Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE DEUXIÈME

- Pauvre gosse ! Il souffre, il pleure, il crie. Aveugle, à dix ans !

Voilà ce qu'autour de moi j'entends chuchoter. Nerveux, irritable, je hurle quand le médecin touche ou effleure mes paupières, les enduit de pommade, y verse des gouttes. Un feu est allumé dans mes yeux qui brûlent. Pendant des jours et des nuits, aussi interminables les uns que les autres, un large bandeau autour du front, j'attends je ne sais quoi et je végète dans une chambrette à la fenêtre close. Tant que j'entends du bruit, des allées et venues dans les corridors, des conversations, je sais qu'il fait jour. Quand le silence s'établit, de plus en plus profond, à peine troublé par un accès de toux, un ronflement, le choc d'un verre contre le pot à lait, je sais que la nuit règne. Avec une impatience qui va croissant, je suis à l'affût des premiers pépiements d'oiseaux, des premiers pas humains, des bruits familiers du petit matin, révélateurs de la lumière ressuscitée... pour les autres. Cette lumière, je ne la vois pas, je ne la verrai peut-être plus jamais, mais savoir qu'elle existe me console un peu.
Du temps s'écoule. Le feu qui incendiait mes paupières s'éteint peu à peu. Enfin, on ôte le bandeau. Affreuse déception ! je suis dans la nuit comme avant. On m'explique qu'une taie s'est formée; et que mes yeux sont comme des fenêtres aux volets fermés. Mais ces volets-là ne s'ouvrent pas comme les autres. Pendant des heures, en cachette, je pleure. je songe beaucoup à celui qui fut mon père adoptif, au grand vieillard aux cheveux et aux favoris blancs dont les doigts me caressaient si doucement le front. Mais j'ai vu descendre son cercueil dans la terre du cimetière. Il ne peut plus rien pour moi. Et je me désole.

Souvent l'aumônier vient me voir pour me parler du bon Dieu qui console et guérit si on sait le lui demander, plus souvent encore la religieuse chargée du service de la salle voisine, soeur Saint-Arsène. Elle s'assied près de moi, elle prend mes mains dans les siennes et me parle doucement, avec une bonté qui touche mon coeur de petite bête sauvage: « Ne pleure plus, petit Paul. Le médecin a encore de l'espoir. Il essaiera de nouveaux remèdes... Raconte-moi ton histoire. Dis-moi tes petites peines et tes joies... » Gagné par cette affection je dis mes petites peines et mes joies. Je devine qu'on m'écoute, qu'on me regarde avec pitié... J'essaie de me représenter la cornette blanche, le visage aux yeux très bons mais un peu tristes d'avoir contemplé, dans cet hôpital, tant de douleurs. Puis je me tais et j'écoute la voix douce de l'inconnue devenue pour moi une maman, un ange protecteur.
- Sois courageux, petit Paul. Dieu te guérira, peut-être. Quoi qu'il en soit, il y aura encore de beaux jours pour toi... Fuis les mauvais conseillers, les mauvais exemples, pour t'attacher au bien de ton âme. Sois vaillant! Demande à Dieu un peu de sa force, enferme-la dans ton coeur. Veux-tu que nous disions la plus belle des prières jusqu'à ce que tu puisses la réciter tout seul?

Soeur Saint-Arsène reprend mes mains. Sa cornette inclinée effleure mon front. Docilement, essayant de monter comme un oiseau qui s'envole, je dis, je répète. « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ne nous induisez point en tentation, mais délivrez-nous du malin. Amen. »

Les minutes passées à réciter le Notre Père, mes mains dans les mains de soeur Saint-Arsène cruellement atteinte déjà - je l'ignorais, bien sûr, - du mal qui devait l'emporter peu après, ces minutes d'élan naïf qui jette un enfant aveugle dans les bras du Dieu d'amour, du Dieu père de tous les malheureux, sont restées profondément gravées dans mon coeur. Que de fois, aux heures les plus tragiques, ce souvenir m'a calmé, parfois même donné la force d'espérer!... Après l'amen soeur Saint-Arsène s'éloignait doucement. Les nuits me semblaient moins longues.

