HUDSON TAYLOR
DIXIÈME PARTIE
LE DIEU DE
L'IMPOSSIBLE...
1872-1877
CHAPITRE 59
« Ne désobéissant pas
à la vision céleste »
1873-1874
Des bénédictions telles que celles
que nous venons de raconter ne pouvaient que rendre
plus intense chez Hudson Taylor la soif d'aborder
de nouvelles provinces encore inoccupées. En
réalité, la vision de ces
innombrables populations
déshéritées n'avait jamais
cessé d'obséder son esprit. Il y
pensait le jour, il en faisait son constant sujet
de prière la nuit. Il écrivait, le
1er janvier 1873, à Mlle Blatchley :
Je vous demande de prier chaque jour
pour que Dieu nous montre quelles provinces nous
devons aborder, et comment le faire. Nous avons
avec nous le Dieu tout-puissant : le Conseiller
souverainement sage pour nous guider, le
Saint-Esprit pour rendre efficace la parole que
nous prêchons. Demandez pour moi une
confiance en Lui plus entière et plus de
hardiesse pour entreprendre de grandes choses.
Tâchez de trouver des amis priant chaque jour
pour que de nouvelles provinces s'ouvrent à
l'Évangile. Il faut que Christ y soit
proclamé. Comment et par qui, c'est à
Lui de nous le montrer.
Le même esprit se retrouve dans
toutes ses lettres :
Priez, ayez confiance. Attendez de
grandes choses de Dieu. Si nous avons une
poignée d'hommes de la bonne trempe, nous ne
tarderons pas à entrer dans plus d'une
province encore inoccupée.
Mais l'année avançait et
l'on ne voyait arriver que peu d'ouvriers et peu de
ressources. Dans ces circonstances, il était
naturel qu'Hudson Taylor attachât une
importance particulière à la
collaboration des chrétiens
indigènes. Aussi s'appliquait-il à
les encourager et à les former pour leur
tâche. Il envisageait de fonder un
collège pour leur préparation et
espérait y parvenir avant longtemps.
Son projet était de placer dans
chaque chef-lieu de district, à
commencer par les capitales de
provinces et de départements, deux
évangélistes indigènes, puis
des colporteurs dans des centres moins importants,
le tout sous la direction d'un missionnaire
expérimenté. Doué d'un esprit
éminemment organisateur, il avait
tracé un plan bien défini, tout en
étant prêt à se laisser diriger
par Dieu et à modifier ses projets suivant
les directives divines. L'essentiel pour lui, et ce
qu'il demandait instamment à Dieu,
c'était des hommes (Chinois ou
Européens) pleins de foi, ayant une
connaissance personnelle de Dieu comme de Celui qui
entend et exauce la prière ; des hommes
d'une forte constitution, habitués à
la vie dure et prêts à agir en contact
aussi étroit que possible avec le peuple,
comme il le faisait lui-même.
Nous nous avançons dans
l'intérieur, écrivait-il à un
membre du Comité. Il est très
difficile d'emporter beaucoup de bagages, ce qui du
reste, en beaucoup d'endroits, serait un
appât pour les voleurs. Quiconque n'est pas
prêt à s'habituer à toutes les
incommodités fera mieux de rester chez lui.
Et encore : Les seules personnes dont nous ayions
besoin ici sont celles qui se réjouissent de
travailler - non de rêver au travail - de
renoncer à elles-mêmes, de souffrir
pour sauver. Nous n'aurons jamais trop de ces
gens-là. Ce sont les joyaux de Dieu et Il
prendra soin d'eux.
Rempli de ces pensées et de ces
projets, il se hâta vers Shanghaï,
à la rencontre de M. Judd et des renforts
qu'il amenait. Il n'existait point encore de home
missionnaire à la côte et justement il
comptait profiter de son voyage pour établir
celui que le développement de l'oeuvre
rendait nécessaire. En attendant, il
recevrait ces jeunes gens dans une auberge
indigène, ce qui lui donnerait une
excellente occasion de juger de leurs
dispositions.
De bonne heure, ce matin de novembre,
les nouveaux venus, informés par des amis de
la présence du directeur de la Mission,
s'étaient mis à sa recherche. Au
tournant d'une rue, M. Judd s'écria : «
Voici M. Taylor. »
Nous n'aurions jamais reconnu M.
Taylor, écrivait M. Baller, sous les traits
de ce petit Chinois assis sur une brouette,
vêtu d'une robe ouatée, la tête
couverte d'un capuchon bien serré à
cause du froid, laissant seulement une petite
ouverture ovale par où l'on apercevait des
yeux, un nez et une bouche. Il portait à la
mode indigène, un grand parapluie chinois.
