LA PALESTINE AU TEMPS DE
JÉSUS-CHRIST
LIVRE SECOND - LA VIE
RELIGIEUSE
CHAPITRE
V
LA PRÉDICATION PHARISIENNE. - LE
MONDE A VENIR
L'attente de l'ère
messianique. - Le monde à venir, -
Paraboles. - Les deux Messies. - La date
de l'avènement du Messie. - La fin
de l'espérance messianique. - Le
Royaume de Dieu réalisé par
la pratique de la Loi.
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Nous compléterons les détails que
nous avons donnés sur les Pharisiens par la
citation de quelques passages tirés de leur
prédication sur le monde à venir, et
pris çà et là dans les
Talmuds. Nous n'avons pas à exposer ici
leurs idées religieuses sur la vie future,
nous l'avons fait longuement dans noire premier
ouvrage (1).
Notre seul but est de reproduire le physionomie de
l'enseignement rabbinique au premier siècle
sur ce sujet, en transcrivant quelques-uns de ses
aphorismes et quelques-unes de ses paraboles.
L'attente de la « consolation
d'Israël »
(2) était
la préoccupation dominante de tous les
esprits. Le Messie sera, en effet, un «
consolateur »
(3) et ses jours
seront « des jours de consolation. »
Quant au nom qu'il portera, on ne le sait, il
s'appellera Schiloh ou Jinnon, ou Chaninah
(4), ou Menahem,
et naîtra à Bethléem
(5).
Le rêve messianique était
bien un rêve ; il était bizarre,
capricieux, fantastique et en
même temps précis et minutieux comme
un songe. Jérusalem sera toute d'or, de
cyprès et de cèdre ; les maisons
seront construites de pierres précieuses. Le
Temple sera le centre du monde. Les rois de la
terre se prosterneront devant les Juifs. On
célébrera un sabbat perpétuel
; on mangera et on boira. Le fond de ces
rêveries était le besoin
impérieux de compensation aux souffrances
d'à présent, qui s'éveillait
avec toutes ses folles exigences dans l'âme
du Juif persécuté. Le monde est
l'injustice même. Eh bien, le Juif croit
à la justice, il croit au relèvement
final. Il ne peut pas ne pas croire au bonheur
à venir. Dieu, se dit-il, n'a pu m'imposer
le fardeau du devoir sans compensation. Ici, nous
retrouvons l'idée du mérite
conférant à l'homme des droits devant
Dieu, idée puissante alors et
profondément. enracinée dans les
coeurs.
Tout l'enseignement théologique
se résumait en deux mots ha-olam aça
(ce monde-ci), et ha-olam aba (le monde à
venir).
Raisonner sur ces deux mondes,
dépeindre le premier comme le foyer de
toutes les douleurs, et le second comme le foyer de
toutes les félicités, c'était
là toute la science religieuse. Sur ce fond
commun, chacun brodait suivant sa fantaisie.
Quelques-uns disaient : «D'abord, le Messie
ressuscitera ceux qui dorment dans la
poussière
(6). Ensuite, le
monde sera désolé et
dévasté pendant mille ans, enfin
viendra l'éternité. »
Le peuple s'effrayait beaucoup de la
venue de l'ère messianique. Il craignait
d'être témoin de la guerre de Gog de
Magog, que les Scribes lui prédisaient comme
devant la précéder
(7).
Tout le monde, du reste, s'attendait
à d'affreuses calamités. B.
Eliézer ben Abena dit : « Quand vous
verrez les nations s'élevant les unes contre
les autres, alors, attendez-vous à
suivre le Messie, et vous
reconnaîtrez que cela est vrai à ceci
: que la même chose s'est passée aux
jours d'Abraham, car alors les nations
s'émurent entre elles, et il vint un
Rédempteur pour Abraham. Dans la semaine
d'année où viendra le fils de David,
il y aura la première année des
pluies sur une ville et la sécheresse sur
une autre; la deuxième année, les
flèches de la famine seront lancées;
à la troisième, il y aura une grande
lamine, et les hommes, les femmes et les enfants
mourront, ainsi que les saints et les gens de bien;
et il y aura un oubli de la Loi sur ceux qui
l'étudient. La quatrième
année, il y aura abondance pour les tins et
stérilité pour les autres. La
cinquième, une grande abondance : on
mangera, on boira, on se réjouira, et la Loi
sera remise en honneur pour ceux qui l'enseignent.
