HUDSON TAYLOR
NEUVIÈME PARTIE
TRÉSORS DE
TÉNÈBRES
1868-1871
CHAPITRE 56
« ... N'aura jamais soif »
1870-1871
« Mes jours de soif sont finis. »
Hudson Taylor l'avait senti, l'avait dit, l'avait
écrit cet été même, en
se réjouissant comme jamais auparavant dans
la promesse du Sauveur : « Celui qui vient
à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit
en moi n'aura jamais soif. » Mais cela
serait-il vrai maintenant que ce qui faisait la
joie de sa vie, du point de vue terrestre, lui
était enlevé et qu'il ne lui restait
rien qu'une douloureuse solitude et le silence?
Cela se révélerait-il juste,
maintenant que, sous la pression des
difficultés qui l'assaillaient de toutes
parts, sa santé commençait à
chanceler? Accablé d'insomnies, il
était à peu près incapable de
faire face à la souffrance, sans parler des
travaux de chaque nouvelle journée. Si
jamais fut mise à l'épreuve la
puissance de Christ pour répondre aux
besoins les plus profonds du coeur, ce fut bien
dans cet homme, dépouillé de tout ce
qui avait été son bonheur : femme,
enfants, home, santé, et laissé avec
les responsabilités d'une importante
Mission, dans un pays si
éloigné.
À la réception de la
terrible nouvelle, M. et Mme Judd accoururent
auprès d'Hudson Taylor. Ils
trouvèrent leur enfant, confié aux
soins de Mme Taylor, en si bonne santé
qu'ils eurent peine à le reconnaître ;
mais celle qui avait pris de lui un soin tout
maternel et l'avait rappelé à la vie
reposait maintenant sous le gazon, à
côté de son propre
bébé.
Je n'ai pas besoin de vous dire
combien nous l'aimions, écrivait M. Judd
à des amis en Angleterre. Nos coeurs sont
déchirés, mais nous nous sentons
incapables de parler d'elle à M. Taylor. La
joie qu'il éprouve dans le Seigneur
Jésus est si évidente que nos paroles
à nous sont inutiles. Dieu est son refuge et
sa force. Il l'a préparé, ces
derniers mois, à ce terrible coup en lui
donnant toujours plus de Sa plénitude.
Peu de jours avant son grand deuil,
alors qu'il n'y avait pas de danger
immédiat, Hudson Taylor écrivait
à sa mère :
Je trouve un bonheur et un repos
croissants dans la pensée que toutes choses
sont réellement entre les mains de notre
Père et qu'Il les dirige toutes. Ce qu'Il
fait est toujours ce qu'il y a de
meilleur.
Il achevait cette lettre le 4
août, c'est-à-dire quelques jours
après la mort de sa femme :
Je viens de relire ma lettre, et ma
conviction n'a pas changé; au contraire,
l'épreuve l'a affermie. Du plus profond de
mon âme je me réjouis de savoir que
Dieu fait ou permet toutes choses, et fait tout
concourir au bien de ceux qui L'aiment. Lui, et Lui
seul sait ce que ma chère femme était
pour moi : la lumière de mes yeux, la joie
de mon coeur Presque à la dernière
minute de sa vie, alors que ses lèvres ne
pouvaient plus parler, elle passa une de ses mains
autour de mon cou et mit son autre main sur ma
tête, pour implorer sur moi une
bénédiction, autant que j'ai pu le
comprendre... Dieu a vu qu'il était bon de
la reprendre; bon pour elle assurément, et
Il l'a fait tout doucement, sans souffrance; mais
bon aussi pour moi qui suis appelé
désormais à travailler et à
lutter seul - non pas seul toutefois, car Dieu est
plus près de moi que jamais. Et maintenant
c'est à Lui que je dois confier toutes mes
tristesses et mes difficultés, ne pouvant
plus les dire à ma chère Maria. Comme
elle ne peut plus se joindre à moi dans
l'intercession, j'ai à me reposer dans la
certitude de l'intercession de Jésus. Il me
faut marcher un peu moins par les sentiments, un
peu moins par la vue, un peu plus par la
foi.