Avec ces vêtements ouatés, il
paraissait presque aussi large que long, et pour
nos yeux d'Européens, il était
bien la figure la plus
drôle que nous ayons jamais vue. Il nous dit
avoir pris des arrangements pour loger les dames,
et M. Judd chez des amis dans la Concession
française; puis, se tournant vers Henry
Taylor et moi, il ajouta : « Lorsque nous
serons allés jusqu'au vaisseau,
peut-être voudrez-vous bien m'accompagner
à mon hôtel. »
Se doutant peu de ce qui les attendait,
les jeunes gens acceptèrent avec
empressement.
Il est bon de préciser,
continue M. Baller, que Shanghaï, dans sa
partie moderne, est divisée en trois
Concessions : l'américaine au nord, la
française au sud, et l'anglaise au milieu,
toutes sur les rives du Woosung.
Parallèlement à la rivière
court un large boulevard appelé le Bund que
nous suivîmes jusqu'à sa jonction aux
ruelles de la cité chinoise. Des
rangées de jonques bordent la
rivière, où le bourdonnement des
affaires et du commerce est incessant. Là se
trouvent aussi des tas de détritus
malodorants : poissons et légumes pourris,
balayures des rues, aux puanteurs insupportables
pour les gens civilisés.
Arrivés dans la ville
chinoise, M. Taylor se faufila à travers la
foule jusqu'à l'entrée d'un bureau de
poste indigène. Il y pénétra
pour atteindre une petite porte, fermée par
une serrure chinoise, et l'ouvrit en nous invitant
à le suivre. Nous gravîmes un escalier
sombre et fort étroit où nous
trébuchâmes à chaque pas.
Enfin, nous nous trouvâmes dans l' «
hôtel ». C'était une chambre
minuscule, vierge de tout ornement et dont le
mobilier consistait en une table carrée, une
petite caisse couverte de peau et un panier
à vivres indigène. Le long d'un des
côtés courait une estrade sur
laquelle, si je me souviens bien, était
étendu un couvre-pieds. Une fenêtre
s'ouvrait sur la rue, mais, en guise de vitres,
elle n'avait qu'un papier de couleur douteuse, ce
qui constituait un moyen d'éclairage tout
à fait insuffisant.
M. Taylor, nous ayant
invités très poliment à nous
asseoir, nous posa quelques questions relatives
à notre voyage, puis ouvrit sa Bible et lut
le chapitre dix-sept de l'Évangile de Jean.
Enfin, il nous recommanda, dans une prière
fervente, au Seigneur qui nous avait amenés
en Chine.
Résolu à initier le
plus tôt possible ses jeunes amis à la
vie chinoise, Hudson Taylor leur proposa de ne pas
retourner pour déjeuner à la
Concession européenne, mais de manger avec
lui dans un restaurant indigène. Il
était environ neuf heures, et ils marchaient
depuis cinq heures du matin. Aussi
étaient-ils prêts à faire
honneur à cette invitation; auparavant, ils
acceptèrent avec plaisir la proposition de
se laver les mains.
Nous nous demandâmes
comment nous allions nous y prendre, raconte M.
Baller, vu qu'il n'y avait pas trace de lavabo, de
linge ou de bassin. M. Taylor
appela, en langue chinoise, un homme qui, comme
nous le comprîmes, était son
domestique. Celui-ci s'approcha du filet
déposé dans le coin de la chambre et
y prit un plat creux, en bois, et quelque chose
ressemblant à un mouchoir de poche. Laissant
là ce mouchoir, il descendit dans la rue
pour se procurer de l'eau chaude dans un magasin,
et revint avec le plat rempli qu'il posa sur la
table. Puis il trempa le chiffon et, après
l'avoir tordu, il le tendit à M. Taylor.
Nous observâmes la scène avec beaucoup
d'intérêt. À peine M. Taylor
avait-il frotté partout où
c'était nécessaire que le chiffon
était froid. Nouveau trempage; le chiffon,
tordu plus fort, fut appliqué de nouveau sur
la figure et les mains, plutôt pour essuyer
que pour laver. Le mystère était
éclairci : faire beaucoup avec peu de chose.
