L ÉVANGILE ET LA VIE
LE CHRIST A TABLE
LECTURE
Partage ton pain avec celui qui a
faim, et fais entrer dans ta maison le
malheureux sans asile; si tu vois un homme
nu, couvre-le, et ne te détourne
pas de ton semblable. Alors ta
lumière poindra comme l'aurore, et
ta guérison germera promptement; ta
justice marchera devant toi, et la gloire
de l'Éternel t'accompagnera. Alors
tu appelleras, et l'Éternel
répondra; tu crieras, et il dira:
me voici! Si tu éloignes du milieu
de toi le joug, les gestes
menaçants et les discours
injurieux, si tu donnes ta propre
subsistance à celui qui a faim; si
tu rassasies l'âme indigente, ta
lumière se lèvera sur
l'obscurité, et tes
ténèbres seront comme le
midi. L'Éternel sera toujours ton
guide, il rassasiera ton âme dans
les lieux arides, et il redonnera de la
vigueur à tes membres; tu seras
comme un jardin arrosé, comme une
source dont les eaux ne tarissent pas. Les
tiens rebâtiront sur d'anciennes
ruines, tu relèveras des fondements
antiques; on t'appellera réparateur
des brèches, celui qui restaure les
chemins, qui rend le pays
habitable.
ÉSAïE LVIII,
7-13.
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LE CHRIST A TABLE
Il disait aussi à
celui qui l'avait invité: « Quand tu
donnes à dîner ou à souper,
n'invite ni tes amis, ni tes frères, ni tes
parents, ni tes voisins riches, de peur qu'ils ne
t'invitent aussi à leur tour et ne te
rendent la pareille. Mais quand tu donnes un repas,
invite les pauvres, les estropiés, les
boiteux, les aveugles, et tu seras heureux de ce
qu'ils ne pourront te le rendre ; cela te sera
rendu à la résurrection des justes.
»
Luc XIV, 12, 13, 14.
D'ordinaire, nous nous
représentons le Christ sur la croix, sur la
montagne où il proclame la charte du Royaume
de Dieu, ou dans le cercle de ses disciples. Plus
rarement, notre imagination nous
le montre mêlé aux menus
événements de la vie quotidienne, en
prenant sa part, y apportant son esprit. C'est
pourtant là qu'il a fait entendre plusieurs
de ses plus mémorables paroles. Il y a, en
effet, dans l'Évangile quelques
scènes et quelques propos de table dont on
ne se souviendra jamais assez. C'est à table
que le Christ a reçu les hommages d'une
femme tombée, et donné aux pharisiens
de tous les temps cette leçon de
pitié qui les scandalise encore. C'est
à table, assis coude à coude avec des
convives dont on lui reprochait la choquante
médiocrité, qu'il a
déclaré que le médecin
était venu pour les malades et non pour ceux
qui se portent bien.
Il semble que dans ces propos familiers,
si nombreux, si divers par leur contenu, le Christ
se soit montré plus qu'à l'ordinaire
incisif, paradoxal, surprenant. Peut-être
est-ce pour cette raison que plusieurs des passages
qui les relatent ne sont pas faciles à
expliquer en public, et ne
figurent que par exception dans
le répertoire courant des
prédications.
Celui que nous avons sous les yeux est,
entre autres, fort gênant. La lecture en
effraie les oreilles délicates Il se
présente à nous avec des airs
subversifs qui lui ont valu
généralement les honneurs du silence.
C'est très regrettable. Sans doute, cette
parole est mordante et fait souffrir, comme du sel
tombant sur une blessure, mais elle a aussi une
vertu curative. Au fond, c'est une parole d'amour,
une des plus chaleureuses et des plus pressantes
qui aient passé sur des lèvres
humaines. Essayons d'approcher par le coeur des
profondeurs sacrées d'où elle est
montée.
Prenons d'abord la partie
négative du propos : N'invite ni tes amis,
ni tes frères, ni tes
parents, ni tes voisins riches.