Il avait écrit à M. Berger
quelques jours auparavant :
Et maintenant, cher frère, que
dirai-je des voies de Dieu à mon
égard ? Je ne sais pas ! Mon coeur
déborde de gratitude et de louange. Les
larmes de la tristesse se mêlent aux larmes
de la reconnaissance. Quand je pense à la
perte que j'ai faite, mon coeur, tout près
de se rompre, s'élève en
reconnaissance envers Celui qui a
épargné à ma bien-aimée
de telles tristesses et l'a rendue si
inexprimablement heureuse. Mes larmes sont plus des
larmes de joie que de chagrin. Mais surtout je me
réjouis en Dieu, par Jésus-Christ,
dans Ses oeuvres, dans Ses voies, dans Sa
providence, en Lui-même. Il me donne de
connaître par l'épreuve ce qu'est
« la volonté de Dieu, bonne,
agréable, parfaite ». Je me
réjouis dans cette volonté. Elle est
acceptable, elle est parfaite; elle est amour en
action. Et bientôt, en vertu ide cette
même volonté, nous serons
réunis pour ne plus nous séparer.
« Père, je veux que là où
je suis, ceux que tu m'as donnés soient
aussi. »
N'y aurait-il pas, une fois ou l'autre,
chez lui, une réaction, surtout avec la
maladie et les longues nuits sans sommeil?
Combien me paraissaient
pénibles les longues heures de solitude que
j'étais condamné à passer dans
ma chambre ! disait-il plus tard, en parlant de
cette période. Combien me manquaient ma
chère femme, et le bruit des petits pas de
mes enfants, maintenant si loin, en Angleterre !
Alors je compris pourquoi le Seigneur m'avait rendu
si réel ce pas-sage : « Celui qui boira
de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif.
» Vingt fois par jour, quand je sentais cette
soif reparaître, je Lui criais : «
Seigneur, tu as promis ! Tu m'as promis que je
n'aurais jamais soif. » Et quand je L'appelais
ainsi, soit de jour, soit de nuit, avec quelle
rapidité Il accourait toujours et rassasiait
mon coeur attristé ! C'était au point
que je me demandais s'il était possible que
la bien-aimée compagne qu'Il m'avait reprise
jouisse de Sa présence, dans le ciel plus
que je n'en jouissais dans ma chambre solitaire
!
Et il ajoutait :
Savoir que : n'aura signifie :
n'aura, que : jamais signifie: jamais, que: soif
signifie : un besoin quelconque non satisfait, est
une des plus grandes révélations que
Dieu puisse faire à une
âme.
Que peut-on ajouter à des
expériences aussi sacrées? Si ce
n'était que la correspondance de cette
période est trop précieuse pour
être passée sous silence, on
hésiterait à s'introduire dans
l'intimité de cette âme
affligée avec son Dieu. Mais ces lettres ont
un message pour des temps comme les nôtres,
certainement. Laissons-les parler
elles-mêmes.
À M. Berger, le 14 août
:
Il y a peu de mois, ma maison
était pleine de vie. Aujourd'hui elle est
silencieuse : Samuel, Noël, ma
précieuse compagne, avec Jésus; les
aînés de mes enfants loin, bien loin,
et même le petit T'ien-pao à Yangchow
! Souvent, ces dernières années, j'ai
dû quitter les miens, mais il y avait le
retour et quelle joyeuse bienvenue ! Maintenant je
suis seul et pas de retour à attendre !
N'est-ce pas un rêve douloureux ? Les
êtres les plus chers à mon coeur
sont-ils réellement couchés sous la
froide terre ? Ah ! oui, cela est vrai, mais pas
plus vrai que la rencontre qui nous est
réservée et qui ne sera
troublée par aucune larme, par aucune
perspective de séparation nouvelle. Le
désert est pour un peu de temps plus aride,
mais le ciel plus familier. « Je vais vous
préparer une place. » N'est-ce pas une
partie de la préparation de peupler ce lieu
de ceux que nous aimons ?
