Un Gagneur
d'Âmes:
CÉSAR
MALAN
DEUXIÈME PARTIE:
L'ACTIVITÉ PUBLIQUE DE MALAN APRÈS
1830
CHAPITRE
XI
CÉSAR MALAN AU SOIR DE SA VIE
Dans une lettre adressée à
sa tante, en 1843, César Malan
évoquant les lieux chers à son
enfance, s'exprimait ainsi :
« Hélas !
Clavelière est presque en ruines ! Le
tilleul a été coupé, et le
grand sapin aussi ! On a abattu l'aile de l'horloge
et changé la porte de la maison ! La figure
de ce monde passe ! Dieu nous appelle à nous
diriger vers ce qui ne passe pas !
»
Le vieux lutteur ramenait ses armes
vers lui; l'intendant fidèle rassemblait les
éléments de sa gestion : ce sont des
sentiments qui marquent le soir d'une vie.
Contemplons, avant qu'elle ne s'effacent dans la
grisaille des siècles, quelques lueurs de ce
couchant !
Émouvante fut la fin de vie
de notre héros, parce qu'à certains
égards longue et douloureuse. À
l'éclat et à l'ardeur de la jeunesse
et de l'âge mûr, succédaient des
heures bien difficiles.
Les
heures difficiles
À l'isolement accru que nous
avons déjà signalé,
s'ajoutaient une position matérielle parfois
gênée et des souffrances corporelles
constantes et souvent très
pénibles.
Certes, il avait élevé
au prix de grands sacrifices sa nombreuse famille.
Mais, cette tâche achevée, il ne put
continuer, à cause de son âge,
à recevoir chez lui des pensionnaires; il se
trouva donc réduit à une position que
ne soupçonnèrent pas ceux qui en
jugeaient uniquement d'après les
enfants.
En même temps, apparurent de
bonne heure chez lui les premiers symptômes
d'un mal qui ne pardonne pas et mine lentement les
forces physiques et morales.
Cependant, son entourage ignora
longtemps ce qu'il avait à souffrir, et,
l'ayant compris, fut tout étonné de
constater à quel point Malan conservait,
malgré la souffrance, l'inquiétude,
l'affaissement nerveux qui résultaient de
son mal, et sa force de volonté et son total
oubli de soi.
Patient dans
l'affliction
Il avait souffert toute sa vie de
crampes d'estomac : maintenant, s'y ajoutaient des
douleurs de têtes incessantes, des
bourdonnements d'oreilles extrêmement
violents. Il en perdait presque entièrement
le sommeil.
Bien que sa foi ne faiblît
pas, sa souffrance devint de jour en jour
évidente aux yeux de ses proches. Les
visites des étrangers et même celles
des meilleurs amis, étaient pour lui une
cause de fatigue.
À tout cela s'ajoutaient
aussi les déceptions et les douleurs que
l'indélicatesse de coeur ou la
pauvreté spirituelle de certains milieux ou
gens réputés « pieux »
n'épargnent pas toujours aux autres,
même à des frères en la foi.
Devant lui, certains hommes, qui marchaient
simplement dans la trouée que leur avaient
faite son courage et son dévouement, se
vantaient publiquement, aux applaudissements de
leurs amis « d'avoir été les
premiers à relever dans Genève le
drapeau de l'orthodoxie ». On lui envoyait, de
source officieuse, de ses propres écrits
parus sans son nom, pour qu'il les prît comme
modèles à suivre, ou comme une
critique de ses écrits signés. Devant
lui aussi, on chantait, sur des mélodies
étrangères et souvent mal choisies,
ses propres cantiques, défigurés par
des mains inhabiles. Bref, ce grand coeur devait
réellement subir en silence, et
années après années, tous les
froissements d'amour-propre et les
dépouillements dont Dieu se sert pour
mûrir pour la gloire les natures fortes et
généreuses promues par Lui au
rôle de pionniers.