Mais soeur Saint-Arsène n'est pas seule à me parler, à m'influencer. Dès que je m'énerve dans cette nuit perpétuelle, que les yeux me font mal, un autre personnage s'installe près de moi. Il n'y est pas en réalité, mais c'est comme s'il y était. Je le vois. Je regarde monter et tomber sa moustache pendant qu'il vocifère. J'entends sa voix rocailleuse et gouailleuse. Le « papa » Léon ! Tout ce qu'il m'a confié cent fois, les coudes sur la table d'un café, me revient mot pour mot. J'écoute: - La religion? De la blague, mon petit Paul! Une histoire pour faire suez l'argent qui engraisse les malins ! Tu donnes de la galette pour qu'on dise des messes pour les âmes en purgatoire ? Laisse-moi rire ! S'il y avait un bon Dieu, tu crois qu'on l'achèterait avec quelques francs?... On les roule ou on les vole, les bonnes âmes !... Le Paradis, le Purgatoire, l'Enfer, qu'est-ce qu'on en sait ? Personne n'est revenu du cimetière pour nous mettre au courant. Personne ! Tu entends: personne!... Non, qu'on ne me cause pas de religion! Les vieilles filles qui marmottent des prières, chaque matin, les plus sales langues du pays ! Ça jacasse, ça jabote, ça médit !... Nous, pendant qu'on boit, est-ce qu'on pense à calomnier ?... On boit et on est content et ça nous suffit, alors que les bigotes, les bigots... L'Enfer, le Purgatoire, c'est quand on n'a pas de galette pour boire. Le Paradis, quand on s'attable devant un petit pot. Vivre, Paul, c'est prendre son plaisir où on le trouve, c'est profiter le plus et le mieux possible. Ah! quand on est mort on n'a plus besoin de rien. En attendant, mon petit Paul, buvons un coup à la santé des bigots !

Qui a raison ? soeur Saint-Arsène ou papa Léon ? Au fond de ma nuit j'écoute l'un, j'écoute l'autre. Qui choisir ? Tantôt l'un, tantôt l'autre, au gré de ma détresse, de mon désespoir qui jette mon âme inconsistante tantôt à la rencontre de Dieu, tantôt à la rencontre des verres d'alcool où l'on trouve l'oubli... Car le désir de boire me tourmente, me torture même. J'en ai pris une telle habitude que c'est devenu un besoin et pour mon corps et pour mon esprit et pour mon imagination. J'entends le bruit du petit pot posé sur la table, je me penche sur le liquide ; je sens son odeur, je me vois levant le coude, fermant les yeux et claquant de la langue après la première gorgée... De l'eau, voilà ce qu'on m'offre dans ma nuit, une eau insipide et saumâtre...
Pour une lampée d'eau-de-vie que ne donnerais-je pas?
Papa Léon n'a pas tort: « Plus ça a de goût, plus ça brûle et plus c'est bon ! Ceux qui tapent sur la boisson, c'est les malades de l'estomac et les bigots qui boivent en cachette... Boire? mais c'est le seul plaisir de la vie ! ... »

Par deux fois on me conduit à la salle d'opération pour me débarrasser des taies qui voilent mes yeux. Souffrances vaines: la nuit demeure opaque. Alors qu'on me croit encore endormi, j'entends le docteur dire à soeur Saint-Arsène: « Plus rien à faire !... Pauvre gosse... » La soeur répond: « Dieu veuille que vous vous trompiez. Enfin, s'il doit rester aveugle, je l'aimerai et le gâterai encore plus... »

Depuis, que les jours, ou plutôt les nuits de vingt-quatre heures, sont monotones, tristes, lugubres ! je. pleure sans cesse. Mes paupières s'enflamment davantage. je me débats et m'agite comme une bête prise au piège et mise en cage.

Cent projets d'évasion tournent dans mon cerveau surexcité. Se sauver ? Comment ? Un aveugle ne se sauve pas... Ah ! si j'avais au moins ma bouteille d'eau-de-vie! Boire, boire... Hélas. c'est fini. je suis tombé au fond d'un trou et je n'en sortirai pas...

Un sentiment de révolte me possède. L'infirmier qui me soigne, nommé Urbain, gros homme plein de bienveillance, l'éprouve à ses dépens. je refuse de me laisser habiller. Quand il tente de me passer mes culottes, je rue des deux pieds, je saisis ses bras, j'essaie de les tordre, mais que peut un moucheron contre un colosse ? Seule, soeur Saint-Arsène, appelée de guerre lasse, réussit à me calmer. Sa voix est si douce que je capitule.

Un matin, vers neuf heures, le docteur David fait la tournée des malades. je connais bien ce docteur David. Avec le papa Léon j'ai souvent coupé du bois et mangé de bon appétit les tartines qu'il nous offrait au milieu de l'après-midi. Son fils est un de mes camarades, à l'école... Mes plaintes attirent son attention. Soeur Saint-Arsène lui conte mon histoire.
- Je m'occuperai de lui. Je demanderai à mon collègue de me le passer. Amenez-le moi à la salle de chirurgie. Penché sur moi, le docteur me caresse les joues :
- Je ne peux pas te promettre de te rendre tes yeux, mais je crois que tu verras assez pour te conduire. Ça te va ?