C'était l'économie et la
propreté combinées. Éponge,
savon, linge, tout était réuni dans
le chiffon magique. Nous nous lavâmes alors
à tour de rôle et trouvâmes
l'opération très bienfaisante, en
partie par sa nouveauté, en partie par ses
effets reposants. Et nous n'eûmes pas le
regret d'alourdir une note d'hôtel... C'est
ainsi que nous commençâmes d'apprendre
que, dans ce pays, l'on peut vivre
économiquement.
- Maintenant, dit M. Taylor,
allons déjeuner.
Nous entrâmes alors dans un
restaurant où la cuisine se faisait sur le
devant de l'échoppe, tandis que les clients
prenaient place en arrière, autour de
nombreuses tables carrées. Notre table avait
certes été neuve un jour, et
probablement propre une fois, mais,
assurément, c'était plusieurs
années avant notre naissance. À
défaut de propreté, elle luisait...
Une paire de bâtonnets furent placés
devant chacun de nous, après que le
garçon les eût soigneusement
essuyés avec la serviette couleur sombre qui
pendait sur son épaule. Heureusement que mon
compagnon et moi nous nous étions
initiés, au cours du voyage, à la
manière de manger des Chinois, et avions
acquis assez d'habileté dans l'usage des
bâtonnets pour saisir un haricot sans le
laisser choir. Grâce à cela, nous
évitâmes, ce matin-là, de
fournir une illustration à la fable du
Renard et de la Cigogne...
Enfin, le moment suprême
arriva : le garçon nous apporta quatre
jattes pleines de riz qu'il plaça devant
nous. Puis vinrent des jattes de légumes
chauds et un grand plat de morceaux de porc gras,
la pièce de résistance de notre
repas. Le domestique de M. Taylor, fidèle
à l'instinct de courtoisie de sa race,
craignait que notre inexpérience ne nous
empêchât de faire un bon repas. Il
choisit les morceaux les plus gras et les plus gros
et, avec un sourire engageant, destiné
à nous encourager dans notre tâche,
les plaça triomphalement au sommet de notre
pyramide de riz. Cela nous, convint au
début, mais, après avoir fait
disparaître successivement quatre ou cinq de
ces morceaux, nous dûmes faire appel à
M. Taylor pour le prier de modérer le
zèle de son généreux
domestique. Celui-ci, brave homme, prit nos faibles
protestations pour un acte de politesse dont il n'y
avait pas à tenir compte et parut
navré lorsqu'il comprit, enfin, que nous ne
voulions plus manger de graisse du pays.
Tels furent notre première
rencontre avec M. Taylor en Chine, notre
première toilette et notre premier repas.
Notre directeur nous donnait ainsi d'emblée
la notion du milieu nouveau où nous allions
vivre désormais. Nous nous habituâmes
aux vêtements chinois, à la nourriture
chinoise, au mode d'existence chinois.
Personnellement, je ne puis être assez
reconnaissant de cette expérience. J'ai,
depuis ce jour, trouvé bien des auberges
plus sales, dans diverses parties de la Chine, et
eu des menus plus grossiers que ceux de «
l'hôtel » de M. Taylor, mais le souvenir
de son exemple m'a tout facilité et a fait
taire en moi tout murmure.
Laissant ces jeunes hommes à
Nanking pour continuer leur préparation sous
la direction de M. Judd, Hudson Taylor courut aux
malades qui le réclamaient et aux stations
qu'il avait à visiter dans le Chekiang. Les
douze millions d'âmes de cette province
pesaient lourdement sur son coeur. Son désir
croissant de s'enfoncer dans l'intérieur du
pays ne lui faisait pas perdre de vue les besoins
des provinces de la côte plus aisément
accessibles, et qui, cependant, manquaient encore
d'ouvriers.