Dieu
me forge
Mais dans sa foi en Dieu et son bon
sens, il trouvait la force de vaincre l'irritation
ou l'abattement. « Oui, c'est pénible,
répondait-il à un fils qui lui
parlait de ce sentier difficile, c'est
pénible, mais puisque c'est mon Dieu qui m'y
place, c'est qu'Il a évidemment pour cela
des raisons excellentes. Quand j'étais jeune
et fort, j'étais un marteau de fer dont sa
puissante main s'est servi pour briser des
cailloux. À cette heure, c'est encore Lui,
c'est sa même main de père qui,
après m'avoir « démanché
», s'occupe à me forger moi-même.
»
« Il est bon,
écrivait-il à un autre de ses fils,
il est nécessaire que le ciel se montre
à nous tel qu'il est : tout autre que ce
pauvre monde, même que le monde qui se vante
du nom de chrétien, Le coeur se rapproche
alors de l'Ami qui aime en tout temps, du Seigneur
Jésus, si fidèle, si sérieux,
si réel. »
Par ailleurs, Malan se
réfugiait dans son activité
littéraire qui fut particulièrement
féconde à cette époque, et
dans sa correspondance active avec les
Églises et les hommes du mouvement
évangélique.
Une petite phrase, relevée
dans son journal d'Église, à
l'année 1849, révèle bien les
luttes cachées de ce vaillant et les
sentiments de tristesse qui parfois l'envahissaient
: « Je me trouve placé comme en 1819
», Il faisait allusion à cette
douloureuse époque où il voyait les
restes de son troupeau se disposer à le
quitter pour se joindre à la nouvelle «
Église Évangélique ».
Ceci explique qu'il commençât à
ne plus se sentir heureux à «
Pré Béni ». Par suite de
l'enlèvement des fortifications, la ville
s'était étendue. Et la solitude
ombreuse et calme qui entourait sa demeure
était progressivement envahie par de hautes
constructions et des quartiers bruyants.
Repli à
Vandoeuvres
Malan venait, en 1850, de
bénir le mariage de deux de ses filles
cadettes : resté presque seul avec sa femme,
il trouvait la maison trop vaste et le jardin
désert. Depuis 1848 il passait les
étés dans une petite maison qu'il
avait héritée de sa mère,
à Vandoeuvres. En 1855, sur le conseil de
ses fils, il se décida à vendre
Pré Béni pour se transporter tout
à fait à la campagne. C'est ce qu'il
fit en 1857 : certes, ce changement s'éleva
à la hauteur d'une épreuve. Comment
délaisser sans souffrances, à 70 ans,
des horizons aimés, la maison où
s'étaient écoulées 35
années de la vie de famille ? Comment se
créer un cadre nouveau en laissant en
arrière celui qui avait pris figure de
sanctuaire, témoin de ses joies et de ses
douleurs devant Dieu !
Mais une fois son parti pris, il
n'hésita pas. Il ne tarda pas à
reconnaître le premier, avec gratitude envers
Dieu, toute la sagesse de cette décision. En
régularisant sa position, elle assurait
à son grand âge une aisance en
harmonie avec ses besoins modérés et
ses habitudes d'ordre et de simplicité.
Aussi s'attacha-t-il toujours plus à sa
retraite.
Vandoeuvres offrait en effet le plus
charmant refuge contre l'agitation des villes, la
plus reposante halte pour un chrétien
fatigué qui n'attend plus que le signal du
grand départ.
