LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
INTRODUCTION
LES SOURCES DE CE
LIVRE
Le Nouveau
Testament. - Les Synoptiques : leur
formation , leur véracité. -
Le quatrième Evangile. - Les
Épîtres de saint
Paul.
La Vie de
Josèphe racontée par
lui-même. - Son récit de la
guerre de 66-70. - Critique de ce
récit. - Ses ouvrages de la guerre
des Juifs et des Antiquités
judaïques. - Son passage sur
Jésus-Christ. - Le Contra Appionem.
- L'autobiographie. - Josèphe
considéré comme
historien.
|
Le Nouveau Testament, les
écrits de Josèphe et les Talmuds,
tels sont, le titre l'indique, les trois sources
que nous avons consultées. Il n'y en a pas
d'autres, en effet. Les écrits
pseudépigraphes, composés en
Palestine aux environs de l'ère
chrétienne, n'ont d'importance que pour
l'histoire des idées du peuple juif. Ils ne
nous renseignent ni sur sa vie sociale, ni sur ses
pratiques religieuses. Nous aurons l'occasion de
parler de ces singuliers écrits en traitant
de la littérature juive au premier
siècle, mais ils ne sauraient, à
aucun titre, être considérés
comme des sources pour l'étude que nous
entreprenons. Quant aux auteurs païens, les
détails qu'ils nous donnent ça et
là sur les Juifs sont assez insignifiants.
Parmi les Grecs, nous mentionnerons Polybe; les
fragments des quinze derniers livres de son
histoire romaine donnent quelques renseignements
sur la Judée ; Diodore de Sicile, dont on a
conservé un passage sur Antiochus Epiphane;
Strabon, dont les notices géographiques sur
la Syrie ont une réelle valeur; Plutarque
qui parle des Juifs à propos de Crassus, de
Pompée, de César, de Brutus et
d'Antoine; enfin Appien et Dion Cassius qui avaient
écrit des ouvrages considérables dont
quelques fragments sont parvenus jusqu'à
nous. Parmi les écrivains latins, nous
trouvons, dans les lettres et les discours de
Cicéron, quelques détails pour
l'histoire de la Syrie. Tacite avait raconté
le siège de Jérusalem en parlant des
règnes de Vespasien et de Titus dans ses
Histoires. Mais nous n'avons qu'un fragment de cet
ouvrage. Heureusement que nous y trouvons un
abrégé de l'histoire des Juifs
jusqu'à la guerre de Titus. Quant aux
Annales qui racontent l'histoire romaine de l'an 14
à l'an 68, elles nous ont été
heureusement conservées, sauf un passage, et
servent avec les Douze Césars de
Suétone à nous renseigner ça
et là sur les rapports des Juifs avec le
monde romain au premier siècle. Tout cela,
on le voit, est fort peu de chose, et nous avons
raison d'affirmer qu'il ne nous reste que trois
sources de l'histoire des Juifs contemporains de
Jésus-Christ : 10 les écrits des
premiers chrétiens, anciens Juifs qui
avaient tous vécu en Palestine, et dont les
ouvrages furent plus tard réunis sous le nom
(le Nouveau Testament; 2° les écrits de
Flavius Josèphe, le grand historien juif,
qui s'est étendu en détail, à
plusieurs reprises et dans différents
ouvrages, précisément sur les
événements de l'histoire juive au
premier siècle, et enfin 31 les Talmuds,
vaste et indigeste compilation de sentences
rabbiniques, qui offre, à celui qui se donne
la peine de l'étudier, un tableau
fidèle des moeurs, des croyances, de
l'état social et religieux des contemporains
de Jésus.
.
1° LE
NOUVEAU TESTAMENT
Les écrits des
premiers chrétiens, des témoins de la
vie de Jésus, apôtres ou compagnons
d'apôtres, prirent de bonne heure une
très grande valeur dans l'Église
chrétienne. La tradition orale, d'abord
puissante, se perdait et devenait incertaine. Les
communautés avaient pris l'habitude de lire
les livres des apôtres au culte public et les
plaçaient sur le même rang que le Code
sacré des Juifs, connu sous le nom d'Ancien
Testament, et que leur avait transmis la Synagogue.
On donnait différents noms à cette
collection de documents chrétiens. Peu
à peu, celui de Nouveau Testament, fut
employé et généralement
adopté. Chaque Église avait le sien
et il pouvait différer des
autres.