Serait-ce une attaque contre la sociabilité
familiale? Nos réunions de famille y
seraient-elles condamnées? Y aurait-il du
mal à inviter son père, son
frère ou ses enfants, à offrir un
repas à ses voisins, à se mettre en
frais pour réjouir ses amis? Le sens
littéral du texte permettrait cette
interprétation exclusive et sommaire. Mais
qui ne voit qu'il nous mettrait en même temps
en contradiction avec les enseignements et la
conduite ordinaire de Jésus? Ne s'est-il pas
assis à table aux noces de Cana, qui
n'étaient pas, certes, une réunion
d'indigents et d'infirmes, mais une belle et
joyeuse fête de famille? Le Christ n'a jamais
interdit à personne de se réjouir, ni
essayé de toucher aux liens du sang ou de
l'affection. Il ne pouvait pas entrer dans son
esprit de le faire. Tel était son respect
pour la famille, qu'il en a fait l'image même
du Royaume de Dieu. Nous sommes donc ici en
présence d'une forme particulière de
langage, qu'il faut essayer de
pénétrer, au lieu de se laisser
arrêter dès l'abord. Il y aurait de la
mauvaise foi à rejeter en bloc un passage
parce qu'il commence par une déclaration
d'apparence étrange. C'est pourtant
là une des raisons qui ont rendu notre
passage impopulaire. Une foule de chrétiens,
en lisant cette première ligne, secouent la
tète, et passent. Ne serait-ce pas pour se
dispenser de lire les lignes suivantes?
Non, il ne faut point passer outre.
Supposer que le Christ ait dit une parole
inhumaine, c'est se tromper sur toutes ses
intentions. Il ne veut pas détruire nos
agapes de famille; mais il veut nous en rappeler le
véritable esprit. Son but est
déjà marqué dans la remarque :
De peur qu'ils ne t'invitent aussi à leur
tour.
La vérité est que l'agape
de famille, comme toutes les belles choses, peut
dégénérer. Le repas auquel le
Christ prenait part en était une preuve.
À la base même de cette
réunion, il y avait une hypocrisie. On avait
invité le Christ pour
l'observer; c'est ce qui est dit en toutes lettres
au début du chapitre.
Près de cet hôte qui a
transformé en piège ce qui doit
être un bienfait, le Fils de l'homme saisit
l'occasion pourparler de l'hospitalité
vraie, et en dégager le sens.
Inviter, exercer l'hospitalité,
qu'est-ce?
C'est donner aux autres un
témoignage de fraternité, leur ouvrir
sa maison, et se mettre à leur disposition
avec un désintéressement
absolu.
Il ne faut donc pas qu'il y ait de
l'égoïsme et du calcul autour de nos
tables de famille. Celui qui invite pour être
invité, celui qui invite pour observer,
celui qui invite pour exploiter l'influence d'un
convive puissant ou la complaisance d'un hôte
modeste, fait dévier l'hospitalité de
son but. L'hospitalité, l'Orient ancien
l'avait bien compris, c'est l'image de
l'humanité supérieure. Elle efface
les distances, oublie les haines mêmes, et ne
se souvient que d'une chose: C'est
que l'hôte qui entre dans
notre maison est un homme, et un homme que Dieu
nous envoie.
Le Christ ne condamne pas les
fêtes de famille, mais l'égoïsme
familial et le trafic avec
l'hospitalité.
Or, dès que le véritable
esprit règne dans une réunion de
famille, il se mêle à la joie de tous
une douleur secrète. Malheur à celui
qui se réjouit, et qui oublie le
déshérité, le solitaire, le
paria sans feu ni lieu. Il est impossible qu'un
chrétien ait chaud, sans songer à
ceux qui souffrent du froid, ni qu'il se
réjouisse en famille, sans penser à
ses frères affligés. Ceux qui
fuiraient cette douleur comme un trouble-fête
n'auraient jamais rien compris à
l'Évangile. Au fond, le chrétien est
un crucifié, mais sa douleur, comme celle de
son maître, est libératrice; elle
donne des leçons de pitié,
d'humanité et pousse à l'action.
Elle le pousse donc, au moment
même où il reçoit son
père, son frère et ses amis, à
songer qu'il manque du monde autour de sa table et
dans sa maison, du monde qui, peut-être,
aurait plus besoin d'être invité que
ceux qu'il voit en face de lui. En
vérité, à côté de
chaque chrétien qui se met à table
pour recevoir ses amis et ses proches, quelqu'un
d'invisible s'assied pour lui dire à
l'oreille, avec un accent qu'il ne peut plus
oublier : Invite les pauvres, les estropiés,
les boiteux, les aveugles...
Oh! je sais ce qu'on essaie de
répondre à cette voix. On lui
répond : Tu n'y penses pas; inviter tous
ceux-là, mais c'est impossible, «ils
sont trop ». Et puis, ils seraient mal
à l'aise ici. Le luxe de cette demeure les
gênerait, et gâterait leur plaisir. Ce
n'est pas ici un cadre pour recevoir une cour des
miracles.
