JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XIII
UNE ASSEMBLÉE AU
DÉSERT
Depuis la mort du maréchal de
Senneterre le pasteur tenait à la
Pentecôte une assemblée au
désert; il voulut la tenir cette
année-là au Trier Têtu,
C'était le point stratégique le mieux
choisi pour éviter une surprise.
Le Trier Têtu
représente la dune la plus
élevée de Suzac. Du haut de sa
crête on embrasse à la fois le cours
de la Gironde et la grande côte
jusqu'à Bonance. Au midi le Trier domine le
ravin qui conduit à la Conche des Nonnes ;
on ne peut l'escalader de ce côté que
par une pente abrupte, couverte d'une palissade
d'ajoncs et de ronces. Au nord, la pente, quoique
moins roide, est défendue contre un assaut
par le même rempart d'épines. De ce
côté d'ailleurs la dune, alors nue,
déroulait son désert d'ambre jusqu'au
Trier de la Tache. Aucun détachement
de la force armée engagé
dans ce Sahara au petit pied, ne
pouvait échapper au regard.
Le Trier Têtu
n'était accessible que par ses deux
extrémités : par la route de
Méchez à l'est, et le plateau de
Suzac à l'ouest. Mais à l'est un
cordon de grand-gardes échelonnées
à un quart de lieue de distance du Trier en
gardait les approches ; enfin, sur le plateau de
Suzac un taillis de chênes verts,
entrecoupé de chênes-lièges
serrés les uns contre les autres comme une
haie, devait protéger le prêche contre
un coup de main et, en cas d'attaque, laisser
à l'assemblée le temps de battre en
retraite.
Enfin une ligne de sentinelles
perdues montait la faction le long de la falaise,
et Misère, immobile sur un monticule, comme
une vigie, recueillait d'une oreille
alternativement baissée et relevée,
le moindre bruit flottant dans
l'atmosphère.
Le pasteur avait fixé au
lever du soleil l'heure du prône, pour mieux
en assurer le secret par une marche de nuit. Il
pouvait y avoir sur le Trier à trois heures
du matin, de mille à douze cents
fidèles, hommes, femmes, vieillards, enfants
; ils étaient accourus au rendez-vous de la
plupart des villages environnants, les uns d'Ars,
les autres des Monars, ceux-ci de Maine-Geoffroy,
ceux-là de Maine-Jollet; tous en arrivant
remettaient à un ancien leur merreau ou
jeton de présence.
C'était par une de ces belles
matinées de juin, qu'on ne trouve qu'au bord
de la mer, dans cette atmosphère saline
aromatisée par l'odeur de résine des
pins et du miel des immortelles, à leurs
premières tentatives de
floraison.
Au levant, la prairie de Chenaumoine
fumait dans la rosée, sous des bouquets de
vergnes et de frênes, le long de la prairie,
les jeunes semis déroulaient au loin, de
dune en dune, leur cime houleuse, d'un vert clair;
au couchant, une mer plombée fuyait à
perte de vue sous un ciel gris ; la blanche colonne
du phare de Cordouan semblait sortir de
l'abîme, avec la lumière au front,
comme le génie étoilé de
l'espace. La chaire du pasteur, improvisée
avec des branches d'arbre, reposait au pied d'une
yeuse, sous une tente de nuages de pourpre. Le ciel
en était pavoisé. Pas un bruit autour
de l'assemblée, pas un mouvement, rien que
le vol d'un épervier dans le ciel ou la
cadence matinale d'une forge au village du
Compain.
Il n'y avait sur la nappe unie de la
rade qu'un navire à l'ancre dans l'attente
du jusant. Derrière Chenaumoine le plateau
de Semussac paraissait en feu ; tout à coup
sur le fond brun de l'incendie une étincelle
vint à jaillir, puis grandit comme l'arche
d'un pont enflammé. Son premier reflet alla
frapper les troncs des pins et les fit brider comme
autant de colonnes de cuivre. À mesure que
le soleil montait dans le ciel
avec une lenteur royale, il
prenait possession de la terre encore assoupie sous
une gaze de vapeurs et en levait les voiles l'un
après l'autre pour en contempler toutes les
grâces et toutes les poésies. La mer,
jusqu'alors terne, prit une teinte
méditerranéenne d'un bleu profond. Le
navire à l'ancre appareilla en ce moment
emportant au large le premier reflet de l'aube dans
sa voilure.
