HUDSON TAYLOR
CINQUIÈME PARTIE
SEPT MOIS AVEC
WILLIAMS BURNS
1855-1856
(de vingt-trois
à vingt-quatre ans)
CHAPITRE 30
Séparation
juin-juillet 1856
Six mois d'heureuse intimité avec M.
Burns étaient maintenant à leur terme
et les deux missionnaires ne se doutaient pas que
leur travail en commun allait bientôt prendre
fin. Il leur semblait plutôt ne faire que de
le commencer. Il y avait autour d'eux tant de
besoins, leur aide mutuelle était si
féconde qu'ils pouvaient espérer
faire une oeuvre bénie dans cette vaste
région où Dieu les avait
appelés. Mais il y avait des besoins
ailleurs qu'à Swatow, et le Seigneur leur
préparait une oeuvre plus vaste encore. Il
réservait M. Burns pour Swatow et pour
d'autres points stratégiques des provinces
côtières, et Il préparait
Hudson Taylor pour atteindre le coeur même de
la Chine. Tel était le dessein de Celui qui,
depuis le commencement, voit la fin de toutes
choses. Ainsi les jours de leur pèlerinage
à deux tiraient à leur fin, remplis,
comme tous ceux qui les avaient
précédés, d'une bienfaisante
communion dans le Seigneur.
On était au milieu de juin, la
température était de plus en plus
éprouvante dans le logis des missionnaires.
Il semblait absolument nécessaire de
chercher un autre gîte. Comme il était
inutile de songer à Swatow, ils
étendirent leurs recherches aux villes et
villages environnants.
Il est beaucoup plus difficile de
rayonner autour de Swatow qu'autour de
Shanghaï, écrivait Hudson Taylor
à son père le 16 juin. Là-bas,
le bateau avec lequel on voyage sert de logement.
Ici, ce n'est pas le cas. On ne pourrait aller que
dans des endroits tout proches d'où l'on
reviendrait chez soi le même soir,
naturellement. Dans la plupart des cas, on doit
aller à pied, sans savoir où et
comment passer la nuit, et être prêt
à se contenter des arrangements qui peuvent
se présenter. C'est, bien entendu, chose
toute nouvelle pour moi, et qui exige bien plus de
foi et de renoncement que tout ce que j'ai connu
jusqu'à présent. Mais nous avons la
promesse que Sa grâce sera suffisante et nous
savons qu'Il veut accomplir Sa force dans notre
faiblesse.
Tout cela était de la plus haute
importance pour celui qui devait être le chef
d'une mission de Pionniers. Il était
indispensable qu'il acquît une connaissance
sûre et pratique des diverses formes de
service et de vie. À cet effet, les
expériences de Swatow furent bonnes et
sagement choisies, quelque difficiles qu'elles
fussent au moment même.
Au cours d'une tournée, par
exemple, il arriva à Hudson Taylor de ne pas
savoir où il s'abriterait pour la nuit,
chose bien sérieuse en Chine. C'était
dans la petite ville de T'op'u, où il
était déjà allé le 20
mai prendre possession d'une maison qu'ils avaient
réussi à louer. Mais les
missionnaires n'avaient pas compté avec le
propriétaire qui était revenu sur sa
décision de les prendre comme locataires et
qui s'écria, à l'arrivée
d'Hudson Taylor :
- Allez-vous en, allez-vous en tout de
suite ! Mes voisins ne me permettent pas de vous
louer ma maison.
Mais après un moment de
prière, Hudson Taylor eut la conviction
qu'il ne devait pas s'en retourner ; il renvoya son
bateau et s'occupa des affaires de son
Maître. Son domestique, qui connaissait la
population du pays, lui demanda avec
anxiété :
- Qu'est-ce que vous allez faire?
Où irons-nous lorsqu'il fera noir? Nous ne
pouvons pas rester dehors toute la nuit.
- Ne crains rien, répondit
tranquillement le missionnaire le Seigneur le sait
et y pourvoira.
Tout le jour, dans le temple, dans les
maisons de thé et dans les rues, il
distribua des livres à tous ceux qui
savaient lire ; jamais il n'avait eu autant de joie
à annoncer l'Évangile et ses
auditeurs s'en rendaient compte.