L'oasis des derniers
jours
C'est au bout du village, en retrait
des autres maisons, que se trouve la modeste
demeure où César Malan passa les
dernières années de sa vie. À
peine y a-t-on pénétré que
l'on voit en face de soi, à travers la porte
vitrée de la principale pièce, le
Mont-Blanc lui-même. Une longue terrasse,
terminée par un mur d'appui, s'étend
devant la maison, la débordant des deux
côtés. Plus bas, un jardin fleuri et
un berceau de vigne; plus bas encore, un
étroit verger que bordent quelques grands
chênes et qu'ombragent ici et là des
arbres fruitiers. À
l'extrémité de la terrasse, une
tonnelle forme un agréable abri contre les
vents du Nord. Transporté de Pré
Béni, ce pavillon portait encore sur sa
paroi le passage de l'Écriture que Malan y
avait inscrit en 1823 : « Alors ceux qui
connaissent l'Éternel ont parlé l'un
à l'autre, et l'Éternel y a
été attentif » (Malachie : 3.
16).
Tel est l'enclos où
César Malan se retira en 1857 avec sa femme
et celle de leurs filles qui ne les quitta
jamais.
Lors de la vente de Pré
Béni, il avait eu soin de se réserver
l'usufruit de sa chapelle ainsi que la
propriété des matériaux; il
voulait en empêcher l'attribution à
quelque usage profane. Bien que demeurant à
Vandoeuvres, il continua à y prêcher
régulièrement, en se bornant
toutefois au service du Dimanche. Sa
prédication s'était, dans ces
dernières années, remarquablement
relevée et rappelait souvent la flamme et
l'éloquence de sa jeunesse. Son auditoire
s'était sensiblement reformé et ce
ministère donnait encore quelque importance
à ses yeux à une vie qui
s'affaiblissait de jour en jour.
Parfois, un retour de force et
d'activité venait interrompre la monotonie
des infirmités et des fatigues de la
vieillesse. C'est ainsi que, pendant les
premières années de son séjour
à Vandoeuvres, il fut fort occupé par
la publication en Amérique de plusieurs de
ses traités. Ce lui fut aussi un vrai
réconfort.
Fête de l'Alliance, de
l'Alliance Evangélique
Parmi les rayons joyeux qui vinrent
d'ici-bas illuminer le ciel de sa vie finissante,
signalons la fête de l'Alliance
Évangélique qui eut lieu à
Genève dans l'été de 1861.
Rien ne pouvait, mieux que la pensée qui
était à la base de cette Alliance,
répondre à ce qui avait
été toute sa vie la plus ardente
aspiration de son coeur. C'est lui qui
s'écriait déjà en 1818 :
« A quelque confession ou à quelque
secte que l'on se rattache, qui croit de coeur aux
mérites du Seigneur J, sus est mon
frère, et dès que je le reconnais
pour tel, je le lui témoigne autant qu'il
m'est possible. » On peut se
représenter la joie et l'émotion de
cet auguste vieillard lorsqu'en cet
été de 1861, il se retrouva avec une
foule de frères venus de toutes parts, dans
ce même temple de Saint-Pierre où il
n'était plus rentré depuis son fameux
sermon d'août 1818. Avec gratitude, Malan
voyait ce que Dieu Lui-même avait
opéré dans Genève depuis le
jour lointain où Il l'avait choisi lui,
« pour relever publiquement de la
poussière l'étendard fané du
pur Évangile ! »
Noce
d'or
C'est au cours de cette même
année que les Malan
célébrèrent le 50''
anniversaire de leur mariage. Quelques-uns de leurs
enfants accoururent pour cela de l'étranger.
Un repas simple, qu'ornait, avec des fleurs et
quelques mets choisis envoyés par d'anciens
amis de la famille, une pièce d'argenterie
offerte par les membres de son petit troupeau,
réunit à cette occasion, autour des
deux époux, les enfants et les
petits-enfants. Malan commença par rendre
grâces à Celui qui l'avait conduit
jusque-là, puis il adressa à sa
chère femme quelques mots pleins de
grâce, de courtoisie et d'à-propos. De
nombreux témoignages d'affection furent
apportés sous forme de lettres, de
poésies, de choeurs chantés sous les
fenêtres par quelques étudiants en
théologie. Malan fut tout confondu de cette
manifestation générale de
sympathie.
