Parcours féminins
À chaque arbre son fruit
(Concerne
Melissa, Clémence, Justine et
Patricia)
Loïc et Melissa marchaient d'un coeur droit
devant l'Eternel. Aussi voyait-on naître les
oeuvres autour d'eux. Sans doute, ils avaient leurs
moments de tiédeur et de révolte,
mais quand ils priaient, leur âme parlait le
même langage que leurs lèvres, et le
Seigneur les comblait de ses dons spirituels. Le
Consolateur, le Saint Esprit, les remplissait
complètement de joie et de
zèle.
Loïc, d'après les
conseils de Daniel, avait invité ses voisins
à se réunir 45 chez lui le dimanche soir,
autour de la Parole de Dieu. Le matin était
réservé à un moment
d'adoration avec les Martin, et le soir, cet
heureux couple ouvrait la Bible à des gens
qui n'avaient pas encore ouvert leur coeur à
Jésus.
Ces simples entretiens faisaient
descendre la lumière dans beaucoup
d'âmes; les uns s'inquiétaient de leur
avenir, les autres prenaient goût à la
lecture de la Bible, plusieurs, ajoutant foi aux
promesses de Christ, avaient accepté son
pardon. Tous ceux-là, pressés par
l'amour de Dieu, s'étaient demandé:
« Que faut-il que nous fassions pour
servir le Seigneur ? » Et peu à peu, on
avait organisé des réunions de
prières en semaine, auxquelles Daniel et
Anne-Laure assistaient régulièrement,
mais aussi de temps à autre la famille
Jaquemin, et même Zoé quand elle le
pouvait.
En face de la haine, du
mépris qu'ils inspiraient au grand nombre,
« les exagérés »,
« les exaltés », comme
on les appelait, s'étaient d'abord sentis
étonnés, presque scandalisés.
Puis ces paroles du Sauveur : « Le serviteur
n'est pas plus grand que son maître. S'ils
m'ont persécuté, ils vous
persécuteront aussi », ces paroles, qui
ne prennent tout leur sens qu'au moment de la
lutte, avaient éclairci leur position.
Maintenant ils restaient paisibles et
fermes.
Que de difficultés ! S'il
fallait de la force, il fallait de la douceur
aussi. S'il fallait, en temps et hors de temps,
confesser sa foi, il fallait se garantir du
zèle imprudent, de la précipitation
charnelle. S'il ne fallait faire aucune concession
à l'erreur, il fallait supporter l'homme
égaré. S'il fallait éprouver
les esprits, il fallait se préserver de la
manie de juger et de condamner.
Melissa avait beaucoup à
combattre. A mesure que les besoins religieux se
manifestaient à Erquelinnes, Loïc
voyait des obligations nouvelles se placer devant
lui. Les sacrifices de temps, d'argent, d'affection
même, allaient se multipliant. Souvent
Loïc devait consacrer leurs rares moments de
libre à visiter des familles isolées,
à leur porter l'Évangile, à le
leur expliquer. Pendant ce temps, elle souffrait
d'être privée de son mari qui
était sa seconde âme. Elle
était inquiète s'il tardait à
rentrer. D'un autre côté, les absences
répétées de Loïc
rapprochèrent la belle-mère et la
belle-fille.
Melissa était
attristée lorsque son mari revenait
épuisé de fatigue. Elle
éprouvait de la culpabilité à
cause de son propre égoïsme, mais elle
ne pouvait s'empêcher de penser parfois que
les autres lui volaient son mari.
Dieu bénit ce petit troupeau,
et s'ils eurent des luttes, il leur donna aussi de
grandes joies comme de voir enfin la maman de
Loïc ouvrir son coeur au Seigneur et à
ses divines consolations. L'ennemi rôdait
autour de ces âmes, mais le bon berger les
gardait et les soutenait au travers des
vicissitudes de l'existence.
Dieu prémunissait ses enfants
contre le relâchement, contre les tromperies
de l'imagination, contre le retour à la
religion de formes, contre l'entraînement
à une indépendance orgueilleuse. Il
fallait être vigilant ! Il fallait d'une
main tenir la truelle pour édifier, de
l'autre saisir l'épée et se
défendre contre les adversaires. Mais la
victoire n'était-elle pas déjà
remportée par le chef et le consommateur de
la foi ?
