La Grande Soif
CHAPITRE
DEUXIÈME
- Pauvre gosse ! Il souffre,
il pleure, il crie. Aveugle, à dix ans
!
Voilà ce
qu'autour de moi j'entends chuchoter. Nerveux,
irritable, je hurle quand le médecin touche
ou effleure mes paupières, les enduit de
pommade, y verse des gouttes. Un feu est
allumé dans mes yeux qui brûlent.
Pendant des jours et des nuits, aussi interminables
les uns que les autres, un large bandeau autour du
front, j'attends je ne sais quoi et je
végète dans une chambrette à
la fenêtre close. Tant que j'entends du
bruit, des allées et venues dans les
corridors, des conversations, je sais qu'il fait
jour. Quand le silence s'établit, de plus en
plus profond, à peine troublé par un
accès de toux, un ronflement, le choc d'un
verre contre le pot à lait, je sais que la
nuit règne. Avec une impatience qui va
croissant, je suis à l'affût des
premiers pépiements d'oiseaux, des premiers
pas humains, des bruits familiers du petit matin,
révélateurs de la lumière
ressuscitée... pour les autres. Cette
lumière, je ne la vois pas, je ne la verrai
peut-être plus jamais, mais savoir qu'elle
existe me console un peu.
Du temps
s'écoule. Le feu qui incendiait mes
paupières s'éteint peu à peu.
Enfin, on ôte le bandeau. Affreuse
déception ! je suis dans la nuit comme
avant. On m'explique qu'une taie s'est
formée; et que mes yeux sont comme des
fenêtres aux volets fermés. Mais ces
volets-là ne s'ouvrent pas comme les autres.
Pendant des heures, en cachette, je pleure. je
songe beaucoup à celui qui fut mon
père adoptif, au grand vieillard aux cheveux
et aux favoris blancs dont les doigts me
caressaient si doucement le front. Mais j'ai vu
descendre son cercueil dans la terre du
cimetière. Il ne peut plus rien pour moi. Et
je me désole.
Souvent
l'aumônier vient me voir pour me parler du
bon Dieu qui console et guérit si on sait le
lui demander, plus souvent encore la religieuse
chargée du service de la salle voisine,
soeur Saint-Arsène. Elle s'assied
près de moi, elle prend mes mains dans les
siennes et me parle doucement, avec une
bonté qui touche mon coeur de petite
bête sauvage: « Ne pleure plus, petit
Paul. Le médecin a encore de l'espoir. Il
essaiera de nouveaux remèdes... Raconte-moi
ton histoire. Dis-moi tes petites peines et tes
joies... » Gagné par cette affection je
dis mes petites peines et mes joies. Je devine
qu'on m'écoute, qu'on me regarde avec
pitié... J'essaie de me représenter
la cornette blanche, le visage aux yeux très
bons mais un peu tristes d'avoir contemplé,
dans cet hôpital, tant de douleurs. Puis je
me tais et j'écoute la voix douce de
l'inconnue devenue pour moi une maman, un ange
protecteur.
- Sois courageux,
petit Paul. Dieu te guérira,
peut-être. Quoi qu'il en soit, il y aura
encore de beaux jours pour toi... Fuis les mauvais
conseillers, les mauvais exemples, pour t'attacher
au bien de ton âme. Sois vaillant! Demande
à Dieu un peu de sa force, enferme-la dans
ton coeur. Veux-tu que nous disions la plus belle
des prières jusqu'à ce que tu puisses
la réciter tout seul?
Soeur
Saint-Arsène reprend mes mains. Sa cornette
inclinée effleure mon front. Docilement,
essayant de monter comme un oiseau qui s'envole, je
dis, je répète. « Notre
Père qui êtes aux cieux, que votre nom
soit sanctifié, que votre règne
arrive, que votre volonté soit faite sur la
terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre
pain de chaque jour. Pardonnez-nous nos offenses
comme nous les pardonnons à ceux qui nous
ont offensés. Ne nous induisez point en
tentation, mais délivrez-nous du malin.
