Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE PREMIER

Orphelin! Existe-t-il mot plus triste? Aujourd'hui que je suis parvenu au seuil de la vieillesse, il me pèse encore sur le coeur. Douloureux, je tressaille quand je vois une mère qui caresse son enfant. Mille souvenirs cruels me reviennent...

Je suis né à Saint-Hélier, île de Jersey, le 23 novembre 1884, de parents français. Ma mère, m'a-t-on dit, regagna la France alors que je n'avais que quelques semaines. Comme certaines personnes avaient intérêt à ma disparition, on me cacha en divers endroits, jusque dans une grosse meule de foin où les dents d'une fourche me blessèrent au pied. La cicatrice est encore visible. Qui me sauva, qui me fit admettre aux Enfants trouvés? Je l'ignore. De braves gens qui m'adoptèrent plus ou moins, vinrent m'y prendre.

Mon premier souvenir d'enfance me montre un beau et grand vieillard, aux cheveux et aux favoris blancs comme neige. Il me tient sur ses genoux, il retire le dard de l'abeille qui m'a piqué et me console doucement. Souvent, parlant de moi à ma mère nourricière, il dit: Pauvre petit !
Un hiver. Il fait très froid, très froid. Mon protecteur ne quitte plus son lit où je le vois un jour, pâle, inerte, silencieux. Bientôt, donnant la main à ma mère nourricière, je suis son cercueil en pleurant. Car il fut bon pour moi, cet homme.

Souvent, il me caressait les joues, il me disait avec une voix bienveillante: Paul, ne touche pas à ce couteau... Ne t'approche pas trop du feu... Ne piétine pas les fleurs de la plante-bande. » Autour de lui je gambadais en riant. Et voici qu'il est mort, que je n'ose m'approcher de son lit, que je trottine derrière la longue caisse où on l'a enfermé jusqu'au triste endroit qu'on appelle le cimetière. Un trou noir reçoit mon seul ami. je pleure..
Après, dans la maison perdue en rase campagne, quelle tristesse ! Ma mère nourricière demeurait des heures sans parler, soucieuse. En cachette, elle essuyait des larmes. Alors, car je l'aimais beaucoup, je grimpais sur ses genoux, je nouais mes bras autour de son cou, je l'embrassais, « Maman, pourquoi pleures-tu ? - J'ai du chagrin, mais tu es trop petit pour comprendre. » je l'embrassais encore. Alors elle souriait un peu. «Tu m'aimes, brave petit ? Je te le rends bien. »

Bientôt un homme s'installa dans la maison comme pensionnaire. Je lui offris mon affection d'enfant. Ce qui est faible va tout naturellement vers la force, ce qui est petit vers ce qui est grand. Il me traitait gentiment. Je jouais avec son chien une jolie bête noire et frisée. Petit à petit, Léon Le Gallois prit de l'autorité dans la maison et devint le maître.

J'ai su plus tard que ce Le Gallois avait été prêtre, qu'après une lutte cruelle il quitta la soutane et se maria. Peu après, sa femme tomba gravement malade et mourut. Cette catastrophe révolta Le Gallois. Pour oublier il se mit à jouer, à boire, puis se ressaisit, remonta la pente et se remaria. Le jeune couple prit la direction d'un hôtel. Tout d'abord les affaires marchèrent bien. jusqu'au moment où Le Gallois, corrompu par de mauvaises compagnies, chercha de nouveau dans l'alcool l'oubli de ses soucis. Car sa femme, minée par la tuberculose, déclinait de jour en jour. Après trois ans de mariage, elle s'éteignit. De désespoir, Le Gallois but encore davantage. Constamment ivre, il blasphémait, il accusait la société. Bientôt ce fut le désastre financier, la brouille avec les beaux-parents... Plus d'argent, pas de travail. Un magistrat eut pitié et employa le dévoyé pour un temps, au greffe du tribunal. De chute en chute Le Gallois, locataire d'une mansarde, se loua pour couper le bois des maisons bourgeoises, envoyant même pour ce travail des ouvriers qui besognaient à sa place pendant qu'il buvait.
C'est à ce moment que Le Gallois s'installa dans la maison de ma mère nourricière. Voilà l'homme qui allait me servir de père !

