HUDSON
TAYLOR
CINQUIÈME PARTIE
SEPT MOIS AVEC WILLIAMS
BURNS
1855-1856
(de vingt-trois à
vingt-quatre ans)
CHAPITRE 26
Un million de paroissiens
octobre-novembre 1855
Cela pouvait-il être vrai ? Avoir une maison
à soi dans l'intérieur et, vêtu comme
les Chinois, vivre tranquillement parmi le peuple, à
une journée du port le plus proche? Bien souvent,
durant ces journées d'automne, Hudson Taylor crut
rêver. Et cependant le rêve dura, avec des
résultats très satisfaisants.
Sans aucun doute, c'était une
réponse à la prière. Mais le costume
chinois qu'il portait jouait là un grand rôle.
Dès qu'il put laisser la maison de la Porte du Sud
à la responsabilité de Sï, il se mit en
route pour une nouvelle tournée
d'évangélisation qui devait comprendre une
seconde visite à l'île de Tsungming. Mais il
n'alla pas bien loin car, à peine arrivé dans
l'île, il se trouva être en possession, d'une
petite maison. Les habitants ne voulaient pas entendre
parler de son départ.
Vêtu comme eux, vivant comme eux, il leur
était familier et ils avaient eu l'idée,
d'abord, de le loger dans le temple. Le jeune missionnaire
avait accepté, à la condition que l'on
ôtât toutes les idoles de l'une des chambres
donnant sur la cour. Mais les prêtres n'y consentirent
pas. Il y avait bien, disaient-ils, de vieilles idoles sans
importance ; mais d'autres ne pouvaient être
traitées à la légère. Le «
docteur étranger » ne permettrait-il pas de les
laisser? Mais lorsque Hudson Taylor leur eut expliqué
que son Dieu, le Créateur du ciel et de la terre, ne
pouvait habiter avec des idoles faites par la main des
hommes, tous, peuple et prêtres, comprirent combien sa
manière de faire était juste. Ils
n'osèrent pourtant pas déloger certains de
leurs dieux, mais trouvèrent dans la ville un autre
logement pour le missionnaire, à un prix très
modéré.
Après avoir respecté le repos du
dimanche, non sans faire une grande impression sur le
peuple, il s'installa sommairement dans cette nouvelle
demeure et reçut d'innombrables visites de tout le
voisinage. La curiosité
générale était satisfaite. Les
visiteurs emportaient des impressions favorables et surtout
la conviction que cet étranger n'était pas
venu à Tsungming pour son plaisir, mais pour faire du
bien, guérir les malades et leur annoncer une bonne
nouvelle. Tous les jours, le missionnaire voyait des
malades, faisait des réunions, et quelques auditeurs
attentifs commençaient à se grouper. Son
serviteur Kuei-hua, ainsi qu'un habitué Îles
réunions de la Porte du Sud, nommé Ts'ien,
furent extrêmement utiles en l'aidant à
prêcher l'Évangile le matin, à midi et
le soir. Tout autour s'étendait la grande île,
peuplée d'un million d'habitants - un million de
paroissiens qu'il brûlait d'atteindre tous. La ville
de Sink'aïho, où il s'était
établi, en comptait elle-même vingt à
trente mille.
Le 3 novembre, il dut revenir à
Shanghaï chercher des remèdes et se faire faire
des vêtements d'hiver. Il écrivit le lendemain
à sa mère, de sa maison de la Porte du Sud
:
Je suis revenu ici en bonne santé et
profite du courrier d'aujourd'hui pour répondre
à tes lettres qui m'ont fait grand plaisir... La
semaine dernière, dans l'île où je
retournerai le plus tôt possible, j'ai vu plus de deux
cents malades et prêché souvent
l'Évangile... Kueihua est ici avec moi, mais j'ai
laissé Ts'ien dans l'île pour prêcher
tous les jours et répondre aux demandes. Que le
Seigneur soit avec lui et le bénisse ! Je n'aimais
guère laisser une telle responsabilité
à un jeune chrétien. Mais que faire?...
Demande à Dieu de le garder fidèle et qu'il
puisse servir beaucoup à répandre la
vérité.
Mais, en son absence, une plainte,
adressée au mandarin de Tsungming par les docteurs et
les pharmaciens de l'endroit avait agité la
population, et il apprit par Ts'ien qu'il était
menacé, ainsi que ses aides, des peines les plus
sévères. Malgré le danger, il y
retourna en toute hâte, continua comme auparavant
à soigner les malades, et voici comment il raconte
lui-même dans une lettre à ses parents la suite
des événements
Il semble que les deux docteurs et les quatre
droguistes de cette ville commencent à trouver que je
deviens pour eux un rival sérieux. Des jambes malades
depuis plusieurs années ont été
guéries en quelques jours. Un remède pour les
yeux, supérieur au leur, peut être obtenu
gratuitement. Toute une armée de petits maux ont
disparu. Les malades qui ont la fièvre disent que les
docteurs sont des incapables et les asthmatiques
célèbrent les louanges des remèdes
étrangers. Quelle sera la fin de toute cette
agitation ? Là est la question.