Mais l'hôte invisible continue,
et, à moins que vous ne soyez
chrétien que de nom, il ne cesse de
répéter à toute occasion:
Invite-les, invite-les!
Permettez-moi de vous dire ce qu'il
entend par là.
Inviter, c'est traiter quelqu'un
d'égal à égal, de frère
à frère. C'est peut-être moins,
mais c'est aussi infiniment plus qu'on ne s'imagine
d'ordinaire. La plupart des lecteurs de notre texte
pensent à un repas où l'on nourrit
des indigents.. Cela est fort recommandable, mais
cela n'équivaut pas encore à une
invitation. Une invitation est avant tout une
marque de courtoisie, un signe d'estime. Vous me
demanderez: Que peuvent faire ces marques à
un être qui meurt de faim? Je vous
répondrai que cet être est un homme,
et que tout ce qui lui rappelle qu'il est un homme
est aussi nécessaire à sa vie que le
pain qu'il mange.
La pauvreté est un malheur, mais
le malheur des malheurs est que cet accident, qui
s'appelle la pauvreté,
devienne, pour ainsi dire, votre substance, et que
l'on en arrive à oublier que vous êtes
un homme, pour ne plus se souvenir que d'une chose,
c'est que vous êtes un pauvre.
La cécité est un malheur,
mais combien est-il moins dur d'être aveugle,
que de se sentir désigné par son
infirmité même à n'être
plus à la fin que l'aveugle, ce quelqu'un
dont on ne se doute même plus qu'il est un
homme.
Notre façon de faire du bien aux
pauvres et aux infirmes, leur rappelle leur
pauvreté et leur infirmité: nos
bienfaits leur causent des souffrances, si tant est
qu'ils n'ont pas, depuis longtemps, oublié
eux-mêmes qu'ils sont autre chose que des
pauvres et des infirmes.
Invite-les, dit le Christ, et jamais
parole plus humaine n'a été
prononcée.
Aie pour le pauvre et l'infirme une
politesse, une attention, trouve dans ton coeur et
dans ton amour un signe qui lui rappelle qu'il est
un homme. Sa misère est comme un tombeau
où sa dignité
sommeille, ensevelie. C'est quelque chose de
respecter ce tombeau, de s'en approcher avec
piété, de le soigner et d'y
entretenir une fleur; mais chacun de ces soins
s'adresse à un mort, il montre que vous
acceptez sa mort, et que vous la confirmez. Faites
donc plus et faites mieux. Souvenez-vous que c'est
un vivant qui est couché là, sous la
poussière lentement amassée des jours
de souffrance. Soufflez sur cette poussière,
dégagez la figure humaine; parlez à
Lazare, et faites-le surgir des linceuls qui
l'enveloppent, de la nuit qui le recouvre!
En suivant la parole du Christ dans sa
haute spiritualité, nous arrivons à
une autre conséquence, fort
inattendue.
Ce pauvre, cet estropié, cet
aveugle qu'il faut inviter, peut bien être
quelquefois un riche. - Car il arrive au riche ce
qu'il arrive au pauvre: on oublie qu'il est un
homme. Quand ce riche est
mauvais, dur de coeur, orgueilleux de son or, il
paraît naturel qu'il soit châtié
par où il pèche. Mais quand c'est un
homme de coeur, compatissant, doux aux humbles,
cela est tout différent. Or, il arrive
communément qu'à celui-là
aussi on dise qu'il est riche, comme s'il
n'était que cela. Il est riche, cela dit
tout. De quoi peut-il avoir besoin après
cela, et que pourrait-il lui manquer? À quoi
bon lui offrir quelque chose? Ne peut-il pas se
l'offrir lui-même, et dans des conditions
infiniment meilleures? Il est riche, donc on passe
outre, et de même qu'on porte une
aumône au pauvre ou une couronne au
cimetière, de même on donne à
ce riche des témoignages non
équivoques d'un respect ou d'une gratitude
qui ne s'adressent qu'à sa situation.
Combien en est-il, de par le monde, de ces riches
dont on a oublié depuis longtemps qu'ils
sont des hommes, pour ne se souvenir que de leur
coffre-fort? Le collecteur connaît leur
adresse et leurs titres, les oeuvres de
charité ont marqué
leur nom d'un signe favorable; les membres
mêmes de leur famille attendent, à
jour fixe, leurs présents, comme on attend
le lever certain du soleil; mais personne n'a
jamais pensé qu'ils étaient seuls,
souffrants, qu'ils avaient un coeur et qu'ils
mouraient d'inanition, eux qui pourvoient avec tant
de dévouement aux besoins des autres. jamais
une attention fraternelle, jamais une simple et
franche parole de tendresse humaine!
