HUDSON TAYLOR
SIXIÈME PARTIE
MARIAGE ET OEUVRE A
NINGPO
1856-1860
CHAPITRE 33
Par un chemin qu'ils ne connaissaient
pas
octobre 1856-mai 1857
À Ningpo, Hudson Taylor s'établit
dans une petite maison située à la
rue du Pont. Pour atteindre cet endroit
éloigné, il fallait, en venant de la
concession étrangère, traverser la
large rivière, puis pénétrer
dans la ville par la Porte du Sel, à l'Est.
Après un trajet de deux kilomètres
environ, on arrivait aux lacs du Soleil et de la
Lune et, enfin, après un tournant, à
la rue du Pont, dans le sud de la ville.
À ce moment-là, le Dr
Parker avait installé dans cette petite
maison, qui devait être un jour le berceau de
la Mission à l'Intérieur de la Chine,
une école de garçons et un
dispensaire. Il fut heureux de mettre à la
disposition de son ancien collègue la partie
supérieure du bâtiment, qui
était assez spacieuse.
Dans ce quartier, les seuls
étrangers étaient Mlle Aldersey et
ses deux aides, ainsi que M. Jones et sa femme qui
appartenaient à la même mission
qu'Hudson Taylor. Arrivés depuis le mois de
juin, ils apprenaient le chinois et se mettaient au
courant des usages du pays. Hudson Taylor fut
à même de les aider beaucoup.
Grâce à lui, M. Jones put
bientôt commencer des réunions
régulières, et ils
prêchèrent souvent ensemble dans la
ville et dans les environs.
Mme Jones, de son côté, qui
avait trois petits enfants, trouvait une aide
précieuse dans la personne de la plus jeune
des demoiselles Dyer. Elles faisaient souvent des
visites à deux, et comme la jeune fille
possédait parfaitement le dialecte du pays,
sa compagnie était d'un grand secours. Toute
jeune, puisqu'elle n'avait pas encore vingt ans, et
très occupée par l'école,
Maria Dyer n'était heureuse que lorsqu'elle
pouvait gagner des âmes. Pour elle, l'oeuvre
missionnaire ne consistait pas seulement à
enseigner les gens, mais à les conduire
à Christ.
« Ce fut ce qui attira mon
intérêt, disait Hudson Taylor
longtemps après. Elle
recherchait la vie spirituelle, comme son oeuvre le
prouvait. Elle était déjà
alors une vraie missionnaire. »
Car il était impossible que le
jeune Anglais qui vivait seul à la rue du
Pont ne la rencontrât pas de temps à
autre chez ses amis, et il ne pouvait qu'être
attiré vers elle. Elle avait tant de
franchise et de naturel qu'ils furent vite en
très bons termes. Elle partageait ses vues
sur tant de sujets importants que, sans qu'il s'en
rendît compte d'abord, elle prit dans son
coeur une place qui n'avait jamais
été occupée
jusqu'alors.
Il lutta en vain contre le désir
de la voir davantage. Il fit tout pour chasser son
image de son esprit. Il avait conscience
d'être appelé à travailler dans
l'intérieur et sentait qu'il ne devait pas
être retenu par une femme et un foyer. Et
puis, tout son avenir était incertain. Dans
quelques mois ou dans quelques semaines, la route
de Swatow pouvait s'ouvrir de nouveau. Sinon, son
espoir était de défricher une
région plus rapprochée, et cette
tâche pouvait à tout instant lui
coûter la vie. D'autre part, quel droit
avait-il de songer au mariage alors qu'il n'avait
ni foyer ni traitement fixe? Quoique agent
accrédité, il ne pouvait pas compter
trop sur la Société dont il
dépendait. Pendant des mois, en effet, il
n'avait pas utilisé sa lettre de
crédit, sachant que la Société
était en déficit. Le Seigneur avait
subvenu à ses besoins, surtout par le moyen
de M. Berger. Mais cela pouvait ne pas continuer et
les exercices de foi recommencer. Et que
dirait-elle, que diraient ses tuteurs, de vivre par
la foi, en Chine, et cela même pour le pain
quotidien?