Je reçus une citation revêtue
du sceau du mandarin m'annonçant que j'allais
être arrêté et remis entre les mains de
la justice de Shanghaï, qui, d'accord avec le Consul
anglais, devait me punir sévèrement. Quant aux
Chinois qui m'avaient aidé, ils devaient
comparaître devant le mandarin de la ville de
Tsungming et être châtiés.
Ts'ien, rempli de crainte au sujet de
cette citation, en fit copie et me l'apporta à
Shanghaï; mais ne m'ayant pas trouvé, il s'en
retourna tout de suite dans l'île. Les messagers qui
avaient apporté la citation revinrent encore une
fois; ils avaient découvert, disaient-ils. que mon
intention était bonne. Si donc je voulais payer les
frais (treize dollars), l'affaire en resterait
là.
À mon retour, j'éprouvais un
peu d'anxiété, non pour moi, mais pour ceux
qui m'avaient aidé. Mais, finalement, je refusai de
payer ces treize dollars. Bientôt ils ne m'en
demandèrent que trois : je refusai également.
Alors, ils me laissèrent tranquille et se firent
payer par les deux docteurs et les quatre droguistes
indigènes. Je continuai donc à voir mes
malades et à prêcher comme
précédemment, dans la pensée que tout
était réglé.
Le lundi matin, pendant que nous
déjeunions, le mandarin de Tsungming vint à
passer. Les gens de son escorte disaient qu'il avait un
double but : s'emparer de quelques pirates dans une autre
ville et examiner notre cas. On nous annonçait que
Ts'ien et Kuei-hua seraient amenés devant lui, ainsi
que notre propriétaire... et que si leurs
réponses n'étaient pas satisfaisantes, ils
recevraient chacun de trois cents à mille coups de
bâton. Nous avons fait notre culte du matin,
demandé spécialement à Dieu sa
protection, prêché et soigné des malades
comme d'ordinaire... Vers la fin de l'après-midi,
nous apprîmes que le mandarin était allé
d'abord s'emparer des pirates et ne s'occuperait de nous que
lors de son voyage de retour.
Le lendemain, je gardai tous les
intéressés dans la maison, pour qu'aucun d'eux
ne fût emmené à mon insu. Nous
soignâmes des malades, certains venus de plusieurs
kilomètres, et prêchâmes selon notre
habitude. Dans l'après-midi, comme j'opérais
une femme à l'oeil, qui vint à passer? Le
mandarin et toute sa suite. Heureusement, l'opération
se terminait car il m'eût été difficile
de continuer, tant l'émotion me faisait trembler.
Deux heures plus tard seulement, ou nous dit que le
magistrat s'était rendu dans sa capitale sans
s'arrêter. Ainsi nos prières se changeaient en
louanges ! Peut-être n'avait-il pas même
été informé de ma présence... et
toute l'histoire n'était-elle qu'une tentative de la
part de ses subordonnés pour m'extorquer de l'argent
?
Depuis pas eu d'ennuis. je viens d'aller
à une dizaine de kilomètres dans un village de
quatre cents habitants. Nous avons prêché assez
longuement et laissé un certain nombre de
traités et d'Évangiles, mais je medemande s'il
y a, dans cet endroit, quelqu'un qui soit capable de
comprendre ce qu'il lit... La vérité est que
la Chine, comme les autres pays païens, doit être
évangélisée aussi bien par la parole
prêchée ce moment jusqu'à ce jour, 29
novembre, nous n'avons que par la parole
écrite. Nous avons besoin d'hommes, d'hommes capables
de renoncer aux plaisirs de la société et de
la table pour vivre au milieu du peuple et répandre
partout l'Évangile. Il y a ici un forgeron qui,
autant que j'en peux juger, est sincèrement
converti.
Malgré la persécution et le
danger, la bonne oeuvre se poursuivait. Six semaines
passées dans un endroit situé à
soixante-cinq kilomètres du port le plus proche
ouvert aux étrangers furent vraiment un séjour
appréciable. Maintenant que l'orage s'était
éloigné, le jeune missionnaire tirait le plus
grand parti possible des occasions qui s'offraient à
lui. Il éprouvait une joie inexprimable à voir
des chercheurs de la vérité croître dans
la grâce et la connaissance du Seigneur. Le forgeron
Chang fermait maintenant son atelier le dimanche. Sung et
lui se déclaraient ouvertement chrétiens. Le
changement survenu chez ces deux hommes créa un vif
intérêt parmi leurs concitoyens, dont plusieurs
assistaient régulièrement aux services
religieux. Aussi le coup qui atteignit Hudson Taylor
à ce moment-là fut-il d'autant plus sensible
qu'il était imprévu.
