HUDSON TAYLOR
ONZIÈME PARTIE
MOURIR POUR PORTER DU
FRUIT
1877-1881
CHAPITRE 64
Il marche devant eux
1879-1880
Mme Taylor était arrivée à
Shanghaï. Durant tout son voyage, depuis le
Shansi, elle avait été anxieuse,
quoiqu'elle fût assurée que Dieu la
conduisait. Son mari était-il en route pour
la Chine? Était-il malade et avait-il un
pressant besoin d'elle, comme le lui avait
montré un rêve étrangement
précis? Et comment pourrait-elle l'aider le
mieux?
À seize cents kilomètres
du port où il devait aborder, elle se
sentait douloureusement éloignée ;
quoiqu'il l'eût informée d'avoir
à l'y rejoindre, pour parcourir les
provinces du Nord, elle savait combien il
était improbable qu'il pût
éviter de répondre aux besoins des
populations côtières. L'oeuvre qu'elle
avait entreprise pour les orphelins affamés
était solidement établie. et les
missionnaires de la capitale (Taiyüan) avaient
été rejoints par leurs femmes, de
sorte que sa présence n'était plus
aussi nécessaire. Et son rêve,
ajouté à d'autres indications,
l'avait décidée à franchir les
montagnes et à retourner à
Shanghaï, afin d'être à
portée, quoi qu'il advint.
Tout la poussait à des
prières ardentes et précises en
faveur de son mari. Celui-ci était
tombé si gravement malade qu'un docteur de
Singapour doutait qu'il fût encore en vie en
arrivant à Hongkong. Il décida
cependant de poursuivre sa route, et la nouvelle de
la présence de Mme Taylor à
Shanghaï, alors qu'il la croyait bien loin, le
réconforta et l'aida à achever son
voyage. Ses lettres aussi l'encourageaient.
J'ai placé devant
l'Éternel, écrivait-elle peu
après avoir atteint Shanghaï,
quelques-unes des nombreuses difficultés qui
t'attendent et j'ai pu y penser avec quelque joie.
Quel triomphe ce sera pour l'oeuvre et la puissance
de notre Dieu ! avec quelle clarté nous
distinguerons Sa main ! Puisse-t-Il te garder de
tout souci et te soutenir, dans l'attente des
victoires certaines !
Ne crois-tu pas que si nous ne
laissons aucune influence nous priver de la
communion avec le Seigneur, nous pourrons vivre une
vie de continuels progrès, dont
l'écho nous reviendra de tous les champs de
mission ? J'ai compris, ces derniers mois, que la
partie la plus importante de notre tâche est
celle qui est invisible, sur la montagne de
l'intercession. Notre foi doit remporter la
victoire pour les compagnons d'oeuvre que Dieu nous
a donnés. Ils livrent la bataille visible,
nous devons livrer l'invisible. Devons-nous
ambitionner moins qu'une victoire
perpétuelle quand elle est pour Lui et que
nous luttons en Soli nom ?
Grâce à la chaloupe de M.
Weir, Hudson Taylor fut porté sans fatigue
jusqu'à l'entrée de la Maison de la
Mission, qui était alors au bord du Soochow.
Il trouva toute une société qui
l'attendait. Chacun avait des besoins ou des
problèmes spéciaux à exposer
ou à discuter. M. et Mme Dalziel, qui
avaient la charge de la maison et de
l'administration, ouvraient largement leur demeure
aux marins parmi lesquels une oeuvre encourageante
se poursuivait. Cela convenait parfaitement
à la troupe pleine d'ardeur qu'Hudson Taylor
avait amenée avec lui et dont plusieurs
membres décidèrent de consacrer
à la prière et à la louange la
première nuit qu'ils passaient en Chine. Ils
s'assemblèrent dans une chambre voisine de
la sienne et y passèrent des heures
mémorables et bénies, sans se rendre
compte que, pour le malade, de l'autre
côté de la paroi, c'étaient des
heures d'insomnie et de souffrance. Mais a aucun
prix Hudson Taylor n'eût voulu les
interrompre, bien que ce ne fût guère,
pour lui, la meilleure préparation aux
journées si remplies qui
l'attendaient.