La
reine de Hollande à
vandoeuvres
Bien des amis savaient d'ailleurs le
retrouver dans sa paisible retraite : des joies
inattendues lui furent ainsi dispensées. Un
certain jour de 1862, la servante avait
annoncé, sous une désignation
impossible, la visite d'une grande dame avec sa
suite !... Quel ne fut pas l'étonnement de
Malan quand il reconnut en la mystérieuse
visiteuse, la reine de Hollande qui avait pris, sur
quelques heures de séjour à
Genève, le temps de venir jusqu'à
Vandoeuvres. Il racontait cela à son fils
qui s'inquiéta s'il avait eu soin
d'employer, en lui parlant, les formes
consacrées. « Ah ! mon ami,
répondit-il avec sérieux, je ne le
sais vraiment plus ! Ce que je sais, c'est que j'ai
parlé comme ministre de Dieu. Je n'ai pas eu
le temps de penser à d'autres choses qu'aux
choses éternelles. L'important, c'est
l'Évangile, c'est le Sauveur ! Nous avons
parlé du salut de l'âme, de cette
éternité où nous allons entrer
! »
Une autre de ses grandes joies fut
la consécration au Ministère du
pasteur Lenoir qui eut lieu en Juin 1863: ce fut
une des dernières solennités
religieuses auxquelles il présida dans sa
chapelle. « Les discours et les
prières, écrit J.A. Bost, y
étaient sans autre apprêt que la
longue expérience et la profonde
piété de celui qui les
prononçait, mais l'assemblée resta
sous l'impression de la présence
réelle de l'Esprit de Dieu.
»
Le
déclin
Toutes ces joies étaient des
encouragements dont la tendresse de son Dieu
parsemait sa route difficile. Les forces
déclinaient rapidement et de ce vieux
lutteur qui en finissait avec la terre, il n'est
pas de plus touchant portrait que celui
tracé par sa fille, appui de ses derniers
jours : « Comme Abraham assis à la
porte de sa tente et contemplant dans une longue et
sublime méditation cette voûte
étoilée qui lui rappelait les
promesses divines, ce nouvel Abraham, ce vieillard
calme et paisible était là
tranquillement assis dans son fauteuil, conversant
en silence avec son Dieu. Que de fois ne le
trouvions-nous pas les mains jointes, le regard
levé et qui semblait plonger jusque dans le
monde invisible, l'expression calme, douce et
grave. Le Livre sacré était devant
lui. Il n'en a quitté la lecture que lorsque
l'approche de la mort elle-même est venue lui
voiler les yeux. Pendant des heures
entières, il le méditait,
l'étudiait, le sondait encore. Sa Bible,
couverte d'annotations et de signes de sa main, est
comme un monument de ses dernières
années. »
Témoignage d'Ami
Bost
Pour traduire les impressions que
Malan laissait à ses visiteurs, nous ne
saurions mieux faire que de reproduire ici quelques
lignes que J.-A. Bost
(1) lui a
consacrées : « Quel charme paisible,
quelle bénédiction, quels doux et
précieux souvenirs dans une
après-dînée ou dans une
soirée passée avec lui dans sa
demeure l Sur la terrasse, dans le jardin, dans le
salon, dans son cabinet de travail, partout il est
le même, simple et sans prétention;
son accueil' est affectueux et fraternel, sa
conversation est vive, très variée,
mais il n'oublie pas qu'il est ambassadeur de
Christ, et toujours il trouve moyen d'aborder les
sujets sérieux qui le préoccupent.
Bientôt, on monte dans sa chambre, on
s'assied à côté de cet orgue
sur lequel il a composé et joué tous
ses cantiques... cette chambre était un
musée, une bibliothèque, un atelier;
il aurait dû en écrire l'histoire...
Mais c'était aussi un
sanctuaire...
...Puis « autour de la table
à thé, quelle verve intarissable,
quelle jeunesse que celle de ce beau vieillard !