Ces chrétiens d'Erquelinnes
le savaient, c'est pour cela qu'ils se montraient
joyeux dans l'espérance, paisibles et forts
au milieu de la bataille.
Zoé était un des
membres les plus fidèles de la petite
assemblée, du moins quand son mari la
laissait libre de s'y rendre. En lui manifestant sa
justice, puis sa miséricorde, en la laissant
un instant écrasée sous le poids de
ses péchés pour la relever par la
main de Christ, Dieu avait transporté loin
d'elle beaucoup de montagnes qui lui barraient le
chemin. Plus elle renonçait à ses
anciennes idoles, à sa volonté,
à son indépendance, plus ses devoirs
se simplifiaient. Lorsque, plongée dans le
sentiment de sa misère, elle disait d'un
coeur humble : « Mon Dieu, je ne puis rien
faire de moi-même, accomplis ta force dans ma
faiblesse ! », elle respirait plus
librement, elle se sentait dégagée de
ses péchés d'habitude, la joie
remplissait son coeur.
Robert Giraud, étonné
de trouver en elle prévenance, soumission,
humeur égale, ne pouvait s'empêcher de
témoigner parfois sa satisfaction. Mais il
avait encore trop souvent des réactions
inattendues et brutales envers la foi de son
épouse.
Il avait longtemps affecté de
ne voir dans ce changement que l'effet d'une ruse
ou d'un caprice. Les découragements, les
fautes fréquentes de Zoé semblaient,
au premier abord, justifier une telle opinion.
Cependant, malgré ses chutes, on sentait
vivre au fond de la conduite de Zoé un
principe constant, on pouvait suivre la marche
lente mais réelle des progrès. Et il
n'y eut bientôt plus moyen de nier
l'amélioration.
Lorsque Zoé avait offert
à son mari de l'aider dans sa
comptabilité, il s'était moqué
d'elle. Et surtout, il se méfiait d'un si
soudain intérêt. Voulait-elle mettre
la main sur son argent, son argent à
lui ? Mais, débordé par son
travail et pressé par
l'échéance de remettre sa
déclaration aux impôts en temps voulu,
il avait essayé de l'employer. Puis,
satisfait de son exactitude, il avait
profité de cette aide bienvenue. Enfin,
touché de sa persévérance, il
s'était à deux ou trois reprises
félicité devant elle de
posséder une si habile secrétaire
!
Durant quelques mois, Robert avait
semblé ne pas s'apercevoir des soins que
Zoé apportait dans l'arrangement de son
ménage. Le jour où, renonçant
à ses anciennes habitudes
d'indélicatesse, elle était venue lui
apporter de l'aide pour le nettoyage du camion, il
l'avait regardée d'un oeil surpris. Puis,
avec un ironique sourire sur les lèvres, il
avait accepté cette aide
supplémentaire de sa femme avec une
véritable joie d'avare. La charité de
Zoé, qui souvent la portait à se
priver d'un nouveau vêtement pour aider
quelque voisin pauvre ou malade, son zèle
chrétien qui lui avait même fait
éprouver de la douceur à vendre sa
chaîne d'or et ses boucles d'oreilles, afin
d'en consacrer le prix à diverses oeuvres
évangéliques, tout cela n'avait eu
d'autre résultat, il le semblait du moins,
que d'exciter les moqueries de son époux. Et
pourtant, à son insu, tout cela agissait sur
lui. Il se laissait entraîner à causer
avec Zoé de ses intérêts, de
ses projets. Une fois, il l'avait consultée
sur quelques réparations à faire, et
il lui arrivait de temps à autre d'appuyer,
par un mot ferme, l'influence de sa femme sur les
enfants.
Avant de mettre ses enfants au lit,
Zoé avait essayé de les faire lire
tout haut des histoires de la Bible. Eric s'y
était prêté de mauvaise
grâce. Jérôme, tout en
protestant que cela l'ennuyait fort et qu'il
n'obéissait que par contrainte,
s'intéressait cependant à cette
occupation et y mettait de la bonne volonté.
Et Robert qui, naguère, allait se coucher,
ou lire un livre dans son bureau, quand son
épouse ouvrait la Bible avec leurs enfants,
avait peu à peu retardé son
départ, puis était resté tout
à fait, puis avait fini par donner
lui-même le signal de la lecture.