Dans la joie du revoir, il se proposait
de visiter premièrement les stations et
d'aider les trente-quatre nouveaux missionnaires
qui avaient été envoyés
pendant son séjour en Angleterre. Mais
l'effort qu'il fit dépassait ses forces et,
quinze jours après, il fut si malade que sa
vie se trouva de nouveau en danger. Le
médecin conservait peu d'espoir si l'on ne
pouvait immédiatement transporter le patient
dans un climat plus favorable. L'été
approchait. Il était inutile d'essayer de
rester dans la vallée du Yangtze. Le port de
Chefoo, au nord, libre et plus frais, s'offrait
comme le meilleur refuge ; mais, comment
l'atteindre?
Ce fut un voyage angoissant, dès
le lundi soir où l'on s'embarqua, durant les
longues heures du mardi, tandis qu'on
avançait lentement dans
le brouillard épais et que la sirène
résonnait mélancoliquement, et
spécialement durant la seconde nuit. Tout le
lait emporté pour le malade se gâta,
bien qu'il fût bouilli et placé dans
la glacière. Hudson Taylor était si
mal qu'il pouvait à peine prendre quelque
nourriture et sa femme craignait qu'il ne fût
trop faible pour être débarqué
à Chefoo. Si épuisée qu'elle
fût, elle n'osait dormir, car il ne pouvait
faire un mouvement et avait de fréquentes
syncopes.
Dans ma détresse, je criai
à Dieu de m'aider, écrivait-elle
à Mlle Desgraz à Chinkiang. Je Lui
demandai de permettre que mon mari pût
s'alimenter comme nous, ou, de me montrer ce que je
pouvais faire pour lui, ou de le fortifier sans
qu'il prît rien. Je Le suppliai aussi de
dissiper le brouillard et puis, s'Il aimait Son
enfant, de se charger de la responsabilité
que je ne pouvais porter. Je me disais que Dieu est
un refuge et une forteresse. La pensée qu'Il
fait bien toutes choses me réconforta. Alors
je parlai à mon mari et pus le
décider à prendre un peu de
nourriture. Dans la nuit, je lui donnai une tasse
d'arrowroot et, le lendemain, il fut
décidément mieux... Cet
après-midi, je montai sur le pont et
rencontrai un officier avec lequel je pus avoir un
entretien sérieux sur les choses
spirituelles. Je parlai d'abord de
l'amélioration de la température et
il me dit : « Oui, ce fut surprenant; vers
neuf heures trente le brouillard disparut et nous
avons eu un splendide clair de lune. » Or,
c'était entre neuf heures et neuf heures
trente que j'avais prié à ce sujet,
avant d'aller me reposer.
Le lendemain, elle ne put se
défendre de quelque anxiété en
approchant de Chefoo. Le navire ne s'arrêtait
qu'une heure et le temps manquait pour chercher
où l'on pourrait débarquer le plus
aisément. En hâte, Mm' Taylor s'enquit
de l'officier des douanes, un bienveillant
chrétien dont elle avait fait la
connaissance en rentrant du Shansi, mais il ne put
venir à bord. La maladie qui le retenait
chez lui la priva d'une main secourable au moment
où elle en avait le plus besoin. Quelle
douleur d'avoir à transborder sur un sampan
indigène tous leurs effets et de
débarquer son cher malade sans savoir
où aller! Le navire, cependant, serait
arrivé quelques heures plus tôt si le
brouillard s'était dissipé auparavant
et il eût fallu débarquer au milieu
d'une froide nuit. Ainsi, le soleil du matin
était un gage de l'amour de Celui qui avait
marché devant eux et qui connaissait tous
leurs besoins. Étendu dans le petit bateau,
tandis que ses compagnons étaient en
quête d'un logement, combien Hudson Taylor
était loin de se représenter
quel secours et quel
réconfort devaient apporter à ses
collaborateurs sa maladie et sa triste
arrivée ! Il était revenu en, Chine
plein de l'espoir d'étendre son
activité, spécialement en ce qui
concernait l'oeuvre des femmes. Le succès
qui avait répondu aux efforts de Mme Taylor
prouvait que l'intérieur du pays
n'était pas moins accessible au
ministère féminin. Ayant
envoyé sa propre femme, il se sentait
d'autant plus libre d'encourager les autres
à suivre cet exemple. Mais il avait devant
lui une tâche immense, une lourde
responsabilité qui réclamait tout son
temps et toutes ses forces. Ne fallait-il pas
entrer en contact personnel avec les nouveaux
ouvriers et reprendre en mains toutes les anciennes
stations, afin de savoir où le renfort
était nécessaire et qui pouvait le
mieux être employé pour l'oeuvre
d'extension ? Et voici, il était
couché, impuissant ; bien qu'il
l'ignorât, heureusement, de longs mois
devaient s'écouler encore avant qu'il
pût quitter de nouveau ce silencieux
rivage.