Après être monté
sur la pile de branches qui lui servait de chaire,
le pasteur laissa tomber son front dans ses mains
pour se recueillir, et après un instant de
méditation il releva sa figure dans les
rayons du soleil. Pendant que la brise du matin
soufflait dans ses cheveux il commença son
sermon. Il avait pris pour texte ce passage de
saint Paul: la charité est patiente; elle
excuse tout, elle supporte tout, elle espère
tout.
Mes frères, dit-il,
rappelons-nous plus que jamais cette parole de
l'apôtre; nous avions un temple, on nous l'a
retiré, nous pouvions y adorer le Seigneur
par la pluie, par la neige; et aujourd'hui. nous
devons nous cacher au fond des bois, comme des
voleurs, pour accomplir l'acte le plus sacré
de la vie d'un chrétien.
Ne nous en plaignons pas, et
n'allons pas surtout nous en irriter; si une
pensée de colère pouvait venir aux
uns ou aux autres arrachez-la de votre coeur, comme
on arrache la vipère de sa morsure, pour la
rejeter loin de vous : la
charité est patiente, elle excuse tout, elle
supporte tout, elle espère tout.
On nous a ôté un temple
de pierre et de bois, mais on ne saurait nous
ôter Dieu, on ne l'enferme pas avec du
moellon ni sous une charpente ; Dieu est partout
et, partout, on peut l'adorer; et où le
peut-on mieux qu'au milieu de ses oeuvres, en face
de l'immensité, son image vivante, sous ce
ciel plus resplendissant que la voûte d'aucun
temple fait de main d'homme, fût-il couvert
de cèdres du Liban et de
pierreries?
Ici, du moins, aucun mur
n'emprisonne le regard, et, au delà de
l'oeil de là chair, l'oeil de l'esprit voit
encore... Mes frères, vous vous êtes
comptés en arrivant ici et vous vous
êtes dit : Nous sommes douze cents, treize
cents, et moi je vous dis à mon tour : Vous
ne vous êtes pas bien comptés,
derrière vous et autour de vous
j'aperçois au-delà de l'horizon
visible l'église universelle du Christ qui
communie avec vous en pensée ; envoyez-lui
le salut évangélique, à ce
lever du jour, en commençant par les plus
éprouvés. par les proscrits et par
les prisonniers.
Le pasteur tourna aux quatre vents
du ciel sa face illuminée comme d'une
auréole par un rayon de lumière ;
puis, tendant la main du côté de
l'océan :
À vous d'abord, mes
frères connus ou inconnus, qui avez
quitté la maison, la vigne, le champ, la
tombe de vos pères et qui avez passé
la mer, plus pauvres et plus nus
que Job dans son affliction pour aller chercher sur
un autre continent l'évangile de votre
conscience. Vous avez abandonné la patrie du
corps pour la patrie de l'âme; prions Dieu
qu'il vous rende dans le ciel ce que vous avez
perdu sur la terre, ou plutôt qu'il vous
rende cette terre de votre enfance, que vous
pleurez toujours car elle est toujours
peuplée pour vous d'ombres chères...
Mais, attendez, un jour viendra sans doute... la
charité est patiente, elle excuse tout, elle
supporte tout, elle espère tout.
À vous ensuite, nos
bien-aimés forçats,
enchaînés côte à
côte avec les flétris de la
société et qui n'avez cependant
commis d'autre crime que votre foi au Dieu de
vérité. Ah! je le sais, je le
présume du moins, quand nu-tête sous
le soleil du midi ou le front caché sous le
bonnet d'infamie, vous ramez sur le banc de
douleur, votre chair brisée doit entrer par
instants en révolte contre votre
destinée; vous êtes tentés de
maudire vos oppresseurs ; refoulez en vous ce
mauvais sentiment. La malédiction
brûle les lèvres du chrétien.
Dieu n'aime pas la haine, il n'écoute que la
parole d'amour. La charité est patiente,
elle excuse tout, elle supporte tout, elle
espère tout.
Un nouveau roi nous a
été donné; il est jeune, il
doit être bon; mais parce qu'il a levé
la main contre nous à son sacre et
qu'aujourd'hui on nous persécute en son nom,
il en est peut-être parmi vous qui
secouent la tête et qui
disent en eux-mêmes : Celui-là aura
des yeux comme l'autre et il ne verra pas, il aura
des oreilles et il n'entendra pas; et dans le deuil
de votre âme vous ajoutez : Pourquoi faut-il
que le vent de Dieu qui berce devant notre seuil
nos lavandes en fleurs n'emporte de nos
chaumières que des cris de
détresse... Chassez cette pensée,
croyez et fiez-vous au Dieu de bonté; la
charité est patiente, elle excuse tout, elle
supporte tout, elle espère tout.