J'avais grandi. je commençais à aller au « pays » faire les commissions de la maison. Un jour, Le Gallois m'ordonne « Viens avec moi au café ! » Ma mère nourricière tient tête à l'ivrogne qui la bouscule, la gifle, me saisit par un bras et m'entraîne en titubant. Il tombe, jure, se relève, se remet en marche et pousse enfin la porte du débit. Pour moi une grande moque (grande tasse) de cidre. Pour lui un petit pot d'eau-de-vie et un café. Des amis de bouteille s'asseyent à notre table.. En riant on m'offre aussi un café, puis un verre de calvados. Cette boisson me parait un peu forte. Mais (j'avais à peine six ans!) je veux faire l'homme et avaler la drogue sans me douter, bien sûr, que cette boisson serait la malédiction de ma vie.
Les petits pots succèdent aux petits pots. Il se fait tard.
- Allez, on rentre

Le « père » Léon tient à peine debout. La tenancière du caboulot, une brave femme, me dit avec anxiété: « Pourras-tu, petit, ramener ce diable d'homme à la maison ? Il en a une cuite ! »
Je saisis la main de l'ivrogne. En route! Après cinquante pas, patatras ! l'homme est par terre, sa casquette dans le fossé. Un bec de gaz nous éclaire. Passe un ouvrier. Il tente vainement de relever le soûlard qui demeure vautré dans la boue. Avertie par le bruit que nous faisions, la tenancière sort de son caboulot et s'approche. Alors elle fait une vraie conférence que l'ouvrier écoute sans mot dire :
- C'est-il pas honteux! Quand il boit, il ne se connaît plus. Foi de commerçante, j'aimerais mieux ne pas voir ça. Ah ! la boisson ! Elle vous fauche le gaillard le plus vigoureux, le plus intelligent. Parce que, intelligent, il l'est, cet homme. Il vous a un raisonnement de notaire, de juge. Il en sait long. Il connaît le code, les lois. Ce qu'il en dit est net, précis. Les comptes, il vous les établit, et justes, en un rien de temps. Et la politique, donc ! Parlementaires, consuls, ministres, il déblaie tout cet embrouillage, et toutes les lâchetés, toutes les crapuleries. Quand il a bu, va te faire lanlaire ! Un pourceau qui gigote, qui barbote dans le ruisseau, dans le tout à l'égout... Quand on sait ce qu'il a été, cet homme ! Maintenant, pire qu'une bête, oui, pire!...

Enfin, voici Léon debout. Je lui reprends la main. Nous nous éloignons dans la nuit. La tenancière du encore: « Pauvre petit Paul pauvre enfant ! Il en a du malheur! »
Nous zigzaguons dans un étroit chemin bordé de haies. Le père Léon juré comme un païen. Puis il entonne soudain sa romance favorite :

Dans un bosquet tout rempli de fraîcheur
J'aurais voulu la regarder sans cesse...

Brusquement, les paroles s'étranglent. Un craquement, un rugissement et la dégringolade.
- Lève-toi, père !
- Propre à rien! Tu ne peux pas me soulever? Fainéant !

Abandonnant l'ivrogne, tremblant de peur et de froid, je m'élance jusqu'à la maison où ma mère nourricière est assise devant un souper froid. À ma vue, elle lève les bras au ciel et court à ma suite, guidée par les ronflements du poivrot profondément endormi. Rien à faire pour le réveiller! De guerre lasse, nous abandonnons la partie. Le froid se chargera, les fumées de l'alcool évaporées, de remettre le malheureux sur pied.
Sitôt à la maison, ma mère nourricière me demande: - Que t'a-t-il donné à boire ?
- Du café, du cidre et de l'eau-de-vie.
- Du café, du cidre, ça va à peu près. Mais de l'eau-de-vie! Dégoûtant! Stupide ! Tu as bien le temps d'apprendre à boire cette saleté ! Regarde l'état où est ton père. Il y a de quoi mourir de honte !
Au petit matin, Léon apparaît, pâle comme un mort, les cheveux emmêlés, sans casquette, sale, puant la boue des fossés et l'eau-de-vie.

Cette scène se renouvelle souvent, le samedi soir, surtout après la paye. Il arrive que la noce dure jusqu'au dimanche à midi. Léon ne revient que pour réclamer de l'argent, car il a tout dépensé.
- De la galette et vivement, n. de D. !
- Non, tu n'auras rien. Tu as assez bu pour, une fois...