Ce rivage de l'attente paisible, quel
secours il allait apporter à la solution
pratique du problème consistant à
faire pénétrer l'Évangile dans
l'intérieur! Des maisons missionnaires,
semées un peu partout, comme des foyers de
lumière et d'amour au milieu du peuple,
voilà ce qu'Hudson Taylor avait hâte
de voir dans tout l'intérieur de la Chine.
Et quel autre problème encore que celui des
petits enfants nés dans de telles demeures,
non seulement pour la joie et l'encouragement de
leurs parents, mais comme inappréciable
apport dans l'oeuvre à laquelle ceux-ci
consacraient leurs vies? Comment répondre au
besoin, qui se ferait sentir dans un proche avenir,
de trouver pour ces petits un climat plus favorable
que les cités de l'intérieur? Comment
organiser leur éducation physique et
intellectuelle pour ne pas les soustraire
complètement à l'influence des
parents devant rester en Chine? Comment assurer de
temps à autre du repos à ces parents
et aux autres membres de la Mission, et une maison
où retrouver la santé dans les cas de
maladie ? Tout cela, il ne pouvait que l'entrevoir
obscurément et il n'imaginait pas encore la
série de bâtisses qui
s'élèveraient sur ce rivage lointain
: hôpital, sanatorium, écoles de la
Mission, foyers heureux et pleins de vie,
d'où découlerait pendant de longues
années une force bienfaisante qui
s'étendrait jusqu'aux
extrémités de la terre.
Mais le Seigneur savait,
prévoyait, préparait tout cela. Ne
répondait-Il pas
déjà aux prières innombrables
qui devaient préparer et entourer chacune de
ces jeunes vies alors que, par amour pour Christ,
les parents ne pouvaient, pour leurs enfants, faire
autre chose que de prier? De tels sacrifices sont
d'un grand prix aux yeux du Père
céleste.
Cependant, Mme Taylor avait reçu
une cordiale bienvenue chez M. Ballard, qui ne
souffrait que d'une indisposition passagère.
C'était un homme jeune, qui venait de se
marier, et il y avait de la place pour les
visiteurs dans sa demeure accueillante. Le groupe
missionnaire y trouva bientôt un vrai
foyer.
À l'abri d'une haute falaise
et tout à fait sur le rivage, c'est ainsi
que Mme Taylor décrivait ce milieu nouveau
pour elle. M. Taylor supporta le voyage mieux que
je ne m'y attendais. Au bout de peu de temps, la
pensée qu'il prenait du repos chez des amis,
dans un endroit aussi agréable, le restaura
et chaque heure amenait une amélioration.
Tout est si calme ici, dans la seule compagnie de
M. et Mme Ballard. M. Taylor peut s'asseoir sur la
véranda, aspirer l'air de la mer et reposer
son regard sur les collines qui entourent la
baie.
L'été suivant fut
particulièrement éprouvant. Rares
sont ceux qui se souviennent d'une saison plus
chaude en Chine. Le travail, tel qu'Hudson Taylor
l'avait conçu, dans la vallée du
Yangtze, lui aurait sans doute coûté
la vie. La maladie de plusieurs de ses
collaborateurs lui faisait désirer ardemment
de partager avec eux le réel bienfait qu'il
tirait de son séjour à Chefoo.