L'oeuvre s'est beaucoup
étendue, écrivait-il à M. Hill
en janvier 1874, et j'espère qu'elle
s'étendra encore... Des soixante-treize
chefs-lieux d'arrondissement de cette province,
quinze sont occupés par des témoins
du Sauveur. Dix ont été ouverts par
nous; cinq par d'autres; quarante-huit sont encore
inoccupés. Dans l'un d'eux, je viens de
louer une maison; dans un autre, j'espère
envoyer demain deux hommes. S'ils
réussissent, il restera encore quatre
préfectures et quarante-six chefs-lieux
d'arrondissement (cinquante villes en tout)
à conquérir pour Christ. Et, en
attendant, combien d'âmes précieuses
auront passé hors de l'atteinte de
l'Évangile! Que le Seigneur nous aide
à être fidèles ! Les besoins de
ma famille, au pays natal, d'une part, et, de
l'autre les besoins des païens qui
périssent ici, me jettent dans une vraie
agonie aux pieds du Seigneur : « Seigneur, que
veux-tu que je fasse ? »
La situation, en effet, était
angoissante. La grave maladie de Mlle Blatchley
avait, nous l'avons vu, privé l'oeuvre de
ses services. Pour la soulager du soin de la maison
et des enfants, Hudson Taylor lui avait
envoyé une de ses meilleures aides, Mlle
Desgraz. Mais celle-ci, ayant un pressant besoin de
repos, ne pouvait assumer les nombreuses
responsabilités dont Mlle Blatchley avait
dû se décharger et personne
n'était à même de combler cette
lacune. Si quatorze mois de dur et patient labeur
avaient beaucoup amélioré la
situation en Chine, il restait
néanmoins, dans plusieurs
stations, des difficultés à
régler et Hudson Taylor soupirait non
seulement après l'affermissement des oeuvres
existantes, mais après de nouvelles
conquêtes. La diminution des ressources, qui
aurait rendu nécessaire sa présence
en Angleterre, la rendait non moins indispensable
en Chine, pour fortifier et encourager ses
collaborateurs, sans parler des multitudes qui
l'entouraient et qui étaient à la
fois si misérables et si faciles à
atteindre!
De Taï-ping, une des villes
encore inoccupées, il écrivait
à M. Hill :
Mon coeur a été
grandement ému par les multitudes qui, en un
jour de marché, remplissaient
littéralement les rues, sur un espace de
trois ou quatre kilomètres, de telle sorte
que nous avions de la peine à avancer. Nous
n'avons pas pu prêcher beaucoup, mais je me
suis retiré à l'écart pour
crier à Dieu d'avoir pitié de ce
peuple et de nous ouvrir une porte.
Sans l'avoir cherché, nous
avons été mis en contact avec quatre
âmes travaillées. Un vieillard m'ayant
reconnu, je ne sais comment, me suivit
jusqu'à notre bateau. Je l'invitai à
entrer et lui demandai son nom :
- Je m'appelle Dzing,
répondit-il; mais la question qui m'oppresse
et à laquelle je ne trouve point de
réponse est celle-ci : Que dois-je faire de
mes péchés ? Nos lettrés nous
disent qu'il n'y a point de vie à venir,
mais je trouve difficile de les
croire.
- Ne croyez rien de pareil,
m'écriai-je, car il y a un avenir sans fin
devant chacun de nous. Nous devons ou être
à jamais consumés dans le feu de
l'enfer, ou jouir pour toujours de la
félicité
céleste.
- Alors que puis-je faire? Que
dois-je faire de mes péchés
?
Chez nous, il eût
été facile de répondre : Crois
au Seigneur Jésus et tu seras sauvé;
mais pour Dzing, cette réponse n'avait aucun
sens, car il n'avait jamais entendu le nom de
Jésus.
- Les uns disent, continua-t-il :
Ne mangez que des légumes (manière de
vivre considérée en Chine comme
très méritoire, en ce qu'elle
épargne la vie des animaux et tient le corps
en bride). Dois-je être
végétarien ou suivre un régime
d'alimentation mixte ?
- Il n'y a pas de mérite
dans un régime ou de péché
dans l'autre, répliquai-je. Car ils
n'affectent Que l'estomac et non le
coeur.
- Ah ! j'ai toujours pensé
qu'il en était ainsi. La question du
péché reste entière. Oh !
Monsieur, couché sur mon lit, j'y pense.
Assis seul dans le jour, j'y pense. J'y pense, j'y
pense toujours; mais je ne sais ce qu'il faut faire
de mes péchés. J'ai septante-deux
ans. Je ne puis m'attendre à finir une autre
décennie. Aujourd'hui ne sait pas ce que
sera demain. Si cela est vrai pour tous, à
plus forte raison pour moi. Pouvez-vous me dire ce
que je dois faire de mes péchés ?
- Oui, certainement, lui
répondis-je. C'est précisément
pour répondre à cette question que je
suis venu de si loin. Écoutez, et je vous
expliquerai exactement ce que vous désirez
savoir. Avec joie, alors, je lui parlai du Dieu
vivant, du Dieu d'amour, notre Père
céleste, lui donnant diverses preuves de Son
amour et de Sa sollicitude
paternelle.
- Oui, interrompit-il, mais
comment pouvons-nous récompenser une telle
bonté. Je ne vois pas comment ce serait
possible. Nos lettrés disent que si nous
adorons le Ciel, la Terre et les idoles à la
fin de l'année, cela suffit. Mais cela ne me
satisfait pas.
