HUDSON TAYLOR
DIXIÈME PARTIE
LE DIEU DE
L'IMPOSSIBLE...
1872-1877
CHAPITRE 58
La lumière après les
ténèbres
1872-1873
Après une absence de quinze mois, une
sérieuse mise en ordre s'imposait. Personne,
parmi les membres de la Mission, n'avait une
expérience suffisante pour prendre la
direction générale de l'oeuvre. M.
Fishe, chargé de recevoir et de transmettre
les fonds, et qui rendait de précieux
services comme administrateur, avait
été longtemps et gravement malade, de
même que plusieurs de ses collègues.
Il put cependant aller à la rencontre des
voyageurs jusqu'à l'embouchure du Yangtze et
les mettre au courant de la situation. La
présence du directeur de la Mission
était plus nécessaire encore
qu'Hudson Taylor ne l'avait supposé, bien
que les sujets d'encouragement ne fissent pas
défaut, surtout dans les stations du Sud.
Duncan, qui avait occupé le poste de Nanking
avec tant de courage, avait été
obligé, terrassé par la maladie, de
prendre le chemin du pays natal, où il
allait mourir. L'absence de M. et Mme Judd, partis
en congé, et la maladie de M. Fishe,
n'avaient pas permis de suivre l'activité
qui se développait dans la vallée du
Yangtze, et il importait d'y envoyer quelqu'un sans
délai.
M. et Mme Taylor s'embarquèrent
avec tout leur bagage dans une jonque
indigène et se hâtèrent vers
Hangchow. Un chaud accueil les attendait dans la
vieille maison missionnaire chez M. et Mme Mc
Carthy et chez les membres de l'Église, dont
beaucoup devaient, après Dieu, toute leur
vie spirituelle à celle qui revenait
à eux en nouvelle épousée. Six
années vécues en Chine qualifiaient
M. McCarthy pour une tâche plus importante.
Laissant l'oeuvre de Hangchow au pasteur
Wang-Lae-djün, aidé
momentanément par M. et Mme Taylor, il
entreprit avec joie un travail difficile sur le
Yangtze, dans la province de l'Anhwei.
Et maintenant allaient commencer pour le
chef de la Mission des expériences telles
qu'il n'en avait jamais connues de semblables.
Certaines stations avaient souffert de
l'insuffisance ou de la maladie
de leurs conducteurs. Plusieurs ouvriers
indigènes s'étaient lassés ;
quelques-uns même étaient ouvertement
retombés dans le péché. Les
nouvelles qui arrivaient de tous les
côtés étaient loin d'être
réjouissantes ; c'était pour Hudson
Taylor un sujet constant d'humiliation devant
Dieu.
Je n'entreprendrai pas de te dire de
combien de difficultés je suis assailli,
écrivait-il à sa mère, mais
les difficultés sont des occasions
d'éprouver la fidélité de Dieu
que, sans elles, nous ne connaîtrions pas.
C'est pour moi un grand réconfort de me
souvenir que l'oeuvre est la Sienne, qu'Il sait les
moyens de la poursuivre, et est infiniment plus
intéressé que nous à son
succès. « Sa Parole ne retournera pas
à Lui sans effet. » Nous la
prêcherons donc et Lui laisserons le soin des
résultats.
Pauvre Yangchow! Il n'est plus ce
qu'il était jadis. Je reçois de
tristes nouvelles de plusieurs des membres. Mais
ils sont plus à plaindre qu'à
blâmer, car ces jeunes convertis avaient
besoin de quelqu'un pour les paître et
veiller sur eux. Que le Seigneur m'aide à
chercher et à ramener quelques-uns de ces
égarés !
En dépit de la rigueur de l'hiver
et de l'épaisse couche de neige qui
recouvrait le sol, il laissa Mme Taylor à
Hangchow et partit seul. Il se rendit
premièrement à la maison de Chinkiang
où, autrefois, il avait passé en
famille des jours si heureux. Là,
aidé de l'évangéliste, il
s'occupa des chrétiens indigènes, les
invita à dîner avec lui, tenant de
petites réunions afin de ranimer leur vie
spirituelle, s'efforçant surtout de
réconforter les aides chinois. Il voulait
visiter, autant que possible, non seulement les
stations centrales, mais aussi les annexes,
persuadé qu'un fruit béni
couronnerait bientôt ce travail accompli dans
la foi et l'amour. Mme Taylor l'ayant rejoint, il
passa trois mois à Nanking, consacrant
beaucoup de temps à l'oeuvre missionnaire
directe. Chaque soir, il réunissait un
nombreux auditoire au moyen de tableaux et de la
lanterne magique.