Plusieurs des jeunes missionnaires nouvellement
arrivés y furent d'abord envoyés et
un bâtiment inutilisé, appelé
le Bungalow, fut réquisitionné. Avec
ses trois petites chambres et un magasin vide, il
fut bientôt occupé par un groupe
d'étudiants. Puis on obtint, pour ceux-ci,
des locaux sur le beau promontoire couvert de
villages chinois qui fermait la baie. Il
était temps car, avant même que les
jeunes gens eussent pu l'évacuer, le
Bungalow fut réclamé par d'autres
habitants.
Au loin, à Wuchang, M. et Mme
Judd ployaient sous la tâche et la chaleur
accablante ; ils paraissaient sur le point
d'être, obligés de regagner
l'Angleterre avec leur famille. « Venez ici si
vous le pouvez », leur écrivit Hudson
Taylor, en; leur disant combien
Chefoo avait merveilleusement
répondu à ses propres besoins. Mais
il fallait prier pour que le chemin leur fût
ouvert, car il n'avait, à ce moment, pas
d'argent à leur envoyer pour le voyage.
Dans ces circonstances, M. Judd trouva
une occasion de vendre des meubles
inutilisés ; le montant de la vente lui
permit de descendre le Yangtze, avec sa femme
malade et ses cinq enfants, et d'atteindre le port
où un chaud accueil l'attendait.
Hudson Taylor jouissait presque autant
que leurs parents de voir ces enfants jouer sur la
plage. Il désirait fort procurer le
même repos à d'autres collaborateurs
et à leurs familles, mais aucun logement ne
se présentait, sauf le Bungalow, où
M. et Mme Judd s'accommodaient de leur mieux aux
nécessités du moment. Avec des
caisses ils firent des chaises et des tables et, la
nuit, ils étendaient leur literie chinoise
sur le plancher.
Hudson Taylor était alors si bien
rétabli qu'il crut pouvoir descendre
à Chinkiang où l'Évangile se
répandait. Pendant sa maladie, le Seigneur
Lui-même avait poursuivi Son oeuvre. Son
heure était venue d'ouvrir les portes de la
foi aux femmes qui avaient si longtemps attendu,
dans ces nouvelles provinces. À tout prix,
l'Évangile devait leur être
apporté et les messagers étaient
prêts. Providentiellement, ce furent les
pionniers eux-mêmes qui
préparèrent le terrain. Après
des voyages répétés,
l'intérieur du pays leur devint accessible
comme les districts plus proches de la côte.
Ayant réussi à obtenir des maisons,
ils se sentirent chez eux au milieu du peuple et se
rendirent compte des avantages qu'offriraient des
stations bien établies. Quoi de plus naturel
pour eux que de vouloir se marier et prendre comme
compagnes et aides-missionnaires, dans ces
régions écartées, des femmes
venues du dehors? À cela, Hudson Taylor, qui
avait ouvert la voie, ne pouvait faire aucune
objection. Quand il revint, en août, dans la
vallée du Yangtze, un jeune couple
était déjà parti pour le
Nord-Ouest lointain et d'autres se
préparaient pour de semblables
voyages.
Allant de Chefoo à Shanghaï,
le vaisseau qui portait Hudson Taylor essuya une
épouvantable tempête, et fut bien
près de sombrer. Ce fut un, des plus
terribles typhons qui eussent jamais
été enregistrés dans ces
parages, et le vaillant missionnaire lui-même
était dans la perplexité. Il savait
que le bateau n'était pas solide et, tout en
priant avec ferveur pour le salut de tous les
passagers et du navire, il mit sa ceinture de
sauvetage afin d'être prêt. Puis une
grande paix inonda son âme dans l'assurance
que ses prières, adressées à
Dieu dans le nom de Jésus, seraient
exaucées.
J'eus une bonne nuit, beaucoup plus
calme et reposante que la précédente.