Et le Maître nous
prépare nous-mêmes en dénouant
les liens qui nous retiennent à ce monde. Il
nous aide ainsi à libérer notre
esprit si attaché à la terre, en
attendant que nous recevions l'appel, soit
personnellement pour être «
présent avec le Seigneur », soit «
lors de la glorieuse apparition de notre grand Dieu
et Sauveur ». « Viens, Seigneur
Jésus, viens bientôt ! » S'Il
tarde à nous accorder ce bonheur, c'est
qu'Il veut le rendre plus complet en rassemblant
les brebis encore égarées dans les
montagnes. Et alors, ne devons-nous pas être
contents nous aussi, et même reconnaissants
de porter un peu plus longtemps la croix en
déployant la bannière du salut ?
Pauvre Chine, combien grands sont ses besoins
!
Depuis ma dernière lettre
j'ai eu une grave attaque de dysenterie. Mes forces
reviennent lentement, je me sens comme un petit
enfant... Mais, avec la faiblesse d'un enfant, j'ai
le repos d'un enfant. Je sais que mon Père
règne.
À Mlle Blatchley, en juillet et
août :
Je ne comprends pas moi-même.
je suis comme un homme qui aurait reçu un
coup d'assommoir... Mais pour le monde entier je ne
voudrais pas que les choses fussent d'une
épaisseur de cheveu différentes de ce
qu'elles sont. Mon Père a ordonné
qu'il en fût ainsi, je suis donc sûr
que c'est pour le mieux et je L'en bénis...
Souvent, mon coeur est près
d'éclater... et avec cela, je pourrais
presque dire que je n'avais jamais su auparavant ce
que c'est que la paix et le bonheur.
Je crois vous avoir
envoyé, il y a quelques semaines, la copie
de quelques notes sur Jean 7/37. Ces pensées
m'ont été vraiment précieuses.
Maintenant j'en vois, bien mieux qu'avant, la
signification profonde. Et je sais une chose : seul
un homme altéré connaît la
valeur de l'eau, et seule une âme
altérée connaît la valeur de
l'Eau vive.
Je n'aurais pas cru possible
qu'Il pût aider et réconforter
à un tel point mon pauvre
coeur.
Je viens de passer trois ou
quatre jours au lit, souffrant du foie... Hier, je
tremblais tellement par suite de la fièvre
que mon lit aussi tremblait sous moi; mais
j'étais transporté de joie en pensant
que j'étais entièrement au Seigneur,
acheté ni par argent ni par or... de sorte
que je n'avais pas sur moi-même le moindre
droit de propriété. Je sentais que si
Dieu voulait que je tremble, je pouvais trembler
pour Lui; s'Il voulait que je brûle de
fièvre, je pouvais l'endurer avec joie par
amour pour Lui.
Il y avait dans la Mission beaucoup de
malades à cette époque. Le plus jeune
des enfants Taylor, le petit orphelin qui seul
était resté auprès de son
père, fut pendant quelque temps entre la vie
et la mort. Il n'y avait d'espoir de le sauver
qu'en lui faisant faire un séjour à
Ningpo et dans l'île de Pudu.
M. Meadows était malade à
Kiukiang, trop loin pour qu'Hudson Taylor pût
aller à son secours. M. et Mme Crombie,
beaucoup plus près, étaient si
épuisés que leur retour
immédiat en Angleterre s'imposait. En les
voyant s'embarquer à Shanghaï, Hudson
Taylor comprit qu'il n'était pas prudent de
les laisser partir seuls. Mme Crombie était
trop malade et il n'y avait aucun médecin
à bord. Le capitaine lui offrit alors le
passage gratuit jusqu'à Hongkong, ce dont il
profita avec reconnaissance. Ce voyage, qui dura un
mois, lui procura un changement d'air et un repos
relatif dont il avait le plus grand besoin.