La route lui paraissait donc claire : il
n'avait pas le droit de penser au mariage et devait
refréner les élans de son
coeur.
Il y fut aidé dans une certaine
mesure par les événements qui se
passaient dans le Sud. Au commencement de
l'automne, la guerre éclatait entre
l'Angleterre et la Chine, et les canons
britanniques tonnaient aux portes de Canton. Ce ne
fut qu'au milieu de novembre que les nouvelles
commencèrent à parvenir aux ports du
Nord. Quand Hudson Taylor apprit ces choses et vit
l'esprit de vengeance qui animait les Cantonais
résidant à Ningpo à
l'ouïe de l'attaque de leur ville natale, il
pensa immédiatement à M. Burns. Quel
réconfort de savoir qu'il n'était
plus à Swatow, exposé à la
rage de ces gens du Sud. Il comprenait maintenant,
non seulement pourquoi son ami avait
été emmené loin de
Swatow, mais encore pourquoi
lui-même avait été
empêché de quitter Shanghaï au
jour fixé pour le départ.
Mais s'il était reconnaissant de
cette délivrance, il en venait à des
réflexions attristées sur les motifs
et la signification de cette guerre. Il savait trop
bien que, pendant les quatorze années qui
s'étaient écoulées depuis la
fin de la première guerre entre l'Angleterre
et la Chine, en 1842, - la guerre de l'opium -,
l'Angleterre avait fait pression sur la Chine, par
tous les moyens imaginables, pour légaliser
l'importation de la néfaste drogue. En
dépit du refus de l'empereur Tao-kwang de
laisser entrer le poison à aucun prix, le
trafic prohibé avait augmenté
toujours plus au mépris des conditions
fixées par le Traité. Et comme la
première guerre n'avait pas réussi
à faire admettre la manière de voir
de l'Angleterre aux Chinois, certains milieux
inclinaient fort à en déclencher une
seconde.
Quant aux résultats
immédiats, ils semblèrent
momentanément être en faveur de la
Chine. Les Cantonais, dans l'orgueil de leur
prétendue victoire sur la flotte
britannique, tentèrent de prendre des
mesures vindicatives contre l'étranger
haï. Ils ne pouvaient pas savoir que, si
l'amiral anglais s'était retiré de
Canton, des renforts avaient été
demandés à la mère-patrie et
que, malgré l'opposition de la
majorité du Parlement, la guerre serait
approuvée par la nation. Ils ne virent
qu'une occasion d'assouvir leur vengeance et en
firent naturellement le plus large usage. Ainsi,
les maisons de commerce anglaises à Canton
furent incendiées et la tête des
étrangers mise à prix. Le principal
boulanger de Hongkong pensa contribuer au
succès de cette cause en mêlant au
pain une dose d'arsenic suffisante pour empoisonner
la communauté européenne.
Heureusement, il calcula mal la quantité
nécessaire. Bien que quatre cents personnes
eussent souffert plus ou moins d'empoisonnement, il
n'y eut qu'un cas mortel.
Et tout cela soulevait une grave
question. Jusqu'où cet esprit de vengeance
s'étendrait-il? Qu'en serait-il des autres
ports ou des concessions étrangères,
et spécialement de Ningpo où
habitaient de nombreux Cantonais? Jusqu'ici, ils
s'étaient contentés de
proférer des menaces, mais que feraient-ils
plus tard?
Jusqu'à la fin de l'année,
tout demeura calme. Mais, au début de
janvier, la haine des Cantonais prit une forme plus
violente et un complot fut ourdi pour mettre
à mort tous les
étrangers de Ningpo et
des environs. On savait bien que dans le
bâtiment de la Church Missionary Society, non
loin de la Porte du Sud, il y avait une
réunion chaque dimanche soir, groupant une
bonne partie de la communauté
européenne, consuls, commerçants et
missionnaires, tous sans armes, bien entendu. Le
plan fut conçu d'encercler la place et de
tuer tous ceux qui se trouveraient là. Un
instituteur musulman, qui avait été
précédemment au service d'un des
missionnaires, fut soudoyé pour conduire les
assaillants. Tous les étrangers qui ne
fréquentaient pas d'habitude cette
réunion devaient être attaqués
au même moment par d'autres conjures.