Celle-ci acceptait
tels livres et rejetait tels autres,
celle-là faisait le contraire. La plupart
divisaient le recueil en deux parties : les livres
incontestés, universellement admis, et les
)ivres contestés, qui restaient l'objet de
discussions plus ou moins critiques. Enfin, au
quatrième siècle, le choix
définitif fut fait. Un certain nombre
d'écrits contestés disparurent de
tous les recueils sacrés, et les autres, au
contraire, prirent le rang et l'autorité des
incontestés. Le Nouveau Testament, sous sa
forme actuelle, fut décidément
fixé et joint à l'Ancien Testament,
tous deux formèrent depuis ce temps ce qu'on
appelle la Bible. Les livres dont se compose le
Nouveau Testament sont donc d'origines et de dates
fort diverses, et, depuis plus d'un siècle,
toutes les questions critiques possibles,
authenticité, intégrité,
historicité, etc., ont été
soulevées à leur sujet. Elles ont
été discutées,
résolues, puis remises en question,
résolues autrement, étudiées
de nouveau, et il en sera ainsi pendant longtemps
encore. Nous n'avons pas à nous engager ici
dans ce dédale et à nous prononcer
sur l'ensemble des problèmes si
délicats et si importants soulevés
par l'étude de chacun dès livres du
Nouveau Testament. Nous n'avons qu'à juger
de leur valeur historique. Pouvons-nous nous fier
à leur témoignage, et les
renseignements qu'ils nous donnent sur
l'époque de Jésus et sur le
Judaïsme du premier siècle en Palestine
sont-ils dignes de foi ? Telle est la question, et
nous n'hésitons pas à la
résoudre par l'affirmative. Il importe de
justifier en quelques mots cette
réponse.
Le Nouveau Testament
nous offre d'abord trois écrits, trois
Evangiles appelés Evangiles
synoptiques, parce qu'ils
rapportent presque constamment les mêmes
événements. L'examen le plus
superficiel leur donne une source commune ; ils ne
forment à eux trois qu'un seul document, le
document synoptique. Sous leur forme actuelle,
qu'ils aient été ou non
précédés d'Evangiles
aujourd'hui perdus, ils ont été
écrits après l'an 60 et avant l'an
80. Nous plaçons l'Evangile de Marc le
premier, celui de Matthieu le deuxième ,
celui de Luc le troisième, et, s'il fallait
préciser les dates, nous dirions: l'Evangile
de Marc a été écrit vers l'an
65; la rédaction grecque actuelle de
l'Evangile de Matthieu fut faite un peu avant 70 et
l'Evangile de Luc fut composé un peu
après cette époque.
Le caractère
anonyme de ces écrits, la simplicité,
la naïveté avec lesquelles leurs
auteurs composent leurs récits, donnant les
faits sans beaucoup d'ordre ni de soin, les
groupant les uns à la suite des autres et
sans esprit critique (1) nous montrent assez que nous avons
affaire à des chroniqueurs se bornant
à collectionner ce que la tradition leur a
transmis. Les trois premiers Evangiles nous offrent
des récits qui ont dû être
conservés longtemps dans la tradition orale
et que les Evangélistes ont
insérés dans leurs ouvrages tels
qu'on les récitait encore de leur temps. Ils
abondent en détails certainement exacts sur
les Pharisiens, les Saducéens, les Scribes;
ils nous donnent le spectacle authentique des
discussions des Docteurs et des Rabbins, la vraie
physionomie des croyances messianiques, la juste
notion des coutumes du premier siècle.
Celles-ci apparaissent partout dans leur
rédaction, et en particulier dans les
paraboles du Christ dont les sujets étaient
toujours empruntés à la vie sociale
de ses auditeurs. Les paroles que les
Evangélistes placent dans la bouche des
personnages qui sont en scène, les
détails de moeurs épars ça et
là dans les faits qu'ils rapportent, les
révélations qu'ils renferment sur les
coutumes, les doctrines, la vie religieuse des
Juifs du premier siècle, tout cela est d'une
sincérité et, par suite, d'une
historicité incontestables., Les
Evangélistes n'ont aucune prétention
critique, aucun esprit de jugement ; ils sont
simples et naïfs et, par conséquent,
fidèles.