Par l'intermédiaire de Mme
Crombie, il envoya à ses trois enfants (une
fillette de trois ans et deux garçons de
huit et de neuf ans), avec quelques cadeaux, une
lettre dont voici quelques extraits :
Si vous saviez combien Papa pense
à ses chéris et combien souvent il
regarde vos photographies, jusqu'à ce que
ses yeux soient remplis de larmes ! Quelquefois, je
me sens malheureux à la pensée que
vous êtes si loin, mais alors Jésus,
qui ne me quitte jamais, me dit : « N'aie pas
peur, tu sais que c'est ton Père
céleste qui les a pris en Angleterre et qui
a pris maman auprès de son petit Noël
et de Samuel et de Grâce dans la Patrie
céleste. » Alors je Le remercie et je
me sens si heureux de ce que Jésus veut
vivre dans mon coeur et le garder ! Je
désire, mes précieux enfants, que
vous sachiez ce que c'est de donner vos coeurs
à Jésus pour qu'Il les garde chaque
jour... Quelquefois peut-être vous dites
« Je veux essayer de ne pas être
égoïste, méchant ou
désobéissant » et vous n'y
réussissez pas toujours. Alors Jésus
vient vous dire : « Confie-toi en moi. Je veux
garder moi-même ton coeur si tu veux me le
confier. » Et Il le fait.
Il écrivait
régulièrement à Mlle
Blatchley, en lui montrant combien il comprenait
les responsabilités qui pesaient sur elle,
et en insistant sur l'importance de la discipline
envers les enfants. Cependant, son coeur
réclamait de la tendresse à leur
égard et il sentait avec acuité
combien était grande pour eux la perte de
leur mère.
Vous les aimerez d'autant plus,
maintenant, qu'ils ne connaîtront plus jamais
la sollicitude d'une mère. Dieu vous aidera
à les supporter et à essayer de leur
montrer avec amour le bon chemin plutôt que
de leur faire trop souvent des reproches : «
Ne fais pas ceci ou cela ! » C'est là,
je le crains bien, que j'ai le plus manqué.
Efforcez-vous de garder leur confiance et leur
amour, de telle sorte qu'ils vous apportent toutes
leurs peines et vous avouent leurs fautes.
Lui-même aussi s'efforçait
de garder leur confiance et leur amour et il leur
écrivait des lettres toutes simples et
débordantes de tendresse :
Mes trésors chéris...
je pensais ce soir : si Jésus me rend si
heureux en se tenant toujours près de moi
et, en me parlant à chaque minute, bien que
je ne puisse Le voir, combien votre chère
maman doit-elle être heureuse ! Je suis si
content qu'elle soit auprès de Lui... je
serai si content d'aller vers elle quand
Jésus le trouvera bon; mais j'espère
qu'Il m'aidera à être également
content de vivre ici-bas avec Lui, aussi longtemps
qu'Il a quelque chose à me faire faire pour
Lui et pour la pauvre Chine.
Il recommandait à Mlle Blatchley
d'expliquer à ses enfants les
vérités si précieuses que
lui-même avait apprises avec tant de peine et
qui lui semblaient cependant à la
portée des enfants, en raison même de
leur candeur et de leur simplicité. Il
voulait aussi que, dans ses rapports avec les amis
de la Mission, elle s'efforçât surtout
de leur faire connaître la valeur de Christ
et de notre union avec Lui. Il était plus
important de faire du bien à leur âme
et de leur faire comprendre et aimer les intentions
d'amour du Seigneur, que d'obtenir d'eux une
souscription : « Ce qu'il nous faut, ce n'est
pas de l'argent, mais de la puissance
spirituelle... D'ailleurs ceux qui nous aideront de
leurs prières se sentiront d'autant plus
pressés de le faire aussi
pécuniairement. »
À son retour de Hongkong, Hudson
Taylor se hâta d'aller à Ningpo, avec
l'espoir de ramener à Chinkiang son plus
jeune enfant. Mais il le trouva atteint du croup et
dans un état presque
désespéré. Ce fut une dure
épreuve pour lui ; et les affaires de la
Mission réclamaient d'urgence ses soins,
après plus d'un mois d'absence. Aussi,
dès qu'un mieux décisif se fut
produit dans l'état du petit malade, il le
laissa aux soins du Dr Parker, pour faire une
visite rapide à Hangchow et aux stations du
voisinage. Son passage laissa des souvenirs
durables et bienfaisants.