L'approbation du Tao-taï, le
magistrat principal de la ville, fut facilement
obtenue, écrivait dans la suite Hudson
Taylor. Rien n'empêchait plus
l'exécution du complot que nous ignorions
complètement. Une entreprise semblable
devait être perpétrée quelques
mois plus tard contre la communauté
portugaise, et cinquante à soixante
personnes furent massacrées en plein
jour.
Il se trouva toutefois que l'un
des conjurés était inquiet au sujet
de la sécurité d'un de ses amis qui
était l'employé d'un missionnaire, et
il alla jusqu'à le prévenir du danger
qui le menaçait et à le supplier de
quitter les étrangers. Mais cet
employé fit connaître le complot
à son maître et, ainsi, la petite
communauté fut mise au courant du
péril. Comprenant toute la gravité de
la situation, les missionnaires se réunirent
dans la maison d'un des leurs pour rechercher la
protection du Tout-Puissant et se réfugier
à l'ombre de Ses ailes. Et ce ne fut pas en
vair.
Pendant qu'ils priaient, le
Seigneur agissait. Il poussa un mandarin de rang
inférieur à se rendre chez le
Tao-taï pour lui reprocher d'avoir
autorisé une telle entreprise, laquelle
inciterait les étrangers en d'autres
endroits, assurait-il, à venir avec des
troupes venger la mort de leurs concitoyens et
raser la ville. Le Tao-taï rétorqua
alors que lorsqu'ils viendraient avec cette
intention, il nierait toute complicité dans
le massacre et tournerait leur vengeance contre les
Cantonais qui seraient ainsi tués à
leur tour. Et, ajouta-t-il, nous serons
débarrassés à la fois des
étrangers et des Cantonais.
Le mandarin affirma alors qu'une
telle manoeuvre était illusoire. Finalement,
le Tao-taï retira sa permission et
défendit aux Cantonais de perpétrer
leur coup.
Tout cela eut lieu, comme nous le
découvrîmes plus tard, juste au moment
où nous étions réunis pour
prier et remettre cette affaire au
Seigneur.
Pour l'instant, la prière avait
prévalu. Mais les Cantonais ne se tenaient
pas pour battus. De semblables machinations
pouvaient être
tramées de nouveau, et la communauté
européenne était dispersée et
sans défense. La situation restait donc
particulièrement critique.
Aussi plusieurs missionnaires, entre
autres le Dr Parker et M. Jones,
jugèrent-ils bon d'envoyer femmes et enfants
à Shanghaï, seul port qui
présentât quelque
sécurité pour les
étrangers.
C'est ainsi que, trois mois après
son installation à Ningpo, Hudson Taylor se
trouva appelé à en repartir. Vu sa
connaissance du dialecte de Shanghaï, personne
en effet ne pouvait rendre de plus grands services
à la petite troupe ; et, du point de vue de
son oeuvre, il pouvait être aussi utile
à Shanghaï qu'à Ningpo, ce qui
était important dans le cas d'un
séjour de longue durée.
Personnellement, il aurait donné
beaucoup pour pouvoir rester à Ningpo et
veiller à la sécurité de celle
qu'il aimait. Car Mlle Aldersey avait refusé
de quitter son école et ses aides avaient
décidé de rester avec elle ; elles
avaient pris quelques précautions
indispensables et elles continuaient leurs classes.
Il fut très dur pour Hudson Taylor de les
laisser ainsi. L'aînée des demoiselles
Dyer venait de se fiancer à son ami, M.
Burdon, et avait ainsi un protecteur tout
trouvé. Mais la plus jeune était
d'autant plus seule maintenant et avait d'autant
plus de droit à son amour et à sa
sympathie. Il n'osa pas les lui témoigner,
d'ailleurs. Il n'avait aucune raison, de penser
qu'elle pourrait les accueillir ; et, surtout, ne
devait-il pas essayer d'oublier? Il partit donc,
bien triste, ne sachant pas s'il la reverrait un
jour.