Robert Giraud était en fait
un homme fait de contradictions. Il se vantait de
lire et de connaître la sagesse humaine tout
en se laissant aller à de piètres
comportements. Il se targuait de défendre
les hautes valeurs humaines de la philosophie tout
en volant son prochain. Toutes ces contradictions
ne l'avaient jusque là pas trop
perturbé, mais peu à peu, à la
vue du changement chez sa femme, il se posait des
questions, tout en gardant une apparence
d'opposition sans faille.
Zoé s'était
attachée à faire
pénétrer la vérité dans
l'âme de ses enfants. Eric ne lui montrait
pas plus de confiance qu'auparavant. Il
l'écoutait, il se montrait obéissant,
mais le coeur restait cuirassé. On sentait
qu'entre le fils et la mère un mur
s'était élevé. On sentait
qu'une domination étrangère avait
supplanté la domination
naturelle.
Jérôme faisait des
efforts inouïs pour échapper à
l'action religieuse de sa maman. Cependant, au fond
de son coeur, il l'aimait tendrement. Et pour lui
plaire, il lisait assidûment
l'évangile, il priait à ses
côtés et, dans ses bons moments, il
écoutait avec une sorte d'attention les
affectueuses exhortations de sa tendre maman. La
semence était jetée à pleines
mains dans cette âme, quelques grains y
tombaient, peu y levaient, mais Zoé
regardait au Seigneur avec confiance.
Quoiqu'elle eût la paix de la
conscience et du coeur, Zoé avait des
échardes en sa chair. L'avenir de son mari,
de ses enfants, troublait son âme. Le tableau
d'une union chrétienne que lui
présentaient sans cesse Loïc et Melissa
remplissait son coeur de sentiments douloureux. Ses
propres misères l'accablaient
souvent.
Elle avait, comme tous les
chrétiens, des moments où la joie du
salut en Christ lui échappait, où
elle se voyait de nouveau ballottée entre un
vague espoir de bonheur en famille et la crainte
que sa situation perdure. Elle avait des heures de
sécheresse où elle ne trouvait rien
à dire au Seigneur, où la lecture des
plus beaux passages de la Bible la laissait froide.
Puis l'ancienne Zoé, hautaine,
indépendante, reprenait le dessus et venait
tout gâter. Ou bien encore, dans l'espoir de
gagner l'âme de son mari, la pauvre femme
faisait des concessions de principes qui tournaient
au détriment de la vérité, et
lui causaient plus tard de vifs remords, comme ce
dimanche où elle avait elle-même
proposé à son mari de l'aider pour le
marché, se privant de la
bénédiction d'être
réunis autour du Seigneur avec d'autres
enfants de Dieu. L'orgueil n'était pas
absolument dompté chez Zoé, et
lorsqu'elle allait porter une portion de son
dîner à quelque malheureux,
lorsqu'elle passait l'après-midi
auprès d'un malade, il murmurait à
son oreille des paroles flatteuses qui gonflaient
la belle opinion qu'elle avait d'elle-même
dans ces moments.
Ces épines de la route
étroite déchiraient Zoé comme
elles déchirent tous ses compagnons de
voyage. Mais nous l'avons dit, elle avait la paix,
parce qu'elle connaissait son Sauveur.
Bernard et Justine, lorsqu'ils
arrivèrent à Erquelinnes,
trouvèrent de la protection auprès de
leurs anciens amis, particulièrement
auprès de la famille Stiévenart et de
Zoé. Les privations souffertes à
Mons, les fatigues de leur triste condition d'alors
avaient affaibli la santé de Justine. Elle
fut tendrement soignée par ses anciennes
compagnes. Bernard, dépaysé,
éloigné des séductions de ses
anciens compagnons, se sentait plus fort. Loïc
Stiévenart entreprit avec lui une
étude sérieuse de la Bible, qui, en
jetant une vive lumière sur la justice et
sur la miséricorde de Dieu, éclaira
Bernard sur la corruption de son propre coeur.
Loïc lui fit comprendre la
nécessité de posséder une foi
vivante. Bernard était encore faible, encore
variable, et Justine tremblait lorsqu'elle le
voyait, fatigué d'un travail assidu, se
rapprocher des mauvais sujets du voisinage, mais le
Seigneur veillait ! Elle le savait, elle
redoublait de prières, d'affection, et
Bernard reprenait le dessus.
