques paniers de reliefs avec
lesquels tous les efforts des hommes ne sauraient
jamais refaire un tout extérieur. Mais ce
qui nous sauve, c'est que l'esprit du pain est dans
chaque miette. Quiconque mange de ce pain-là
(et la taille du morceau ne fait rien à
l'affaire), quiconque mange de ce pain-là
naît à la vie. Il semble que la
puissance de Dieu se plaise dans
la faiblesse des moyens. L'homme, dans sa sagesse,
aspire au festin complet. Quelques-uns d'entre nous
réclameraient volontiers, pour le salut,
l'absorption intégrale de tout un divin
repas, auquel rien ne manque ni comme aliments, ni
comme service. Que de fois n'a-t-on pas
proclamé que tels et tels aliments
spirituels ne sont pas du pain complet. Certes, je
ne suis pas de ceux qui s'imaginent que tout est
bon, pourvu qu'on le mange de grand appétit.
Mais il faut dire ce qui est vrai : la moindre
miette de l'Évangile, le moindre petit
morceau tombé de la table du Christ, pain ou
poisson, suffit pour faire vivre l'âme et la
mettre au large. Et ce n'est pas là une
exception : c'est la règle, c'est le miracle
permanent. J'en prends à témoin tous
ceux qui ont été sauvés de
cette mort atroce, la mort par la faim de
l'âme : n'est-ce pas par une miette, souvent
tombée au hasard, qu'ils ont
été sauvés, une parole, un
signe, un message infirme et tronqué; mais
il y avait là-dessous ce je
ne sais quoi d'éternel
qui fait le pouvoir des germes, la virulence des
levains, la contagion de l'étincelle.
Ceux qui s'appliquent à
nourrir les âmes font tous les jours des
expériences analogues. Ils préparent
de grands festins où éclate l'art du
cuisinier, où la viande est abondante,
où le vin coule à flots. Ils font de
leur mieux, enfin. Et lorsqu'ils font le compte de
leurs labeurs, il se trouve, ici et là,
quelqu'un qui a retenu et qui a profité. Or,
le plus souvent, de quoi a-t-il profité?
D'une remarque en apparence insignifiante à
laquelle vous n'attachiez aucune importance, alors
que vous aviez mis tout votre espoir en certains
morceaux de choix qui n'ont rien donné.
Pourquoi cela? Un seul pourrait vous le dire : le
Dieu des miettes.
Nous ne reverrons plus le Fils de
l'homme nourrir les foules avec un peu de pain et
quelques poissons. Et pourtant, ce dont il s'agit
ici, c'est moins un fait
daté et catalogué que l'histoire
même des hommes.
La vie est toujours le même
désert, et toujours la même foule y
est errante et affamée. Vous dites, en
voyant ces multitudes et ces steppes arides :
«Où trouver en un désert assez
de pain pour nourrir tout le monde ?» Et vous
oubliez qu'il y a toujours parmi vous Celui qui
dit
Combien de pains
avez-vous?
Allez à lui avec ce que vous
avez. Apportez votre pauvreté. Ces moyens
dont la misère vous accable, il les
touchera, et vous ne les reconnaîtrez plus.
Ce pain, il le rompra; en passant par ses mains, il
contractera des vertus ignorées. Tant que
vous vous disputerez pour le pain, vous le
diminuerez, vous le mettrez en morceaux, et vous
morcellerez avec lui vos coeurs. Mais quand vous
romprez le pain de fraternité, de
bonté, d'amour, plus vous partagerez, plus
il y en aura. La force de Dieu augmente en celui
qui la communique aux autres.
Ne désespérez pas de
votre temps, de vos contemporains. Regardez
à Jésus. Dans le royaume des cieux,
le royaume de clémence, de bonté, de
vérité, la pierre que les
maçons avaient rejetée est devenue la
pierre angulaire. Cela s'est accompli pour
Jésus. Cela s'est accompli pour ses
disciples. En regardant ses disciples, le Christ
aurait pu dire : Que sont-ils pour conquérir
la terre ? Il a dit, au contraire, en posant la
main sur un pauvre pêcheur du lac de
Génézareth : Tu es Pierre, un roc, et
sur ce roc je bâtirai mon église, et
les portes de l'enfer ne prévaudront point
contre elle ! Et à tous ensemble il a dit :
Ne crains rien, petit troupeau, il a plu au
Père de vous donner le Royaume.
Il en sera toujours ainsi. Ne dites
pas : les temps sont mauvais, l'esprit ne souffle
plus, la foule est dévoyée, le pain
manque, et la nuit arrive. Savez-vous si ces
rougeurs que vous prenez pour le couchant ne sont
pas les feux de quelqu'aurore
inespérée? Mais qu'importe. Au
déclin des jours comme à leur lever,
quand les siècles et les
sociétés finissent, comme lorsqu'ils
commencent, la vie est un désert, si l'on
n'y met ce que le Christ y apporte.
Qu'il nous enseigne à
accommoder les restes, à pieusement
recueillir les miettes. Qu'il nous donne un peu
d'amour avec notre misère, un peu d'espoir
avec notre pauvreté, un peu de confiance
avec nos doutes, un peu, enfin, de ce pain de Dieu
qui donne la vie au monde, et nous aurons le
pouvoir de faire vivre nos frères; et voyant
les effets de cette nourriture qui rend fort et
fait aimer, nous n'aurons plus qu'une seule
prière : Seigneur donne-nous toujours de ce
pain-là.
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