Hier soir, écrivait-il, nous
avions au moins cinq cents personnes dans notre
chapelle. Quelques-unes ne sont restées
qu'un moment; d'autres, près de trois
heures. Ce n'est que bien après dix heures
que nous avons pu fermer la salle. Chaque
après-midi, des femmes viennent nous voir et
nous entendre.
Après Nanking, il fit des
séjours analogues à Yangchow et
à Chinkiang, avant de s'avancer vers les
nouvelles stations en remontant
le fleuve. Ainsi les païens, comme les
chrétiens, bénéficiaient de ce
ministère itinérant, car « des
fleuves d'eau vive » jaillissaient du coeur de
cet apôtre. Le contact de cet homme rayonnant
de la joie du Seigneur était pour tous ceux
qui l'approchaient un véritable cordial. Il
ne s'arrêta pas avant que tous les
collaborateurs de la Mission,
évangélistes, colporteurs,
instituteurs et lectrices de la Bible, eussent eu
leur part dans cette restauration. Rien ne la
qualifie mieux que les paroles de l'apôtre
Paul écrivant aux Thessaloniciens : «
J'ai été doux au milieu de vous comme
une mère qui prend un tendre soin de ses
propres enfants. »
Ce travail n'était pas sans
coûter beaucoup de fatigue. À tout
cela s'ajoutait une vaste correspondance et les
charges de la direction générale de
l'oeuvre. C'étaient des déplacements
continuels, été comme hiver, et de
longues séparations pour Mme Taylor qui ne
pouvait toujours l'accompagner. Les connaissances
médicales d'Hudson Taylor étaient
largement mises à contribution, soit pour
les familles missionnaires, soit pour les
indigènes. Dans telle station
éloignée, sur le Yangtze, il trouva
un jour quatre-vingt-neuf lettres qui l'attendaient
et réclamaient une réponse. L'une,
entre autres, demandait des conseils
médicaux détaillés pour
l'enfant d'un aide indigène très
estimé de Chinkiang, nommé Aliang.
Cette tension continuelle, ces voyages, ces
écritures, ces fatigues, Hudson Taylor les
acceptait non seulement avec abnégation,
mais avec joie. N'était-il pas venu,
à l'exemple de son Maître, pour
servir? Sa récompense était de voir
l'oeuvre prospérer et s'étendre, et,
surtout, de voir les aides indigènes
augmenter en nombre. C'était là,
à ses yeux, l'essentiel. Les missionnaires
européens étaient, pour lui, comme
l'échafaudage temporaire,
élevé autour d'un édifice en
construction. Quand celui-ci s'achève,
l'échafaudage est transporté
ailleurs.
Les difficultés et les peines
sont légion, écrivait-il à ses
parents. Elles viennent soit de la nature de
l'oeuvre, soit de celle des ouvriers. Il faut
reprendre l'un, exhorter l'autre, ramener les
égarés, stimuler ceux qui
sommeillent. Mais c'est l'oeuvre du Seigneur. Il
est à même de résoudre tous les
problèmes qui se présentent; à
nous de marcher au jour le jour avec confiance
(1).
Il eut besoin de toute cette confiance
quand, au retour de sa tournée de neuf mois
dans la vallée du Yangtze, il apprit une
nouvelle douloureuse et fort inattendue : Mlle
Blatchley était dans un état de
santé très alarmant. Ses dons, son
dévouement, sa connaissance approfondie de
l'oeuvre entière faisaient d'elle une
collaboratrice indispensable. Mais, surtout, qui la
remplacerait auprès des enfants, dont elle
avait reçu la charge des mains de leur
mère mourante, de cette amie qui lui
était la plus chère au monde? Hudson
Taylor fut d'autant plus affligé qu'il ne
pouvait absolument pas retourner en Angleterre
à ce moment.
C'était là, vraiment, la
goutte faisant déborder le vase trop plein.
