HUDSON TAYLOR
SEPTIÈME PARTIE
LA PRÉPARATION
DE L'OUVRIER ET DE L'OEUVRE
1860-1866
CHAPITRE 43
Si tu manques de délivrer...
Septembre 1865
Une grande Convention pour le
développement de la vie chrétienne
avait lieu à Perth, en Écosse. Hudson
Taylor avait obtenu, non sans peine, quelques
minutes pour parler de la Chine et des besoins de
cet immense empire peuplé de quatre cents
millions d'âmes, - le quart de la race
humaine! - Pénétré de
l'importance du moment et des conséquences
que son message pouvait avoir, sentant vivement,
d'autre part, sa faiblesse et son insuffisance, il
avait passé la matinée en
prière, seul avec Dieu. Le moment
était venu de monter sur l'estrade et de
paraître devant une multitude de visages
tournés vers lui. En parcourant les lettres
d'introduction de ce jeune inconnu le
président lui avait dit :
« Mon cher Monsieur, vous n'avez
certainement pas compris le caractère de
cette Convention. Nos réunions ont pour but
l'édification spirituelle. »
Hudson Taylor ne pouvait comprendre que
l'obéissance au commandement suprême
du Sauveur ressuscité fût incompatible
avec l'édification spirituelle. Cette
obéissance lui semblait plutôt
être la racine de toute vraie
bénédiction et le moyen le plus
sûr d'expérimenter une communion plus
profonde avec Dieu. Cependant ce n'était pas
sans luttes qu'il se risquait à insister sur
cette manière de concevoir les choses. Car,
dans ces jours-là, les missions en terre
païenne n'occupaient pas une place bien
importante, et sa crainte de parler en public
était encore dépassée par les
scrupules qu'il avait de se mettre en
évidence
(1).
Entouré d'une multitude de
chrétiens intelligents, influents,
préoccupés des choses spirituelles,
il éprouvait un ardent désir de leur
communiquer une étincelle du feu qui
brûlait en lui et de leur faire voir et
sentir des besoins infiniment plus grands et plus
pressants que les leurs.
Son émotion était si vive
qu'il se sentit vaciller en gravissant les marches
de la tribune. Il se cramponna à la rampe,
et tout ce qu'il trouva la force de dire fut :
Prions Dieu ! Et il pria comme il savait prier,
c'est-à-dire qu'il s'adressa à Dieu
avec la simplicité et la liberté d'un
enfant qui s'entretient avec son père. Cette
entrée en matière inaccoutumée
lui gagna plus d'un coeur et fit une impression
extraordinaire. Un silence solennel plana sur
l'assemblée avant même la fin de la
prière.
Puis, sans autre préambule, il
raconta qu'allant de Shanghaï à Ningpo,
dans une jonque indigène, il remarqua parmi
ses compagnons de voyage un jeune Chinois qui avait
passé quelques années en Angleterre
et répondait au nom de Pierre. Bien que
n'étant pas entièrement
étranger à l'Évangile, il ne
connaissait rien de son pouvoir libérateur.
Heureux de ses dispositions favorables, il tenta de
le gagner à Christ et ils devinrent de bons
amis. Approchant de Sungkiang, il se
préparait à descendre pour y parler
de Jésus et distribuer des traités
lorsque, tout à coup, alors qu'il
était dans sa cabine, il tressaillit en
entendant un clapotement et un cri poussé
par un homme tombé à l'eau. Se
précipitant aussitôt sur le pont, il
s'aperçut que Pierre manquait.
- Oui, crièrent les bateliers
sans s'émouvoir, c'est là-bas qu'il
est tombé.
Abattre la voile et sauter dans l'eau
était l'affaire d'un instant, mais rien
n'indiquait l'endroit précis où
l'accident s'était produit. Cherchant de
tous côtés, en proie à une
véritable angoisse, Hudson Taylor
aperçut des pêcheurs avec un filet.
C'était précisément ce qu'il
fallait.
- Venez, cria-t-il en reprenant espoir,
venez et jetez votre filet à cet endroit. Un
homme se noie!
- Veh bin! fut la stupéfiante
réponse, « ça nous
dérange ».
- Que parlez-vous de dérangement!
Venez vite, ou ce sera trop, tard.
- Nous sommes très occupés
à notre pêche.
- Qu'importe votre pêche! Venez
seulement, venez tout de suite et je vous paierai
bien.
- Combien nous donneras-tu?
- Cinq dollars! Seulement ne vous
attardez pas à discuter. Sauvez cette vie
sans délai!
- C'est trop peu! crièrent-ils,
nous ne viendrons pas à moins de trente
dollars.
- Mais je n'ai pas tant que cela sur
moi! Je vous donnerai tout ce que j'ai.
- Et combien peux-tu avoir?