Personne n'y pense et ce n'est ni par
méchanceté, ni par ingratitude, mais
par conviction: ils sont riches !
Eh bien, je vous les signale comme des
pauvres et des misérables, et
peut-être, si ma parole ne tombe point sur le
rocher, quelques-uns d'entre vous se
repentiront-ils de leurs omissions, et sauront-ils
trouver un moyen de les réparer.
Invite le pauvre! Le pauvre, c'est
encore celui qui vit sans foyer, sans famille. Vous
ne savez pas ce que vous possédez, vous tous
qui avez un home aimé, affectueux, quelque
modeste qu'il soit d'ailleurs. Et vous ignorez
surtout ce qu'on éprouve quand on est seul.
Vous ignorez ce que c'est que de sortir sans que
personne dise: Adieu, resteras-tu longtemps? ou de
rentrer sans que personne vous souhaite la
bienvenue et dise: Oh! combien tu as tardé!
Le foyer le plus humble est une richesse, et
contient une merveilleuse puissance pour
réchauffer les coeurs. Pourquoi donc y
songeons-nous si peu? Vous dites: Nous n'avons pas
les moyens de recevoir. Mais on ne vous demande pas
de faire d'autres frais que des frais de bonne
volonté et de sociabilité. Invitez le
solitaire. Peut-être ce solitaire est-il
là tout près de vous, livré
à lui-même, aux inspirations de sa
tristesse ou de son ennui, alors qu'il suffirait
d'un peu d'intérêt amical pour le
rendre heureux et meilleur. Il
est si douloureux d'être un isolé et
un oublié. Pensons à ceux qu'on
oublie!
Et vous qui avez les moyens d'inviter
vos amis, de vous réjouir avec eux,
d'abandonner à certains jours votre maison
hospitalière aux ébats de vos enfants
et des compagnons de vos fils et de vos filles,
vous surtout pensez à ceux qu'on oublie,
à la jeunesse solitaire,
éloignée du foyer paternel, aux
prises avec les difficultés de la vie,
exposée aux tentations de la rue.
Ceux-là aussi sont pauvres. Il y a des jours
et des soirs dont ils ne savent que faire, et ils
en font un mauvais emploi, faute de mieux.
Peut-être ne vous sont-ils rien, et ne leur
devez-vous rien. Aucune relation mondaine ne les a
recommandés à votre attention. je
vous les recommande au nom de Celui qui aime la
jeunesse et qui souffre de voir tant de braves
coeurs s'égarer dans ce monde obscur.
Invite le pauvre ! J'ai vu, un jour, de
cette parole, une illustration que je n'oublierai
jamais. C'était dans une maison de
santé, près du lit d'un des hommes
les plus malheureux que j'aie jamais connus.
Frappé dans ses affections, car il avait
perdu tous les membres de sa famille; frappé
dans son corps, car il se mourait d'un mal affreux
qui le clouait au lit depuis des mois;
frappé dans ses croyances, car il n'avait
plus le bonheur de garder au sein de ses tortures
l'espérance d'un monde meilleur, il se
trouvait là plus misérable que Job
lui-même. Job, en effet, pouvait dire: «
Lors même qu'Il m'écraserait, je
croirais en Lui! »
Comme je sondais du coeur cette
détresse, et que ces ténèbres
d'âme m'épouvantaient, je vis entrer
une femme, une garde-malade, apportant le repas du
soir. Elle fit son service non seulement avec un
grand soin, mais avec toutes sortes de paroles
aimables, de sourires, de
questions, comme on les poserait
à une personne bien portante. En un mot,
elle soignait le malade, mais elle se souvenait de
l'homme, et ne le traitait pas comme un être
exceptionnel, mis hors du monde par son infortune.
Quand elle fut sortie, gracieuse, et saluant comme
une visiteuse qui se retire, je vis la figure
émaciée du moribond s'éclairer
d'un sourire: «Je n'ai jamais
été gâté, dit-il; comme
c'est bon, pourtant, d'être un peu
gâté ! »
Cette femme venait d'accomplir, sans
peut-être le connaître, le commandement
de Jésus: elle avait invité le
pauvre. Sourire aux gens heureux, être
gracieux pour ceux qui ont la joie, la jeunesse, la
santé, cela est bon, cela est un des rayons
de lumière que Dieu nous envoie dans ce
monde affligé ; mais sourire aux êtres
frappés et brisés, à ceux qui
n'ont plus d'espérance, se faire, pour
s'approcher d'eux, aussi gracieux, aussi
empressé que possible, apporter une caresse
à celui que le malheur a
tordu, que la mort semble
déjà avoir marqué de son
sceau, combien cela est-il plus beau et meilleur!