Levez la tête et regardez ce
soleil qui monte en ce moment à l'horizon
dans toute sa gloire, c'est lui qui éclaire
et qui vivifie le monde matériel, c'est lui
qui fait jaillir la semence du sillon, qui
mûrit l'épi dans la plaine et la
grappe sur la colline, mais ce n'est pas l'unique
soleil, il y en a un autre qui pour n'être
pas visible n'en est pas moins suspendu à la
voûte du ciel, c'est ce soleil qui
éclaire les âmes et qui mûrit en
elles les pensées de justice ; est-il
déjà levé sur le palais de
notre jeune monarque? Je ne sais, mais je sais
aussi qu'il se lèvera ; la charité
est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout,
elle espère tout.
Pour hâter ce lever du jour de
justice, bénissons notre roi, aimons-le,
prions pour lui, non du bout de la lèvre,
mais dans toute l'effusion du coeur, prions pour
les siens, pour les serviteurs de sa pensée,
si nous voulons que la grâce d'en haut
descende en eux et rejaillisse ensuite sur le
troupeau.
À ce passage du sermon un cri
partit tout à coup du sein de
l'assemblée; les femmes fuyaient, les hommes
levaient leurs bâtons; on venait de voir
surgir du taillis de chênes verts les plumets
d'une compagnie d'infanterie. Elle y avait
passé une partie de la nuit en embuscade. Un
officier marchait en tête,
l'épée nue, pendant que deux autres
détachements filaient au pas de course sur
les deux flancs du Trier.
Le prône était
cerné.
- À genoux ! dit le pasteur
aux fidèles.
Toutes les têtes, disparurent
dans les fougères.
Le pasteur resta seul
debout.
La compagnie fit halte,
rangée sur une seule ligne l'arme au
pied.
- Joue ! cria l'officier.
Le pasteur croisa les bras sur la
poitrine.
- Feu !
Une détonation successive et
prolongée retentit à travers la
colonnade sonore des troncs d'arbres de la
forêt. Un nuage de poudre enveloppa un
instant le Trier-Têtu. Misère,
surprise dans sa faction, poussa un hennissement de
douleur.
Les balles avaient sifflé,
une seule avait porté et mit renversé
le chapeau du pasteur.
L'apôtre releva tranquillement
sa coiffure mutilée, et la regardant d'un
oeil de regret, comme s'il lui faisait un dernier
adieu
- Enfin, dit-il, voilà ma
femme contente; il me faudra bien cette fois-ci
acheter un autre chapeau.
Puis, élevant en l'air ce
vieux débris couvert de gloire, il cria vive
le roi !
À peine avait-il
poussé ce cri qu'il sentit à la
tête une vive douleur. Il porta la main
à son front et la retira pleine de
sang.
- Le maladroit, dit-il, a failli
blesser.
Puis inclinant sa tête sur sa
poitrine, il ajouta aussitôt :
- Après tout, Dieu est bon :
cette balle aurait pu me tuer.
Et il tombe
évanoui.
La blessure était grave et
pouvait être mortelle.
Anne Lavocat assistait au
prône. En voyant tomber son mari elle se mit
à genoux devant le corps, elle lui souleva
la tête; elle baisa la blessure et en essuya
ensuite le sang avec son mouchoir; puis
déchirant sa robe sur sa poitrine elle banda
la plaie du blessé, et, les mains jointes,
les yeux fixes, elle le regarda en
silence.
Deux anciens firent un brancard avec
les branches de la chaire, et y couchèrent
le pasteur pour le transporter à
Saint-Georges; le convoi marchait lentement entre
deux haies de soldats ; Anne Lavocat tenait une
main de son mari, et derrière elle
Misère, la tête basse, flairait
l'herbe où de temps à autre tombait
une goutte de sang de la blessure du pasteur
.
CHAPITRE XIV
LA GRACE-DE-DIEU
Lorsque le pasteur se réveilla de sa
léthargie il se trouva dans son lit, la
figure enveloppée d'un bandeau. Le capitaine
de grenadiers, assis au chevet, le veillait
tranquillement, le menton appuyé sur le
pommeau de son épée.