Le livre des Actes
des Apôtres, continuation de l'Evangile de
Luc, témoigne d'un esprit critique plus
étendu. Son auteur, qui, déjà
dans le troisième Evangile, classait ses
sources et les jugeait, a décidément
ici ses préférences. On ne peut
méconnaître chez lui un désir
de concilier les deux grandes tendances qui
s'accusaient dans l'Eglise primitive, celle des
Judéo-Chrétiens et celle des
Pagano-Chrétiens. Mais la discussion de ce
problème, si intéressant pour la
critique approfondie du livre des Actes, n'a point
d'importance pour nous. Nous n'aurons, pour ainsi
dire, aucun emprunt à faire à cet
ouvrage. Qu'il nous suffise de dire ici qu'il nous
offre, à tout prendre, un tableau
fidèle du monde juif et romain au premier
siècle. Nous n'aurons point non plus
à citer les Épîtres catholiques
et l'Apocalypse. Ces livres, sauf peut-être
l'Epître de Jacques, ont été
écrits sous l'empire de
pré-occupations étrangères au
Judaïsme contemporain de la vie de
Jésus.
Il reste les
Épîtres de saint
Paul et le quatrième Evangile. Les
Épîtres de saint Paul auront pour nous
une importance capitale. Elles ont
été écrites par un ancien
Pharisien, par un homme qui a passé sa
jeunesse à Jérusalem, qui y a
vécu en même temps que Jésus et
dans un monde différent, du sien, dans le
.monde officiel des Docteurs et des Scribes. Il y a
pris leurs habitudes de langage et de raisonnement,
il est rompu à leur manière de
discuter, il connaît à fond leurs
doctrines, il les a lui-même crues et
pratiquées. Les Épîtres de Paul
seront donc pour nous une mine inépuisable
de renseignements sur la vie religieuse des Juifs
contemporains de Jésus.
Le
quatrième Evangile a
un tout autre caractère.
Rédigé à la fin du premier
siècle, il offre un mélange curieux
de parties certainement historiques, de
détails qui remontent irrécusablement
à la vie de Jésus et de parties plus
difficiles à accepter, de détails
où la personnalité de l'auteur est
presque seule en scène, Aussi ce livre
est-il peut-être le plus extraordinaire qui
ait jamais été écrit. Il est
aussi difficile de nier son authenticité que
d'admettre sa pleine et entière
historicité. Il reste et restera la croix
des théologiens, pour employer la vieille
expression consacrée. Nous croyons qu'il est
de l'apôtre Jean, soit qu'il ait
été rédigé par lui,
soit qu'il ait été écrit par
ses disciples immédiats et sous son
inspiration directe ; mais, à l'inverse des
Synoptiques, son authenticité est pour nous
plus évidente que son historicité.
Pour ceux-là, l'historicité est
certaine et le nom de l'auteur importe peu. Pour le
quatrième Evangile, le nom de l'auteur
importe beaucoup, mais, une fois qu'il est
trouvé, il reste à faire la part de
sa personnalité dans la rédaction de
son livre, ce qui est d'une inextricable
difficulté. Nous ne le consulterons donc
qu'avec prudence; mais, en même temps, avec
confiance, car nous n'oublierons pas que c'est
Jésus qui a créé la
personnalité de Jean et non pas Jean celle
de Jésus. Nous contrôlerons toujours
les données du quatrième
Evangéliste par celles des Synoptiques, mais
elles auront pour nous, de prime abord, une grande
autorité, car elles nous donnent, elles
aussi, sur le milieu dans lequel Jésus a
vécu, des renseignements dont il nous semble
impossible de méconnaître la
vérité.
.
2°
LES ÉCRITS DE JOSÈPHE
Flavius Josèphe naquit
à Jérusalem la première
année du règne de Caligula, qui
commença le 16 mars 37 après
Jésus-Christ. Nous savons, d'autre part, que
lorsqu'il termina son ouvrage, intitulé les
Antiquités judaïques, il était
dans sa cinquante-sixième année, et
que Domitien était dans la treizième
année de son règne. Or, celle-ci
commençait le 13 septembre 93 ;
Josèphe est donc né après le
13 septembre 37 et avant le 16 mars 38. Nous ne
connaissons sa vie que par le récit qu'il en
fait lui-même dans son Autobiographie et par
les détails épars dans son Histoire
de la guerre des Juifs. Recueillons d'abord le
témoignage qu'il se rend à
lui-même. Il nous raconte qu'il était
de race sacerdotale et d'une famille très
estimée. Une de ses ancêtres
maternelles aurait été fille de
Jonathan, le premier grand-prêtre
macchabéen (2). À quatorze ans, il
possédait, dit-il, si complètement la
science rabbinique que les prêtres et les
principaux personnages de la ville venaient
l'interroger et se faisaient instruire par lui. Il
affirme ensuite qu'à seize ans il
connaissait à fond les doctrines des
Pharisiens, des Saducéens et des
Esséniens.