S'il y avait de jeunes enfants, comme il se mettait
en frais pour eux, exhumant dans les souvenirs de
sa propre jeunesse tout ce qui pouvait les
intéresser. Enfin, quand, après le
culte de famille, il fallait le quitter, il donnait
un pas de conduite à ses amis, et l'on se
séparait dans le sérieux et dans la
joie de l'amour fraternel. »
VANDOEUVRES: LA MAISON DES DERNIERS
JOURS
César Malan s'occupait beaucoup alors de
cantiques. Ce fut, en dehors de l'étude
journalière de l'Écriture, sa
dernière préoccupation. Il revoyait
ceux qu'il avait en portefeuille et en composait de
nouveaux. C'était là son oeuvre de
prédilection, et il la considérait
comme son legs à ses frères. J.-A.
Boat a écrit à ce sujet : « Il
ne se faisait aucune illusion sur la valeur
inégale des uns et des autres, et prenant
plaisir à en lire quelques fragments
à « des amis, il leur demandait :
Croyez-vous que celui-ci « vaille la peine
d'être imprimé ? Il y mettait plus
d'amour « que d'amour-propre, recherchait
volontiers des critiques amicales, dont il tenait
compte à l'occasion. »
Dernière
correspondance
Sa correspondance, dans ces
années-là, renferme aussi de
précieux témoignages de cette vie de
foi et de piété personnelle qui
devenait toujours plus sa seule vie. En Mai 1861,
par exemple, il écrivait à un
vieillard de ses amis qui approchait de sa fin :
« Je me place souvent à cette heure
solennelle où ma vie humaine va se terminer,
et me demande alors si ma paix et mon
espérance me sont assurées, et si je
puis, sans appréhension, entrer dans la
sérieuse éternité. Je sens
alors le prix, la puissance et la
souveraineté de la promesse de Dieu : «
Qui a le Christ, « a la vie », et je
réalise cette vérité de sa
grâce, que j'ai « bien le Christ,
puisque sincèrement je crois qu'il est
vivant au ciel, devant le Père, et qu'en Lui
et par Lui a été fait et pleinement
accompli le rachat et l'éternel salut de
ceux que lui donne le Père ! C'est
là, c'est bien là le repos de mon
coeur et toute l'espérance de ma foi !
Là « seulement est pour moi l'assurance
d'être au ciel, dans ce ciel que je vois si
près de moi, et qui ne me montre que
l'Éternel, que les saints glorifiés,
que les anges élus, et où
moi-même je n'entrerai que parce qu'il a plu
au « Père de m'élire en Christ,
et en Lui de me donner la vie «
véritable et de me préparer pour
Lui-même. »
Le 19 juin 1863, il consignait dans
son journal cette réflexion : « Le cher
Gaussen s'en est allé vers le Seigneur !
Quelle joie ineffable pour son âme ! »
À son tour, il n'ambitionnait plus que cette
joie suprême. Il en avait fini avec la terre,
Déjà il avait vu partir plusieurs de
ses compagnons d'oeuvre, les témoins et les
amis de son ministère, les deux Rochat,
Empeytaz, Galland, H. Olivier. Sa ligne d'horizon
était à jamais fermement fixée
vers lés demeures éternelles. Il se
détachait de plus en plus d'ici-bas.
Dernière
prédication
Le 11 octobre, il baptisait encore
dans sa chapelle. C'est le 8 novembre qu'il y monta
en chaire pour la dernière fois. À
fin novembre, il dut s'aliter.
Après un entretien avec le
docteur, il dit à sa femme :
« Eh bien ! ma chère
Jenny, il paraît que je suis cloué
dans mon lit..., le cher docteur, il était
tout ému ! Il craignait de me faire de la
peine ! Je l'ai aussitôt mis à l'aise.