- Monsieur le pasteur, dit-il, j'ai
ordre de vous emmener, mais comme je vous crois
honnête homme, je veux bien consentir
à vous laisser ici sur parole ; seulement,
vous allez me promettre de ne plus chercher
à tenir aucune assemblée.
- Je suis désolé
d'avoir pour une première entrevue quelque
chose à vous refuser, mais je ne puis vous
donner la parole que vous me demandez.
- Alors, monsieur, je suis
désolé à mon tour; je ferai
mon devoir. Un militaire français ne
connaît que sa consigne.
Quand mon colonel m'a dit: Amène-moi cet
homme que tu vois là dans la rue, cet homme
fût-il mon père, je l'amènerais
mort ou vivant.- J'ai, moi aussi, ma consigne
à exécuter : ma conscience m'ordonne
de prêcher l'évangile tant que j'aurai
un cheveu sur la tête et une âme
à édifier sur cette terre des
vivants.
- Votre conscience? reprit le
capitaine, je ne connais pas ce colonel; mais
puisque la conscience est, à ce qu'il
paraît, la grosse épaulette dans votre
régiment, faites comme il vous plaira,
chacun son métier. Aussi, pour vous donner
l'exemple, je vais mettre une sentinelle ici,
à la porte de la maison, avec ordre de tirer
au premier pas que vous ferez pour vous
sauver.
Le capitaine se leva, et, se
retournant vers le pasteur, il ajouta :
- Pas de rancune, n'est-ce pas ? et
puisque je n'aurai peut-être pas d'autre
occasion de vous parler dans ma vie, laissez-moi
vous dire que vous êtes un brave, et que vous
vous conduisez au feu comme un vieux soldat. Il est
vraiment fâcheux que vous ne soyez pas
militaire, vous feriez honneur au
métier.
Il serra la main du
pasteur.
- Surtout pas d'imprudence,
ajouta-t-il; je vous préviens que je laisse,
pour vous garder, le meilleur tireur de la
compagnie. Si, après cela, je puis jamais
tous rendre service, vous pouvez
compter sur moi comme sur un ami.
Et il partit.
- Pardonne-leur, Seigneur ! dit le
pasteur en le voyant sortir, car depuis que le
monde est monde, ces gens-là n'ont jamais su
ce qu'ils faisaient, et ils tueraient un homme pour
sa croyance avec autant de tranquillité
d'esprit qu'ils lui adressent un
compliment.
Le pasteur resta longtemps
alité de sa blessure et gardé
à vue par un factionnaire.
Sa femme avait une pharmacie
complète de remèdes secrets
héréditairement transmis et
perfectionnés de génération en
génération. Elle possédait une
herbe, ou une infusion, pour toutes les maladies du
corps humain. Elle appliqua à son mari une
eau de sa façon tellement infaillible, qu'il
fallut au malade un mois pour guérir de sa
blessure, et un autre mois pour guérir du
remède.
Le pasteur commençait
à entrer en convalescence lorsque le meunier
Jacques Chardemite, président du
consistoire, vint lé trouver.
- Israël est dans la
désolation, dit-il en
débutant.
Le meunier appelait ainsi, par une
licence biblique, le village de
Saint-Georges-de-Didonne.
- Et l'église est veuve de la
parole du Seigneur. Isaac Gimberteau devait
épouser, à la coupe des
foins, Suzanne Chabot; les foins
sont coupés depuis longtemps et Isaac
Guimberteau n'a pas encore épousé sa
fiancée, faute d'un homme selon Dieu pour
bénir son mariage. La femme d'Étienne
Bernard est accouchée la semaine
dernière d'un garçon; il a bien fallu
conduire le nouveau-né à
l'église, et depuis lors la pauvre petite
porte à son front le signe de
Bélial.
Jacques Chardemite appelait ainsi,
par une nouvelle licence poétique, le
baptême administré de la main du
récollet.
- Pour peu que cela dure encore
quelque temps, reprit-il, nous aurons bientôt
rompu avec le Seigneur; son saint nom aura
séché sur nos lèvres, et nous
aurons perdu l'habitude de prier. Nous vivrons
désormais, et, ce qui est plus horrible
à penser, nous mourrons comme des
païens.
- Tu as dit vrai, répliqua le
pasteur d'un ton ému, mais tu le vois, je
suis prisonnier en ce moment et gardé
à vue; je ne peux faire un pas sans que cet
homme, toujours de planton à la porte de ma
maison, ne lève son fusil. Sans doute, il
faut savoir au besoin affronter le martyre, mais il
ne faut pas non plus tenter en vain le Seigneur.