Il s'était
livré à cette étude pour
pouvoir choisir en connaissance de cause celle des
trois tendances qui lui conviendrait le mieux ;
mais, avant de se prononcer, il se retira au
désert auprès d'un certain Banus, qui
lui donna la dernière consécration.
Banus se nourrissait de fruits sauvages, avait un
vêtement d'écorces et se livrait
fréquemment à des baptêmes ou
ablutions religieuses. Josèphe vécut
trois ans dans son intimité, puis se
décida pour la secte des Pharisiens; il
avait dix-neuf ans (3) ; à vingt-six ans (64
après Jésus-Christ), il fit le voyage
de Rome. Il était alors avocat et
chargé d'une mission importante par des
Juifs que le procurateur Félix avait fait
illégalement déporter. Un acteur juif
de sa connaissance le recommanda à
l'impératrice Poppée et, grâce
à son intervention, il obtint gain de cause
pour ses clients. Revenu en Judée (66), il
se mêla activement aux intrigues politiques
qui devaient aboutir au soulèvement
général de son peuple contre les
Romains.
Les Saducéens
étaient opposés à la guerre,
« A quoi bon », disaient-ils, « une
lutte inégale ? pourquoi courir à une
perte certaine ? » Les Pharisiens
étaient au contraire pour la
résistance ; mais ils se partageaient en
deux camps : les intransigeants, étroits et
fanatiques, qui prêchaient la lutte à
outrance et qui ne reculaient pas devant le meurtre
; on comptait parmi eux les sicaires exaltés
qui poignardaient tout transgresseur de la loi;
à côté d'eux se trouvaient les
Pharisiens modérés qui conseillaient
la prudence. Josèphe était de ce
nombre. Il avait même commencé par
s'opposer à la guerre. Dans son voyage de
Rome, il avait vu de quelle formidable puissance
disposaient les Romains. Mais quand il comprit que
l'insurrection était inévitable, il
demanda un commandement et fut chargé
d'organiser et de diriger le soulèvement de
la Galilée. C'était un poste des plus
difficiles. La Galilée n'était pas
sûre, sa population était fortement
mêlée d'éléments
païens et, de plus, cette province devait
recevoir le premier choc de l'ennemi. Pourquoi une
pareille mission fût-elle confiée
à Josèphe? Est-ce le parti des
modérés qui est parvenu à le
faire nommer? ou plutôt les exaltés
n'ont-ils pas voulu l'éloigner de
Jérusalem ? (4) À partir de ce moment,
l'histoire de Josèphe se confond avec
l'histoire de la dernière guerre des
Juifs.
Le récit qu'il
nous fait des actes de son gouvernement en
Galilée (5) manque malheureusement de
clarté. Il nous parle des forces
considérables qu'il avait réunies et,
en même temps, nous raconte que la
Galilée était si peu disposée
à combattre qu'il dut soumettre à son
autorité des villes où cependant ne
se trouvait pas un seul Romain. Quand Vespasien
arriva, la province entière se rendit. Les
places fortes ouvrirent leurs portes les unes
après les autres, sauf une seule, Jotapata,
où Josèphe se réfugia avec ses
dernières troupes. La relation qu'il fait du
siège de cette forteresse est
intéressante et bien écrite
(6). Il veut capituler ; ses troupes le
forcent à rester et lorsqu'enfin il faut
céder, il parvient à se cacher avec
ses officiers dans une sorte de caverne, dont
l'entrée était presque impraticable
et où il échappe quelque temps
à la fureur des Romains ; mais il est trahi,
et Vespasien lui envoie l'ordre de se rendre. Ses
compagnons le contraignent de rester et ils
décident qu'ils se tueront les uns les
autres en désignant par le sort ceux qui
mourront les premiers. Le hasard veut que
Josèphe reste seul avec un soldat auquel il
persuade de se rendre au vainqueur, et ils sortent
de la caverne au milieu des cris de mort des
légions. Josèphe, conduit devant le
général Vespasien, lui prédit
immédiatement, et sans hésiter, que
les successeurs de Néron ne régneront
que peu de temps, et qu'un jour il aura l'empire.