- Où passerez-vous la nuit?
demandaient-ils à mesure que leur situation
était connue.
- Je ne peux pas vous le dire,
répliquait-il franchement. Mais mon
Père céleste le sait. Il est
présent partout et n'oublie jamais les
Siens.
- Ne craignez-vous pas qu'il vous arrive
du mal?
- Non, je ne suis pas inquiet,
répondait-il en souriant. Mon coeur est dans
une paix parfaite, car le Seigneur y
pourvoira.
Ce fut en effet ce qui arriva,
raconte-t-il dans une de ses lettres. Je continuai
à distribuer des livres et à parler
au peuple jusqu'à la nuit
et fus alors invité à coucher dans
une boutique de coiffeur (tenue par un Ha-Ka). On
nous prépara du congee (du riz et de l'eau
de gruau) dont nous fîmes notre
dîner.
Dans la soirée, beaucoup
de monde vint me voir, et un homme m'apporta deux
belles fleurs, sentant très bon. Je fis
remarquer à mes visiteurs que la
beauté et le doux parfum de ces fleurs leur
étaient donnés par Dieu; que les
oiseaux et les insectes étaient tous sous Sa
garde; que toutes les bénédictions,
dont jouissent ceux même qui ne Le
connaissent pas et qui pèchent contre Lui en
adorant des idoles, sont des dons
répétés de Sa grâce; et
je leur montrai combien plus les enfants de ce
Père céleste peuvent regarder
à Lui avec confiance, sachant qu'Il
subviendra à tous leurs besoins, dans la
vie, dans la mort et dans le monde à venir.
Je me sentais béni dans mon âme et
grandement aidé en rendant témoignage
à l'amour et à la providence de
Dieu.
« C'est curieux, remarqua
quelqu'un, comme il parle de Dieu au sujet de
toutes choses. »
Pauvre peuple ! On peut vraiment dire
d'eux : « Dieu n'est pas dans toutes leurs
pensées. »
Au mois de juin ils virent arriver deux
chrétiens chinois, envoyés par un
missionnaire de Hongkong et destinés
à seconder M. Burns. Avec l'aide de ces
indigènes ils espéraient trouver plus
facilement un local qui pût leur servir de
lieu de réunion. Mais il n'en fut rien : la
population de Swatow était trop
méfiante à l'égard des
étrangers pour leur permettre d'avoir une
salle où l'on ne ferait que de
prêcher. Heureusement que, comme
médecin, l'étranger était le
bienvenu et, même s'il parlait un peu de
religion, ses remèdes étaient si bons
que l'on supportait son sermon. Aussi les deux
missionnaires se sentaient-ils de plus en plus
poussés à ouvrir un dispensaire.
Hudson Taylor se demandait s'il ne devrait pas
faire le voyage à Shanghaï pour aller
chercher ses instruments, et ils faisaient de ces
préoccupations le sujet de leurs
prières lorsque le principal mandarin de
l'endroit tomba gravement malade. Les praticiens
indigènes furent incapables de le
guérir. Ayant appris que l'un des
étrangers était un habile
médecin, le mandarin fit venir Hudson
Taylor. Le traitement que celui-ci ordonna le
guérit. À peine remis, il encouragea
vivement son bienfaiteur à exercer son art
à Swatow pour le bien des autres malades.
Cela semblait précisément
l'indication dont ils avaient besoin, surtout
lorsque le mandarin, avec la reconnaissance si
particulière de ce peuple, se mit à
les aider dans leur installation. Grâce
à son appui, ils purent louer toute
la maison dont ils avaient,
jusque-là, occupé une chambre et
commencèrent ainsi leur tâche dans un
quartier où ils étaient
déjà connus et
respectés.
Hudson Taylor hésitait,
malgré tout, à quitter son ami ; il
semblait que l'ombre d'une plus grande
séparation pesât déjà
sur son coeur. Mais, juste à ce moment, le
capitaine d'un vaisseau anglais lui offrit un
passage gratuit pour Shanghaï, et, dès
lors, l'affaire ne lui parut plus dépendre
de lui-même. D'ailleurs, il ne laissait pas
M. Burns seul et sans aides. L'un des
chrétiens indigènes devait l'assister
à Swatow et l'autre à Ampo et dans la
campagne. Il semblait réellement qu'enfin le
chemin s'ouvrît devant eux et que tout ce
dont ils eussent besoin était
l'équipement médical qui les
attendait à Shanghaï et qui leur
permettrait de commencer une oeuvre
féconde.
