HUDSON TAYLOR
ONZIÈME PARTIE
MOURIR POUR PORTER DU
FRUIT
1877-1881
CHAPITRE 63
Pour l'amour de Jésus
1877-1879
De tristes nouvelles étaient
arrivées, déjà avant la
Conférence de Shanghaï, des provinces
du Nord menacées de la famine par suite
d'une sécheresse prolongée. Depuis
plusieurs années, les récoltes de
blé et d'autres céréales
étaient insuffisantes, et les lettres
écrites par deux pionniers, lors d'une
seconde, visite à la vaste province du
Shansi, décrivaient la situation comme
très grave. Hudson Taylor vit tout de suite
qu'il y avait là une occasion pour les
chrétiens, non seulement de prêcher
l'Évangile, mais aussi de le pratiquer, et
il eut à coeur de procurer autant. que
possible à MM. Turner et James des fonds
pour secourir les affamés. C'étaient
les deux seuls représentants des Missions
protestantes dans toute la zone
éprouvée, et leurs lettres
Publiées dans le China's Millions ne
pouvaient manquer d'exciter la sympathie. L'effort
à faire était considérable et
devait se prolonger, et c'était là
une raison suffisante à elle seule pour
hâter le retour d'Hudson Taylor en
Angleterre.
Mais les besoins de l'oeuvre en Chine ne
lui permirent pas de partir comme il l'avait
espéré. Les anciens centres de la
Mission et leurs petites Églises n'avaient
pas encore reçu sa visite, et il
était nécessaire qu'il les vit. Dans
le pauvre état de sa santé, ces
visites aux stations du Chekiang, au milieu des
chaleurs intenses de l'été,
étaient particulièrement
éprouvantes. Il avait espéré
achever cette tâche avant la
Conférence de Shanghaï; cette
Conférence était passée et son
retour en Angleterre, qui paraissait si urgent,
demeurait dans un avenir incertain.
Il m'est souvent bien dur
d'être si longtemps séparé de
toi, avait-il écrit à Mme Taylor;
mais quand je pense à Celui qui, pendant
trente-trois ans, est resté loin de son Ciel
et a fini au Calvaire, je me sens honteux de mon
égoïsme.
Et lors de la Conférence
:
J'aime que notre séparation,
pour l'amour de Jésus, nous coûte
quelque chose, soit un réel sacrifice.
Puisse Son coeur aimant l'accepter !
Très fatigué après
la Conférence, et souffrant de
névralgies, s'appliqua à cette
tournée de visite des stations du Chekiang,
avec une compagne de voyage dont la
présence, lui fut très
précieuse auprès des femmes.
Mlle Elisabeth Wilson était en
Chine depuis un an environ. Elle était dans
la force de l'âge quand elle devint
missionnaire, et ses cheveux, blanchis
prématurément, lui donnaient une
physionomie vénérable qui lui
assurait le respect et la sympathie du peuple. Son
arrivée en Chine avait été
pour les étrangers un sujet de vif
étonnement, et l'histoire de sa vocation
vaut la peine d'être racontée.
Toute jeune fille, elle avait
rencontré Hudson Taylor au cours d'une
visite à Londres et elle lui avait
manifesté son ardent désir de
consacrer sa vie à l'oeuvre missionnaire.
Mais on ne pouvait pas se passer d'elle dans sa
famille. Sa soeur venait de se marier et ses
parents, invalides, réclamaient ses soins.
Elle dut donc enfouir dans le secret de son coeur
l'espérance qu'elle avait
conçue.
Les années passèrent,
raconta plus tard Hudson Taylor, et cette jeune
fille au coeur aimant ne laissa jamais
soupçonner à ses parents le sacrifice
qu'elle faisait pour eux; mais jamais non plus elle
ne revint sur le don de sa vie fait au Seigneur
pour le service de la Mission. Au bout de cinq
années, elle commença de se dire :
« Si je dois attendre beaucoup plus longtemps,
j'aurai de la peine à apprendre la
langue.
Mais c'était à Dieu
de choisir son moment.
Dix ans, vingt ans, trente ans
s'écoulèrent avant que le Seigneur
lui rendît sa liberté; mais le voeu de
son coeur était aussi vivant à
cinquante ans que le jour où elle l'avait
formé pour la première fois. Trois
semaines après la mort du dernier de ses
parents, elle écrivait au quartier
général de la Mission à
l'Intérieur de la Chine pour dire sa
résolution de consacrer les jours qui lui
restaient à l'oeuvre missionnaire en
Chine.