Amen. »
Les minutes
passées à réciter le Notre
Père, mes mains dans les mains de soeur
Saint-Arsène cruellement atteinte
déjà - je l'ignorais, bien sûr,
- du mal qui devait l'emporter peu après,
ces minutes d'élan naïf qui jette un
enfant aveugle dans les bras du Dieu d'amour, du
Dieu père de tous les malheureux, sont
restées profondément gravées
dans mon coeur. Que de fois, aux heures les plus
tragiques, ce souvenir m'a calmé, parfois
même donné la force
d'espérer!... Après l'amen soeur
Saint-Arsène s'éloignait doucement.
Les nuits me semblaient moins
longues.
Mais soeur
Saint-Arsène n'est pas seule à me
parler, à m'influencer. Dès que je
m'énerve dans cette nuit perpétuelle,
que les yeux me font mal, un autre personnage
s'installe près de moi. Il n'y est pas en
réalité, mais c'est comme s'il y
était. Je le vois. Je regarde monter et
tomber sa moustache pendant qu'il vocifère.
J'entends sa voix rocailleuse et gouailleuse. Le
« papa » Léon ! Tout ce qu'il m'a
confié cent fois, les coudes sur la table
d'un café, me revient mot pour mot.
J'écoute: - La religion? De la blague, mon
petit Paul! Une histoire pour faire suez l'argent
qui engraisse les malins ! Tu donnes de la galette
pour qu'on dise des messes pour les âmes en
purgatoire ? Laisse-moi rire ! S'il y avait un bon
Dieu, tu crois qu'on l'achèterait avec
quelques francs?... On les roule ou on les vole,
les bonnes âmes !... Le Paradis, le
Purgatoire, l'Enfer, qu'est-ce qu'on en sait ?
Personne n'est revenu du cimetière pour nous
mettre au courant. Personne ! Tu entends:
personne!... Non, qu'on ne me cause pas de
religion! Les vieilles filles qui marmottent des
prières, chaque matin, les plus sales
langues du pays ! Ça jacasse, ça
jabote, ça médit !... Nous, pendant
qu'on boit, est-ce qu'on pense à calomnier
?... On boit et on est content et ça nous
suffit, alors que les bigotes, les bigots...
L'Enfer, le Purgatoire, c'est quand on n'a pas de
galette pour boire. Le Paradis, quand on s'attable
devant un petit pot. Vivre, Paul, c'est prendre son
plaisir où on le trouve, c'est profiter le
plus et le mieux possible. Ah! quand on est mort on
n'a plus besoin de rien. En attendant, mon petit
Paul, buvons un coup à la santé des
bigots !
Qui a raison ? soeur
Saint-Arsène ou papa Léon ? Au fond
de ma nuit j'écoute l'un, j'écoute
l'autre. Qui choisir ? Tantôt l'un,
tantôt l'autre, au gré de ma
détresse, de mon désespoir qui jette
mon âme inconsistante tantôt à
la rencontre de Dieu, tantôt à la
rencontre des verres d'alcool où l'on trouve
l'oubli... Car le désir de boire me
tourmente, me torture même. J'en ai pris une
telle habitude que c'est devenu un besoin et pour
mon corps et pour mon esprit et pour mon
imagination. J'entends le bruit du petit pot
posé sur la table, je me penche sur le
liquide ; je sens son odeur, je me vois levant le
coude, fermant les yeux et claquant de la langue
après la première gorgée... De
l'eau, voilà ce qu'on m'offre dans ma nuit,
une eau insipide et
saumâtre...
Pour une
lampée d'eau-de-vie que ne donnerais-je
pas?
Papa Léon n'a
pas tort: « Plus ça a de goût,
plus ça brûle et plus c'est bon ! Ceux
qui tapent sur la boisson, c'est les malades de
l'estomac et les bigots qui boivent en cachette...