Je lui ai dit que c'était bon ; que je
comprenais ce qu'il avait à me dire,
qu'à vue humaine j'étais
condamné; et nous avons parlé des
choses du ciel !
Dès qu'on lui eut
annoncé « qu'il ne descendrait pas du
lit sur lequel il était monté »,
une paix et un calme absolus envahirent tout son
être. Quand la douleur n'était pas
trop intense, son regard, à défaut de
paroles, ne cessa, dès lors, d'exprimer la
bienveillance la plus affectueuse pour tous ceux
qui l'approchaient.
Longue et douloureuse
agonie
Ainsi demeura-t-il pendant les
quatre derniers mois de sa vie et tout
spécialement pendant les deux derniers qui
ne furent, à la lettre, qu'une longue et
douloureuse agonie.
Plusieurs membres de sa famille
vinrent, à cette époque,
s'établir auprès de lui. On ne
pouvait pas le voir longtemps de suite. Un jour
qu'il surprit, chez son fils, le regard d'intense
compassion que provoquait la vue de ses souffrances
: « Ne reste pas ici, lui dit-il, mon enfant !
Ceci n'est pas fait pour toi.
Aux plus mauvais jours, on le voyait
appuyé sur les coussins de son lit, les
mains crispées par la douleur, le regard
fixé devant lui, tandis que le mouvement de
ses lèvres semblait montrer qu'il murmurait
tout bas quelque prière.
Mais quelle joie quand il avait pu
lire quelque portion de l'Évangile ou
l'annoncer à d'autres. Un jour que deux de
ses enfants entraient dans sa chambra après
que l'infirmier venait de le quitter, il
s'écria : « Quel honneur ! Quelle joie
! Dieu vient de m'accorder la grâce de
pouvoir encore, une fois, sur mon lit de mort,
annoncer la bonne parole de son Évangile !
»
Vers la fin de sa maladie, il ne
pouvait plus recevoir que rarement. Il parlait peu;
quelquefois il ne prononçait pas une parole
de tout le jour. Mais son silence était plus
éloquent encore. Par un effort inlassable,
son âme tout entière,
concentrée en elle-même, endurait sans
un mot d'impatience, sans même un
gémissement, des souffrances qui
émouvaient tous ceux qui en étaient
témoins. Il ne manquait jamais, le soir et
le matin, de s'excuser à chaque fois,
auprès de l'infirmier, « de la peine
qu'il lui donnait ». Le domestique, qui ne le
quittait guère, sentait lui-même la
grandeur de cette soumission calme et silencieuse.
« Notre Monsieur n'est pas un soldat qui court
au feu, disait-il, il y marche ! » Un ami,
descendant de sa chambre, murmurait : « Il y a
comme une gloire qui l'entoure. » Et le
docteur témoignait: « J'ai vu la foi,
je dis la foi non pas du théologien, mais du
chrétien ; je l'ai vue de mes yeux !
»
Ce
que Dieu ordonne
Son fils ne put, un jour,
s'empêcher de s'écrier devant lui :
« Combien tu souffres ! mon pauvre père
! » Levant alors, avec effort, la tête
et le regardant de son ferme et vivant regard :
« Je ne souffre pas une seule minute de «
plus », répondit-il, « je ne dis
pas que Dieu ne le veut ! « - non ! non !
» reprit-il avec vivacité, « mais
que Dieu ne l'ordonne ! » Puis, il ajouta
aussitôt : «Voilà ce qui «
console ! »
Malan s'affirmait ainsi le digne
fils de ces « prédestinés du
XVIe siècle », dont la pauvre âme
d'homme, contemplant le Décret
éternel de Dieu, se raidissait tout à
coup dans un héroïsme extraordinaire au
sein des pires angoisses, des plus dures
humiliations, des plus mortelles souffrances
!