Au fardeau de la Mission s'ajoutait celui d'une
diminution sensible des dons. Il était
naturel que la retraite de M. Berger
continuât de se faire sentir, dans ce domaine
comme en d'autres. Tout prospérait entre ses
mains. Pour les amis et les soutiens de la Mission,
il apparaissait comme une partie de l'oeuvre
même, exactement comme l'était Hudson
Taylor. Rompu aux affaires, ses capacités
dans les questions financières et pratiques
étaient inappréciables et les besoins
des ouvriers en Chine lui étaient
constamment présents.
Il ne pouvait pas en être ainsi
avec d'autres amis, bien que leur zèle et
leur sympathie fussent grands. Les membres du
Comité de la Mission à
l'Intérieur de la Chine débutaient,
pour la plupart, dans leur activité ; un
temps d'adaptation, toujours aride,
éprouvait les uns et les autres.
Mais c'était en Chine que les
difficultés demeuraient le plus aiguës.
Quoique loin encore d'avoir les proportions qu'elle
devait atteindre plus tard, l'oeuvre avait pris une
extension considérable. Il y avait cinquante
bâtiments à entretenir, cent ouvriers
à nourrir, y compris les femmes des
missionnaires et les aides indigènes. Avec
les enfants, cela formait un effectif d'au moins
cent soixante-dix personnes, aux besoins desquelles
il fallait pourvoir chaque jour, sans parler des
frais de voyage des missionnaires en congé.
Hudson Taylor n'exagérait donc rien en
estimant qu'il fallait en moyenne cent livres
sterling par semaine, et cela en usant de la plus
stricte économie.
Nos ressources seront bientôt
épuisées, écrivait-il à
M. Hill; mais quelle sécurité il y a
pour nous dans l'assurance que, si les ressources
s'épuisent, Celui qui nous les fournit ne
saurait nous faire défaut. « Le
Seigneur y pourvoira. »
Il y pourvut, en effet, pendant cette
année 1873 qui eût été
une période épuisante et de constante
anxiété s'il n'y avait eu «
cette précieuse ressource de rejeter sur
Lui, jour après jour, heure après
heure, tous les fardeaux, au fur et à mesure
qu'ils se présentaient ».
Il écrivait à une jeune
missionnaire récemment
engagée
Un joaillier se donne plus de peine
pour polir une perle que pour un simple morceau de
verre. Il la soumet à une discipline plus
longue et plus sévère; mais le
résultat, une fois acquis, est un
résultat permanent. De même, si nous
passons comme dans une fournaise pour notre
purification, ce n'est pas seulement en vue d'un
service terrestre, c'est pour
l'éternité !
À propos de la maladie de Mlle
Blatchley, il écrivait à sa
mère :
Aucun mot ne peut traduire ma
tristesse quand je pense à l'issue
redoutée de cette crise. Je sais bien que ce
serait de notre part de l'égoïsme de
nous lamenter sur ce qui serait un gain infini pour
une chrétienne si prête à
partir; mais « Jésus pleura », et
Il n'a pas changé, et Il peut sympathiser
encore avec nous dans nos deuils. Il y a longtemps
que nous prévoyions ce dénouement;
mais pas d'une manière aussi rapide.
J'espérais que notre bien-aimée soeur
nous serait conservée jusqu'à notre
retour en Angleterre et que nous aurions la douceur
de lui prodiguer nos soins. Le Seigneur semble en
avoir disposé autrement, et nous voulons
nous confier en Lui. Il ne saurait se tromper, ni
manquer de faire ce qui sera le meilleur pour elle,
pour nous, pour les nôtres.
La douleur d'Hudson Taylor s'accrut
encore quand, arrivant à Ningpo peu de jours
après, il apprit, par câblogramme, que
Mlle, Blatchley espérait, contre toute
espérance, le retour immédiat en
Angleterre du père auquel elle
désirait remettre directement les chers
enfants dont elle avait reçu la charge. Or,
sa présence en Chine, en ce temps de
pénurie financière, était une
impérieuse obligation. Il se réfugia
en Dieu seul, trouvant là, malgré
tout, « la joie ineffable et glorieuse »
que donne l'abandon à Sa volonté et
la soumission à Ses insondables
décrets.