Vespasien lui laisse alors la vie sauve, le traite
même avec prévenance et lorsque, plus
tard, il fut nommé empereur, par ses
légions, il se souvint de la
prophétie de son prisonnier et lui rendit la
liberté (7). Josèphe, affranchi prit par
reconnaissance le nom de famille de Vespasien,
Flavius, et à dater de ce jour il resta
attaché à la maison impériale.
Pendant le siège de Jérusalem, les
Romains l'employèrent souvent comme
parlementaire. Il va sans dire que les
assiégés lui reprochaient sa
défection et l'accusaient d'avoir trahi leur
cause. Plusieurs fois des pierres furent
lancées contre lui du haut des murailles ;
son père Mathias et son frère,
restés dans la ville, furent
massacrés par la populace comme suspects.
Après la prise de Jérusalem, il fut
assez heureux pour sauver quelques-uns de ses amis
du supplice de la croix.
Nous ne savons
presque rien de la fin de sa vie. Il vécut
à Rome, protégé par Domitien
et plus encore par l'impératrice Domitia
(8). Il fut, du reste, très en
faveur auprès des trois empereurs Flavien:
Vespasien, Titus et Domitien. La date de sa mort
est inconnue : il vivait encore dans les
premières années du second
siècle, car il a écrit son
autobiographie après la mort d'Agrippa, et
ce prince mourut la troisième année
de Trajan, en l'an 100. Eusèbe
(9) affirme qu'on éleva à
Rome une statue à Josèphe. Il
s'était marié trois fois. Pendant sa
captivité à Césarée, il
avait épousé une juive qu'il
répudia pour se remarier à Alexandrie
où il avait accompagné Vespasien. Il
eut un fils de ce second mariage ; puis il
divorça encore une fois pour épouser
une autre juive crétoise, de laquelle il eut
plusieurs enfants.
Nous venons de
résumer la vie de Josèphe en citant
son propre témoignage. La critique de ce
récit est difficile ; les moyens d'en
contrôler l'exactitude nous manquent presque
complètement: mais on éprouve en le
lisant un sentiment naturel de défiance.
L'auteur parle trop de lui dans ses écrits ;
on le trouve à la fois léger et
vaniteux. En outre, certains détails de sa
narration sont décidément
inacceptables. Les personnes qui savent ce
qu'était alors la science rabbinique ne
croiront jamais qu'il fut capable, à
quatorze ans, de donner des instructions aux
légistes de son temps. Sa prétention
d'avoir étudié à fond les
diverses tendances religieuses de son siècle
et d'avoir lui-même été un
Pharisien zélé est injustifiable. Il
vous donne, dans ses histoires, des notions tout
à fait erronées sur les Pharisiens
les Saducéens et les Esséniens. Le
parallèle qu'il fait entre leurs doctrines
et les philosophies de la Grèce n'a aucun
fondement sérieux, et quand il passe sous
silence les passions politiques dès
Pharisiens, assimilant bon gré mal
gré, le pharisaïsme au stoïcisme,
il commet là des erreurs d'autant plus
impardonnables qu'elles sont intentionnelles. Il
falsifie l'histoire dans son intérêt
personnel et dans l'intérêt de son
peuple; car il lui fallait à tout prix se
faire bien voir des Romains,
Ce n'est pas tout.
Josèphe, en parlant de lui dans ses
écrits, prend toujours le ton d'un
accusé qui se défend. On sent que des
reproches graves lui étaient faits par ses
compatriotes et qu'il avait à se justifier
devant eux. Nous le savons, du reste; Juste de
Tibériade avait écrit, lui aussi,
l'histoire de la guerre juive, et il y accusait
Josèphe de trahison envers sa patrie.
Celui-ci dirigea son autobiographie tout
entière contre Juste de Tibériade.
Toute l'histoire du siège de Jotapata, avec
la prédiction qui la termine, a une couleur
légendaire très prononcée.
S'il s'étend ainsi sur sa conduite en
Galilée, sur le rôle qu'il a
joué dans cette province, c'est certainement
que l'opinion publique lui était ici
défavorable et qu'il avait à se
réhabiliter devant elle. Josèphe nous
apparaît dans tout ce récit, comme un
homme plein de confiance en lui-même et qui,
à l'heure de la défaite, n'a pas eu
la même force morale que ses compatriotes
égarés et enthousiastes si nombreux
autour de lui. Plus tard, quand il écrivit
l'histoire de cette guerre, il n'eut pas davantage
le sentiment de la grandeur de la lutte qu'il
racontait. Il alla jusqu'à démentir
froidement l'espérance messianique, en
appliquant à Vespasien les prophéties
des livres saints (10), et il prétendait
connaître les Pharisiens! et être
lui-même un Pharisien ! Du reste, il n'a pas
assez de talent pour peindre les
événements sous leur vrai jour. Nous
ne nierons pas cependant que l'intérêt
ne l'ait rendu fort habile. Il voulait faire
reconnaître aux Romains la grandeur
historique de son peuple; sa nation était
haie et il » a essayé dans ses
écrits de la relever aux yeux de ses
détracteurs, sans pour cela renier la foi
mosaïque et sans méconnaître
ouvertement les traditions reçues.