Boire? mais c'est le seul plaisir de la vie ! ...
»
Par deux fois on me
conduit à la salle d'opération pour
me débarrasser des taies qui voilent mes
yeux. Souffrances vaines: la nuit demeure opaque.
Alors qu'on me croit encore endormi, j'entends le
docteur dire à soeur Saint-Arsène:
« Plus rien à faire !... Pauvre
gosse... » La soeur répond: « Dieu
veuille que vous vous trompiez. Enfin, s'il doit
rester aveugle, je l'aimerai et le gâterai
encore plus... »
Depuis, que les
jours, ou plutôt les nuits de vingt-quatre
heures, sont monotones, tristes, lugubres ! je.
pleure sans cesse. Mes paupières
s'enflamment davantage. je me débats et
m'agite comme une bête prise au piège
et mise en cage.
Cent projets
d'évasion tournent dans mon cerveau
surexcité. Se sauver ? Comment ? Un aveugle
ne se sauve pas... Ah ! si j'avais au moins ma
bouteille d'eau-de-vie! Boire, boire...
Hélas. c'est fini. je suis tombé au
fond d'un trou et je n'en sortirai
pas...
Un sentiment de
révolte me possède. L'infirmier qui
me soigne, nommé Urbain, gros homme plein de
bienveillance, l'éprouve à ses
dépens. je refuse de me laisser habiller.
Quand il tente de me passer mes culottes, je rue
des deux pieds, je saisis ses bras, j'essaie de les
tordre, mais que peut un moucheron contre un
colosse ? Seule, soeur Saint-Arsène,
appelée de guerre lasse, réussit
à me calmer. Sa voix est si douce que je
capitule.
Un matin, vers neuf
heures, le docteur David fait la tournée des
malades. je connais bien ce docteur David. Avec le
papa Léon j'ai souvent coupé du bois
et mangé de bon appétit les tartines
qu'il nous offrait au milieu de
l'après-midi. Son fils est un de mes
camarades, à l'école... Mes plaintes
attirent son attention. Soeur Saint-Arsène
lui conte mon histoire.
- Je m'occuperai de
lui. Je demanderai à mon collègue de
me le passer. Amenez-le moi à la salle de
chirurgie. Penché sur moi, le docteur me
caresse les joues :
- Je ne peux pas te
promettre de te rendre tes yeux, mais je crois que
tu verras assez pour te conduire. Ça te va
?
Certes !
Bientôt on m'installe de l'autre
côté de la salle. On change les
médicaments. Je les subis avec une joie
indicible. Ah ! retrouver la lumière, revoir
les visages des hommes, les maisons, l'herbe, les
arbres, les fleurs, tout ! je me cramponne à
l'espoir.
Après quinze
jours de soins, soeur Saint-Arsène me prend
par la main, et me mène à la salle
d'opération, m'encourage avec une
bonté maternelle. Courageusement je
m'étends sur le « billard ». On
m'attache.
Des
infirmières me tiennent la tête. Et le
docteur David se met au travail. De temps à
autre, il donne un ordre bref. je me laisse faire.
Mais je geins, je hurle tant ça me fait mal.
Impassible, le docteur poursuit sa besogne. Que
c'est long! Enfin :
- C'est fini, petit.
Cette fois, j'espère que tu n'as pas
souffert pour rien. Mais il faudra savoir attendre.
On ne retrouve pas la vue du jour au lendemain.
Sois patient.
Pendant des jours et
des jours j'essaie de l'être. J'accepte sans
rechigner des remèdes nouveaux, je bois de
l'huile de foie de morue. Pouah ! que c'est
mauvais! Une gorgée d'eau-de-vie ferait
mieux mon affaire. La goutte donne des forces,
assure le papa Léon. Quel dommage que
l'hôpital emploie d'autres fortifiants
!