- Je ne sais pas. Environ quatorze
dollars.
Ils vinrent alors et du premier coup
leur filet ramena le corps de l'homme perdu. Mais
tous les efforts tentés pour rétablir
la respiration demeurèrent vains. Il
n'était que trop évident que la vie
s'était enfuie, sacrifiée à la
grossière indifférence de ces hommes
qui auraient pu facilement la sauver.
Un sentiment d'indignation se
répandit dans l'immense auditoire. Se
pouvait-il qu'il y eût quelque part sur la
terre, des gens si insensibles et si
égoïstes! Mais la voix grave de
l'orateur continua, faisant d'autant plus
d'impression que la conclusion était plus
inattendue :
Le corps d'un homme a-t-il donc une
valeur tellement supérieure à celle
de son âme ? Nous condamnons ces
pécheurs païens. Nous disons qu'ils ont
été coupables de la mort d'un homme,
parce qu'ils pouvaient aisément le sauver et
ne l'ont pas fait. Mais que dites-vous des millions
que nous laissons périr, et cela pour
l'éternité ? Que pensez-vous du
commandement si clair : « Allez dans tout le
monde et prêchez l'Évangile à
toute créature », et de cette question
pénétrante inspirée par Dieu
même : « Si tu manques de
délivrer ceux que l'on traîne à
la mort et ceux qui sont près d'être
égorgés; si tu dis : Ah ! nous ne le
savions pas !... Celui qui sonde les coeurs ne le
voit-il pas? Et ne rendra-t-il pas à chacun
selon ses oeuvres ? » (Prov. XXIV,
il.).
On peut faire taire sa conscience en
alléguant que la Chine est bien loin, bien
peu connue, que son immense population est en
grande partie inaccessible. Il n'en est pas moins
vrai que chacun de ces hommes, de ces femmes, de
ces enfants, est une âme pour le salut de
laquelle un prix infini a été
payé. Chacun d'eux a le droit de savoir
qu'il a été racheté par le
sang de Christ et de recevoir
l'offre de la vie éternelle en Son nom.
Pendant qu'ici nous nous occupons d'autres choses,
de choses d'ailleurs très utiles
peut-être, eux vivent et meurent sans Dieu et
sans espérance. Un million d'âmes dans
ce seul pays passent chaque mois dans le monde
où nous ne pouvons les atteindre.
Dans un tableau rapide, Hudson Taylor
passa en revue, non seulement les provinces de la
côte où était confinée
la petite troupe des missionnaires protestants,
mais le vaste intérieur encore fermé.
Ce fut une révélation pour la plupart
des auditeurs, sinon pour tous. Million
après million, leurs semblables, inconnus,
oubliés jusqu'alors, furent placés
devant eux de telle manière que
désormais des coeurs chrétiens ne
pouvaient rester indifférents à leurs
besoins. Ce n'était pas ainsi que les
missionnaires parlaient d'habitude. Chaque auditeur
se trouvait en face de faits qu'il devait voir
à la lumière divine, et sur lesquels
il entendait le verdict de Dieu Lui-même. Et
quel verdict!
L'Écosse, avec ses quatre
millions d'habitants, a besoin de plusieurs
milliers de pasteurs pour veiller aux
intérêts spirituels d'un peuple
éclairé déjà par
l'Évangile. La Chine, avec une population
cent fois plus nombreuse, n'a que quatre-vingt-onze
missionnaires protestants de toutes
dénominations, c'est-à-dire, en
moyenne, à peine un pour quatre millions
d'âmes. Et encore tous ces missionnaires
sont-ils groupés dans un très petit
nombre de centres, voisins de la côte. Dans
l'immense intérieur, habité par deux
cents millions de nos semblables, jamais une voix
ne s'est fait entendre pour proclamer le salut
gratuit par l'oeuvre accomplie de Christ. Nous
croyons cependant que « les méchants
descendent au séjour des morts avec toutes
les nations qui oublient Dieu ».
Étonnante inconséquence, effrayante
indifférence à l'égard de la
volonté clairement
révélée de Celui que nous
appelons Seigneur et Maître et à
l'égard des besoins les plus profonds de
l'âme humaine!
C'était pour ces provinces
lointaines que le missionnaire plaidait, ces
contrées aussi vastes que toute l'Europe qui
n'avaient jamais vu un missionnaire
protestant.
Hudson Taylor posa cette question
pénétrante :
Croyez-vous que chaque unité
de ces millions ait une âme immortelle, et
qu'il n'y ait « sous le ciel aucun autre nom
» que le précieux nom de
Jésus « par lequel
nous puissions être sauvés? »
Croyez-vous que Lui, et Lui seul, soit le Chemin,
la Vérité et la Vie, et que nul ne
vienne au Père que par Lui ? Si vous le
croyez, pensez à la condition de ces
âmes non sauvées et demandez-vous si
vous avez fait tout ce que vous pouviez pour Le
leur faire connaître.