- Et vous ne connaissez pas
encore la moitié de nos sujets d'actions de
grâces.
Je lui parlai alors du
péché et de ses conséquences,
de la compassion de Dieu, de l'incarnation et de la
mort du Christ comme notre remplaçant, Lui,
l'innocent, payant pour le coupable, afin de nous
amener à Dieu.
- Ah! s'écria-t-il, et que
pouvons-nous faire pour récompenser une
telle grâce ?
- Rien, absolument rien, sinon la
recevoir gratuitement comme un don de Dieu, ainsi
que nous recevons la lumière du soleil, le
vent et la pluie.
Le pauvre vieillard me parla
alors de toutes les idoles qu'il avait
adorées, et fut accablé à la
pensée du péché qu'il avait
ainsi commis contre le Dieu vivant et vrai. Il faut
du temps pour que l'esprit se fasse au renversement
de tout ce qu'il a cru pendant soixante-dix ans,
Quand mes compagnons revinrent, il écouta
encore l'histoire merveilleuse de la Croix, et nous
quitta, soulagé et réconforté,
mais évidemment tout
désorienté. Il pensait à tout
ce qu'il avait entendu, et fut extrêmement
heureux d'apprendre que nous avions loué une
maison dans la ville et espérions y placer
bientôt des colporteurs
chrétiens.
On devine aisément combien
une telle rencontre faisait brûler
l'âme d'Hudson Taylor, d'autant plus que deux
femmes et un jeune homme, dans cette
ville-là, s'étaient enquis avec le
même intérêt passionné du
Chemin de la Vie, auprès des
évangélistes indigènes. Il
voyait déjà des multitudes accourant,
les jours de marché, des villages voisins,
dans la petite salle, pour se faire instruire et
devenir à leur tour des semeurs de la
vérité. Et la même oeuvre
était à faire dans les cinquante
villes de la province encore inoccupées. Et
puis l'immense au delà! Quand les portes
s'ouvraient ainsi, avait-il le droit de reculer,
pour des raisons d'ordre financier, ou parce que sa
famille semblait avoir besoin de lui au pays
natal?
Tout l'hiver il avait demandé
à Dieu ses directives et, surtout depuis que
M. Judd était revenu avec des renforts, la
conviction s'était
enracinée en lui qu'il fallait aborder de
nouvelles provinces, en même temps
qu'étendre l'oeuvre dans le Chekiang. Dieu
était assez riche pour subvenir aux besoins,
et il voulait L'honorer par une confiance
complète.
Tout récemment, et depuis que
ce livre a été commencé, on a
trouvé dans une Bible que possède le
fils d'Hudson Taylor, la trace de ces
préoccupations. Ce sont quelques lignes
écrites au crayon, au lendemain de sa
conversation avec le vieux Dzing à
Taï-ping.
Taichow, 27 janvier 1874 :
Demandé à Dieu cinquante ou cent
nouveaux évangélistes
indigènes et autant de surintendants
étrangers, qu'il faudra pour aborder les
quatre préfectures et les quarante-huit
chefs-lieux d'arrondissement encore
inoccupés dans le Chekiang; demandé
aussi les hommes nécessaires pour
défricher les neuf provinces
inoccupées. Tout cela au nom de
Jésus. je Te remercie, Seigneur
Jésus, de la promesse sur laquelle Tu me
permets de me reposer. Donne-moi toute la force
physique, toute la sagesse, toute la grâce
dont j'ai besoin pour cette grande oeuvre qui est
la Tienne. Amen.
Ce ne fut que beaucoup plus tard, en
contemplant le chemin par lequel Dieu l'avait
conduit, qu'Hudson Taylor fut impressionné
par le fait que, chaque pas en avant, dans le
développement de la Mission, correspondait
à des temps de maladie ou de souffrance qui
l'avaient conduit à s'abandonner à
Dieu d'une manière toute spéciale. Il
allait en être ainsi maintenant, comme si une
préparation d'esprit plus profonde
était encore nécessaire avant que la
réponse pût lui être
accordée.