Le 1er décembre, il était
retourné à Shanghaï chercher de l'argent
et expédier des lettres. À sa grande surprise,
un message du Consul l'attendait chez lui, au sujet de son
établissement dans l'intérieur, et l'invitait
à se rendre au Consulat le plus tôt possible.
Dans l'entrevue qui lui fut accordée, il ne put
obtenir l'autorisation de conserver son domicile à
Sink'aïho. Il eut beau alléguer que des
prêtres catholiques français, soutenus par leur
gouvernement, habitaient l'intérieur et que les
Traités reconnaissaient à la Grande-Bretagne
le même droit de protection sur ses nationaux ; tout
fut vain, et il se vit menacer d'une amende de cinq cents
dollars s'il essayait à nouveau de se fixer dans
l'intérieur.
Heureusement, le jour suivant était un
dimanche, et il eut le temps de présenter tout cela
au Seigneur. Abandonner cette oeuvre si encourageante, cela
lui semblait impossible, il ne pouvait en supporter la
pensée. Qu'allait-il advenir de ses auditeurs si
attentifs ? Plusieurs d'entre eux n'étaient-ils pas
ses enfants dans la foi ? Comment les laisser sans aucun
secours et encore si Sommairement instruits des choses de
Dieu ? Pourtant le Seigneur l'avait permis ; c'était
Son oeuvre. Il ne les abandonnerait pas. Toutefois, son
chagrin et son désappointement étaient
immenses.
Mon coeur est triste, triste,
écrivait-il ce soir-là à sa
mère. Le Consul me défend de résider
à Tsungming. Je ne sais que penser. Si je
désobéis, c'est une amende de cinq cents
dollars et peut-être des persécutions pour mes
amis chinois. Je n'ai plus qu'à renoncer à
cette maison et à prier pour l'avenir... Je pars
cette nuit à une heure pour l'île... Prie pour
moi. J'ai besoin de plus de grâce... Puissé-je
sentir davantage ce qu'éprouvait Moïse lorsqu'il
disait : « Pardonne leur péché,
pardonne-le... sinon efface-moi de ton livre » ou avoir
le sentiment de Jésus : « Je donne ma vie pour
mes brebis ». Je ne veux pas être comme le
mercenaire qui s'enfuit lorsque le loup approche et je ne
veux pas davantage me jeter dans le danger alors que je peux
agir en sécurité. J'ai besoin de
connaître la volonté du Seigneur et de recevoir
la grâce de l'accomplir, même si elle
m'amène à m'expatrier. « Maintenant, mon
âme est troublée, et que dois-je dire ?...
Père, glorifie ton nom. » Prie pour moi, pour
que je puisse suivre Christ, non seulement en paroles, mais
en action et en vérité.
Ses dernières journées à
Tsungming ne furent pourtant pas complètement
sombres. Malgré la tristesse des préparatifs,
ce départ comportait de grands encouragements.
Comment oublier, par exemple, la dernière
soirée passée avec ses auditeurs
habituels.
« Mon coeur sera bien triste, disait le
forgeron, quand je ne pourrai plus me joindre à vos
réunions ». Mais, répliquait le
missionnaire, vous ferez le culte en famille. Fermez votre
boutique le dimanche, car Dieu est là, que j'y sois
ou non. Trouvez quelqu'un pour lire et réunissez vos
voisins pour entendre l'Évangile.
- Je sais si peu de choses, ajoutait Sung, et
quand je lis, je ne puis tout comprendre. J'éprouve
un grand chagrin de vous voir partir, mais combien je
bénis Dieu de vous avoir envoyé ici. Mes
péchés, qui étaient si lourds, m'ont
tous été pardonnés par Jésus et
Il me donne chaque jour Sa joie et Sa paix.
Et lorsque Hudson Taylor partit, le lendemain
matin, tous les voisins s'écrièrent : «
Reviens, reviens, Tai-Sien-seng. Le plus tôt sera le
mieux. Nous allons regretter notre bon docteur et la Parole
céleste. »
Aussi écrivit-il, alors que sa douleur
était encore toute fraîche
Il m'est vraiment dur de les quitter, car
j'avais espéré qu'il se ferait ici une belle
oeuvre. Il y a eu beaucoup de semence répandue et un
grand nombre de livres sont entre les mains de ces gens. Au
Seigneur de donner la croissance ! Puisse-t-Il veiller sur
eux, pour l'amour de Jésus !
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