À Hangchow notamment, il y avait
bien des sujets de joie. L'Église
prospérait sous le ministère
fidèle du pasteur Wang-Lae-djün, et
sept évangélistes étaient
à l'oeuvre dans les districts
environnants.
Hudson Taylor, retenu là quelque
temps par ses devoirs
médicaux, jouissait tout
spécialement de la société de
ses anciens amis, M. et Mme McCarthy, et de Mlle
Faulding, qui était presque comme un membre
de la famille depuis l'époque où ils
s'étaient embarqués ensemble pour la
Chine. Les quatre années de travail
missionnaire avaient développé et
approfondi sa vie spirituelle. Âgée
seulement de vingt-sept ans, elle était
déjà une missionnaire très
expérimentée et exerçait dans
toute la ville une grande influence. Les
écoles étaient des plus
prospères du point de vue du nombre des
élèves et des résultats
acquis. Plusieurs des garçons avaient appris
par coeur le Nouveau Testament tout entier,
à l'exception de deux Évangiles, et
un bon nombre d'entre eux étaient devenus
des chrétiens fidèles et donnaient
les plus belles espérances.
Ce fut là que lui parvinrent les
premières lettres d'Angleterre,
écrites après que l'on eût
reçu la nouvelle de son deuil. Rien
n'égala la tendresse de la sympathie de M.
et Mme Berger, qui ressentaient vivement la
grandeur de la perte éprouvée par la
Mission.
Le contenu de votre lettre du 30
juillet nous a atterrés, écrivait M.
Berger, et je me sens impuissant à vous
écrire comme il faudrait... Oh ! que ne
pouvons-nous, ma chère femme et moi, nous
transporter auprès de vous pour partager
votre profonde tristesse !... Le vide serait trop
douloureux, si vous n'aviez pas l'amour et la
communion de Jésus... Mais Il ne saurait
manquer de répandre « l'huile et le vin
de son amour » sur le coeur blessé.
Jéhovah blesse et Il guérit. Il fait
mourir et, Il fait vivre. Et ne pouvons-nous pas
dire qu'Il nous afflige pour notre profit ? De
cette épreuve, la plus grande de votre vie,
il fera certainement sortir quelque inconcevable
bénédiction... Notre Père ne
nous enlève jamais rien pour nous laisser
pauvres.
Hudson Taylor répondait à
ces amis. si chers et si affectueux de
manière à les rassurer sur ses
expériences :
Mille fois merci pour votre
affectueuse sympathie dans mon grand deuil. Je ne
puis pas dire ma perte, car c'est un gain
inexprimable. Elle n'est pas perdue. Elle ne m'aime
pas moins et je ne l'aime pas moins, et ne me
réjouis pas moins en elle. Et jour
après jour, heure après heure,
Jésus tire de Sa plénitude de quoi
apaiser la soif de mon coeur quand je suis le plus
désolé. Dieu seul sait ce que son
absence est pour moi. Il est donné à
bien peu d'époux de goûter douze
années et demie d'une telle communion
spirituelle, d'une telle union dans le travail,
d'un tel amour mutuel... Mais si le vide
était moins grand, je connaîtrais
moins Sa puissance et le réconfort de Son
amour.