Pendant les quatre mois et demi qui
suivirent, il reprit son ministère dans le
milieu où il avait déjà
travaillé longtemps et y obtint des
résultats encourageants. Il prêchait
dans l'une des chapelles de la Mission de Londres
ainsi que dans le temple du dieu de la ville et
faisait des tournées
d'évangélisation avec M.
Jones.
Ce fut à ce moment qu'il apprit
que M. Burns était de retour à
Swatow. Ce dernier lui écrivait une lettre
pleine d'affection et semblait compter sur sa
collaboration. Mais, tout en se réjouissant
de la reprise de l'oeuvre, Hudson Taylor
considérait maintenant cette porte comme
fermée. Malgré ses prières
répétées, des obstacles
étaient venus l'empêcher, et il avait
compris que la volonté du Seigneur
n'était pas qu'il y retournât. Cela
lui suffisait. Pour lui, une question
résolue dans la foi et dans la crainte de
Dieu ne se posait plus jamais.
Tout au long de sa vie, on relève chez lui
ce trait caractéristique : il ne revenait
jamais sur ce qui lui avait été
clairement révélé par
Dieu.
Le séjour de Shanghaï
était pourtant loin d'être
agréable. Il y avait dans la ville des
milliers de réfugiés venus de Nanking
qui mouraient de faim. On ne pouvait pas sortir
sans voir des scènes
déchirantes.
Rentrant un soir, M. Jones et son
compagnon furent bouleversés en trouvant le
cadavre d'un mendiant au bord du chemin. Le froid
était vif et ce malheureux avait péri
faute de nourriture et d'abri. Personne ne
paraissait s'en soucier. C'était un
spectacle si fréquent, hélas! Mais
les missionnaires ne pouvaient le supporter plus
longtemps.
Nous prîmes des vivres et
sortîmes à la recherche de ces pauvres
créatures. Beaucoup vivaient
littéralement dans les tombeaux qui, ici,
sont souvent de simples arches basses, longues de
trois à quatre mètres. Ils s'y
glissaient, surtout le soir, et c'est là que
nous en avons trouvé, nus, malades et
affamés.
Cela amena les missionnaires à
s'occuper activement de ces
miséreux.
Intérieurement, c'était
aussi un temps d'épreuve. Une dette de plus
de mille livres sterling pesait sur la
Société à laquelle ils
appartenaient. Elle était un fardeau plus
lourd encore sur la conscience d'Hudson Taylor et
de ses collaborateurs. Depuis un certain temps, il
avait été en correspondance avec les
secrétaires à ce sujet, et il sentait
qu'à moins d'un changement dans la direction
à Londres, il serait obligé de rompre
avec eux. Cela lui était
désagréable aussi, bien que la
période de service prévue lors de son
engagement fût écoulée. Il leur
avait même suggéré de ne lui
faire des envois que lorsque les fonds seraient en
mains de la Société, car il
préférait regarder au Seigneur
directement pour sa subsistance plutôt que de
vivre grâce à de l'argent
emprunté. Mais le Comité ne
paraissait pas comprendre combien sa situation
était fausse, et c'était
précisément pour cette raison
qu'Hudson Taylor était tourmenté et
se demandait s'il devait continuer sa
collaboration.
Ce n'était pas qu'il eût
souhaité, à ce moment-là,
d'être indépendant du contrôle
et de l'appui d'autres personnes. Mais
en considérant la marche
pratique des choses sur le champ missionnaire, il
lui devenait difficile de savoir sous quels
auspices il pouvait travailler et quelles relations
il pouvait nouer en vue de son oeuvre, du fait
qu'il était un laïque et qu'il n'avait
pas de diplôme de médecin.
Dans un domaine plus intime aussi il
devait s'attendre au Seigneur, car son amour
croissait chaque jour pour celle qui, il le
craignait, ne pourrait jamais être sienne. Il
avait pensé et, dans un certain sens, il
avait espéré que l'éloignement
favoriserait l'oubli, et qu'il dominerait mieux son
amour lorsqu'il ne verrait plus celle qu'il
chérissait. Mais le contraire se produisit.