La sixième année, on entendra des
voix (8). La
septième année, des guerres
éclateront, et à la fin de cette
septième année paraîtra le fils
de David. »
Voici encore de très curieuses
paraboles sur le monde à venir, et dont la
rédaction rappelle beaucoup celle de Lazare
et du mauvais riche, dans l'Evangile
(9) : « Il y
avait deux impies qui étaient
associés dans ce monde; et l'un fit
pénitence avant sa mort; l'autre, non. Et
celui-là se trouva dans l'assemblée
des justes; celui-ci dans celle des
réprouvés. Et celui-ci vit
celui-là et dit : Malheur à moi ! il
y a eu acception de personnes dans cette affaire.
Cet homme et moi nous avons volé ensemble,
nous avons commis des meurtres ensemble, et
celui-là se tient dans l'assemblée
des justes, et moi dans l'assemblée des
réprouvés. Et on lui répondit
: Oh ! le plus, insensé de tous les hommes
qui soient au monde! tu as été;
abominable et tu as été
abandonné pendant trois jours après
ta mort, et on ne t'a pas fait descendre dans le
sépulcre. Sous toi, le
ver s'est couché et le ver t'a
dévoré. Ton compagnon, lui, a
été intelligent et il a fait
pénitence. Et il était en ton pouvoir
de faire pénitence et tu ne l'as pas fait.
Et il dit : Permets-moi de retourner et de faire
pénitence ; mais on lui dit : Oh ! le plus
insensé des hommes ! est-ce que tu ne sais
pas que le monde où tu es est semblable au
sabbat et le monde dont tu sors à la veille
au soir du sabbat?, Si tu ne prépares pas
quelque chose la veille au soir du sabbat, que
mangeras-tu au sabbat? Ne sais-tu pas que le monde
d'où tu sors est semblable à la terre
et le monde où tu es à la mer. Si
l'homme ne se prépare pas sur la terre de
quoi manger, quand il sera sur mer que
mangera-t-il? Et alors il grinça des dents
et mangea sa chair
(10).
»
« Un homme bon et un méchant
étaient morts. Et il n'y avait pas eu de
funérailles pour le bon, il y en avait eu
pour le méchant. Et peu après
quelqu'un vit en songe l'homme bon se promener dans
des jardins et près de fontaines
agréables. Mais quant au méchant, sa
langue était altérée et
sèche, et il s'efforçait d'atteindre
la rive du fleuve, mais il ne l'atteignait pas
(11).
»
On sait que chez les Grecs le et chez les Latins les inféri
comprenaient aussi bien la demeure des bienheureux
que celle des damnés, mais, entre les deux,
coulait l'Achéron. Les Juifs avaient
accepté sur ce point toute la mythologie
païenne. « De combien, disaient-ils, la
Géhenne ci le Paradis sont-ils
éloignés ? D'une palme ,
répondait-on, et Rabbi Jochanan dit : un mur
est entre les deux. Mais les autres Rabbins : non,
ils sont de niveau, on peut voir de l'un ce qui se
passe dans l'autre et il y a entre eux un grand
abîme
(12).
»
« Dans le Paradis il y a sept
classes de justes qui voient la face du Seigneur;
ils sont assis dans la maison de Dieu et
montent à la montagne de
Dieu. Chaque classe a son habitation
spéciale dans le Paradis
(13). De
même il y a sept habitations dans la
géhenne. »
L'attente du Messie était un
article de foi que les Pharisiens avaient inscrit
dans leur liturgie. Dans le Schemoné
Esré nous lisons en effet : « 0
Seigneur, fais germer le rejeton de David, ton
serviteur, et rétablis, en nos jours, sa
royauté. » Mais l'incohérence et
le vague des idées sur le Messie
étaient tels que certaines personnes
attendaient deux Messies, le premier serait de la
tribu de Joseph, il mourrait sur le champ de
bataille sans avoir vu s'achever l'oeuvre divine,
ce serait un Messie souffrant; le second, le fils
de David, serait le Libérateur
définitif et réaliserait les
promesses. Il serait le Messie triomphant.