Aucun langage ne peut exprimer ce
qu'Il a été et est pour moi. Jamais
Il ne me quitte... Il me donne Sa propre paix, Sa
propre joie... Je me demande souvent s'il est
possible que celle qu'Il m'a reprise éprouve
en Sa présence plus de joie que moi. S'Il
l'a prise au ciel, Il a fait descendre le ciel en
moi, car Il est le ciel... En Sa présence il
y a une « plénitude de joie ».
Parfois, je revis tellement le passé qu'il
me semble entendre la douce voix de ma petite
Grâce, et sentir sur mon sein la tête
de mon petit Samuel ! Et Noël et sa
mère ! Oh ! quels souvenirs doux, et
poignants !... Alors le Seigneur vient et essuie
mes larmes et leur enlève toute amertume. Il
remplit mon coeur d'une joie profonde, indicible...
Je n'ai jamais été aussi heureux,
chère Mme Berger. Je sais que vous
sympathisez avec moi, et il me faut vous parler de
Son amour.
Les difficultés résultant
de la situation politique si troublée de
l'année 1870 n'étaient pas aplanies.
Les massacres de Tientsin, dans lesquels vingt et
un Européens avaient péri, parmi
lesquels des Soeurs de Charité et le Consul
de France, n'avaient encore reçu aucune
réparation. Les autorités chinoises,
sachant que l'Europe était plongée
dans la guerre, ne faisaient rien pour combattre
les sentiments d'hostilité du peuple envers
les étrangers. Les Chinois étaient
persuadés que la conscience de leur
culpabilité, ou celle de leur faiblesse
empêchait seule les représentants des
puissances européennes de tirer vengeance
des auteurs de ces crimes. Ils étaient
sûrs que les étrangers
détestés mangeaient réellement
les petits enfants et qu'ils étaient
maintenant impuissants à se
défendre.
Il n'est pas surprenant que la tension
nerveuse produite par ces troubles prolongés
ait conduit tel ou tel missionnaire isolé
à quitter trop facilement son poste.
C'était pour Hudson Taylor une grande
tristesse, mais il connaissait trop la faiblesse de
son propre coeur pour juger ses jeunes
frères auxquels le courage avait
manqué. Il cherchait, au contraire, a
relevé leur foi et, à l'occasion du
dernier jour de l'année, consacré
comme d'habitude au jeûne et à la
prière, il adressa à tous ses
collègues le message suivant :
L'année écoulée
(1870) a été remarquable à
maints égards. Peut-être chacun de
nous a-t-il été mis, plus ou moins,
en face du danger, des perplexités et de la
détresse. Mais le Seigneur nous a
délivrés de toutes ces choses.
Quelques-uns d'entre nous -, qui avons bu la coupe
de l'Homme de douleurs plus complètement
qu'auparavant, - pouvons rendre
témoignage que cette année a
été bénie pour notre
âme, et nous en rendons grâces à
Dieu. Pour moi personnellement, elle a
été également l'année
la plus douloureuse et la plus, bénie de ma
vie, et je ne doute pas que d'autres n'aient fait
la même expérience, à divers
degrés. Nous avons éprouvé la
puissance et la fidélité de Dieu pour
nous soutenir dans nos angoisses, nous donner la
patience dans les afflictions et nous
délivrer du danger. Même si de plus
grands dangers nous attendent et si de plus
profondes tristesses nous sont
réservées, nous irons à leur
rencontre en nous appuyant sur Lui comme tout
à nouveau. Je suis persuadé que nous
avons tous la conviction d'être les
serviteurs de Dieu, envoyés par Lui dans les
divers postes que nous occupons, pour faire Son
oeuvre et non la nôtre. Il nous a ouvert des
portes, nous y sommes entrés, et dans les
jours troublés Il nous a
miséricordieusement gardés. Nous ne
sommes pas venus en Chine parce que l'oeuvre
missionnaire y est sans danger ou facile, mais
parce qu'Il nous y a appelés. Nous n'avons
pas compté sur une protection humaine, mais
sur la promesse de Sa présence. Ni les
difficultés, ni les dangers, ni
l'approbation, ni le blâme des hommes ne
sauraient rien changer à notre devoir. Quel
que soit l'avenir qui nous est
réservé, nous aurons à coeur
de prouver que nous sommes les disciples du Bon
Berger qui n'a pas reculé devant la mort
elle-même. Mais pour manifester ce calme de
la foi alors, il nous faut chercher la grâce
nécessaire dès
maintenant.