Des
réalités
On parlait, une autre fois, à
Malan de la gloire céleste, de
l'entrée dans la Maison de Dieu. «
Mais, dit-il avec un regard profond et
étonné, mais Dieu ! le Ciel ! la
Gloire ! le Sauveur ! mais ce sont-là des
réalités ! des réalités
! mon ami. Pourquoi en parler pour
s'émouvoir ? Ce sont des
réalités » - « Ce qui
passe, c'est ceci ! » ajouta-t-il en montrant
ses mains amaigries et déjà presque
paralysées.
« Je ne suis pas seul ! je ne
suis pas seul ! » répétait-il
souvent. Ou bien : « Il n'y a pas de nuage
dans mon ciel ! À l'un de ses visiteurs,
(sans doute J.-A. Bost), il put dire :
« Le Seigneur est avec moi tel
que je l'ai toujours connu ! » Puis, au bout
d'un moment, il ajouta, avec son aimable et
tranquille sourire : « C'est que j'ai toujours
accepté l'Évangile tout entier, sans
en discuter ni les commandements, ni les
mystères, ni les promesses. Le Seigneur est
fidèle ! »
Jusqu'à la fin, Malan
conserva toute sa lucidité d'esprit. Peu de
jours avant sa mort, il avait demandé
à son fils aîné de lui
réciter le Psaume 23. Salomon Malan voulut
le réciter en latin. Mais son père
lui dit : « En hébreu ! en
hébreu! » et le répéta
alors les mains jointes à voix basse, avec
lui. Il pensait à tous les siens et donnait
toutes instructions pour les inévitables
arrangements de famille : il destinait tel ou tel
objet à l'un ou l'autre de ses enfants. Mais
il ne s'arrêtait pas longtemps à ces
choses. Les ayant une fois réglées,
il n'y revint plus.
Dernières
instructions
Une de ses dernières
préoccupations fut sa chapelle. Son
désir avait été qu'elle
continuât après lui à
être affectée « à la
prédication du pur Évangile ».
Diverses circonstances en rendirent impossible la
cession au groupe envisagé. Malan
désira donc que sa chapelle fût
démolie encore de son vivant. C'est un des
diacres de son Eglise qui entreprit cette
douloureuse tâche. Ainsi finit cette Chapelle
du Témoignage, dans laquelle deux
générations étaient venues
chercher leur nourriture spirituelle. Liée
à l'activité personnelle de
César Malan, elle a dû finir avec
lui.
Comme tu veux
Quant au malade, plus il approchait
de sa fin, plus il devenait silencieux. Il
n'offrait plus que l'émouvant spectacle de
la vaillance et de la soumission chrétiennes
devant la mort. Pour tel de ses amis, une telle fin
était un sceau mis sur la vie des
années actives. « Que de fois, disait
l'un d'eux, n'ai-je pas entendu de ses amis
eux-mêmes, me dire, quand je leur parlais
avec admiration de l'oeuvre de Malan : Malan sert
Dieu avec feu, avec courage, avec
persévérance, parce que le service
que Dieu demande de lui est un service actif, et
qu'il consiste en une activité qui
répond à ses goûts et à
ses talents. Mais attendez, avant de le juger
définitivement, que Dieu l'appelle, non plus
à un service actif, mais à un service
passif de la souffrance !- Eh ! bien, ajoutait
l'ami, Dieu le fait aussi sous nos yeux à
cette heure, et, sous nos yeux aussi, son serviteur
est trouvé fidèle. »
Dans
la sombre vallée
Bientôt, autour de ce lit de
souffrances héroïques, tous les siens
s'unirent pour demander à Dieu
d'abréger ces souffrances et celles de sa
compagne qui le voyait lui échapper
lentement sans qu'il pût même lui
adresser une parole d'adieu. Dans ces heures
où le fidèle témoin de Dieu
descendait pas à pas dans le sombre chemin
« que suit toute la terre », une paix
inaccessible aux attaques d'ici-bas l'enveloppait
sans cesse. Cette assurance du salut qu'il avait
passé sa vie à prêcher à
ses frères, elle le soutenait seule, elle ne
le quittait plus. Celui dont la devise avait
été : « Il faut aller à
Dieu tout d'abord et non à bout
d'expédients », eut la joie de
s'appuyer, dans la sombre vallée, sur le
bras puissant de Son Dieu fidèle. Les voix
de ses bien-aimés ne parvenaient
peut-être plus jusqu'à lui, mais son
regard calme et assuré leur
révélait encore tout ce qu'il gardait
de lucidité de pensée et de
fermeté de volonté.