Alors des injures ignobles. L'ivrogne se précipite. Je suis bousculé. Je tombe à terre, le père Léon par-dessus moi. Relevé, il saisit la marmite, vide le pot-au-feu sur le plancher, jette assiettes, cuillères, pain, tout ce qui lui tombe sous la main à la tête de ma mère nourricière qui empoigne la louche et arrose son compagnon avec le reste de bouillon gras, puis s'empare de la pelle à feu et projette sur l'adversaire cendres, braises du foyer, puis, armée de pincettes, frappe à coups redoublés avant de fuir dans le jardin. Déjà, le fou est près d'elle. Il frappe, des deux poings, de toute sa force. Un filet de sang ruisselle sur le front de ma mère nourricière qui s'effondre. La brute fouille dans les poches du tablier de sa victime et en retire l'argent convoité.
- Ah ! le voilà ce sacré poignon !... Viens au café, Paul.
- Non !
je pleure.
- Qui est-ce qui commande? Pas les gosses, pourtant! Viens ou je te casse les reins!

Vaincu, je l'accompagne.
Trêve d'abominations ! jour après jour ma sensibilité d'enfant fut meurtrie. Cinquante années se sont écoulés depuis lors ; j'ai traversé des aventures inouïes, mais jamais ces scènes ne s'effaceront de ma mémoire. Hélas ! graduellement je m'habituais, je m'endurcissais. Comment un enfant, un gosse pourrait-il résister ? Petit à petit, je prenais goût à l'eau-de-vie qu'on m'offrait. Ce père Léon, qui me faisait horreur à cause de sa brutalité. exerçait pourtant sur moi une influence sans cesse grandissante.
- Au café, petit!
Et j'y allais.

Bientôt je pris l'habitude de manquer l'école et d'aider le père Léon dans son travail. Le bois qu'il avait coupé, je le transportais dans une brouette, je le jetais dans une cave par un soupirail. Adroit, je gagnais quelque argent. je prenais ma place parmi les adultes. Avec eux, je m'installais au café. J'aimais l'alcool, maintenant. Une « demoiselle » (tasse d'eau-de-vie) ne me faisait pas reculer. Ça me réchauffait, m'excitait. Et le père Léon disait :
- Voyez Paul, il n'a pas peur de boire carrément son petit pot. Il vous avale ça comme un homme de trente ans. Ça promet, des lurons de ce calibre!

Les ouvriers avançaient leur verre:
- À ta santé, petit Paul !

J'étais fier d'être au centre de ce cercle. Et je dégustais la boisson, lentement, je faisais claquer ma langue, disant: « Ça fait du bien, c'est bon, ça donne des forces ! »
Vraiment, j'émerveillais ces buveurs. L'apprenti paraissait de taille à dépasser ses maîtres. Je devais, en effet, les dépasser et d'un bon bout! De jour en jour j'aimais davantage l'eau-de-vie. Boire, devenait une jouissance, une nécessité, une passion, et je n'avais pas huit ans!
Souvent, je rendais de petits services, ici et là, et l'on me donnait deux sous. L'argent gagné, je le cachais dans le grenier, ayant mon idée. La première fois que je me rendis dans un café et, y demandais de l'eau-de-vie, on refusa de me servir.
Que faire ? Je ne fus pas long à trouver la solution. Nous avions à la maison une bouteille spéciale pour l'eau-de-vie. La débitante la connaissait bien. Alors, le truc était simple.
Madame Letrône, pour le père Léon!
Dissimulant la bouteille, je me faufilais dans le grenier et versais l'eau-de-vie dans un autre flacon soigneusement caché derrière un tas de bois. Désormais, j'eus toujours ma « réserve » personnelle d'eau-de-vie. C'est dans ce grenier, aussi, que je me mis à fumer la cigarette. Confectionner la première fut toute une affaire. J'étalai une feuille sur le plancher, une pincée de tabac sur la feuille et je cherchai à la rouler, mais elle creva. La seconde, la troisième aussi. La quatrième me remplit d'espoir. Mais quand je passai ma langue sur le papier, il mollit et se déchira. Enfin, tant bien que mal, j'aboutis à peu près. L'ingénieur qui mène à chef une grande invention n'est pas plus fier que je ne le fus alors ! Triomphant; je sortis de sa cachette ma bouteille d'eau-de-vie, j'allumai ma cigarette et buvant, fumant, je me jugeai parvenu au faîte du bonheur !