Le surmenage d'Hudson Taylor
était tel à ce moment-là que,
depuis son départ d'Angleterre avec le
Lammermuir, il n'en avait connu de semblable.
L'absence de Mme Taylor et de Mlle Blatchley se
faisait toujours plus cruellement sentir. Aussi
fut-il heureux de trouver en M. Fishe,
arrivé en Chine depuis une année, un
précieux auxiliaire qu'il nomma
secrétaire général de la
Mission. Il en était temps car,
malgré la joie dont le Seigneur inondait son
âme, son pauvre corps épuisé
lui rappelait le lien étroit et parfois
humiliant reliant l'une à l'autre. Sa
maladie de foie le privait de sommeil et lui
causait un pénible abattement. Une
dyspnée oppressante le fatiguait beaucoup.
Après les douceurs de la vie de famille dont
il avait joui, il lui était dur de mener une
existence de célibataire. M. et Mme Rudland
avaient été appelés à
Taichow et Mme Duncan avait rejoint son mari
à Nanking. Son plus jeune enfant
étant encore à Ningpo, il n'avait que
deux ou trois jeunes hommes pour compagnons. Mais,
comme il le disait :
Nous n'avons à vivre qu'un
jour à la fois. Aujourd'hui, par la
grâce de Dieu, nous pouvons porter le fardeau
d'aujourd'hui. Demain, nous
serons peut-être avec Lui,
là où il n'y a plus de fardeaux
à porter; ou sinon, Il sera ici avec nous,
et, en Sa présence il y a une «
plénitude de joie », en dépit
des tribulations de ce monde.
Ce temps de dépression dura
plusieurs semaines, car il parlait dans ses lettres
de « jours de tristesse et de nuits
d'accablement », mais aussi de son infaillible
Refuge, « merveilleusement près,
merveilleusement réel
(1) » et il
goûtait, merveilleusement aussi, toute
l'efficacité et la richesse de la Parole de
Dieu.
« Nous moissonnerons en son
temps, si nous ne nous relâchons pas. »
Ce verset a été pour moi la parole de
saison, je ne sais combien de fois. Plus nous
recourons à la Parole de Dieu, plus nous
trouvons en elle de nourriture et de saveur. On ne
s'en fatigue jamais.
Il est une parole, tombée des
lèvres de notre Seigneur, qui prenait pour
lui un sens toujours plus riche : « Quiconque
boit de l'eau que je lui donnerai... » Cette
promesse de Jésus était écrite
pour lui en lettres lumineuses. Le terme grec
employé montre qu'il s'agit là non
d'un acte occasionnel et passager, mais d'une
habitude continuelle.
N'altérons pas les paroles du
Sauveur, disait-il souvent. Il n'y a pas «
Quiconque a bu » mais « Quiconque boit
». Il ne s'agit pas d'une gorgée d'eau
isolée, ni même de plusieurs, mais
d'une attitude habituelle de l'âme.
L'habitude de venir à Lui avec foi exclut la
possibilité d'une faim et d'une soif non
apaisées.
Il me semble que l'erreur de beaucoup
parmi nous consiste à laisser dans le
passé l'acte de boire tandis que notre soif
continue dans le présent. Ce qu'il nous
faut, c'est boire sans interruption, - et soyons
reconnaissants des circonstances qui nous forcent
à boire toujours plus profondément,
à la source des eaux vives...
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