Le
départ dimanche 8 mai 1864
« Dans son dernier sommeil,
raconte son fils, la veille de sa mort, un samedi,
il souriait constamment en joignant les mains. Le
matin du dimanche 8 mai, ma soeur
aînée, en entrant avec moi dans sa
chambre, le salua en lui disant : «Mon
père ! c'est aujourd'hui que le Seigneur
Jésus viendra te chercher pour te prendre
auprès de Lui ! » Je le vis sourire
à ces mots, de son sourire si gracieux, puis
il s'endormit tout aussitôt pour ne plus se
réveiller. À une heure et demie, ce
même jour, tandis que nous étions tous
rassemblés autour de son lit, attendant son
dernier soupir, sa respiration, qui depuis le matin
avait été tranquille et
régulière, cessa peu à peu. Il
avait expiré sans combat. »
Ainsi finit ce grand
lutteur.
Le mardi, à 2 heures, une
foule considérable et sympathique, venue de
près et de loin, lui rendait les derniers
devoirs. Après une allocution et une
prière du seul fils de Malan qui ait pu
être présent aux obsèques, un
assistant entonna les 2 versets suivants du
cantique « Du Rocher de Jacob » (n°
199 des « Chants de Sion »).
- C'est pour l'éternité que le
Seigneur nous aime;
- Sa grâce en notre coeur jamais ne
cessera.
- Alléluia ! Alléluia !
- Car il est notre espoir, notre bonheur
suprême.
-
- Notre sépulcre aussi connaîtra
sa victoire :
- Sa voix au dernier jour nous ressuscitera.
- Alléluia ! Alléluia !
- Pour nous, ses rachetés, la mort se
change en gloire.
La Mort se
change en Gloire
Ces admirables et
impérissables paroles, dans lesquelles
César Malan, le Chantre du Réveil du
XIX° siècle, avait magnifiquement
exprimé sa foi, étaient à leur
place dans un lieu et une heure semblables. Tandis
qu'on déposait son corps dans le
cimetière de Vandoeuvres, à
côté du lieu où reposait sa
mère, ce chant proclamait déjà
le triomphe glorieux d'une foi qui n'avait jamais
cessé de regarder à l'Invisible, qui
tint ferme comme si elle le voyait. Au-dessus des
apparences douloureuses de la mort et de la
dissolution, s'affirmait la Réalité
de la Vie Éternelle et de la Gloire que Dieu
donne gratuitement à ses
Élus.
Mort
de Jenny Malan 1871
Humblement, simplement, comme elle
avait toujours vécu auprès de son
époux, Jenny Malan vint en 1871 prendre
place à son tour dans ce petit
cimetière de village. Elle avait
désiré qu'on lui
réservât cette place : elle
méritait bien, la fidèle et vaillante
compagne de cet opiniâtre témoin du
Christ, qu'un tel honneur lui fût
accordé. Avec lui, elle avait le droit de
partager l'épitaphe qu'elle avait fait
graver sur le granit funéraire de son mari,
et dans laquelle elle avait résumé
leur vie commune et leur espérance
invincible :
« Bienheureux sont les morts qui
dorénavant meurent au Seigneur ! Oui, pour
certain, dit l'Esprit, car ils se reposent de leurs
travaux et leurs oeuvres les suivent. »
(Apoc. 14 : 13).
TOMBE DE
MALAN
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