Ce sentiment s'emparait de son être tout
entier. Il avait aimé, autrefois, d'une
manière plus ou moins enfantine. Maintenant,
c'était bien différent. Il ne pouvait
détacher ses pensées de l'absente.
Plus il avait conscience d'être près
de Dieu, plus il se sentait en communion avec elle,
plus il soupirait après sa
présence.
Elle satisfaisait en tous points ses
aspirations et son coeur. Non seulement elle
incarnait l'idéal qu'il se faisait de la
grâce féminine, mais elle était
consacrée à l'oeuvre à
laquelle il avait donné sa vie. Il avait mis
la main à la charrue et ne pouvait pas
regarder en arrière, et il sentait avec une
pleine assurance que, bien loin de l'entraver, elle
l'aiderait dans cette tâche. Mais la
même question était toujours là
: pouvait-il se marier, avec les perspectives
d'avenir qui étaient les siennes ? Et un
autre problème, plus grave encore, se posait
: que dirait-elle de tout cela?
Il ne savait rien, en effet, de ses
pensées et de ses sentiments à son
égard. Elle avait été aimable
avec lui, mais elle l'était avec tout le
monde. Elle ne semblait pas désireuse de se
marier ; elle avait écarté des
prétendants très supérieurs
à lui, et il se demandait quelles chances
d'être agréé il pouvait avoir,
lui, si pauvre et insignifiant.
S'il avait pu partager avec quelqu'un
ses espérances et ses craintes, ces premiers
jours à Shanghaï lui eussent paru plus
faciles à supporter. Mais ce ne fut
qu'à la fin du mois de mars que, grâce
à des circonstances inattendues, les amis
avec lesquels il vivait s'aperçurent du
trouble qui agitait son coeur. Ils avaient
aimé Hudson Taylor depuis le commencement et
s'étaient sentis attirés vers lui
à cause des expériences faites en
commun. Lorsque Mme Jones fut atteinte de la petite
vérole contractée
en soignant des malades et
qu'Hudson Taylor eût pris la charge de la
maison et des enfants, ils
l'apprécièrent encore davantage. Par
son dévouement, il gagna leur plus vive
gratitude et, dans les semaines de convalescence
qui suivirent, ils eurent ensemble une si grande
communion d'esprit qu'il ne leur cacha pas plus
longtemps son secret.
À sa grande surprise, loin de le
décourager, ils se montrèrent pleins
de reconnaissance envers Dieu. Ils n'avaient jamais
vu, disaient-ils, deux jeunes gens mieux faits l'un
pour l'autre. Son chemin était clair, et,
pour l'avenir, il fallait s'en remettre à
Dieu à qui leur vie à tous deux
était consacrée.
Il se décida alors à
écrire ce qui brûlait depuis si
longtemps dans son coeur. Quinze jours d'attente
s'écoulèrent, bien lentement, puis la
réponse arriva enfin. Mais il était
peu préparé, quoiqu'il eût
beaucoup prié, au ton et au contenu de cette
lettre. Il en reconnaissait l'écriture, si
nette et si jolie ; mais était-ce vraiment
là son esprit? Brève et froide, elle
disait simplement que ce qu'il désirait
était complètement impossible et le
priait de s'abstenir de toute nouvelle
démarche.
S'il avait pu savoir avec quelle
angoisse ces mots avaient été
écrits, sa peine aurait été
bien diminuée. Mais celle qu'il aimait
était loin ; il ne pouvait la voir, n'osait
plus lui écrire, et ne voyait aucune issue
à sa déception. C'est alors que la
chaude sympathie de M. et Mme Jones lui fut d'un
précieux secours.