Un peu avant une heure du matin, j'eus l'assurance
que Dieu répondait à la
prière. Avec un vif intérêt,
j'appris de la bouche d'un des officiers que le
baromètre, qui était descendu
très bas, commençait à monter
à une heure du matin. J'avais demandé
à Dieu d'abréger la tempête, si
telle était Sa volonté.
Il passa un mois bien rempli à
Shanghaï et à Chinkiang ; il alla aussi
à Yangchow où il modifia ses anciens
plans en vue de les adapter à une oeuvre
plus conquérante.
Dans chacune de ses lettres à sa
femme, il exprimait sa reconnaissance d'avoir pu
revenir et de constater l'intervention du Seigneur
en tant de points délicats. Son intention
était d'aller à Hankow malgré
une nouvelle vague de chaleur. Puis, la
correspondance s'arrêta. Pour la
quatrième fois en quelques mois, la maladie
parut arrêter définitivement cet
inestimable service chrétien. Mais cette
vie, qui n'avait pas atteint son maximum
d'utilité, fut encore prolongée.
Grâce à ses soins
dévoués, de jour et de nuit, Rudland
réussit à conduire son malade
à Shanghaï, puis, avec un bateau de
cabotage, à Chefoo. Là, le climat
bienfaisant fit à nouveau des merveilles.
Bientôt Hudson Taylor fut amené, par
un projet qui s'imposait à lui, à
passer beaucoup de temps en plein air.
Tandis qu'il jouissait, chaque jour, de
cette longue bande de rivage sablonneux, il ne
pouvait manquer de voir combien il serait important
pour la Mission d'avoir là un sanatorium et,
peut-être, un jour, une école pour les
enfants des missionnaires. Mais il savait par
expérience combien il est difficile
d'acquérir du terrain en Chine. Il se
contentait donc de jeter des regards de
désir sur les collines où un coin,
retiré, un champ de haricots, en pente
douce, offrait un emplacement idéal. Il
devait même s'abstenir de s'y rendre trop
souvent, afin de ne pas en faire hausser le prix,
par la perspective d'une possibilité
d'achat. Or, un jour, tandis qu'il s'y promenait
avec M. Judd et qu'ils en admiraient la situation,
un paysan s'approcha et leur demanda, a leur vive
surprise, s'ils désiraient
l'acquérir. Il offrait, à un prix
raisonnable, précisément ce champ de
haricots convoité.
Le marché fut aussitôt
conclu, avec une extraordinaire facilité,
écrivit M. Judd. L'argent fut compté
et nous prîmes possession du
champ,traversé par un
courant d'eau fraîche. Les voisins se
montrèrent disposés à vendre
aussi de leurs champs, de sorte que nous
acquîmes à bon prix tout ce dont nous
avions besoin.
Comment utiliser le plus
économiquement, en vue d'y bâtir un
sanatorium, le terrain pour lequel Hudson Taylor
s'était contenté de prier? Les
pierres, les briques, le bois de charpente,
apportés de loin, coûteraient fort
cher, et sur place on ne pouvait rien se
procurer.
« Taillons nos pierres et faisons
nous-mêmes nos briques », dit-il,
étant lui-même son propre
architecte.
Nous n'avions, écrivit M.
Judd, aucune expérience de la construction;
nous fîmes tailler des pierres dans le ravin,
et fabriquâmes des briques avec la terre.
Puis nous pûmes utiliser les épaves
d'un navire, le Christian, qui avait fait naufrage
dans la baie. Construit en chêne et en pin de
Norvège, il servit à merveille nos
desseins. Le pont nous fournit les chevrons et la
mâture les grosses poutres. je me souviens
qu'un journal de Shanghaï fit la remarque que
le Christian avait cessé de naviguer pour se
joindre à la Mission à
l'Intérieur de la Chine, D'un autre navire
coulé, l'Ada, nous achetâmes du bois
de teck qui nous servit pour les planchers. Les
boiseries des cabines procurèrent un
splendide buffet. Nous achetâmes des portes,
des serrures, des placards et tout et que nous
voulûmes à deux dollars. le quintal.