Quelques mois auparavant, il avait
écrit à l'un de ses collaborateurs
particulièrement éprouvé
:
La seule chose nécessaire est
de mieux connaître Dieu, afin de nous
réjouir en Lui et non en nous-mêmes ou
en nos perspectives d'avenir, ni même dans
l'attente du ciel. Si nous Le connaissons, nous
nous réjouirons de ce qu'Il nous donne, non
parce que cela nous est agréable, ou parce
que cela nous sera utile, mais parce que c'est Lui
qui le donne, Lui qui l'ordonne. De même pour
ce qu'Il nous reprend. Oh ! Le connaître !
Paul pouvait bien dire que tout le reste n'est que
balayure en comparaison de cette précieuse
connaissance. C'est elle qui rend le faible fort,
le pauvre riche. C'est elle qui transforme la
souffrance en bonheur, les larmes en diamants,
comme le rayon de soleil transforme la rosée
en perles. C'est elle qui nous rend
intrépides et invincibles...
Persévérons dans la prière et
le travail. Ne craignez pas la peine, ne craignez
pas la Croix. Elles payent bien.
L'année qui avait apporté
avec elle tant d'afflictions et de tourments allait
se terminer en apportant de magnifiques sujets
d'actions de grâces. « Ne craignez pas
la peine, avait-il écrit, ne craignez pas la
Croix. Elles payent bien. » Elles allaient, en
effet, payer de la manière la plus ardemment
souhaitée.
Hudson Taylor arrivait à Shaohing
au début de décembre. M. Stevenson
était absent ; il visitait ses annexes.
À cent vingt kilomètres plus au sud
environ, dans un district montagneux, le
Saint-Esprit opérait une oeuvre remarquable,
et Hudson Taylor s'associa avec joie à cette
activité. Du haut d'une colline, il avait
compté, autrefois, plus de trente villes ou
villages où jamais le nom de Christ n'avait
été prononcé, et son coeur
s'était ému à la pensée
de ces multitudes vivant et mourant sans Dieu.
À la foule qui l'entourait, il avait
prêché jusqu'à
épuisement, et quand il n'en avait plus
été capable, il s'était
retiré, seul, sur la montagne, pour
répandre son âme devant Dieu en
prière.
Or, voici qu'aujourd'hui ces
prières étaient exaucées. Les
efforts de M. Stevenson en faveur de ce district
n'avaient été, pendant longtemps,
qu'un sujet de découragement. Mais un tour
nouveau se levait sur cette contrée
ténébreuse et cela, en grande partie,
grâce à la conversion d'un homme
remarquable de Chenghsien.
Cet homme, nommé Nying, un des
chefs du Confucianisme, fier de sa science et de sa
situation, n'aurait pas voulu
condescendre à traiter
avec l'étranger venu de temps à autre
dans sa ville prêcher d'étranges
doctrines. Mais il s'intéressait à la
science occidentale et possédait une
traduction d'un livre scientifique qu'il ne
comprenait pas entièrement. Aussi, profitant
d'une des visites de M. Stevenson, il se glissa un
soir vers la maison missionnaire pour parler avec
l'évangéliste du sujet qui lui tenait
à coeur. Le jeune missionnaire se
prêta avec complaisance à cet
entretien ; puis, se tournant vers le Nouveau
Testament placé sur la table, il demanda
à Nying avec simplicité :
- Avez-vous aussi, dans votre
bibliothèque, les livres de la religion
chrétienne?
- Oui, répondit le lettré,
mais pour être franc, je vous avouerai que je
ne les trouve pas aussi intéressants que vos
livres de science.
Cela amena une conversation prouvant que
M. Nying était sceptique, ne croyant ni
à l'existence de Dieu ni à celle de
l'âme la prière, à ses yeux,
était une absurdité.
- S'il y avait un Être
suprême, répétait-il avec
insistance, il serait bien trop grand et trop loin
de nous pour s'occuper de nos petites
affaires.
Patiemment, M. Stevenson essaya, mais
sans succès, de rectifier ses conceptions.
Voyant qu'il était vain d'argumenter, il eut
recours à une simple image : « L'eau et
le feu, disons-nous, sont des
éléments opposés demeurant
inconciliables. L'eau éteint le feu, et le
feu fait évaporer l'eau. Le raisonnement est
juste, mais, pendant que nous parlons, mon
domestique a mis le chaudron sur le feu, et voici,
l'eau est entrée en ébullition et va
me permettre de vous offrir une tasse de
thé.