Pendant ce temps, bien loin, à
Ningpo, un autre coeur était encore plus
désolé et plus perplexe. Car l'amour
qui remplissait Hudson Taylor, cet amour qui
n'était pas superficiel et
déplacé, mais l'amour vrai, venu de
Dieu, était partagé. De toute son
âme, bien qu'il ne put le sentir, celle qu'il
avait toujours considérée comme si
supérieure à lui-même tenait
à lui. C'était une nature
délicate qui avait besoin d'affection. Elle
se souvenait à peine de son père, et
elle avait perdu, à l'âge de dix ans,
sa mère tendrement chérie. Les trois
orphelins avaient alors été
confiés à un oncle qui habitait
à Londres et la plus grande partie de leur
temps s'était écoulée à
l'école.
Puis était venu l'appel pour la
Chine, le jour où Mlle Aldersey demanda une
aide pour son école de Ningpo. En se
présentant à ce poste, les deux
soeurs avaient en vue non pas tant l'oeuvre
missionnaire que le désir d'être
fidèles au voeu de leurs parents. Elles
étaient encore
très jeunes, mais avaient déjà
quelque expérience de l'enseignement, et
comme elles ne voulaient pas être
séparées l'une de l'autre et qu'elles
partaient à leurs frais, Mlle Aldersey
s'était décidée à les
prendre toutes les deux.
Le voyage resta gravé dans la
mémoire de la cadette, comme l'époque
où elle fit d'une façon
décisive la paix avec Dieu.
Jusque-là, elle avait essayé par sa
propre force d'être chrétienne, mais
elle sentait qu'il lui manquait « la seule
chose nécessaire » et elle avait
cherché vainement à l'obtenir. Enfin,
ses pensées se tournèrent vers Christ
et Son oeuvre expiatoire, seule source du pardon,
à laquelle nos prières et nos efforts
ne peuvent rien ajouter. Peu à peu elle
arriva à la conviction qu'elle était
rachetée, pardonnée, justifiée
du péché, parce que Christ avait
souffert à sa place et que Dieu avait
accepté Son sacrifice. Avec la
simplicité et la confiance d'un enfant, elle
prit à la lettre les promesses de Dieu.
« Il n'y a donc maintenant aucune condamnation
pour ceux qui sont en Jésus-Christ » et
« l'Esprit lui-même rend
témoignage à notre esprit que nous
sommes enfants de Dieu ».
Cette conversion la fit entrer avec un
esprit tout différent dans l'oeuvre
missionnaire. Ce n'était plus une
activité philanthropique, entreprise par
piété filiale, mais l'expression
nécessaire de son amour pour son Sauveur, et
ce fut avec joie qu'elle commença sa
tâche, parfois ardue, à l'école
de Mlle Aldersey. C'était un poste solitaire
pour une jeune fille qui n'avait pas vingt ans,
pour une nature aussi pensive et aimante. La
présence de sa soeur lui était
précieuse, certes, et elle avait de
fidèles amis dans la communauté
missionnaire de Ningpo. Mais il fallait à
son coeur une autre affection.
Ce fut alors que vint Hudson Taylor et,
tout de suite, elle le remarqua, car il cherchait
comme elle une vie sainte, utile et en communion
avec Dieu. Il semblait vivre dans un monde à
part et l'on sentait que, pour lui, Dieu
était une réalité. Bien
qu'elle le vit peu, c'était un encouragement
de le sentir tout près et elle fut
étonnée de voir combien il lui
manquait lorsque, sept semaines plus tard, il
partit.
Aussi sa joie et sa surprise
furent-elles vives lorsque Hudson Taylor dut
revenir de Shanghaï à Ningpo. Cela lui
ouvrit les yeux sur les sentiments qui
remplissaient son coeur à
l'égard du jeune
missionnaire. Avec sa nature droite, sensible, elle
fut bientôt fixée et apporta sa joie
à Dieu. Elle ne pouvait parler de lui
à personne, car les autres missionnaires ne
le considéraient pas comme elle le
considérait elle-même. On n'aimait pas
à le voir porter le costume chinois et l'on
blâmait sa manière de s'identifier
complètement au peuple. Mais elle, comme
elle aimait ce costume, qui lui
révélait l'esprit d'Hudson Taylor! Sa
pauvreté personnelle et sa
générosité pour les
malheureux, combien elle les comprenait et les
approuvait! Alors, elle pria beaucoup pour lui,
bien qu'elle eût toujours été
très réservée. Oui, un grand
amour l'avait inondée, et personne ne le
savait, si ce n'était Dieu.