Et qui sait si la miséricorde
éternelle, qui s'incline sur nos
détresses et sur nos ignorances, n'avait pas
choisi cette femme pour porter un message à
l'un des plus meurtris d'entre ses enfants
?
Invite les pauvres. Ce conseil a une
application pour ceux qui possèdent la
science ou en général la culture de
l'esprit. Qu'ils en fassent part avec
libéralité aux petits, aux
ignorants.
Qu'ils se fassent enfants et familiers
avec les enfants. jamais la science n'est plus
touchante, ni l'art plus rayonnant, que lorsqu'ils
éclairent les fronts obscurs. je sais bien
qu'il y a certains privilégiés de la
terre qui trouvent que ce genre de biens leur est
réservé, que ce sont là mets
trop délicats pour être servis aux
gens grossiers. Scandalisé de voir le peuple
circuler au Louvre ou dans les
salons de l'Hôtel de Ville, quelqu'un me
disait un jour: « Pensez-vous que ce soit pour
ces gens-là que Puvis de Chavannes a peint
ses plafonds ? - je ne sais, en
vérité, répondis-je, si c'est
pour eux qu'il les a peints. Mais je connais un
autre plafond plus beau que tous ceux de la terre :
celui que constellent, le soir, des myriades
d'étoiles, celui sur lequel, selon la
magnifique image du poète:
Dieu peignit l'aube, en fresque, au mur
noir de la nuit !
La plus infime prunelle a le droit de
s'élever vers cette merveille des
merveilles. J'en conclus que les belles choses sont
faites pour être regardées par tous
ceux qui peuvent les voir. je pense même
qu'on ne pourra jamais rien faire d'assez noble ni
d'assez grand pour inspirer, élever,
consoler la foule, et que celui-là
mérite le mieux de l'humanité qui,
ayant reçu de Dieu de grandes richesses de
la pensée, les transforme en pain pour
nourrir les âmes qui ont faim.
Et cette remarque me ramène
à Jésus. Il n'y a pas, de sa parole,
de plus éloquent commentaire que sa vie.
C'est pour les petits et les oubliés qu'il a
combiné son enseignement. Il a traduit le
Verbe éternel en paroles de
simplicité, et pour mieux éclairer et
réchauffer les coeurs, il a penché
son front jusqu'au niveau des têtes
d'enfants.
Puis, pour compléter son oeuvre
et l'étendre aussi loin que
s'étendait son amour, il a dressé sur
la terre cette table de Dieu qui est l'image
même du royaume des cieux. Ouvrant les bras
tout grands, il y a convié les coeurs
froissés, les pauvres pécheurs, les
vaincus de la vie. Vers quel festin vit-on jamais
se porter plus d'indigents, se traîner plus
de boiteux et de paralytiques, tâtonner dans
l'ombre plus d'aveugles ?
Comme ils se sont levés de leur
poussière, les affamés de tous les
âges, pour aller manger ensemble le pain de
vie et boire à la grande
coupe d'amour, profonde comme
l'immensité! Nul n'est exclu que celui qui
s'exclut lui-même. Et les premières
places sont pour les derniers, les
désespérés, les
écrasés, ceux que l'impitoyable
mécanique du monde a égalés
à la boue, et jetés au rebut. Il
semble qu'en les dédommageant avec usure, la
Bonté immortelle ait voulu se mettre au
large elle-même. Elle leur dit: Venez
à moi; plus vous avez souffert, mieux je
veux vous traiter. Pour vous, j'illuminerai la
maison paternelle, pour vous, je tuerai le veau
gras; les plus purs de mes serviteurs, pareils aux
anges de pitié, mettront leurs mains sous
vos pieds déchirés, et pour mieux
bercer votre souffrance, ils lui chanteront un
cantique du ciel!
Invite le pauvre! Plus je la regarde,
cette simple parole tombée de la table
où s'assied le Christ, plus elle
s'éclaire à mes yeux. Ce n'est,
il est vrai, qu'une miette
oubliée ; mais ramassons-la pieusement, et
bientôt, à force de la respecter, nous
reconnaîtrons qu'elle est de celles qui ont
la mystérieuse vertu de nourrir les
multitudes!
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