Lui-même professait une philosophie
rationaliste assez inoffensive, celle du
déisme et de la morale
naturelle.
Il nous reste quatre
écrits de Josèphe :
1° la Guerre Juive, ou De Bello
Judaïco
(11). Il a divisé cet ouvrage en
sept livres (12). L'histoire même de la guerre
est précédée d'une
introduction qui embrasse tout le premier livre et
la moitié du second et qui raconte les faits
accomplis depuis Antiochus Epiphane (175 avant
J.-C.) jusqu'à la déclaration de
guerre (66 ans après J.-C.). La fin du
second livre nous raconte la première
année de la guerre. Josèphe s'y
montre assez médiocre historien ; il ne nous
rapporte point les vraies causes du
soulèvement des Juifs ; il ne parle ni des
tendances des partis, ni de la politique suivie par
les Romains ; il se borne au rôle de
chroniqueur qui enregistre les
faits.
Du troisième
au septième livre, c'est le témoin
oculaire qui parle, et la lecture devient vraiment
émouvante. Le troisième livre traite
de l'insurrection en Galilée (67
après J.-C.). Les quatrième,
cinquième et sixième racontent les
autres faits de la guerre et le siège de
Jérusalem ; le septième, enfin,
relate les derniers événements
jusqu'à la défaite définitive
des insurgés. Josèphe avait d'abord
écrit cette histoire en langue
aramaïque; plus tard, il la traduisit
lui-même en grec. Pour la rédaction de
cet ouvrage, il a, avant tout, utilisé ses
souvenirs personnels. Il semble, en particulier,
avoir été bien renseigné pour
le siège de Jérusalem. Il nous
raconte qu'il prenait des notes pendant les
opérations et qu'il avait, par les
déserteurs, de fréquents rapports sur
ce qui se passait dans la ville
(13). Vespasien et Titus auxquels il
remit son ouvrage, reconnurent, dit-il, la parfaite
exactitude de son récit. Il date
probablement de' la fin du règne de
Vespasien (14).
2° l'Histoire ancienne des Juifs ou les
Antiquités Judaïques, traite en vingt livres l'histoire du
peuple juif, depuis les origines jusqu'à la
déclaration de guerre aux Romains (66
après Les dix premiers livres
répètent les faits racontés
dans l'Ancien Testament et nous mènent
jusqu'à la captivité de Babylone. Le
livre onzième raconte les
événements; accomplis depuis le
règne de Cyrus jusqu'au règne
d'Alexandre le Grand, le douzième se termine
à la mort de Judas Macchabée (160 av.
J.-C.) ; le troisième à la mort
d'Alexandra (67 av. J.-C.) ; le quatorzième
au début du règne d'Hérode le
Grand (37 av. J.-C.). Le règne de ce prince,
mort en l'an 4 av. J.-C., est raconté dans
les quinzième, seizième et
dix-septième livres. Enfin, les trois
derniers rapportent les événements
accomplis depuis la mort d'Hérode
jusqu'à l'an 66 ap. J.-C., date de la
déclaration de guerre. Josèphe, pour
les premiers livres de son histoire jusqu'à
Néhémie, n'a pas eu d'autres sources
à sa disposition que l'Ancien Testament,
dont il abrège ou développe le
contenu ; il a dû emprunter ses
développements à la tradition
rabbinique (15). Il est très incomplet et
insuffisant pour l'époque
écoulée de Néhémie
à Antiochus Epiphane (440-175 av. J.-C.), ce
qui est d'autant plus regrettable qu'il est pour
nous le seul historien de cette période. Or,
il semble n'avoir eu aucune idée de son
importance exceptionnelle et du
développement que prit alors le
judaïsme. Il ne nous parle ni de l'origine de
la Synagogue, ni de celles du Pharisaïsme, du
Saducéïsme, de l'Essénisme. Pour
l'histoire des Asmonéens, il a
utilisé le premier livre des
Macchabées, Polybe, Strabon et Nicolas
Damascène. Il parait avoir été
très bien renseigné sur le
règne d'Hérode le Grand. En revanche,
il l'est fort mal sur ses successeurs, sauf sur les
deux Agrippa.