Mais il était parti de nouveau,
parti dans l'intérêt des autres, et
elle ne sut pas combien il lui en coûtait de
la laisser. Durant tout le temps de son absence,
elle pria pour lui ressembler davantage, pour
être plus digne de son amour, si leur union
devait se réaliser un jour.
Aussi quelle surprise lorsque, plusieurs
mois après son départ, elle vit
arriver sa lettre! Joie merveilleuse. Elle ne
s'était donc pas trompée ! Ils
étaient l'un pour l'autre, « deux que
Dieu a choisis pour marcher ensemble devant Lui
»! Le premier moment de reconnaissance
passé, elle mit au courant sa soeur, qui se
montra très favorable. Toutes deux
allèrent ensuite parler à Mlle
Aldersey. Mais celle-ci les reçut avec une
vive indignation. « Ce n'est personne, ce M.
Taylor, dit-elle. Comment peut-il faire une
pareille demande ? Il faut refuser tout de suite,
et d'une manière définitive.
»
Toute discussion fut inutile et le
résultat de cette démarche fut la
lettre que l'on sait, écrite à peu
près sous la dictée de Mlle Aldersey.
La pauvre enfant avait le coeur brisé, mais
elle ne pouvait agir autrement. Elle était
trop jeune et trop inexpérimentée,
trop timide surtout en pareille matière pour
oser résister. Et, dans les jours qui
suivirent, quand sa soeur même fut
gagnée à la manière de voir de
Mlle Aldersey, elle ne put que s'en remettre
à son Père céleste qui, Lui,
savait et comprenait et qui, se disait-elle, lui
rendrait celui qu'Il lui avait demandé de
sacrifier.
Hudson Taylor, dans sa douleur, avait
trouvé une précieuse sympathie
auprès de M. et Mme Jones ; mais elle, elle
n'avait personne. Et elle pensait qu'après
un tel refus il ne reviendrait
jamais à Ningpo ; sans
doute irait-il rejoindre M. Burns à
Swatow...
C'était, d'ailleurs, ce qu'il
aurait fait, s'il avait agi selon ses impulsions au
lieu de se laisser guider par la volonté de
Dieu. Mais, quoique ne sachant rien des sentiments
de celle qu'il aimait, et n'ayant à peu
près aucun espoir à cet égard,
il trouva dans les profondeurs de son chagrin la
bénédiction qui lui était
réservée.
Nous avons besoin de patience,
écrivait-il à sa soeur en mai, et
notre Dieu nous fait faire des expériences
qui, avec Sa bénédiction, peuvent
développer en nous cette grâce.
Quoiqu'il nous semble parfois être
éprouvés au delà de nos
forces, Il peut toujours nous aider et Il est
toujours prêt à le faire. Si nos
coeurs étaient entièrement soumis
à Sa volonté et si nous ne
désirions que son accomplissement, combien
nos peines nous sembleraient plus petites et plus
légères.
J'ai été
dernièrement dans une grande affliction.
Mais je vois que la principale cause est que je
manque de soumission volontaire à Dieu et de
confiance en Celui qui est ma force.