Quant à Patricia, Anne-Laure
essaya d'adoucir ses peines en lui
témoignant de la sympathie
chrétienne.
- Je suis assez malheureuse dans ce
monde pour avoir ma récompense dans l'autre,
répondit sèchement
Patricia.
- Hélas! Patricia, le malheur
n'efface rien. Il n'y a qu'un Sauveur, qui est
Christ, qu'une expiation, celle qu'il a faite de
nos péchés sur la croix: « C'est
moi, c'est moi qui efface tes iniquités pour
l'amour de moi ! »
- Jésus a dit : «
Heureux ceux qui pleurent ! »,
répliqua Patricia pleine de
dépit.
- Je crois, Patricia, qu'il le dit
à ceux qui pleurent leurs fautes, qui ont le
coeur brisé à cause de leurs
péchés; à ceux qui acceptent
les décrets du Seigneur et s'y soumettent,
même lorsqu'ils leur paraissent cruels.
Patricia, si tu pouvais pleurer ainsi, te courber
sous la main de Dieu, chercher les fruits de
l'épreuve, il y aurait encore beaucoup de
bonheur pour vous ici-bas, et dans le ciel, la vie
éternelle.
Mais Patricia offensée rompit
l'entretien et garda son orgueil, sa colère,
son agitation, toutes les misères
attachées à la révolte contre
Dieu.
L'âme
enchaînée, l'âme
délivrée
(Concerne
Zoé Giraud)
Quelques années s'étaient
écoulées; Melissa, Zoé et
Justine témoignaient souvent à
Anne-Laure leur reconnaissance pour ses conseils et
son affection. Et Anne-Laure, à qui chaque
jour enseignait mieux ce qu'est la sanctification
et ce qu'est la malice du coeur de l'homme, leur
répondait : « Chères amies, je
suis pécheresse comme vous, j'ai comme vous
beaucoup à combattre, comme vous j'ai
souvent offensé, j'offense souvent encore
mon Sauveur, toute force vient de Lui, toute
lumière du Saint Esprit, ne vous attachez
donc pas aux paroles d'une pauvre servante de
Christ, mais allez à Christ !
»
Zoé, chez laquelle la vie
évangélique s'était
développée à un
étonnant degré, remarquait, depuis
quelque temps, une amélioration sensible
autour d'elle. Son plus jeune fils se montrait
très affectueux, et par moments il semblait
céder aux appels de Dieu.
L'aîné, hélas! se tenait
toujours à l'écart. Il avait certains
égards pour sa maman, il remplissait
régulièrement ses devoirs envers ses
parents, cependant ni son frère ni surtout
sa mère ne possédaient sa confiance.
Eric éprouvait un ardent désir
à devenir quelqu'un d'important et de riche,
et il s'énervait de l'influence
qu'exerçait le christianisme fervent de sa
mère. Il s'efforçait donc de se
mettre en garde contre l'action de
l'évangile.
Robert Giraud avait fait quelques
pas. La soumission, l'affection de Zoé le
touchaient.... autant qu'un coeur endurci par
l'habitude de l'avarice et de l'égoïsme
peut se laisser toucher. Les progrès de
Zoé, qui chaque année allaient
croissant, lui arrachaient, lorsqu'il y pensait,
cette exclamation: « Certains chrétiens
valent mieux que nous ! », mais il y
pensait le moins possible, parce que ces
réflexions l'amenaient devant son propre
péché, qu'elles le plaçaient
en face de la justice, de la grâce divine, et
que tout cela le mettait mal à
l'aise.
Zoé lui parlait avec
liberté du bonheur qu'elle éprouvait
à se sentir une rachetée de Christ,
du calme avec lequel elle envisageait toutes
choses, de la confiance avec laquelle elle
attendait son dernier jour. Souvent elle le
pressait affectueusement de chercher Dieu lui
aussi. Il savait qu'elle priait pour ses enfants et
pour lui. Et tout cela travaillait sourdement son
coeur. C'est ainsi que, tantôt pour
obéir à un impérieux besoin de
sa conscience, tantôt pour faire plaisir
à sa femme, tantôt dans la
pensée très fausse, très
coupable, mais très commune, de se mettre en
règle de tous les côtés, de se
faire un peu chrétien pour le cas où
la religion qui s'appuie sur la Bible serait la
vraie (car il avait bien réalisé que
ce que son épouse lui présentait
n'était pas une religion de formes, de
doctrines humaines, mais ce que Zoé appelait
le seul véritable christianisme), Robert
permettait à Zoé de lui lire de temps
à autre quelques versets de l'Ecriture
Sainte.