C'était un plaisir de voir
l'accueil fait par les femmes chrétiennes
à cette visiteuse inattendue, surtout dans
les stations où il n'y avait pas de darne
missionnaire. Avec leur Nouveau
Testament (le précieux
volume qui avait coûté tant
d'années de travail à Hudson Taylor
et à d'autres), enveloppé dans leurs
mouchoirs de couleur, elles parcouraient des
kilomètres sur leurs pieds minuscules pour
aller à la rencontre des voyageurs, et elles
demandaient instamment à leur « soeur
aînée" de rester au milieu d'elles,
afin d'avoir, aussi bien que les hommes, quelqu'un
pour leur enseigner les choses de Dieu.
Les souvenirs de ce voyage qu'a
laissés Mlle Wilson permettent de se rendre
compte de l'amour avec lequel Hudson Taylor fut
reçu en beaucoup d'endroits,
Spécialement parmi les montagnards dont M.
Stevenson avait été autrefois le
pasteur. Malgré leur pauvreté, ils
lui donnèrent une hospitalité
généreuse, de sorte qu'il n'eut plus
à loger dans les auberges qui l'avaient
reçu jadis.
Pour atteindre quelques-uns de ces
villages, il n'y avait pas d'autre moyen de
locomotion qu'une sorte de chaise à porteurs
suspendue à une perche, que les
chrétiens indigènes chargeaient avec
joie sur leurs épaules, refusant d'une
manière catégorique de recevoir aucun
paiement.
Depuis la dernière visite
d'Hudson Taylor, trois ans et demi auparavant, un
grand vide s'était produit dans les rangs de
la petite communauté chrétienne de ce
beau district. Dieu avait retiré celui qui
avait été le principal instrument de
Son oeuvre, le lettré Nying. Mais la
Vérité qu'il avait fidèlement
proclamée avait germé dans plus d'un
coeur, parfois d'une manière très
remarquable. Ce fut le cas d'un tisserand de
Chenghsien, converti par le moyen d'un fils en la
foi de ce Nying, et cela dans des circonstances
fort curieuses :
C'était un pauvre garçon
orphelin, esclave et souffre-douleur de la famille
qui l'avait adopté. Ayant entendu rire
bruyamment dans la maison contiguë à la
sienne, il quitta son ouvrage et alla furtivement
regarder par un petit trou dans la cloison de bois.
Le fils du voisin, revenu tout récemment de
la ville, racontait ce qui s'y passait. Il se
moquait beaucoup d'un certain individu qu'il avait
entendu haranguer une foule. C'était le
joueur bien connu Tao-hsing, qui avait «
mangé la religion des étrangers
» et dont la vie avait été
totalement changée
(1).
Ce discoureur racontait l'incomparable
histoire de l'enfant prodigue, mettant tout son
coeur dans son récit. Bien que travestie par
celui qui la reproduisait, cette histoire frappa le
pauvre garçon solitaire et
découragé qui n'avait jamais rien
entendu de semblable. Était-il possible
qu'il y eût au ciel un Père qui
aimât de cette manière ?
« Oh ! continuez, continuez »,
cria-t-il presque inconsciemment, quand le
récit fut achevé. « Faites-nous
entendre encore de ces bonnes paroles.
»
L'étonnement et le rire
provoqués par ce cri de l'autre
côté de la paroi lui firent quitter
son observatoire improvisé, mais ce fut pour
aller s'enquérir, auprès du voisin,
de l'endroit où l'on pouvait entendre ce
merveilleux enseignement. Une fois qu'il eut saisi
le divin message, rien ne put l'induire à
abandonner le Sauveur qu'il aimait, bien qu'il ne
l'eût jamais vu. Un soir de l'hiver suivant,
les gens chez lesquels il habitait lui
signifièrent qu'ils ne pouvaient plus
supporter sa nouvelle attitude. Il devait renoncer
à son emploi, à sa maison, à
la fiancée qu'il comptait acquérir
par son travail, renoncer à tout en un mot,
et être jeté à la rue, sans le
sou, - ou en finir avec cette religion
nouvelle.