Quand sera le jour de son
avènement ? Après avoir ]on,temps
calculé le jour et avoir toujours
été trompés, les Pharisiens
avaient fini par renoncer à toute indication
et nous lisons dans la Mischna : « Que la
peste soit de ceux qui se livrent aux calculs
messianiques! Qu'arrive-t-il en effet ? Il arrive
que le Messie ne s'empresse: pas de justifier ces
supputations de fantaisie. On se met alors à
désespérer de sa venue. Or il n'est
pas permis de renoncer à cet espoir, car il
est écrit : Quoiqu'il tarde, espère
en lui
(Habacuc, II, 3). Qu'on ne dise donc
pas : à quoi bon espérer si Dieu se
refuse à l'accomplissement de nos
rêves de délivrance ? Dieu ne s'y
refuse nullement. Il attend, lui aussi, le moment
propice de nous prendre par grâce
(Esaïe, 1, 18). Mais si Dieu
attend, et si nous nous attendons, qu'est-ce donc
qui empêche le salut? C'est l'inexorable
justice, c'est-à-dire nos
péchés. Si Israël fait
pénitence, il sera délivré,
sinon, non
(14). »
Ce curieux passage nous
révèle la transformation profonde qui
s'accomplit dans l'espérance messianique des
Pharisiens au milieu du premier siècle,
lorsqu'ils se
séparèrent de l'extrême gauche,
des fanatiques qui allaient faire l'insurrection.
L'école de Hillel devait renoncer à
la chimère d'un Royaume de Dieu terrestre ;
en cela les Pharisiens modérés
subirent à la longue l'influence des
Saducéens qui, eux, n'y avaient jamais cru.
Les Pharisiens en arrivent ainsi, même avant
la destruction du Temple, à se demander si
la réalisation du Royaume de Dieu ne devrait
pas être cherchée avant tout dans
l'observation de la Loi. La pratique de la Loi
l'emportera même sur l'espérance
messianique, elle doit l'étouffer ; et plus
tard les docteurs talmudistes renonceront
complètement aux rêves insensés
de leurs prédécesseurs. Ils ne
parleront plus que de la Thorah. Les Pharisiens qui
sortirent de Jérusalem
assiégée et qui s'en allèrent
se réfugier à Jabné, avaient
bien perdu la foi messianique de leurs
pères, car s'ils l'avaient tant soit peu
conservée, ils se seraient dit : - Restons,
c'est maintenant, puisque la calamité est
à son comble, que le Libérateur, le
« Deus ex machind » va paraître. -
Mais non ; ils ne peuvent plus le dire, ils ne le
croient plus; et voici une parabole qui nous donne
le dernier mot des croyances pharisiennes sur ce
sujet R. Yeschoua ben Levi demanda un jour au
prophète Elie
(15) «
Quand le Messie doit-il venir?
- Demande-le lui à
lui-même, répond le Nabi - Mais
où puis-je le trouver ? - Tu le trouveras
à la porte de la ville, au milieu des
pauvres et des malades. » Yeschoua se rend au
lieu indiqué et y trouve celui qui doit
être un jour le Messie. Quand viendra mon
Seigneur, lui dit-il? « Aujourd'hui »
même, répond ce dernier. » Plus
tard Yeschoua, rencontrant de nouveau Elie, se
plaignit amèrement : « le Messie m'a
trompé, me disant : je viendrai aujourd'hui,
car il n'est pas venu. - Non, réplique le
prophète, il n'a pas menti, il a voulu dire
: je viendrai aujourd'hui si vous obéissez
à la loi de Dieu
(16). »
On le voit, la vraie espérance
messianique s'est éteinte. Elle ne subsiste
plus, même au coeur de quelques
fidèles.
Nous entrons dans l'époque de la
composition des Talmuds qui vont achever de
détruire ce qui peut rester encore de foi,
de confiance et de vie dans l'âme des
descendants d'Israël.
Le mosaïsme n'est plus qu'un
cadavre et les Pharisiens vont l'embaumer pour le
conserver; ils vont fixer par l'écriture la
casuistique, avec toutes ses minuties et ses
puérilités. Le Judaïsme
apocalyptique, digne et noble héritier du
prophétisme antique, est bien mort, il a
achevé il ne renaîtra pas.
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