Dans ses bons jours, dans les jours
où la conclusion d'une affaire avantageuse
le mettait de bonne humeur, où quelque
attention de Zoé le disposait en sa faveur,
il allait jusqu'à s'écrier en lui
tapant sur l'épaule : « Voyons, voyons,
chérie ! Il faut rendre quelque chose au bon
Dieu. Fais une prière ! »
Etait-ce alors une boutade avec un
fond d'inquiétude ? Toujours
était-il que Zoé priait simplement
à voix haute, comme elle en avait l'habitude
à voix basse. Il ne s'agissait pas de
phrases toutes faites, préparées
à l'avance, mais des mots qui sortaient
autant de son coeur que de ses lèvres.
Dès ses premiers pas dans la vie
chrétienne, elle avait vite appris qu'il ne
fallait pas s'approcher de Dieu avec de vaines
redites ! Zoé se recueillait en la
présence de son céleste Père,
et allant droit à lui, ne s'appuyant pour
s'en faire écouter que sur le nom de Christ,
elle répandait son coeur devant son Dieu et
Père, demandant ce dont elle avait besoin,
rendant grâce pour ce qu'elle avait
reçu, s'humiliant à cause de ses
péchés, se réjouissant en son
Sauveur, implorant avec ferveur sur toute sa
famille les grâces du Seigneur.
Oh ! Qu'elle se sentait doucement
émue quand, après ces courts instants
d'union chrétienne, elle apercevait une
fugitive trace d'émotion sur les traits de
son époux !
Cette joie dura peu. Comme en un de
ces matins où l'aube qui blanchit à
l'orient voit tout à coup ses clartés
naissantes obscurcies par les vapeurs qui
s'élèvent de la terre, l'âme du
maraîcher, un instant éclairée,
s'enveloppa de nouveau de toutes les
ténèbres de l'erreur.
Eric, inquiet de la complaisance que
mettait son père à lire cette Bible,
faisait tout pour éloigner ses parents l'un
de l'autre.
Eric, alors que cela ne
l'intéressait pas, alla jusqu'à
feindre une passion pour la philosophie. Et il
montra un intérêt si pressant que son
père fut entraîné à
nouveau loin des pensées de Dieu. Robert
était flatté que son fils veuille
apprendre de lui. Et sous un prétexte ou
l'autre, il cessa de lire les Saintes
Écritures avec sa femme, il évita
toutes les conversations qui auraient pu le ramener
en face de la vérité.
Il y avait des instants où,
poussé par un secret remords, par un secret
instinct peut-être, Robert adressait quelques
paroles affectueuses à son épouse,
mais bientôt la préoccupation des
affaires, les soucis, la ruse et les artifices de
son fils, faisaient qu'il retournait à sa
froideur habituelle.
Par la suite il fit encore un pas,
le dernier qui lui restât à franchir,
en demandant à sa femme de ne plus prier
pour lui, et dès ce moment les relations
conjugales redevinrent contraintes, la tristesse
rentra dans le coeur de la pauvre Zoé qui
continuait à prier en secret pour son
mari.
Peu après, Zoé,
affaiblie par tant d'années de tristesse et
d'efforts, tomba gravement malade. Elle se vit
couchée sur un lit de douleur, elle apprit
à se détacher de beaucoup de choses
à l'égard desquelles elle se croyait
libre, mais qui tenaient une trop grande place dans
son coeur.
Lorsque le Seigneur l'eut mise dans
l'inaction, l'eut exposée à de
cruelles souffrances, elle sentit vraiment que
Christ nous suffit. L'affection de ses
frères et soeurs dans la foi lui fit
éprouver des joies inconnues jusqu'alors.
Chaque visite de Daniel ou Loïc lui apportait
de nouvelles lumières, chaque conversation
avec Melissa, avec Justine, lui donnait comme un
avant-goût de la communion des élus.
L'angoisse lui ôtait-elle jusqu'à la
force de prier ? Elle savait que des supplications
s'élevaient pour elle jour et nuit.