Le travail surhumain auquel il
s'était livré explique suffisamment
la sérieuse maladie qui l'arrêta avant
qu'il pût rejoindre son quartier
général provisoire de Fenghwa. Au
coeur de l'hiver, il avait passé des
semaines, en voyage, à travers des montagnes
recouvertes de neige où, parfois, il y avait
à peine un petit sentier taillé dans
le roc. Pendant trois mois, il vit tort peu Mme
Taylor et, lorsque vers le milieu de
décembre, ils eurent la joie de se
rencontrer dans la maison missionnaire encore vide
de Fenghwa, seuls pour la première fois
depuis leur mariage, leur courte intimité
fut troublée par la nouvelle que les Crombie
étaient menacés de perdre le dernier
enfant qui leur restait. Cela voulait dire qu'il
fallait reprendre le bâton du pèlerin
à travers les montagnes. Avant qu'il ne
fût de retour, un autre messager
était arrivé avec
la nouvelle qu'une famille missionnaire tout
entière était atteinte de la petite
vérole. Dès que le porteur
chargé de son mince bagage fut
arrivé, il fallut donc, au milieu de
janvier, repartir et traverser encore des montagnes
neigeuses. C'eût été une
entreprise aventureuse même pour un homme
plus robuste que lui, dont la santé
était encore affaiblie par les soucis que
lui donnaient ses enfants et la baisse des fonds de
la Mission. « Mais le Seigneur règne,
écrivait-il à sa mère, et
aucune épreuve ne saurait m'enlever cette
source intarissable de joie et de force.
»
À peine les malades pour
lesquels Hudson Taylor s'était imposé
tant de fatigues furent-ils en voie de
guérison, que ses propres forces
l'abandonnèrent. Ce fut à grand peine
que, dévoré de fièvre, il put
rejoindre sa demeure de Fenghwa.
Combien incompréhensible
semblait la réponse divine à l'acte
de foi de son serviteur! Pendant des semaines,
celui-ci demeura couché, souffrant et sans
force, incapable de faire, autre chose que de
s'attendre à son Dieu. Il ne se figurait
guère ce que Sa providence lui
préparait. Il savait seulement qu'Il lui
avait montré quelque chose des desseins de
Son coeur ; il savait qu'il partageait en quelque
mesure les compassions de Christ pour les brebis
perdues et que l'amour dont il sentait
l'étreinte était l'amour même
de Dieu. Il ne doutait pas que Dieu ne
trouvât le moyen de réaliser Ses
desseins, bien que jamais il n'eût paru plus
difficile d'étendre davantage le champ
missionnaire.
Dans la Bible ouverte à ses
côtés s'inscrivait la minute de la
transaction passée entre son âme et
Dieu. Il tenait donc sans cesse devant le Seigneur
le projet qu'il avait à coeur et qui
provenait, il en était certain, d'une vision
céleste, ayant la conviction de plus en plus
forte que l'heure voulue de Dieu pour une action
décisive dans les lointaines provinces de
l'Intérieur allait sonner.
Et voici qu'un jour, alors que les
forces du convalescent revenaient lentement, on lui
remit une lettre arrivée d'Angleterre
après une traversée de deux mois.
Elle provenait d'une amie inconnue, Mme Grace, de
Wycombe, Buckinghamshire, dont
l'intérêt pour la Mission était
de date récente :
Mon cher Monsieur, avait
écrit au début de décembre une
main quelque peu tremblante. Je
bénis Dieu. Dans deux mois, j'espère
mettre à la disposition de votre
Comité, en vue d'une extension nouvelle de
l'oeuvre de la Mission à l'Intérieur
de la Chine. une somme de huit cents livres
sterling. Veuillez prendre note que c'est pour de
nouvelles provinces... Je trouve belle la devise
placée en tête de vos accusés
de réception : « L'Éternel notre
bannière; l'Éternel pourvoira !
» Quand la foi est ainsi
déployée et s'accompagne de louange,
je suis sûre que l'Éternel des
armées l'honore.
Huit cents livres pour de «
nouvelles provinces », pour une «
nouvelle extension » de l'oeuvre à
l'intérieur! Le convalescent se demandait
s'il avait bien lu. Qui donc pouvait avoir
écrit ces mots sans connaître le
combat qui s'était déroulé
dans son âme ces derniers mois? Les secrets
de son coeur semblaient se réfléchir
sur cette feuille de papier venue de si loin. Avant
même la prière inscrite dans sa Bible,
cette lettre était partie et, maintenant, au
moment précis où elle était le
plus nécessaire, elle arrivait, porteuse
d'un merveilleux exaucement.
De sa chambre de malade, il se
rendit à la vallée du Yangtze, et ces
journées de printemps virent à
Chinkiang une joyeuse assemblée de
frères. Dans presque toutes les stations,
une nouvelle vie animait la petite troupe des
croyants ; de jeunes convertis indigènes
étaient admis dans l'Église ; et les
ouvriers indigènes croissaient en
grâce et en féconde activité.