C'est ainsi qu'ils se
séparèrent, au début de juin.
Pleins de reconnaissance pour le passé et
espérant de l'avenir de plus grandes
bénédictions, ils se remirent l'un
l'autre à la garde de Celui qui ne les avait
jamais abandonnés.
Ces mois de bonheur furent pour moi
une joie et un réconfort inexprimables,
écrivait longtemps après Hudson
Taylor. L'amour de M. Burns pour le Seigneur
était quelque chose de délicieux;
grâce à sa vie sainte et à sa
communion constante avec Dieu, sa
société répondait aux besoins
les plus profonds de mon coeur. Ses souvenirs du
réveil et des persécutions au Canada,
à Dublin et dans le sud de la Chine,
étaient aussi instructifs
qu'intéressants; car, avec un sûr
discernement spirituel, il découvrait
souvent les desseins de Dieu dans l'épreuve
d'une manière qui transformait
complètement le sens et la valeur de la vie.
Ses idées, en particulier sur
l'évangélisation, qu'il
considérait comme la grande oeuvre de
l'Église, et sur l'ordre des
évangélistes laïques, ordre
disparu dont l'Écriture exige le
rétablissement, ont été autant
de semences qui ont porté des fruits par la
suite dans l'organisation de la Mission à
l'Intérieur de la Chine.
Ils ne devaient plus se revoir. Dieu en
avait ainsi disposé. D'une façon tout
à fait inattendue, Hudson Taylor vit sa
route se séparer de celle de son ami.
D'épais nuages s'amassaient au sud de la
Chine et la guerre ne tarda pas à
éclater. M. Burns fut fait prisonnier
près de Swatow et envoyé sous escorte
à Canton où se trouvait le Consulat
le plus proche. Quelques mois plus tard, il put
retourner à Swatow et profita de la faveur
grandissante dont il jouissait pour y
établir une oeuvre permanente.
Connu sous le nom de « l'Homme du
Livre », il pouvait aller et venir en toute
liberté ; il avait la confiance et
l'amitié du peuple, alors que tous les
Européens étaient confinés
dans leurs maisons et couraient un grand danger par
suite des horreurs du trafic des coolies. La
Mission de Swatow et l'Église
presbytérienne anglaise de cette ville sont
les fruits de ce travail de semailles.
Lorsque les premières
difficultés furent surmontées, M.
Burns porta ailleurs son activité et fut
finalement amené jusqu'à Peiping
où il travailla pendant quatre ans. Puis,
fidèle à la vision dominante de sa
vie, ce vétéran de l'oeuvre
missionnaire tourna son visage vers les «
régions au delà ». Au nord de la
Grande Muraille, dans un monde presque inconnu
alors, se trouvent les belles et fertiles plaines
de la Mandchourie. Dans le port ouvert, en vertu du
Traité, il y avait quelques
étrangers, mais ni pasteur ni missionnaire ;
accompagné seulement d'un aide
indigène, M. Burns partit pour
Newchang.
Puis vinrent les derniers jours, qui
mirent le sceau de la bénédiction
divine sur cette vie d'une rare
consécration. Quatre mois durant il
défricha ce pays, prêchant en anglais
le dimanche pour quelques compatriotes, et en
chinois toute la semaine, dans le quartier
indigène où il vivait. Mais, à
la suite d'une courte maladie provenant,
semble-t-il, d'un refroidissement, il mourut le 4
avril 1868, d'une mort paisible et inattendue.
Être seul au milieu des Chinois
jusqu'à la fin, planter d'une main
défaillante l'étendard de la Croix au
milieu des ténèbres, rassembler ceux
dont le Seigneur avait ouvert le coeur, que
pouvait-il y avoir de plus conforme aux
désirs du missionnaire? Un petit groupe
qu'il aimait et qu'il enseigna jusqu'à son
dernier soupir le veilla alors qu'il passait dans
la vallée de l'ombre de la mort et apprit
comment un chrétien doit vivre et mourir.
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