Demeurait-elle dans l'isolement ? Jésus se
tenait près d'elle. Parfois le démon
s'efforçait de lui arracher sa confiance en
entassant devant elle ses péchés
d'autrefois, ses péchés de tous les
jours, mais le coeur de Zoé était
gardé par le vainqueur de Satan, et sa
sérénité, un instant
troublée, revenait plus parfaite. A mesure
qu'elle voyait mieux sa misère spirituelle,
elle saisissait avec plus de force la justice de
Christ pour s'en couvrir tout entière comme
d'un resplendissant manteau.
Autour d'elle, hélas! les
ténèbres s'obscurcissaient. Eric, de
plus en plus distant, troublé par le
voisinage de la mort, ne s'approchait du lit de sa
mère qu'avec une certaine contrainte ;
chez lui, un sentiment de mal être
étouffait presque l'amour.
Robert n'appréciait que
très peu toutes ses visites faites à
son épouse, mais il n'osait lui retirer ces
derniers plaisirs. Il était sombre, et
repoussant la tristesse comme il repoussait tout ce
qui pouvait soulever dans son esprit les terribles
questions de jugement ou de nouvelle naissance, il
redoublait d'activité extérieure. Il
n'allait voir sa femme que pour lui dire quelques
mots sans importance, et il fuyait plus que jamais
les moments cruciaux qui l'auraient mis en
présence de l'éternelle
vérité.
Que de larmes Zoé avait
versées sur ces tristes liens si près
de se rompre ! Ce mari, un instant touché,
un instant rapproché d'elle, qui maintenant
échappait prématurément
à l'union bientôt brisée; ce
fils, ce fruit de ses entrailles, devenu presque un
étranger pour elle. Il n'y avait pas de
prières des siens près de son lit,
pas la tendre voix d'un époux, d'un enfant
bien-aimé qui vînt la fortifier en lui
transmettant les réjouissantes promesses du
Seigneur. Jérôme seul,
angoissé, malheureux, de temps en temps
lisait pour lui obéir un Psaume de David, un
chapitre de l'évangile. Quelle tristesse !
Et pour ces pauvres âmes, quel avenir
!
A cette pensée d'avenir, un
trouble indéfinissable agitait le coeur de
l'épouse, de la mère. Enfin, le
Seigneur triompha de ses doutes comme il avait
triomphé de son orgueil, de sa
rébellion, de tout ce qui s'opposait au
bonheur qu'il lui voulait donner.
Zoé, avec une foi pleine de
confiance, déposa tout ce qui lui
était cher dans les miséricordieuses
mains de Dieu.
Le dernier jour arriva. Une douce
conversation avec Anne-Laure avait réjoui le
coeur de Zoé. Justine, restée
auprès d'elle, la soutenait par son
affection et par sa foi. Entraîné,
sans se l'avouer peut-être, par le besoin
d'échapper à des scènes
cruelles, Robert était allé terminer
une affaire à Charleroi. Eric, guidé
par le même instinct, s'était
éloigné de la maison. Il n'y rentrait
au reste qu'avec répugnance, depuis que la
maladie de sa mère y attirait des
chrétiens évangéliques, depuis
que les convictions de cette dernière,
débarrassées par son départ
prochain de leurs dernières entraves,
s'exprimaient avec une liberté, avec un
amour contre lesquels il avait peine à
défendre son coeur. Jérôme,
assis, ou plutôt affaissé au pied du
lit, regardait sa maman d'un oeil terne. Pauvre
adolescent ! Aucun rapport de goûts, de
pensées, ne l'unissait à son
frère, aucun à son père, que
l'étourderie de ce caractère, que son
éloignement pour les affaires
d'intérêt exaspéraient souvent.
Avec sa mère allaient lui échapper
toute affection, tout appui, tout bonheur ! La
maison paternelle se faisait déserte pour
lui, son âme désespérée
tantôt s'adressait à Dieu, mais sans
amour, tantôt se cramponnait au fol espoir de
garder sa maman.
Zoé se souleva un
peu...
- Personne, dit-elle en promenant
ses regards affaiblis dans la chambre.
Un nuage de tristesse passa sur son
front.
- Personne ! Oh! si, toi, Justine.