Enfin, le miracle se
produit ! Comme je traverse la cour et me
prépare à entrer dans un corridor,
guidé par Urbain, je pousse un cri : je vois
! Et je saisis à deux mains une
poignée de cuivre que le soleil fait
briller. On accourt. On me félicite... Ce
n'est qu'un éclair. Je retombe dans la
nuit.
Plusieurs jours de
suite je tente vainement l'expérience.
Enfin, je la revois, la poignée de cuivre et
son éclat, pas longtemps, mais plus
longtemps que la première fois. Soeur
Saint-Arsène m'embrasse.
- Dieu a pitié
de toi, petit Paul. Ta vue revient, lentement,
sûrement. Il te faudra prier, dire merci de
tout ton petit coeur...
Le soir même
avec quelle ferveur, mes mains dans les mains de
soeur Saint-Arsène, je dis, je lance. Notre
Père qui êtes aux
cieux...
Me voilà sur
le chemin de la guérison. Bientôt je
peux me diriger seul. Tout est changé ! Avec
mon ami Urbain je porte les repas aux malades, le
lait, la tisane, je rends de petits services.
Certaine fois un grand malade me dit, belle
récompense:
- Tu es pour nous un
rayon de soleil. On te voit ici et là comme
une abeille qui butine. Seulement, au lieu de
pomper le miel, tu l'apportes!
Je recommence
à rire comme un enfant, je taquine mes
voisins. Parfois, on m'offre un verre de cidre.
Ça n'a pas beaucoup de goût, mais
c'est déjà ça... je regarde
souvent et longtemps le visage fatigué de
soeur Saint-Arsène. Il ressemble à sa
voix, si bonne, si douce.
Le dimanche, le
jeudi, ma mère adoptive vient me voir, les
mains pleines de friandises ; parfois aussi papa
Léon, mais, comme il est toujours pris de
boisson, on n'aime pas beaucoup ses visites et sa
conversation. Pourtant, devant soeur
Saint-Arsène, il est brusquement
transformé, respectueux, tout à fait
convenable, même intéressant. L'homme
qu'il fut avant la dégringolade
reparaît. Après son départ les
malades échangent leurs réflexions
:
- Ce père
Léon, s'il était comme il faut dans
le temps jadis!... Des malheurs... Puis la boisson.
C'est elle qui l'a démoli. Dommage, parce
qu'il est instruit... Ah! cette boisson, quel
malheur!
Ce n'est pas mon
avis. L'abstinence ne me plaît pas du tout.
Comme dit papa Léon, l'eau c'est pour les
grenouilles.
Voilà un an,
bientôt, que je suis à
l'hôpital. Tout le monde est mon ami, les
malades, surtout, que j'aime parce qu'ils sont
malades et que l'amitié leur est une
compensation pour tout ce qu'ils ont dû
quitter. Souvent, dans la suite, cette année
d'hôpital, je la bénirai. À
travers amertume, rancunes, révoltes, haines
implacables, comme une faible lueur que rien ne
pourra éteindre, subsistera en moi une
tendresse pour les désarmés, les
souffrants.
Un jour, ces
paroles:
- On ne peut plus rien pour
toi, petit Paul. Ta vie d'hôpital est
terminée.
Quelle joie
frénétique! La vie m'est rendue! Mes
meilleurs souvenirs, mes résolutions, les
douces exhortations de soeur Saint-Arsène,
la bonté des docteurs, les sourires des
malades reconnaissants, tout est balayé
comme par un vent de tempête. Dois-je
l'avouer ? une seule pensée saute sur moi,
s'installe en moi :
- Enfin, librement,
joyeusement, je vais recommencer à boire
!
En hâte je dis
adieu à tout le monde et, la main dans la
main de ma mère adoptive, je franchis la
porte de l'hôpital où j'ai connu tant
de ténèbres et tant de
clartés.
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