Quoi! Abandonner Christ? C'était
un terrible sacrifice qu'on lui demandait avec une
vraie fureur. Mais, au milieu de l'excitation
générale, Dieu le garda et il put
répondre sans hésiter que son choix
était irrévocable.
Immédiatement, il se vit jeté dehors,
dans la nuit noire, et entendit verrouiller la
porte derrière lui. Il sentit la pluie
glacée tomber sur sa tête.
Désormais sans abri, il ne lui restait
d'autre refuge que Dieu.
Une semaine ou deux plus tard,
raconte Hudson Taylor, la famille s'aperçut
qu'elle ne pouvait se passer de lui. Après
avoir en vain essayé de lui faire abandonner
le Seigneur, on le reprit dans la maison, et
lorsque nous arrivâmes, il y avait lieu
d'espérer la conversion de plusieurs membres
de cette famille. Vraiment, l'Évangile est
toujours « la puissance de Dieu pour le salut
». Nous n'avons pas lieu d'en avoir honte, ni
de craindre pour ses succès.
Plus au sud, dans la montagne, Mlle
Wilson fut reçue dans plus d'un temple de
village, débarrassé de ses idoles et
donné par son propriétaire pour le
culte chrétien. Onze personnes furent
baptisées dans le temple de Dientsi, pendant
leur visite qui fut une
fête pour la petite Église et pour les
auditeurs empressés qui se réunirent
à cette occasion pour entourer Hudson
Taylor.
Ce qui frappa aussi beaucoup Mlle Wilson
pendant ce long voyage, ce fut l'activité
infatigable déployée par Hudson
Taylor qui, toujours suivi de la serviette de cuir
contenant ses papiers, ne cessait d'écrire
des lettres, de composer des articles pour le
China's Millions, ou de s'occuper des affaires de
la Mission. Il priait aussi continuellement pour
ses collaborateurs, les présentant à
Dieu régulièrement au moins trois
fois par jour et nommant au moins une fois par jour
dans la prière chacun de ses soixante-dix
collaborateurs, sans compter les auxiliaires
chinois.
Pendant ce long voyage de cinq mois,
Hudson Taylor s'attacha particulièrement
à visiter les petites Églises qui
avaient besoin d'être stimulées et les
missionnaires atteints dans leur santé ou
plus ou moins déprimés. Il
accomplissait ce ministère sans
précipitation. Même, s'il ne trouvait
aucune commodité, il demeurait là
tout le temps nécessaire, faisant tout ce
qu'il pouvait pour venir en aide, prenant la
responsabilité du travail quotidien, entrant
en contact avec les croyants et accompagnant les
missionnaires dans les annexes. Dans une certaine
localité où se trouvaient quelques
malades, il n'y avait aucune chambre disponible
pour lui. Mais la famille missionnaire avait un
urgent besoin d'aide et, malgré la chaleur
intense, il y fit un séjour de trois
semaines, dormant dans une véranda, et ne
disposant d'aucune place pour lui-même
pendant la journée.
Il avait formé un projet auquel
il tenait beaucoup en vue d'aider et d'encourager
les petites Églises et leurs conducteurs :
c'était d'organiser une conférence
analogue à celle de Shanghaï qui avait
été si abondamment bénie.
Personne n'avait encore songé à une
réunion de ce genre, mais Hudson Taylor,
convaincu de l'excellence de cette idée, ne
se donna point de relâche qu'elle n'eût
pris corps. Bien que son retour en Angleterre, si
désiré, dût encore en
être retardé, il résolut de
prendre part lui-même à cette
conférence, convoquée à
Ningpo.
Cette assemblée de pasteurs et
d'évangélistes indigènes eut
un succès qui dépassa toutes les
espérances. Trois sociétés
anglaises et trois américaines y furent
représentées. Les
délégués y
vinrent de toutes les parties de
la province et tous les entretiens se firent en
langue chinoise.
C'est une des plus
intéressantes conférences auxquelles
il m'ait été donné d'assister,
écrivait Hudson Taylor. Nous avons
été surpris et réjouis de voir
les capacités déployées par
nos frères indigènes. Quand on pense
que ces hommes étaient, il y a peu
d'années, dans les ténèbres du
paganisme, on ne peut que se sentir
encouragé et attendre de grandes choses dans
l'avenir. Dieu veuille hâter le temps
où de semblables réunions pourront
avoir lieu dans toutes les provinces de l'Empire
chinois !