Tu leur diras que je m'en vais vers le Seigneur,
que j'ai la paix, qu'ils cherchent
Christ...
Épuisée, elle posa le
doigt sur un livre entrouvert près
d'elle...
- Jérôme, ma bible,
elle est pour toi !
Un sourire épanouit ses
lèvres, ses deux mains
s'élevèrent vers le ciel comme pour
répondre à un appel, toute sa figure
parut illuminée par un éclair de
félicité, et son dernier souffle
passa doucement.
Quand Robert rentra le soir, le
silence de la maison, les sanglots de
Jérôme, la morne tristesse d'Eric
assis dans un coin, lui apprirent la
vérité. Il pleura, il eut un instant
d'épanchement pendant lequel, serrant
Jérôme dans ses bras, il promit de
remplacer auprès de lui sa tendre
mère. Un jour après, Loïc
Stiévenart, qui vint dire quelques mots de
condoléances, trouva Robert encore
ému, et cependant pressé de
recommencer le train ordinaire de la vie. Par
degrés, tout dans ses activités
reprit l'ancienne marche. Eric devint de plus en
plus taciturne ; Jérôme, qui,
malgré les promesses de son père,
avait vite retrouvé chez lui le même
désintérêt qu'auparavant,
chercha des consolations auprès des joyeux
compagnons qui hantaient les cafés
d'Erquelinnes. Il se laissa entraîner au jeu,
à la boisson, et s'aliéna de plus en
plus le coeur de son père. Celui-ci se
tourna du côté où l'attiraient
ses sympathies naturelles, et mit Eric à la
tête de son entreprise. Dès lors, tout
alla de mal en pis, jusqu'au moment où
Jérôme exaspéré
s'engagea dans l'armée et partit,
n'emportant de la maison paternelle qu'une valise
et la Bible de sa mère, pauvre Bible
couverte de poussière qui vint au dernier
moment frapper ses regards, et qu'il mit parmi ses
vêtements avec un gros soupir.
Quant à Robert, nul ne put
dire ce qui se passa dans son âme.
Quelquefois, lorsqu'une affaire à conclure
appelait Eric hors de la maison, on le voyait
s'asseoir dans la chambre de sa femme, et
feuilleter un Nouveau Testament que son
épouse lui avait jadis donné. Il
l'ouvrait, tournait quelques pages, semblait
méditer, secouait la tête, puis
fermait précipitamment le volume et s'en
allait.
Il faut le dire, à mesure que
les années affaiblissaient le corps et
l'esprit de l'homme vigoureux et vif qu'il
était, Eric en profitait pour prendre un
plus grand empire sur lui.
Eric essaya d'expulser le Nouveau
Testament qui lui rappelait d'une manière
douloureuse la foi de sa mère, mais son
père s'entêta, et le Nouveau Testament
garda sa place dans la
bibliothèque.
Le maraîcher
dépérissait à vue d'oeil.
Ainsi, l'heure de la mort arriva soudainement comme
elle était arrivée pour Zoé.
Il la vit s'approcher avec épouvante, ses
pensées se brouillèrent, tandis que
ses lèvres répétaient le
prénom de son épouse.
L'effroi se lisait sur son visage.
Et, juste avant de mourir, il prononça le
mot de Jésus, comme une supplique. Etait-ce
la réponse aux prières de
Zoé ? Seul Dieu connaît ce qu'il
en a été dans son esprit et son
coeur.
Eric retrouva sous l'oreiller de son
père le Nouveau Testament, si
obstinément conservé. Il s'empressa
de le jeter et de chasser le souvenir des
dernières paroles de son père mourant
parlant de sa femme regrettée et de ce
Jésus !
Tout cela lui donnait de sourdes
inquiétudes, mais il les étouffa en
effaçant dans la maison toutes les traces de
la foi de sa mère.
Une mère
chrétienne
(Concerne
Melissa Stiévenart)
Les deux petites filles de Melissa
étaient devenues de grandes et douces jeunes
personnes. Le moment arriva pour
l'aînée, Sarah, de se laisser conduire
par le Seigneur vers un époux
véritablement chrétien.
Plusieurs jeunes hommes
s'étaient déjà
approchés d'elle, mais elle ne voulait pas
agir dans la précipitation. Il fallait
qu'elle soit certaine de la volonté de Dieu.