L'Église de Hangchow avait envoyé son
premier missionnaire, choisi par elle-même et
soutenu exclusivement par les dons de ses membres.
Partout de nouveaux baptêmes étaient
signalés, entre, autres celui d'un natif du
Hunan, une des provinces inoccupées qui
pesait sur son coeur. De ce néophyte il
pouvait écrire : « Son âme semble
brûler du désir de voir la conversion
de ses compatriotes ». L'on comprend que ces
nouvelles, centralisées à Chinkiang,
où Hudson Taylor avait convoqué ses
collaborateurs pour une semaine de prières
et d'entretiens fraternels, aient pu ranimer les
espérances des missionnaires les plus
anciens et inspirer aux jeunes, qui avaient fort
progressé dans la langue chinoise, l'ardent
désir de faire oeuvre de pionniers. Hudson
Taylor se préparait à remonter le
grand fleuve avec M. Judd, à la recherche
d'une maison qui pût servir de centre et de
point de départ pour la nouvelle Branche
occidentale de la Mission.
Ce n'était pas l'abondance
des fonds qui pouvait expliquer la
note joyeuse et confiante que
les missionnaires faisaient entendre.
Je n'éprouve aucune
inquiétude, confiait Hudson Taylor à
sa mère le 1er mai, quoique depuis un mois
je n'aie pas reçu un dollar pour les besoins
généraux de la Mission. Le Seigneur y
pourvoira.
Citant les paroles d'un cantique
qu'ils chantaient chaque jour dans leurs
réunions : « D'une façon ou
d'une autre, le Seigneur pourvoira », il
écrivait aussi à Mlle Blatchley, un
peu plus tard :
Je suis certain que si nous
attendons simplement, le Seigneur pourvoira... Nous
allons partir, M. Judd et moi, pour examiner la
possibilité d'établir une base
à Wuchang, d'où nous pourrions nous
frayer un chemin en Chine occidentale, selon que le
Seigneur nous le permettra. Nous sommes conduits
à faire cet effort maintenant, vu les
besoins de ces provinces encore inoccupées
et pour lesquelles nous avons reçu les fonds
nécessaires tandis que nous n'en avons pas
pour les besoins généraux de
l'oeuvre... Je ne sais comment nous serons secourus
le mois prochain, bien que je sois assuré
que nous le serons. Le Seigneur ne peut et ne veut
nous faire défaut.
Dans le courant d'avril, il
adressait ces mots à Mme Taylor : « Le
solde en caisse, hier, était de
soixante-sept cents! Le Seigneur règne :
c'est là notre joie et notre assurance.
» Et il disait à M. Baller, quand le
solde était encore plus modeste : «
Nous avons cela et toutes les promesses de Dieu.
»
« Vingt-cinq cents plus toutes
les promesses de Dieu, écrivait ce dernier
en rappelant cette expérience, pourquoi ne
pas se sentir alors riche comme Crésus?
»
Ce qu'Hudson Taylor redoutait
infiniment plus que l'insuffisance des ressources,
c'était que des amis, bien
intentionnés et désireux de lui venir
en aide, fussent tentés de faire des appels
de fonds dans des réunions, ou
d'entreprendre des démarches personnelles
à ce propos, ce qui eût
été contraire aux principes
mêmes sur lesquels était fondée
la Mission. Écrivant à Georges
Müller, au reçu d'un de ses
généreux envois, il s'exprimait ces
termes :
L'oeuvre en général
est très encourageante, et jamais nous ne
fûmes plus heureux dans le Seigneur et
à Son service. Notre foi ne fut jamais
soumise à une plus rude épreuve.
Jamais nous n'avons éprouvé davantage
Sa fidélité.
Et, dans cette position de
dépendance, il trouvait une paix et une
sécurité que ne lui aurait
procurées aucun secours humain.
Immédiatement après la
Conférence de Chinkiang, il faisait part
à l'un des membres du Comité
:
Je regrette vraiment que vous
soyez affligé parce que vous n'avez pas de
fonds à m'envoyer. Ne puis-je pas dire :
« Ne vous mettez en peine de rien ? »
Nous devons économiser avec grand soin ce
que Dieu nous donne, mais, ceci fait, n'ayons aucun
souci quant à un manque de ressources,
réel ou apparent. Après avoir
vécu pendant bien des années en
comptant sur la fidélité de Dieu, je
puis bien dire que les temps de pauvreté ont
toujours accompagné ou
précédé les temps de
bénédictions spéciales. Je
vous supplie de ne parler de nos besoins
matériels à personne, si ce n'est
à Dieu. Quand une oeuvre se met à
mendier, elle meurt. « L'Éternel est
mon berger, je n'aurai point de disette. » Il
a dit : « Ne vous mettez point en peine pour
votre vie en disant : Que mangerons-nous ? ou que
boirons-nous ?... Mais cherchez premièrement
(à promouvoir) le royaume de Dieu et
(à accomplir) sa justice. Tout le reste vous
sera donné par-dessus... » C'est le
doute, frère bien-aimé, et non la
confiance, qui déshonore le
Seigneur.