Certes ! Bientôt on m'installe de l'autre côté de la salle. On change les médicaments. Je les subis avec une joie indicible. Ah ! retrouver la lumière, revoir les visages des hommes, les maisons, l'herbe, les arbres, les fleurs, tout ! je me cramponne à l'espoir.
Après quinze jours de soins, soeur Saint-Arsène me prend par la main, et me mène à la salle d'opération, m'encourage avec une bonté maternelle. Courageusement je m'étends sur le « billard ». On m'attache.

Des infirmières me tiennent la tête. Et le docteur David se met au travail. De temps à autre, il donne un ordre bref. je me laisse faire. Mais je geins, je hurle tant ça me fait mal. Impassible, le docteur poursuit sa besogne. Que c'est long! Enfin :
- C'est fini, petit. Cette fois, j'espère que tu n'as pas souffert pour rien. Mais il faudra savoir attendre. On ne retrouve pas la vue du jour au lendemain. Sois patient.

Pendant des jours et des jours j'essaie de l'être. J'accepte sans rechigner des remèdes nouveaux, je bois de l'huile de foie de morue. Pouah ! que c'est mauvais! Une gorgée d'eau-de-vie ferait mieux mon affaire. La goutte donne des forces, assure le papa Léon. Quel dommage que l'hôpital emploie d'autres fortifiants !
Enfin, le miracle se produit ! Comme je traverse la cour et me prépare à entrer dans un corridor, guidé par Urbain, je pousse un cri : je vois ! Et je saisis à deux mains une poignée de cuivre que le soleil fait briller. On accourt. On me félicite... Ce n'est qu'un éclair. Je retombe dans la nuit.
Plusieurs jours de suite je tente vainement l'expérience. Enfin, je la revois, la poignée de cuivre et son éclat, pas longtemps, mais plus longtemps que la première fois. Soeur Saint-Arsène m'embrasse.
- Dieu a pitié de toi, petit Paul. Ta vue revient, lentement, sûrement. Il te faudra prier, dire merci de tout ton petit coeur...

Le soir même avec quelle ferveur, mes mains dans les mains de soeur Saint-Arsène, je dis, je lance. Notre Père qui êtes aux cieux...
Me voilà sur le chemin de la guérison. Bientôt je peux me diriger seul. Tout est changé ! Avec mon ami Urbain je porte les repas aux malades, le lait, la tisane, je rends de petits services. Certaine fois un grand malade me dit, belle récompense:
- Tu es pour nous un rayon de soleil. On te voit ici et là comme une abeille qui butine. Seulement, au lieu de pomper le miel, tu l'apportes!

Je recommence à rire comme un enfant, je taquine mes voisins. Parfois, on m'offre un verre de cidre. Ça n'a pas beaucoup de goût, mais c'est déjà ça... je regarde souvent et longtemps le visage fatigué de soeur Saint-Arsène. Il ressemble à sa voix, si bonne, si douce.

Le dimanche, le jeudi, ma mère adoptive vient me voir, les mains pleines de friandises ; parfois aussi papa Léon, mais, comme il est toujours pris de boisson, on n'aime pas beaucoup ses visites et sa conversation. Pourtant, devant soeur Saint-Arsène, il est brusquement transformé, respectueux, tout à fait convenable, même intéressant. L'homme qu'il fut avant la dégringolade reparaît. Après son départ les malades échangent leurs réflexions :
- Ce père Léon, s'il était comme il faut dans le temps jadis!... Des malheurs... Puis la boisson. C'est elle qui l'a démoli. Dommage, parce qu'il est instruit... Ah! cette boisson, quel malheur!

Ce n'est pas mon avis. L'abstinence ne me plaît pas du tout. Comme dit papa Léon, l'eau c'est pour les grenouilles.
Voilà un an, bientôt, que je suis à l'hôpital. Tout le monde est mon ami, les malades, surtout, que j'aime parce qu'ils sont malades et que l'amitié leur est une compensation pour tout ce qu'ils ont dû quitter. Souvent, dans la suite, cette année d'hôpital, je la bénirai. À travers amertume, rancunes, révoltes, haines implacables, comme une faible lueur que rien ne pourra éteindre, subsistera en moi une tendresse pour les désarmés, les souffrants.
Un jour, ces paroles:

- On ne peut plus rien pour toi, petit Paul. Ta vie d'hôpital est terminée.

Quelle joie frénétique! La vie m'est rendue! Mes meilleurs souvenirs, mes résolutions, les douces exhortations de soeur Saint-Arsène, la bonté des docteurs, les sourires des malades reconnaissants, tout est balayé comme par un vent de tempête. Dois-je l'avouer ? une seule pensée saute sur moi, s'installe en moi :
- Enfin, librement, joyeusement, je vais recommencer à boire !

En hâte je dis adieu à tout le monde et, la main dans la main de ma mère adoptive, je franchis la porte de l'hôpital où j'ai connu tant de ténèbres et tant de clartés.


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