Enfin, juste avant Noël, toute la
famille fut de nouveau réunie en Angleterre.
On peut juger de la joie des petits et des grands.
Hudson Taylor avait été absent seize
mois. Les plus petits, âgés de deux et
de trois ans, ne pouvaient se souvenir de lui. Les
frères et soeur plus âgés
avaient beaucoup grandi, et une fille d'adoption
était venue étendre le cercle de la
famille ; c'était l'enfant doublement
orpheline de Duncan, le pionnier missionnaire de
Nanking. Avec ces sept enfants, la maison
était plus que remplie et les fêtes de
Noël furent bien douces au coeur du
père.
Ce n'était pas qu'il eût
beaucoup de temps à consacrer aux siens.
Après la visite détaillée
qu'il venait de faire à toutes les stations
de la Mission, il revenait profondément
impressionné par la nécessité
de renforts immédiats. Il fallait encore, et
il les demandait à Dieu, vingt-quatre
hommes, et au moins six femmes, soit trente
ouvriers, à envoyer si possible dans le
courant de l'année suivante (1878). Parmi
les candidats qui attendaient son arrivée,
plusieurs étaient prêts à
partir, et Hudson Taylor fut bientôt
absorbé par des réunions d'adieux qui
le mirent en contact avec beaucoup d'amis.
Je prie en ce moment pour que notre
revenu annuel soit augmenté de cinq mille
livres, écrivait-il en février
à l'un des plus anciens membres de la
Mission, et pour que deux mille livres nous soient
en outre données pour frais
d'équipement et de voyage. Voulez-vous vous
joindre chaque jour à nous dans cette
requête ? Nous nous souvenons chaque jour de
vous devant le Seigneur. Puissiez-vous être
rempli de Son Esprit de manière que tout
votre entourage soit béni par ce qui
déborde. « Ma coupe déborde
», Dieu met ces mots dans notre bouche. Ce
n'est pas à nous de les contredire.
En attendant, chaque courrier apportait
de douloureux détails sur la terrible famine
qui ravageait le Nord de la Chine. En janvier, on
estimait à six millions le nombre de ceux
qui étaient affamés, et les efforts
réunis du gouvernement chinois et du
comité de secours étranger
étaient impuissants à conjurer ce
désastre. Dans des assemblées
publiques et par le moyen de la presse, Hudson
Taylor fit connaître ces faits, et le
résultat fut que des fonds abondants
arrivèrent à la Mission à
l'Intérieur de la Chine, pour cette oeuvre
d'assistance. Mais il fallait plus que de l'argent.
Non seulement des dizaines de milliers mouraient de
faim, mais d'autres milliers étaient vendus
comme esclaves. Des jeunes filles et des jeunes
femmes étaient emmenées comme des
troupeaux par de cruels trafiquants venus du Sud.
Des multitudes d'enfants périssaient, que
l'on aurait pu recueillir dans des orphelinats et
sauver pour le temps et pour
l'éternité. Partout, les femmes, dans
leur détresse, étaient accessibles
comme elles ne l'avaient jamais été.
Assurément le temps était venu, pour
des femmes missionnaires aussi bien que pour des
hommes, de s'élancer en avant dans les
provinces nouvellement ouvertes de
l'intérieur de la Chine.
Mais où était-elle la
servante de Dieu capable de prendre la direction
d'une telle entreprise? Il fallait deux ou trois
semaines pour aller de la côte à la
région dévastée par la famine,
et ce n'était pas une petite affaire. Il
fallait quelqu'un ayant déjà de
l'expérience, quelqu'un connaissant la
langue, quelqu'un qui pût aider les plus
jeunes ouvriers et prendre soin d'eux. En Chine,
personne, dans le cercle de la Mission
n'était libre ou qualifié pour cela.
Et en Angleterre? Ah! c'est ici que la
lumière commençait à se faire
dans l'esprit d'Hudson Taylor. - Mais à quel
prix!