Vous avez beau dire que vous
n'avez pas reçu de vocation définie
pour vous rendre en Chine. Devant les faits que je
vous ai cités, vous devriez plutôt
vous assurer que vous avez un appel spécial
pour rester chez vous. Si, sous le regard de Dieu,
vous ne pouvez pas affirmer qu'il en soit ainsi,
pourquoi désobéissez-vous au Seigneur
qui vous commande d'aller? Pourquoi refusez-vous de
« venir au secours de l'Éternel contre
les hommes puissants » ? Si néanmoins
il est parfaitement clair que le devoir - je ne dis
pas vos goûts, votre plaisir ou vos affaires
vous retienne ici, travaillez-vous par la
prière autant que vous le pouvez pour ces
créatures malheureuses ? Employez-vous toute
votre influence pour avancer la cause de Dieu au
milieu d'elles ? Vos biens sont consacrés
d'une manière telle qu'ils puissent aider
à les sauver ?
Rappelant une expérience dont le
douloureux souvenir lui restait,
ineffaçable, Hudson Taylor raconta
l'histoire d'un converti de Ningpo qui, dans la
joie de sa foi récemment éclose, lui
demandait :
- Depuis combien de temps
connaît-on cette Bonne Nouvelle dans votre
pays ?
- Depuis longtemps, fut la
réponse évasive, depuis des centaines
d'années.
- Des centaines d'années!
s'écria l'ancien chef bouddhiste, et vous
n'êtes jamais venu nous la dire!
- Mon père cherchait la
vérité, ajouta-t-il tristement, il
l'a cherchée longtemps et il est mort sans
l'avoir trouvée. Oh! pourquoi
n'êtes-vous pas venus plus tôt?
Dirons-nous que la voie
n'était pas ouverte ? continua l'orateur. En
tous cas, maintenant elle est ouverte. Avant la
prochaine conférence de Perth, douze
millions de Chinois de plus auront passé
dans l'éternité! Que faisons-nous
pour leur apporter la nouvelle de l'amour
rédempteur ?
Le Seigneur Jésus donne
à chacun de nous cet ordre : « Allez
» Il dit : « Allez dans tout le monde et
prêchez l'Évangile à toute
créature. » Oserez-vous lui
répondre : « Cela me dérange ?
» Lui direz-vous que vous êtes
occupé à pêcher, que vous avez
acquis un champ, acheté cinq couples de
boeufs, épousé une femme, ou que,
pour d'autres raisons, vous ne pouvez obéir
? Accepterait-Il de semblables excuses ? Avons-nous
oublié « qu'il nous faut tous
comparaître devant le tribunal
de Christ ». que chacun de
nous recevra suivant ce qu'il aura fait dans son
corps ? Oh ! souvenez-vous de prier, de travailler
pour les millions de Chinois non
évangélisés, ou vous
pécherez contre vos propres
âmes.
L'impression produite par ce
plaidoyer fut si profonde que l'assemblée se
dispersa silencieusement. Beaucoup
cherchèrent Hudson Taylor pour s'entretenir
avec lui de son oeuvre et lui offrir de l'aider. Ce
discours eut dans tout le pays un immense
retentissement. La plupart des journaux religieux
le reproduisirent. On parlait partout de ce jeune
missionnaire qui, sans aucun appui humain, sans
être soutenu par aucun comité, par
aucune Église, partait pour
évangéliser l'intérieur de
l'immense empire chinois.
Se sentant appelé par Dieu
à cette tâche surhumaine, il s'en
allait avec un calme parfait et la certitude que le
Seigneur lui ouvrirait la voie. En présence
d'une telle foi, tous avaient l'impression qu'un
prophète s'était levé parmi
eux. Une des plus grandes églises se remplit
d'auditeurs avides d'entendre parler plus en
détail de la Mission projetée.
D'autres occasions s'offrirent, et ces
réunions procurèrent à Hudson
Taylor des amis nombreux qui furent pour lui de
fidèles soutiens. Pendant de longues
années, beaucoup se souvinrent avec
reconnaissance de leur rencontre avec ce serviteur
de Dieu à la Convention de Perth en
1865.
Un prophète, avons-nous dit ;
non pas un rêveur ou un utopiste, mais un
homme de Dieu, tranquille, pratique, puissant dans
la prière, dont les paroles avaient du poids
et de l'influence, (lui avait été
amené, comme nous allons le voir, par sa foi
et ses expériences intimes,
c'est-à-dire par l'Esprit de Dieu, à
lancer de cette manière inattendue l'oeuvre
de la Mission à l'Intérieur de la
Chine.
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