« Vous dites qu'il n'y a point de
Dieu, ou, alors même qu'il y en aurait un,
qu'il ne pourrait condescendre à
écouter nos prières. Mais,
croyez-moi, si ce soir, en rentrant chez vous, vous
prenez ce Nouveau Testament et si, avant de
l'ouvrir, vous demandez humblement et ardemment au
Dieu du ciel de vous donner son Saint-Esprit pour
vous aider à le comprendre, ce livre
bientôt sera pour vous un livre nouveau, plus
riche qu'aucun autre livre au monde. Essayez, et,
que vous priiez ou non vous-même, moi, je
prierai pour vous. »
Plus impressionné qu'il ne le
voulut, le lettré s'en alla chez
lui.
« C'est pourtant chose
étrange, pensait-il. Si absurde que cela
paraisse, cet étranger
est un homme convaincu et si Plein de sollicitude
pour l'âme d'un inconnu, qu'il va prier pour
moi, - et moi je ne prie pas pour moi-même!
»
Quand il fut seul ce soir-là, M.
Nying, mi-sceptique, mi-railleur, prit le livre en
question. Comment une personne intelligente
pouvait-elle admettre que quelques mots
adressés à un Être invisible,
qui peut-être n'existait pas, pouvaient
rendre intéressant un livre ennuyeux ou
changer quoi que ce fût à la
philosophie de la vie? Pourtant, si
incrédule qu'il fût, il voulut tenter
l'expérience.
« 0 Dieu, s'il y a un Dieu,
s'écria-t-il, sauve mon âme, si j'ai
une âme. Donne-moi Ton Saint-Esprit, et
aide-moi à comprendre ce livre.
»
La soirée s'écoula, et Mme
Nying, entr'ouvrant la porte de la chambre, trouva
son mari absorbé dans son étude.
À la fin, elle se hasarda à lui faire
remarquer qu'il était fort tard.
- Ne m'attends pas, répondit-il.
je suis occupé à des choses
importantes. Et il continua sa lecture.
Le livre était devenu un nouveau
livre en vérité. Heure après
heure, comme il en tournait les pages, un
renouvellement s'opérait en lui. Mais,
pendant des jours, il n'osa pas confesser ce
changement, même pas à ses proches
parents. Sa femme appartenait à une famille
aristocratique dont il encourrait le mépris
s'il devenait chrétien ; sa femme et ses
enfants l'abandonneraient probablement plutôt
que de subir une telle humiliation. Cependant, en
lui, la foi s'allumait. L'admirable Sauveur dont le
livre parlait devenait un être réel,
comme jamais il ne l'eût cru possible. Les
paroles qu'Il avait prononcées au temps
jadis avaient encore vie et puissance. Nying les
sentait agir, le conduisant non seulement à
la conviction du péché, mais à
la paix et à la guérison. Et quelle
joie commençait à jaillir en
lui!
- Quand les enfants seront au lit,
dit-il un jour, enfin, à sa femme, je
t'annoncerai quelque chose.
Il prenait là un parti
désespéré, car il ne savait ni
ce qu'il dirait, ni comment il parlerait. Mais cela
le conduisit à confesser sa foi en Christ,
bien qu'il tremblât de sa
réponse.
Quand le soir fut venu, ils s'assirent
en silence l'un en face de l'autre, de chaque
côté de la table ; et il ne pouvait
entamer le sujet...
- N'avais-tu pas quelque chose à
me dire ? demanda-t-elle. Alors toute crainte
l'abandonna; il confia tout sans bien savoir
comment. Sa femme écoutait avec un
étonnement croissant : le Dieu vivant et
vrai, et non des idoles! Un moyen d'obtenir le
pardon des péchés! Un Sauveur qui
pouvait remplir le coeur de joie et de paix!
À la grande surprise de son mari, elle
l'écoutait avec un intérêt
passionné.
- L'as-tu réellement
trouvé, s'écria-t-elle bientôt
? Oh! combien j'ai désiré le
connaître! Car il doit y avoir un Dieu
vivant. Oui d'autre aurait entendu mon appel au
secours, il y a longtemps, longtemps?
C'était au moment où les
rebelles Taï-ping étaient
arrivés dans la ville habitée par ses
parents, brûlant et pillant tout. Leur maison
avait été ravagée comme les
autres. Beaucoup de gens avaient été
massacrés, beaucoup avaient eu recours au
suicide. Elle-même, sans appui et
frappée de terreur, s'était
glissée dans une garde-robe pour se cacher.