Oui, il y avait quelqu'un qui
réunissait à merveille toutes les
qualités indispensables. Ayant
l'expérience, l'esprit de prière, le
dévouement, une connaissance approfondie de
la langue et la confiance de tous ses
collaborateurs, Mme Taylor répondait
à tous les besoins. Mais comment pouvait-il
l'envoyer après une aussi longue et aussi
récente séparation, alors que la
santé épuisée du missionnaire
réclamait des soins attentifs? Qui eût
osé lui suggérer de quitter ses
jeunes enfants ? - S'il y eut lutte, elle ne fut
pas longue, mais elle fut terrible. Cependant, pour
elle, comme pour lui, cette
lutte ne pouvait aboutir qu'à une seule
issue. Un petit cahier de notes, tout jauni,
raconte le débat. C'est la merveilleuse
histoire que tout coeur chrétien
connaît, Dieu Lui-même
répondant, par Sa Parole, à tous ses
besoins, même à ceux qui ne peuvent
s'exprimer, mais qu'Il ne comprend pas moins
totalement.
Point par point, toutes les
difficultés furent levées, toutes les
questions résolues, si bien qu'elle acquit
la conviction absolue que Dieu avait besoin d'elle,
là-bas, en Chine. Le Seigneur, qui
connaissait toutes ses luttes et qui voulait lui
épargner, plus tard, des doutes cruels, se
plut à multiplier les marques de Son
appel.
Comme Gédéon, Mme Taylor
avait besoin de quelques « toisons » pour
affermir sa propre foi et pour servir de signe
à ceux qui auraient voulu la retenir
à la maison. Elle demanda à Dieu de
lui montrer si elle devait partir, d'abord en lui
donnant de l'argent pour acquérir certains
effets d'équipement qui lui manquaient, et
en outre, en ajoutant à ces
libéralités au moins cinquante
livres, pour lui permettre d'avoir quelque argent
en main à son départ.
Dans l'après-midi du lendemain,
une amie vint voir Mme Taylor et, avant de s'en
aller, lui dit : « Veuillez accepter pour
votre usage personnel un petit don qui vous
permettra de vous procurer ce dont vous pourriez
avoir besoin pour votre voyage. » La somme
ainsi offerte était de dix livres,
c'est-à-dire précisément
l'indemnité accordée à cette
époque par la Mission pour les frais
d'équipement.
Personne, pas même son mari,
n'avait été mis au courant de cette
affaire de « toisons » ; et Mme Taylor
attendait la suite de la réponse divine.
Plusieurs jours se passèrent sans fait
nouveau, et elle se demandait déjà si
le Seigneur ne voulait pas qu'elle se confiât
en Lui sans conditions. Or, un matin, en ouvrant
son courrier, elle trouva une lettre de ses
beaux-parents, contenant justement un chèque
de cinquante livres auquel elle ne s'attendait
nullement.
Elle courut à son mari en lui
disant : « Ces cinquante livres sont à
moi. J'ai sur elles un droit que tu ne connais pas.
» Alors elle lui raconta l'histoire des «
toisons ». Et elle écrivit aux
donateurs :
Nous acceptons ce don avec la plus
vive reconnaissance envers vous et surtout envers
Dieu. J'avais dit au Seigneur : « Cinquante
livres, en ce moment, vaudraient pour moi plus que
toute une fortune en d'autres circonstances. Ce
serait une garantie qu'il serait pourvu à
tous mes autres besoins ». Dans Sa tendre
sollicitude pour ma faiblesse, Dieu m'a
répondu, et soyez sûrs que, lorsque je
serai au loin, le souvenir de ce don sera pour moi
une force et un secours continuels.
Mme Broomhall, soeur d'Hudson Taylor,
qui était absente à ce
moment-là, ayant été mise au
courant du projet de voyage de Mme Taylor, en fut
profondément émue. Bien que
chargée déjà du soin de la
Maison missionnaire et de la réception des
candidats, sans parler de ses propres enfants,
quatre garçons et six filles, elle
n'hésita pas à dire, dans une pleine
confiance en Dieu qui renouvelle chaque jour les
forces de ceux qui se confient en Lui : « Si
Jenny va en Chine, ce sera à moi de prendre
soin de ses enfants. »
Rien n'aurait pu être plus
réconfortant que cette promesse pour Mme
Taylor. Sous une surveillance aussi maternelle,
tous ses enfants, même les petits, pourraient
rester ensemble et son mari pourrait jouir d'une
vraie vie de famille. Mais Dieu réservait
encore à Sa fidèle servante un
dernier encouragement. La veille de son
embarquement (2),
elle reçut une lettre toute pleine de
sympathie pour ses projets. Un vieil ami lui
envoyait un don pour l'orphelinat qu'elle
espérait fonder ; quelle joyeuse surprise
fut la sienne en constatant que le chèque
joint au message s'élevait à mille
livres sterling.