C'était de
l'histoire contemporaine et il pouvait interroger
les témoins et les acteurs des faits qu'il
rapportait. Josèphe écrivit son
ouvrage des Antiquités judaïques sur la
demande d'un certain Epaphrodite dont il
était le client
(16). Celui-ci, qui ne savait pas
l'hébreu et qui ne comprenait pas bien les
Septante, engagea Josèphe à composer
une histoire de son peuple à l'usage des
Gréco-Romains. Cette proposition fut
accueillie avec empressement. Ce grand travail
n'était donc pas destiné par l'auteur
à ses compatriotes, mais aux païens; il
veut relever les Juifs à leurs yeux ; on les
accuse de ne pas avoir d'histoire, de ne pas avoir
de héros ; il va prouver le contraire,
raconter la haute antiquité de son peuple,
les grands faits de son passé, et
d''arracher au mépris qu'on lui montre
(17).
Tout en racontant
l'histoire des Juifs, il ne perd pas de vue son
apologie personnelle et répond aux attaques
de Juste de Tibériade. Disons à la
louange de Josèphe qu'il ne fit rien pour
perdre son rival, ce qui lui aurait
été facile, puisqu'il était
bien vu à la cour. Il se borna à se
défendre par la plume et il le fit, du
reste, assez faiblement, se contentant d'en appeler
aux approbations officielles de Titus et d'Agrippa
Il. Cet ouvrage des Antiquités
judaïques fut écrit en plusieurs fois
(18) et achevé l'an 13 de Domitien
(93-94 ap. J.-C.).
3° L'autobiographie
(vita). Cet ouvrage
n'est pas, comme on pourrait le croire
d'après le titre, un récit de la vie
de Josèphe, mais une apologie de sa conduite
en Galilée (66-67 ap. J.-C.), lorsqu'il y
commandait en chef les forces juives pendant
l'insurrection (§§ 7-74). Les paragraphes
1-6 et 75-76 ajoutent à cette apologie
quelques détails biographiques, servant
d'introduction et de conclusion. C'est encore pour
répondre à Juste de Tibériade,
qui, dans ses écrits, avait
présenté les faits sous un jour peu
favorable à Josèphe, que celui-ci
rédigea ces quelques pages vers la fin de sa
vie.
4° Contre
Appion, ou de de la
haute antiquité du peuple juif, ouvrage en
deux livres, écrit en réponse aux
attaques d'Appion, savant égyptien, qui,
cinquante ans auparavant, avait contesté,
non sans une certaine érudition,
l'ancienneté de la religion juive, ce qui,
aux yeux d'un grec, lui enlevait tout crédit
et tout prestige. Le livre d'Appion avait
été beaucoup lu vers le règne
de Tibère, et était encore
célèbre. Josèphe y
répond dans un plaidoyer plein de parti pris
et sans aucune valeur critique. Il y cherche
à justifier les Juifs de tous les bruits qui
circulent contre eux. Cet ouvrage fut écrit
après l'an 93
(19).
Outre ces quatre
écrits, on trouve souvent dans les
éditions de Josèphe le
Quatrième livre des Macchabées,
intitulé aussi : De l'empire de la raison.
Les Pères de l'Eglise lui en attribuaient la
rédaction (20). Les critiques modernes sont
d'accord pour nier que cet ouvrage soit de lui.
Cependant M. Reuss ne se prononce pas et ne trouve
pas décisifs les motifs invoqués
contre son authenticité
(21).
Un important
écrit de Josèphe a été
perdu. Il y fait allusion plusieurs fois dans les
Antiquités judaïques en disant: (22). Les citations qu'il fait de cet
écrit perdu se rapportent toutes à
l'histoire des rois Séleucides
(23).
Dans
l'antiquité et dans l'Eglise du moyen
âge, Josèphe jouit' d'une
réputation que peu d'historiens ont eue.