Nous adaptâmes les portes aussi bien que
possible, trouvâmes des clefs pour les
serrures et bouchâmes de notre mieux les
trous que les boulons avaient laissés dans
le bois. je ne prétends pas que la maison
fût bien bâtie, mais, étant
donné notre manque d'expérience, elle
allait fort bien. Cinq chambres en bas, cinq en
haut, avec des dépendances et des galeries
de repos, le tout à fort bon compte et les
Européens, étonnés de la
rapidité avec laquelle la maison
s'était achevée, avaient peine
à en croire leurs yeux.
Ce changement complet d'occupation et
les longues heures passées en plein air
contribuèrent beaucoup à fortifier la
santé d'Hudson Taylor.
Quel affairement ! écrivait
Mme Taylor; maçons, faiseurs de briques,
tailleurs de pierres, charpentiers, ont leurs
chantiers. Il faut surveiller les travailleurs pour
éviter les dépenses inutiles et les
erreurs. Les jeunes hommes y trouvent, pour la
langue, une école de premier choix et ils
paraissent deux fois plus robustes qu'à leur
arrivée. L'Évangile est
expliqué tous les jours aux travailleurs,
dans une sorte de culte de famille élargi;
le dimanche ils se reposent, à demi-paie, et
l'on tient pour eux un ou deux
services. C'est une excellente occasion pour nos
jeunes amis de pratiquer l'Évangile, aussi
bien que d'en parler, car leur patience est souvent
mise à une rude épreuve.
Tels furent les débuts des
écoles de Chefoo justement
célèbres aujourd'hui. Deux des fils
de M. Judd, actuellement missionnaires, en ont
été les premiers élèves
et Lao-Chao, un des constructeurs du début,
converti, devint le fidèle chef d'un
nombreux personnel auxiliaire. Peu à peu,
hôpital et maisons privées,
école après école, sanatorium,
sortirent du sol, faisant de ces pentes
ensoleillées, de ce rivage silencieux, le
théâtre d'une joyeuse activité.
Là, sous la direction de maîtres
habiles, la Mission conduit les enfants de
l'école maternelle à
l'université, et leur donne, en même
temps, avec une éducation chrétienne,
tous les avantages possibles de la vie de famille.
Les frères et soeurs se retrouvent
après les heures de classe et les parents
viennent de temps en temps se reposer au
sanatorium.
Au milieu de tous les travaux, Hudson
Taylor ne perdait pas de vue son but principal et,
laissant à M. Judd le soin des
constructions, il repartit, dès que sa
santé le lui permit, pour le poste
avancé de la Mission, à
Wuchang.
Les demoiselles missionnaires qui
étaient parties pour l'intérieur, par
groupes de deux, quelques mois auparavant, se
mettaient à l'oeuvre pour la première
fois Parmi les femmes de l'Ouest et du Nord-Ouest.
Hudson Taylor sentait l'importance de cette
activité. jamais il n'avait pris une
initiative qui nécessitât plus de foi
au Dieu vivant. Quoi! envoyer de jeunes femmes
célibataires, sans défense, au milieu
des dangers, des privations d'une vie rude et
solitaire, dans l'intérieur lointain de la
Chine? Leur faire entreprendre de périlleux
voyages qui duraient des semaines et des mois, les
condamner à l'isolement dans des
cités populeuses, à des centaines de
kilomètres de tout Européen ? La
responsabilité était lourde et il la
sentait vivement. Mais il n'était qu'un
serviteur et non point le Maître. Si des
femmes étaient prêtes à partir
à l'appel de Celui-ci, lui, du moins, ferait
tout pour les aider.
Pendant son voyage avec M. Coulthard en
litière à mulets, de Chefoo au Grand
Canal, Hudson Taylor eut le loisir de
réfléchir et de prier. En trois
semaines et demie, il arriva à Chinkiang par
les chemins les plus raboteux,
logeant dans des auberges si misérables
qu'il fallait disputer aux mulets les oreillers de
paille sur lesquels les voyageurs dormaient.