Mon oeuvre d'ailleurs n'est peut-être pas
finie; j'ai eu pendant ma maladie une inspiration.
Mais silence ! j'ai encore à la
vérifier. En attendant, va trouver dans
l'île d'Avert le pasteur Pougnard, et
prie-le, de ma part, de me remplacer un instant.
- Le pasteur Pougnard sert Dieu
à l'heure qu'il est sous les verrous, dans
la prison de Marennes; la troupe a partout
dispersé dans la province la tribu de
Lévi.
Le pasteur Jarousseau laissa
échapper un soupir.
- Dieu est bon ! reprit-il avec
douceur; que sa volonté soit faite et que
son nom soit béni !
Puis, fixant sur Jacques Chardemite
son regard de prophète, il ajouta
:
- Mets ta main sur ton coeur, mon
fils, et après l'avoir interrogé
devant Dieu, dis-moi si tu te sens assez fort pour
porter le fardeau du saint
ministère.
Jacques Chardemite
réfléchit un instant.
- Le coeur est bon, dit-il avec une
pieuse confiance, mais le reste pourrait bien me
faire défaut
- Qu'à cela ne tienne,
répondit le pasteur; là où est
le coeur, Dieu est toujours présent. Va
donc, je t'impose les mains, tu peux
désormais baptiser et bénir au nom de
l'Évangile.
- Ce qui est dit est dit, reprit
Jacques Chardemite, et puisqu'il faut bien que
quelqu'un ramasse le glaive du Seigneur
tombé à terre en ce moment, je
prendrai la mer dès demain pour
réparer le temps perdu.
Et en effet le jour suivant une
chaloupe, appelée la Grâce-de-Dieu,
sortit au petit jour de la jetée de
Saint-Georges. Lorsqu'elle eut doublé la
tour de Cordouan et mis autour
d'elle l'immensité, elle amena ses voiles,
et les fidèles montèrent sur le pont
pour entendre l'office divin.
C'étaient Isaac Guimberteau,
Suzanne Chabot, leurs parents et leurs
témoins, la femme de Bernard, son
nourrisson, le parrain et la marraine, en tout
douze personnes.
Jacques Chardemite lut un sermon
approprié à la circonstance et donna
la bénédiction nuptiale aux deux
fiancés; puis, trempant sa main dans l'eau
puisée aux flancs de la barque il baptisa
l'enfant. La cérémonie
terminée, la chaloupe reprit aussitôt
la route du port de Saint-Georges ; mais dans la
soirée, le vent qui jusque-là avait
soufflé de terre, sauta brusquement à
l'ouest. Il fraîchit au coucher du soleil. La
brume du large envahit l'atmosphère. Le feu
de Cordouan disparut dans le brouillard. On
entendit de la côte dans le silence de la
nuit un murmure imperceptible comme le ronflement
d'un fuseau. C'était le bruit de la vague
sur le banc de Maumusson, indice de gros temps sur
toute cette rive de Saintonge.
À sept heures du soir, la
Grâce-de-Dieu n'avait pas encore reparu dans
la rade de Saint-Georges. La mer était
toujours grosse et le temps couvert. Le pilote Jean
Mautret était de vigie sur la
Valière, avec son fils Joseph, le plus
intrépide matelot et le plus vigoureux
nageur de la contrée. De temps à
autre il ouvrait sa longue-vue,
la promenait sur toute la largeur de l'horizon, et
la refermait en secouant la tête avec cette
physionomie impassible qui est chez le marin
l'expression suprême de
l'inquiétude.
Un moment vint cependant où
il crut voir une forme blanche flotter dans la
brume au bout de sa lunette.
- Voilà la
Grâce-de-Dieu, dît-il, qui essaye de
doubler la pointe de Valière.
Il suivit attentivement en silence
la manoeuvre de la chaloupe. Puis, laissant
retomber sa longue-vue avec un geste de
désespoir, il passa sa manche sur le verre
comme pour l'essuyer.
- Regarde à ton tour, dit-il
à son fils; il me semble que j'ai la vue
trouble.
Joseph prit la lunette
d'approche.
- La chaloupe ne gouverne plus,
reprit-il ; le courant la drosse sur les
rochers.
Et boutonnant sa casaque de laine
rouge il ajouta d'un ton résolu
- Partons.