Puissé-je désirer de tout mon coeur
que Sa volonté soit faite ! Puissé-je
mieux sentir la plénitude de Jésus,
vivre plus à la lumière de Sa face,
être satisfait de ce qu'Il m'accorde,
regarder toujours à Lui, marcher sur Ses
traces et attendre Sa venue glorieuse. Pourquoi
L'aimons-nous si peu ? Ce n'est pas qu'Il manque de
beauté. « Plus beau que les fils des
hommes. » Ce n'est pas qu'Il ne nous aime pas
: Il l'a prouvé une fois pour toutes au
Calvaire. Puissé-je être malade
d'amour pour Jésus, chaque jour, à
chaque heure, soupirer après Sa
présence, en avoir faim et soif,
Il n'est pas surprenant qu'un livre de
la Bible, auquel il ne s'était pas
arrêté beaucoup jusque-là, lui
soit apparu alors dans une beauté
insoupçonnée. Son intelligence du
Cantique des Cantiques et la manière
très caractéristique dont il y
trouvait exprimée la communion avec le
Seigneur semble remonter à ces jours de
souffrance où l'amour qui bouillonnait en
lui ne pouvait se tourner que vers Dieu. Il n'avait
jamais compris jusqu'ici ce que le Seigneur pouvait
être pour les Siens, et les sentiments qu'Il
attend d'eux. Voici, à ce sujet, un passage
d'une lettre à sa soeur, écrite dans
ce triste printemps de 1857 :
Quelle joie ce sera de Le voir sans
nuages et d'être ravi par Sa suprême
beauté. Non seulement nous serons avec Lui,
mais nous serons à Lui. « Mon
bien-aimé est à moi et je suis
à Lui. » Cela est vrai pour nous
dès maintenant. Mais alors Il partagera avec
nous, non seulement Sa puissance
et Sa gloire, mais la beauté même de
Son caractère et de Sa personne. Lorsque
nous Le verrons « nous serons semblables
à Lui; nous Le verrons tel qu'Il est ».
Jésus, mon trésor, puissé-je
Te ressembler davantage ici-bas ! Puissé-je
révéler Ta grâce, comme Tu as
révélé celle du Père
!
As-tu jamais beaucoup
médité le Cantique des Cantiques?
C'est un jardin de délices, comme le Psaume
quarante-cinq. Dire que même les plus doux et
les plus chers des liens terrestres ne donnent
qu'une faible idée de l'amour de
Jésus pour Ses rachetés... Pour moi !
... Comment pourrions-nous aimer assez Jésus
et travailler assez pour Lui ? Bientôt Il va
nous appeler au festin des noces de l'Agneau, non
comme des invités, mais comme
l'épouse. Nous occuperons notre place avec
joie, revêtus de la robe sans tache de Sa
justice. Le temps est court. Puissions-nous vivre
comme ceux qui attendent leur Seigneur et qui Le
salueront avec joie.
Il lui écrivait encore, au sujet
de ses fiançailles avec M. Broomhall
:
Ces sentiments sont mis dans le
coeur par Dieu Lui-même, et toutes les
circonstances qui s'y rapportent sont
envoyées ou permises par Dieu tant pour
notre profit spirituel que pour notre bonheur
temporel... Dans presque tous les livres de la
Bible, ils sont employés par le Saint-Esprit
pour illustrer la relation, qui existe entre Dieu
et Son peuple et ils appartiennent très
spécialement à ceux qui ont
été « fiancés à
Christ comme une vierge chaste ». De l'amour
dont tu aimeras ton mari, tu aimeras le Seigneur
Jésus, et bien plus encore. Es-tu seule
quand il te quitte ? Il doit en être ainsi
pendant l'absence de Jésus. Soupires-tu
après le moment où vous serez
toujours ensemble ? Ainsi doit-il en être
pour le retour de Jésus. Ferais-tu tout ce
que tu peux pour enlever les obstacles et
hâter le jour de votre union ? Veille alors
à hâter le jour de Son retour. Vois
Jésus en tout, et tu trouveras en tout une
bénédiction. Regarde constamment
à Jésus.
Les voies de Dieu suivent
toujours leur cours, bien que parfois nous ne les
discernions pas. Puissions-nous croître
constamment dans la grâce, et devenir des
vases que le Maître pourra
utiliser.
J'ai été
très éprouvé
dernièrement. Cherchant à faire tout
pour la gloire de Dieu, je ne fais rien qui ne soit
mêlé d'égoïsme et de
péché. Oh ! combien Jésus est
ce qu'il nous faut ! La justice parfaite pour de
misérables pécheurs, une robe
glorieuse au lieu de haillons, de l'or pour le
pauvre, la vue pour l'aveugle, tout ce qu'il nous
faut, tout ce que nous pouvons désirer.
Précieux Jésus, puissions-nous
T'aimer davantage et montrer mieux notre amour en
mourant au monde. Viens, Seigneur Jésus,
viens bientôt !
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