Elle avait entendu les soldats saccager la maison,
s'approchant d'elle de plus en plus.
« Oh, céleste
Grand-père, cria-t-elle dans son coeur,
sauvez-moi. »
Le Dieu vivant et vrai pouvait seul
avoir exaucé cette prière. Les idoles
des temples avaient été impuissantes
à se protéger elles-mêmes de
ces terribles destructeurs. Mais, bien qu'ils
fussent venus dans la chambre même où
elle était blottie, ils avaient
passé, sans la voir, près de la
cachette où elle osait à peine
respirer. Toujours, depuis lors, elle avait
souhaité que quelqu'un lui parlât de
Lui, le Dieu admirable qui l'avait
délivrée.
Avec quelle joie et quelle
reconnaissance son mari lui assura que, non
seulement existait un tel Être,
suprêmement grand et bon, mais que cet
Être avait parlé pour se faire
connaître aux hommes ! Jamais
l'histoire, de l'amour rédempteur ne parut
plus précieuse ; jamais coeur d'homme
ne fut plus heureux de la raconter que celui de
l'ancien et orgueilleux disciple de Confucius,
quand il commença de prêcher Christ
dans sa maison et dans la ville. Il y avait en lui
une ferveur qui déconcertait ceux qui se
moquaient de ses idées nouvelles.
- Vous avez là un disciple qu'il
faudra modérer, disait le mandarin local au
chancelier de l'Université. Il nous
déshonore en prêchant dans les rues
les doctrines étrangères. Lorsque je
lui fis des reproches, il se mit
à me prêcher à moi, et me dit
être si rempli de ce qu'il appelle la Bonne
Nouvelle qu'il ne pouvait la garder pour
lui.
- J'aurai vite fait de le ramener
à la raison, répondit le chancelier
avec suffisance. Laissez-moi faire.
Mais le chancelier ne réussit pas
mieux que le mandarin, et fut réduit
à battre en retraite à la hâte.
Plein d'amour pour sa Bible et soutenu par ses
visites à Shaohing, M. Nying devint
bientôt un prédicateur d'une rare
puissance. Parmi les premiers convertis qu'il eut
la joie de gagner se trouva un homme qui avait
été la terreur de son voisinage.
Aucun acte de méchanceté ou de
cruauté ne répugnait à Lao
Kuen! Quelle puissance avait fait du lion un
agneau ? Nul habitant du village ne pouvait le
dire ; mais le vieux père, traité
autrefois par son fils avec négligence et
dureté, pouvait attester la
réalité de ce changement et, à
la suite de son fils, il fut bientôt un
disciple de Jésus.
La bénédiction se
répandit dans un cercle de plus en plus
étendu, au point d'atteindre le tenancier
d'un établissement de jeu et d'une maison
mal famée d'une ville voisine. Cette
conversion fut même plus remarquable que les
autres, car elle fit bannir de chez lui les tables
de jeu et les personnes de moeurs douteuses et
transformer sa chambre la meilleure et la plus
vaste en chapelle. C'est ainsi qu'il conçut
l'idée de nettoyer et de purifier sa maison
avant de l'offrir, à titre gracieux, comme
lieu de culte. Dix personnes avaient suivi M. Nying
dans sa confession du nom de Christ et dans le
baptême, et beaucoup d'autres cherchaient la
vérité. Aussi, dès
l'arrivée d'Hudson Taylor dans la ville,
tous, les uns après les autres, vinrent
jusqu'à lui et il se vit entouré
d'une compagnie joyeuse et fervente de croyants.
Comment dépeindre cette joie, ces effusions
de coeur, ces conversations, ces chants et ces
prières? Ce fut un petit coin du ciel sur la
terre, un précieux avant-goût de la
récompense au centuple! Une réunion
eut lieu l'après-midi dans la maison de M.
Nying, en présence de sa femme et de sa
fille et, le soir, une autre se fit dans la
chapelle.
J'aurais pleuré de joie,
écrivait Hudson Taylor, en écoutant
ce que la grâce de Dieu avait fait pour eux
tous. La plupart d'entre eux pouvaient parler de
quelque parent ou ami dont ils espéraient la
conversion prochaine. Je n'avais jamais vu cela en
Chine.
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