Veuillez l'inscrire comme don
anonyme, disait ce généreux ami.
Cette offrande ne représente pas une
surabondance de richesses, loin de là; mais
si vous-même, pour l'amour de Christ,
acceptez une séparation si douloureuse, moi
je ne puis pas offrir moins que
cela.
Ce fut un grand pas en avant quand,
après les chaleurs de l'été,
Mme Taylor partit de Shanghaï pour gagner la
province du Shansi. Elle avait pour compagnes deux
jeunes personnes
Mlles, Horne et Crikmay ; un
missionnaire déjà
expérimenté, M. Baller, leur servait
d'escorte. jamais encore aucune femme blanche ne
s'était avancée aussi loin dans
l'intérieur. Leur
présence dans ces
régions désolées par la
famine, auxquelles elles apportaient un secours
à la fois matériel et spirituel,
était l'aurore d'un jour nouveau pour les
femmes et les enfants de cette vaste contrée
peuplée de cent quatre-vingt millions
d'âmes.
Quand Hudson Taylor apprit cette
nouvelle par câblogramme, il répondit
:
Je ne puis te dire à quel
point mon coeur et mes prières vous
accompagnent tous. Au Seigneur soit toute gloire !
je bénis Dieu de m'avoir donné une
telle femme, une femme pouvant satisfaire
entièrement mon coeur; pour laquelle le
Seigneur Jésus est au-dessus de son mari,
l'oeuvre du Seigneur plus que toutes les joies
terrestres. Je sais qu'Il bénit et
bénira nos chers enfants; je sais qu'Il te
bénit et te bénira, je sais qu'Il me
bénit et me bénira, ainsi que notre
oeuvre. Et je suis heureux de penser que je ne te
prive pas égoïstement pour ma
satisfaction personnelle du fruit éternel de
la semence que tu répands maintenant.
Qu'elle sera belle, la moisson !
Pour lui, certes, le sacrifice
était coûteux. Aussi longtemps que Mme
Broomhall put aller et venir librement d'une maison
à l'autre, il ne sentit pas le souci de sa
famille peser sur lui, mais quand ses enfants
furent atteints de la coqueluche et qu'il fallut
les isoler, sa responsabilité fut alourdie
de grosses complications. Après des jours
<le rude labeur, il passa maintes nuits de
veille anxieuse auprès des petits,
privés de la présence de leur
mère. Aucun père n'eût pu faire
plus ou mieux que lui, et les tendres soins qu'il
prodigua à ses enfants les
attachèrent à lui par de bien doux
liens, mais ces soins absorbèrent une grande
partie de son temps et de ses forces, alors que
celui-ci et celles-là étaient
déjà si mesurés.
L'exaucement des prières de tant
d'amis afin d'obtenir trente nouveaux ouvriers au
cours de l'année, ajouta encore à ses
occupations. Aux assemblées annuelles de
mai, Hudson Taylor put parler de beaucoup de
candidats dont plusieurs semblaient
exceptionnellement doués, mais l'actif de la
Mission, toutes dépenses payées, ne
s'élevait qu'à trente-neuf livres.
Les quatre mille livres données par Mme
Taylor, avec l'entier assentiment de son mari, pour
l'oeuvre des pionniers dans les provinces de
l'intérieur, avaient suffi pour les deux
années écoulées depuis la
signature du Traité de Chefoo. Mais les
nombreux voyages faits pendant cette période
avaient épuisé les fonds et le revenu
de la Mission n'avait pas grandi
dans des proportions correspondantes.
Était-il sage, dans de telles conditions,
d'envoyer vingt ou trente ouvriers
supplémentaires, même si l'on trouvait
des hommes et des femmes bien qualifiés pour
cette tâche ?
Eh bien, chers amis, répondit
Hudson Taylor, nous avons examiné la
question et voici notre conclusion : Ce n'est pas
avec le revenu ordinaire de la Mission que nous
avons affaire, mais avec Dieu seul. Ce n'est pas
nous qui allons envoyer vingt ou trente nouveaux
missionnaires, ni même un seul; mais nous
demandons à Dieu d'en envoyer vingt ou
trente. Si Lui envoie vingt ou trente missionnaires
consacrés, Il est aussi capable de pourvoir
à leurs besoins qu'Il l'a été
de subvenir, avec un amour fidèle et
infatigable, aux besoins de ceux qui sont partis
avant eux... jusqu'à présent, Dieu a
pourvu à tout... Quant à l'avenir,
si, par Sa grâce, Il nous garde
individuellement fidèles à Lui, nous
n'avons pas besoin d'une autre garantie
(3).