Renié par les Juifs, inconnu des
Talmudistes, il avait été
adopté par les chrétiens comme un des
leurs. Ses écrits complétaient pour
eux l'Histoire sainte et en confirmaient la
vérité. De plus, ses récits de
l'Ancien Testament étaient plus faciles
à lire que l'Ancien Testament
lui-même. Il n'avait point de passages
didactiques ni de développements abstraits,
et se bornait à narrer les faits en les
peignant sous de vives couleurs. Son histoire des
Hérodes était un commentaire
excellent des Evangiles, et sa narration du
siège de Jérusalem fut longtemps une
des bases de l'apologétique
chrétienne, le Christ ayant prédit
dans ses discours eschatologiques les faits
mêmes qu'il racontait. Enfin, il parlait de
Jean-Baptiste (24), de Jésus-Christ
(25), de saint Jacques
(26). Ses ouvrages formaient donc une
sorte de supplément à la Bible et ils
acquirent par là une immense
popularité.
On en fit des
éditions chrétiennes. Ces
éditions chrétiennes parurent de
très bonne heure, car son passage sur
Jésus-Christ ne nous est parvenu
qu'interpolé par les chrétiens ;
peut-être même a-t-il été
entièrement composé par eux. Ce
passage, où Jésus-Christ est
expressément désigné comme le
Christ annoncé par les prophètes,
servit pendant des siècles à
défrayer l'apologétique.
Voici ce passage:
«
Dans ce
temps vécut Jésus, homme sage, si
toutefois il est permis de ne voir en lui qu'un
homme. Car il accomplit des oeuvres admirables, il
fut le maître de ceux qui trouvent du plaisir
à recevoir la vérité. Il
attira à lui plusieurs Juifs et même
plusieurs païens. Il était le
Christ. Quand Pilate, auquel l'avaient
dénoncé les principaux de notre
nation, l'eut condamné au supplice de la
croix, ceux qui l'avaient aimé d'abord n'ont
pas cessé de l'aimer. Il leur apparut, en
effet, le troisième jour, vivant, comme les
divins oracles l'avaient prédit, ainsi que
mille autres choses étonnantes sur lui. Le
peuple des chrétiens, qui a reçu ce
nom à cause de lui, subsiste jusqu'à
aujourd'hui
L'authenticité de ce
morceau finit cependant par être mise en
doute et, au dix-septième siècle, il
n'était plus défendu par personne. On
comprend, du reste, que les Pères de
l'Eglise aient accueilli avec enthousiasme un
historien juif qui leur fournissait des armes si,
commodes pour la conversion des Juifs et des
païens. Justin martyr, Clément
d'Alexandrie, Tertullien, Origène,
Eusèbe, Basile, Grégoire de Nazianze,
le portaient aux nues; Jérôme
l'appelle le Tite-Live grec. Sa renommée fut
si grande au moyen âge qu'une réaction
était inévitable, et dans les temps
modernes on a parfois trop rabaissé
Josèphe. Le personnage lui-même est
certainement peu intéressant : vaniteux et
prétentieux, il a le tort de se prendre
sérieusement pour un grand écrivain.
S'il n'a pas été absolument
traître à sa patrie, puisqu'il a
cherché à justifier les Juifs des
accusations qui pesaient sur eux, cependant il a
accepté la faveur des Romains, et en
particulier des empereurs, qui avaient
anéanti sa nation.
Comme
écrivain, nous ne devons pas le comparer aux
grands classiques, ce serait injuste, mais aux
autres historiens de son temps, et il tient parmi
eux une place honorable. Si son style est
artificiel, si sa rhétorique est
déplaisante, ce sont là des
défauts dont son époque est plus
coupable que lui-même. Quand ses sources sont
bonnes, il sait les utiliser; il lui arrive
même de les critiquer avec intelligence
(27). Le reproche le plus grave à
lui faire est d'avoir quelquefois falsifié
l'histoire dans son intérêt personnel.
Il prétend, par exemple, que la haine de son
peuple pour les Romains n'était que le crime
isolé de quelques fanatiques, quand il sait
fort bien que sa nation tout entière
partageait la haine de l'étranger. C'est
encore le vain désir de cacher les passions
politiques de ses compatriotes et la
prétention de trouver, en Judée comme
en Grèce, des écoles de philosophie
stoïcienne ou épicurienne, qui lui a
fait dénaturer la vraie physionomie des
partis religieux en Palestine. On peut affirmer,
toutefois, que l'ensemble de ses récits est
exact, autrement il n'aurait pas osé en
appeler au témoignage de Vespasien, de Titus
et d'Agrippa. Quand il mourut, il préparait
un grand ouvrage sur Dieu et son essence et sur la
loi de Moïse (28).
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