Malgré la fatigue et le froid de Noël,
le jeune missionnaire, s'il s'éveillait
assez tôt, voyait chaque matin la petite
lumière allumée, témoin de
l'heure paisible qu'Hudson Taylor consacrait
à la Parole de Dieu.
Quand il atteignit Wuchang, nombre de
membres de la Mission s'y trouvaient. Ils se
réunissaient chaque jour pour la lecture de
la Bible et la prière, les coeurs
oppressés par les besoins des travailleurs
isolés, dans les postes avancés.
À seize cents kilomètres en amont du
Yangtze, M. et Mme Nicoll avaient atteint
Chungking, où Mme Nicoll était la
seule étrangère dans la grande
province du Szechwan. M. et Mme Georges Clark
étaient allés, à dix-sept
jours de voyage, jusqu'à la capitale de
Kweichow, où M. Broumton travaillait seul.
Ce dernier poste, extrêmement
éloigné, fort isolé, se
trouvait sur la route que devait suivre M. Trench,
dans un prochain voyage
d'évangélisation. Aussi M. Trench
s'offrit-il à servir de guide aux deux dames
qui désiraient s'y rendre. Mme William
McCarthy dont le mari, désigné, pour
cette province, venait de mourir, ne demandait
qu'à consacrer sa vie à ce qui devait
être leur tâche commune et Mlle Kidd
tenait à l'accompagner.
Le dernier culte pour les recommander
à Dieu fut profondément solennel,
écrit M. Coulthard : nous ne pensions pas au
danger, mais M. Taylor songeait aux
conséquences possibles et son coeur en
était troublé.
Comme la route traversait le Hunan,
où la population était hostile aux
étrangers, M. Baller accompagna la petite
troupe. Quand vint, d'un autre côté,
une demande de secours, aucune escorte de
missionnaires n'était disponible. Il ne
restait que Mlle Wilson, pour accompagner Mlle
Fausset qui, avec un beau courage,
s'apprêtait à faire un voyage de trois
mois en bateau, dans un pays où ne se
trouvait aucun étranger, pour porter secours
à Mme King. L'aspect
vénérable, aux yeux des Chinois, de
Mlle Wilson, âgée et à la
chevelure argentée, permettait à ces
dames de se mettre en route sans escorte. Elles se
déclarèrent prêtes à
partir, sous la seule protection du Seigneur. Ces
mots sont faciles à écrire, plus
faciles encore à lire ; mais ceux-là
seuls qui ont su, par
expérience, ce qu'étaient de tels
voyages, en ce temps-là, peuvent
apprécier cette entreprise. Hudson Taylor le
savait; pourtant il encouragea ces vaillantes
femmes et il assuma la responsabilité de les
laisser Partir.
Ce ne fut pas à la
légère : il loua lui-même le
bateau, et fit tous les préparatifs,
jusqu'à rouler de ses propres mains leur
literie. Il passa à bord la première
nuit, au milieu de la flottille qui encombrait
l'embouchure du Han, partageant la seule cabine
disponible avec un garçon lépreux qui
s'était converti et fut un auxiliaire
inappréciable. Ce ne fut que lorsque le
bateau vogua sur le Han qu'Hudson Taylor,
après avoir prié, se glissa dans son
petit sampan et disparut. Jamais voyageurs ne
furent plus fidèlement escortés que
ces deux servantes de Dieu ne le furent par ses
prières. jour et nuit, il les accompagnait
en esprit ; elles le savaient, et Mlle Fausset
n'oublia jamais l'accent avec lequel il lui dit,
lors de leur première rencontre :
« J'ai prié pour vous des
milliers de fois. »
Une joie inexprimable remplit son coeur
quand il apprit que, dans ces stations lointaines,
les missionnaires gagnaient l'affection du
peuple.
Je ne puis dire, écrivait-il
à sa mère au mois de juillet, avec
quelle joie je vois l'oeuvre s'étendre et se
consolider, dans les régions reculées
de la Chine. Il vaut la peine de vivre et de mourir
pour cela.
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