- Et où veux-tu aller? lui
dit le pilote.
- Là, dit-il en montrant la
pointe de Suzac; s'il arrive malheur à la
Grâce-de-Dieu, je connais quelqu'un qui n'a
pas oublié la manière de sauver les
chrétiens.
- Alors, il faudra garder la recette
pour une autre occasion. Regarde plutôt.
Et le pilote montrait de la main la
mer qui moutonnait avec violence et couvrait la
falaise d'un nuage de fumée.
- N'importe, dit Joseph, notre place
est là où il peut y avoir un secours
à porter.
- Tu as raison, dit le
père.
Et tous les deux partirent dans la
direction de la Conche de Royan.
Au moment où la chaloupe
doublait la pointe de Valière, le vent avait
molli tout à coup et la force du courant
l'avait affalée sur la platène. Elle
prit alors le parti de mouiller sous voiles, au
pied d'une arche naturelle sculptée par la
vague, en attendant que la brise
fraîchît de nouveau. Le mouillage
était suffisamment sûr tant que la mer
montait, parce qu'il y avait au flot quatre brasses
d'eau sur la platène du rocher. La lame du
large passait en ondulant sous la quille de la
chaloupe, et déferlait sur la grève
à deux encablures de distance. Mais au
jusant le rocher commença à montrer
çà et là sa crête
couverte de goémon, et la lame
irritée par ce choc contrarié que le
marin appelle retour de marée, brisa
violemment sur l'écueil. La mer emprisonna
la chaloupe d'un amphithéâtre
mugissant de montagnes d'eau,
échelonnées les unes derrière
les autres, en assises infinies, sur la ligne de
l'horizon.
L'enceinte mobile de brisants se
resserrait de plus en plus
autour de la Grâce-de-Dieu, et s'en
rapprochait avec une effrayante
rapidité.
- Allons, dit Joseph, voici le
moment.
Il ôta sa chaussure et enleva
sa veste de molleton.
Le cercle bouillonnant
étreignait déjà sa proie de
toutes parts, lorsqu'une lame déboucha de la
pointe de Suzac en secouant au vent sa longue ligne
d'écume; elle bondit sur le rocher à
la hauteur de la vergue et déferla sur le
pont de la chaloupe.
Les deux marins entendirent comme le
bruit étouffé du canon. La vague
fondit en brume et tout disparut au
regard.
- La chaloupe est perdue, dit le
pilote.
La chaloupe, un instant
submergée, venait de reparaître. Elle
oscillait sur sa quille comme si elle cherchait
à reprendre son équilibre. Les deux
marins purent voir les passagers courir de
côté et d'autre sur le pont, dans la
démence du désespoir.
Une seconde lame venait du large
avec cette impulsion solennelle qui semble porter
un arrêt. Elle recruta en passant les autres
vagues attardées devant elle pour augmenter
son volume. Arrivée à la hauteur de
la chaloupe, elle la recouvrit d'une voûte,
croula de toute sa pesanteur, puis se dispersa de
côté et d'autre en tumulte, et
s'effaça en ne laissant sur l'eau que de
larges plaques d'écume.
Une épave douteuse au-dessus
de laquelle quelque chose
semblait flotter reparut seule à la surface
du brisant, tandis qu'un goéland volait
lentement au-dessus du gouffre où la
chaloupe venait de sombrer.
Jean Mautret se jeta à la mer
pour essayer de sauver au moins un naufragé,
mais à peine avait-il commencé
à nager qu'une lame le frappa en pleine
poitrine et le rejeta violemment sur la
grève. Le pilote aperçut un paquet
d'étoffes roulé dans le gravier.
C'était son fils que le ressac remportait au
large sans connaissance.
Il le releva. Le malheureux, revenu
à lui-même, debout sur la plage,
immobile et pétrifié, regardait d'un
oeil de rage cette vague plus forte que lui qui
semblait vouloir garder toutes ses
victimes.
Le goéland volait toujours
dans le brouillard de la houle comme s'il suivait
sous ce linceul flottant la marche de la chaloupe.
Par instants, il plongeait et jetait en remontant
un cri d'appel. Mais aucun secours ne venait et ne
pouvait venir.
- Tout est fini, dit le
pilote.
- Tout est fini,
répéta machinalement
Joseph.
Mais, retournant la tête, il
jeta aussitôt un cri d'espoir :
- Voilà le pasteur !
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