Vers ce temps-là, à force de boire, le père Léon perdit une grande partie de sa clientèle. À la maison ce fut la misère: le matin, un peu de pain sec, à midi, une soupe aux légumes; le soir, encore de la soupe. Mes habits, des haillons. Ma mère nourricière se résigna à mendier. je l'accompagnai, le lundi et le jeudi, devant les portes cochères des maisons bourgeoises. Le concierge entrebâillait la porte et donnait à chacun un ou deux sous. Au couvent des Ursulines on recevait un bon morceau de pain de seigle. Ma mère nourricière me disait parfois : « Va vers ce monsieur... Vers cette dame. » Timide, rougissant, je m'approchais. Peu à peu, devenu physionomiste, j'appris les trucs du métier. J'inventais des histoires pour exciter la pitié. Grâce à mon imagination je réussissais assez bien.
Un soir, le père Léon me dit:
- J'ai trop de peine tout seul. Tu vas lâcher l'école.

Averti, mon instituteur mit le directeur, M. Baron, au courant, Il me fit appeler dans son bureau. Je le vois encore avec son regard énergique et bon. Me tenant le menton entre deux doigts, il me parla très paternellement et promit de m'arracher à une maison où je n'avais que de mauvais exemples sous les yeux. J'étais tout triste en quittant M. Baron, qui avait touché mon coeur. Puis j'aimais l'école, les livres, je désirais m'instruire... Mais autant en emporte le vent. À ma nouvelle vie je trouvai vite un grand attrait. J'étais mon maître, d'abord, et la liberté a toujours été pour moi le premier des biens. Puis j'avais plus d'occasions de boire. Une première rasade, au petit matin, avec le père Léon, pour chasser le brouillard, pour tuer le ver. Et dans le cours de la journée, avec les ouvriers pour un oui, pour un non, une tournée. À chaque fois l'alcool me procurait un indicible plaisir.

Fluet, je travaillais pourtant avec courage, l'automne, surtout, quand on fabriquait le cidre dont je buvais tant - du « gros » cidre - que je rentrais chez ma mère nourricière en état de demi-ébriété. Elle me regardait tristement.
Je ne grandissais pas. Et mon âme était aussi chétive que mon corps. Presque tous ceux que je fréquentais étaient des alcooliques, des vicieux. Quels propos ! Ce que j'ai entendu!

Le père Léon m'apprit à ramasser sur les pavés des rues les mégots jetés par les passants. je gardais pour moi une partie de la récolte. Et dans le grenier, seul, je fumais, je chiquais ces abominables détritus... Ensuite, il me fallait boire. La bouteille cachée derrière une pile de bois ne me suffisait plus. Quand je revenais du café avec la bouteille de la maison, j'en buvais une ou deux gorgées que le jet de la fontaine remplaçait. Le père Léon se plaignait souvent que la goutte n'était pas assez forte, que madame Letrône la baptisait. Je renchérissais.
- Oh ! cette femme est capable de tout. Elle ne pense qu'à ses sous.

Bientôt, il me fallut boire la nuit. Quand tout dormait, je me glissais près de l'armoire, je montais sur une chaise placée là en temps voulu, débouchais doucement la bouteille, l'inclinais sur une tasse. Quand mon index, tenu au bord de la tasse, commençait à se mouiller, je cessais de verser et buvais avec volupté le liquide adoré. Après, assommé, je dormais comme une brute.

Des magistrats, à cette époque, eurent pitié du père Léon et lui confièrent des écritures. Il travaillait, quand il n'avait pas trop bu, tard dans la nuit, ce qui lui valut une violente inflammation aux yeux. Le médecin lui prescrivit des gouttes à verser dans l'eau bouillie. Je le regardais se bassiner les paupières. Une après-midi, seul à la maison, je voulus faire l'homme. M'étant emparé de la petite fiole à étiquette rouge, j'en versai quelques gouttes dans le creux d'une main que j'appliquai sur mes paupières. Instantanément, brûlure effroyable. Je voyais rouge. Un brasier était en moi.

De douleur je criai, je me roulai par terre... Un passant, attiré par mes hurlements, accourut. Puis ma mère nourricière. On me lava à l'eau fraîche. Vainement. La torture augmentait. On me conduisit chez un médecin qui m'envoya à l'hôpital. Une voix apitoyée murmura: « Les yeux sont perdus. » En effet, j'étais aveugle!


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