Une lettre écrite quelques
semaines plus tard à sa femme montre combien
il sentait profondément la
responsabilité qui lui incombait comme
directeur d'une Mission dont les progrès
avaient dépassé les désirs et
les espérances de ses fondateurs.
J'ai beaucoup prié et matin
(14 juin), pour avoir un esprit de sagesse et
d'intelligence, un coeur large et un vrai don
d'organisation. Que le Seigneur me mette à
la hauteur de mes devoirs.
Douze ans s'étaient
écoulés depuis la fondation de la
Mission, et à part le temps passé en
mer, jamais Hudson Taylor ne s'était
accordé de vacances. Mlle Waldegrave et Mme
Beauchamp l'ayant invité à se joindre
à leur famille pour un séjour de deux
ou trois semaines dans l'Engadine, et se chargeant
généreusement de tous les frais, le
missionnaire fatigué accepta avec
reconnaissance. C'était la première
fois qu'il venait en Suisse ; aussi savoura-t-il
avec délice la beauté des lacs, des
montagnes, des fleurs des Alpes, et l'air des
glaciers, qui sembla lui donner une vigueur
nouvelle. Avec une prévenance
délicate, ses amis le laissèrent
entièrement libre de ses
mouvements. Il put donc, à son gré,
vaquer à sa correspondance, ou errer dans
les forêts de sapins qui garnissent le flanc
des montagnes. Les affaires de la Mission
continuaient naturellement à réclamer
ses soins. En un seul jour, par exemple, il
reçut vingt-cinq lettres dont la plupart
demandaient une réponse. Cependant,
jouissant du moins d'un repos relatif, il put
écrire plus à loisir à sa
femme, dont l'absence lui était plus
sensible encore, au milieu des splendeurs de la
nature qui l'entourait :
Chaque jour, lui confiait-il, je
regarde dans ma Bible le signet que tu m'as
donné avec ces mots : Pour l'amour de
Jésus. je suis reconnaissant de cette
pensée. Ce n'est ni pour ton plaisir ni pour
le mien que nous sommes séparés, ni
pour gagner de l'argent, ni à cause de nos
enfants. Ce n'est pas même pour la Chine, ni
pour la Mission. Non, c'est pour l'amour de
Jésus. Il en est digne, et Il te
bénit, et Il me fait rencontrer des gens qui
sont tous si aimables pour moi.
Les glaciers surtout l'attiraient. Avec
quelques biscuits dans sa poche et sa Bible pour
toute compagnie, il passait volontiers la plus
grande partie de la journée dans leur
voisinage. Il se sentait ranimé par cet air
vif et pur, et la pensée qu'il devait ce
rafraîchissement physique et moral aux
prières de sa femme doublait le plaisir
qu'il en retirait.
Ses lettres, dans lesquelles il
encourageait sa compagne, « faible instrument
entre les mains du Tout-Puissant », à
être remplie de charité et de patience
pour tous, même pour ceux qui mettaient le
plus à l'épreuve cette patience et
cette charité. exprimaient toutes le
désir ardent qu'il avait de se retrouver
auprès d'elle pour la seconder dans sa
tâche.
Nombreux furent les problèmes qui
occupèrent ses pensées et ses
prières dans ces solitudes alpestres. Il se
rendait compte que la Mission était
arrivée à un point critique de son
histoire. Pour continuer ce qui avait
été si bien commencé dans
l'intérieur du pays, il fallait donner au
ministère féminin une plus grande
extension. Il fallait des femmes européennes
pour s'occuper de leurs soeurs chinoises et des
familles chrétiennes appartenant à la
Mission. Or, si l'on avait hautement
protesté lorsqu'il avait envoyé des
missionnaires hommes affronter la solitude et les
dangers de l'intérieur lointain, que
serait-ce quand il encouragerait
des femmes, célibataires ou mariées,
à faire la même chose? Puis il y avait
à régler beaucoup de questions
relatives à l'organisation de l'oeuvre en
Angleterre.