Il est bon et intéressant de
souligner ici que M. et Mme Taylor contribuaient
largement et de diverses manières à
l'entretien matériel de l'oeuvre. Une partie
considérable de ce qui leur était
donné pour leur usage personnel était
transmise à leurs collaborateurs. Mme Taylor
venait de recevoir en héritage d'un de ses
parents une propriété rapportant
quatre cents livres par an. Cette
propriété fut joyeusement
consacrée au service du Seigneur. À
un ami intime qui élevait quelques
objections quant à la sagesse de cette
détermination, Hudson Taylor écrivait
:
Au sujet de la
propriété que ma chère femme a
donnée au Seigneur pour Son service, je suis
entièrement d'accord avec elle. Je crois
qu'en accomplissant ce geste, elle a fait sien
à toujours ce qui appartenait à son
Maître et qu'Il. lui avait confié pour
l'usage qu'elle en a fait... Nous ne nous attendons
pas à ce que tous voient les choses comme
nous. Nous aurions pu capitaliser le revenu annuel
et employer seulement l'intérêt, mais
alors, je le crains, le revenu eût
bientôt faibli et l'oeuvre en eût peu
profité... Nous n'avons pas l'intention,
pour le moment, de verser le capital ou les
intérêts dans la caisse
générale, mais de les appliquer,
selon les directions du Seigneur, à des
besoins spéciaux auxquels la caisse
générale ne subvient pas. Nous ne
sommes pas des gens sans expérience et sans
connaissance de la valeur de l'argent. Il y a peu
de personnes qui calculent plus que nous, mais dans
nos calculs nous faisons entrer la
fidélité de Dieu. Jusqu'ici nous
n'avons pas été
confus dans notre attente et nous n'avons aucune
crainte quant à l'avenir. Jamais notre foi
n'a été soumise à une plus
rude épreuve qu'à l'heure actuelle.
La maladie de notre bien-aimée soeur Mlle
Blatchley, les besoins de nos chers enfants,
l'état de nos fonds, les difficultés
innombrables que nous rencontrons, seraient pour
nous des charges écrasantes si nous devions
les porter; mais le Seigneur les porte pour nous et
nous porte nous-mêmes. Aussi nos coeurs se
réjouissent plus que jamais en Lui (je n'ai
pas dit en Lui et en une riche
encaisse).
L'autre semaine, j'étais
à Shanghaï et me trouvais en face de
besoins urgents. Les courriers d'Europe
étaient arrivés et ne m'avaient rien
apporté. Je me déchargeai de mon
fardeau sur l'Éternel. Le lendemain, je
m'éveillai dans une disposition d'esprit
quelque peu soucieuse. Mais le Seigneur me donna
cette parole : « Je connais leurs douleurs et
je suis descendu pour les délivrer...
Certainement je serai avec toi. » Ce
même jour, arriva une lettre de M.
Müller qui avait été
envoyée à Ningpo et m'arrivait ainsi
avec un retard considérable. Elle contenait
plus de trois cents livres sterling.
Mes besoins sont grands et
pressants, mais Dieu est plus grand et plus
près de moi encore et parce qu'Il est, tout
est bien, tout sera certainement bien. Oh ! mon
cher frère, quelle joie de connaître
le Dieu vivant, de voir le Dieu vivant, de se
reposer sur le Dieu vivant dans nos circonstances,
même les plus exceptionnelles. je ne suis que
Son instrument. Il aura soin Lui-même de Son
honneur; Il veillera sur Ses serviteurs; Il
pourvoira à tous nos besoins selon Ses
richesses, avec le secours de vos prières,
de l'oeuvre de votre foi et du travail de votre
charité. Quant à savoir s'Il fera
durer plus longtemps l'huile et la farine de la
veuve, ou s'Il en enverra d'autre, ce n'est qu'une
question de détail : le résultat est
certain. Le juste ne sera point abandonné et
sa postérité ne mendiera pas son
pain. En Christ, toutes les promesses sont Oui et
Amen.
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