Mais c'était surtout dans la
communion du Seigneur Lui-même qu'il passait
ces heures silencieuses si bienfaisantes pour
l'âne. À son retour en plaine il
écrivait, de Lausanne, à un membre
suisse de la Mission (le 13 septembre) :
Que Dieu vous garde, et non seulement
vous garde, mais vous remplisse de plus en plus, et
fasse déborder de votre âme des eaux
vives. La seule chose dont il faut nous souvenir
c'est qu' « il a plu au Père que toute
plénitude habitât en Lui ». Hors
de Lui, nous n'avons rien, ne sommes rien, ne
pouvons porter aucun fruit pour Dieu. Il ne nous
donnera pas, à vous ou à moi, quelque
peu de Ses richesses pour que nous en usions et en
vivions hors de Lui. Mais en Lui, tout est à
nous. Avec Lui, il y a pour nous une fête
continuelle. Connaître Christ comme
l'Époux est la plus grande
bénédiction; non pas le fiancé
qui fait des visites occasionnelles, mais
l'Époux : « Je suis toujours avec vous.
» « Je ne te laisserai point, je ne
t'abandonnerai point. » Tels sont pour nous
Ses messages d'amour.
Nous ne nous étendrons pas sur
les nombreuses réunions qu'Hudson Taylor eut
à présider à son retour en
Angleterre, ni sur les remarquables exaucements qui
facilitèrent le départ des trente
ouvriers demandés et obtenus en 1878.
Vingt-huit nouveaux missionnaires
s'embarquèrent avant la fin de
l'année et plusieurs autres furent
acceptés pour les suivre bientôt. Pas
un candidat vraiment qualifié ne fut
écarté faute de fonds, quoiqu'il
fallût dire à plusieurs que l'on,
n'avait pas un sou pour les équiper. Mais,
chaque fois, le Seigneur envoyait, au moment voulu,
le secours nécessaire pour répondre
au besoin. Un jour d'octobre, par exemple, une
partie des trente venait de s'embarquer et Hudson
Taylor écrivait à deux jeunes gens,
en les engageant à venir à Londres
pour se préparer à un départ
prochain pour l'oeuvre dans le Shansi, bien qu'il
n'eût rien (il le, leur disait franchement)
pour subvenir à leurs frais. Cette lettre
fut mise à la poste à cinq heures
quinze du soir. Et, à neuf heures, ce
même jour, arrivait de Copenhague une lettre
de Lord Radstock contenant, outre d'autres dons, la
somme de cent livres, pour envoyer deux nouveaux
ouvriers à la province du Shansi
frappée par la famine.
Dieu intervint encore d'une
manière plus efficace pour rendre possible
le retour d'Hudson Taylor en Chine, en lui
procurant des collaborateurs d'un dévouement
à toute épreuve.
Le Comité de la Mission fut
fortifié par l'adjonction de M. William
Sharp. M. McCarthy se chargea de la
rédaction provisoire du China's Millions. M.
Théodore Howard accepta le poste de
directeur de l'oeuvre en Angleterre, tandis que M.
B. Broomhall en était nommé
secrétaire général, et que Mme
Broomhall voulait bien continuer ses soins aux
missionnaires, arrivants et partants, et aux
dix-sept enfants (sept de la famille Taylor et dix
de la sienne).
La persévérance dans la
prière n'en était pas moins aussi
nécessaire que jamais, car les
difficultés n'allaient pas manquer, soit en
Angleterre, soit en Chine. Le jour
désigné pour le jeûne en faveur
de la Mission (20 mai) approchait, et Hudson Taylor
en attendait une riche bénédiction
spirituelle.
... La chose la plus importante,
écrivait-il, c'est de perfectionner le
caractère ide l'oeuvre, d'approfondir la
piété, le dévouement et
l'influence des ouvriers; d'enlever, si possible,
les pierres d'achoppement, d'huiler les roues
grinçantes, de corriger tout ce qui est
défectueux; de suppléer à ce
qui manque; choses difficiles quand les hommes
qualifiés font défaut ou sont en
cours de formation. Que Dieu veuille m'employer au
moins en quelque mesure pour atteindre ce but !
C'est mon espérance, et j'ai grand besoin de
vos prières, car la sagesse de Dieu, la
grâce de Dieu, la force de Dieu peuvent
seules suffire. Mais elles suffiront.
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