Elle ne voulait pas se décider sous l'effet
des seuls mouvements de son coeur.
Si les principes chrétiens de
Loïc et de sa femme paraissaient
exagérés à la plupart des
habitants d'Erquelinnes, si leur vie semblait
austère jusqu'à la tristesse,
cependant on ne pouvait s'empêcher de
remarquer la paix qui respirait sur les traits des
époux, l'union parfaite qui régnait
dans leur famille, surtout l'obéissance, les
manières aimables et simples de Sarah et de
Naomi.
Les jeunes hommes étaient
touchés par la grâce
réservée de Sarah, et, tout en se
divertissant avec d'autres jeunes filles moins
sérieuses et plus désireuses de leur
plaire, ils se disaient que Sarah, au bout du
compte, devait être le meilleur parti
à épouser.
Loïc et Melissa priaient pour
que Dieu dirige tout, et que leur fille soit
gardée d'un mauvais choix. Ils priaient
d'ailleurs à ce sujet depuis bien des
années, et ils n'avaient pas manqué
d'enseigner leurs filles sur toute l'importance de
se laisser conduire par Dieu quant au choix d'un
conjoint.
Chaque fois qu'un jeune homme
s'était approché de Sarah, ses
parents examinaient l'affaire devant Dieu. Ils
priaient le Seigneur de les dépouiller de
toute illusion, de toute volonté propre, de
leur montrer le chemin, mais aussi et surtout de
montrer la bonne et sûre voie à leur
chère fille. Et le Seigneur les guidait tous
trois fidèlement.
Ils avaient bien instruit leurs
enfants, et Sarah était bien
déterminée à ne choisir qu'un
chrétien fidèle. Toutefois, le fait
que le jeune homme soit un véritable enfant
de Dieu ne suffisait pas. Loïc et Melissa le
savaient très bien ! C'est pourquoi ils
redoublaient de prières pour que leur
aînée épouse celui que Dieu
avait en réserve pour elle.
Cinq ans s'écoulèrent
ainsi !
Sarah touchait à sa
vingt-sixième année, et Melissa
parfois s'inquiétait.
- Dieu y pourvoira !
répondait Loïc. Lui-même choisira
pour nous, et s'il ne nous envoie pas
l'époux qu'il faut à notre fille, eh
bien, Sarah restera célibataire et servira
pleinement le Seigneur. Le mariage est une grande
bénédiction, c'est vrai, mais Dieu a
un plan pour chacun de ses enfants.
Vers ce temps-là, un
instituteur vint s'établir à
Erquelinnes. Il n'avait rien de brillant dans son
extérieur. Il ne touchait qu'un salaire
très modeste, mais il aimait de tout son
coeur le Seigneur Jésus. Il se
dévouait à son travail avec joie. Il
avait un caractère ferme et doux qui
rappelait à Melissa celui de son mari
bien-aimé.
Loïc remarqua bientôt
l'intérêt avec lequel Marc Cardon
observait Sarah, et s'aperçut vite que la
crainte d'un refus empêchait seule
l'instituteur de se déclarer à sa
fille. Après avoir imploré, avec son
épouse, toutes les lumières de leur
Père céleste pour être
assurés de son approbation, après
s'être informés des sentiments de
Sarah, Loïc s'arrangea pour donner une
occasion à Marc d'ouvrir son coeur à
celle qu'il désirait pour épouse
à ses côtés.
Le premier moment fut doux pour
Melissa. Elle était sûre de l'avenir
de sa fille, Sarah éprouvait pour son
fiancé du respect et de l'amour, celui-ci la
chérissait de cette paisible affection,
pleine de tendresse et de vérité, qui
n'a ni l'aveuglement ni les faiblesses de la
passion émotionnelle, qui n'en a ni les
variations ni la fragilité.
Melissa donnait son enfant avec
joie. Cependant, lorsqu'elle songeait que
bientôt un autre s'emparerait de la confiance
de sa fille, que bientôt la maison ne
retentirait plus, dès le matin, des accents
de cette voix joyeuse et pure, que bientôt
Naomi aussi s'éloignerait comme sa soeur, un
nuage de tristesse passait sur son
âme.
Au jour des noces, Melissa
éprouva quelques-uns des déchirements
de la séparation. Sa fille ne quittait pas
Erquelinnes, et pourtant un lien se rompait. Les
rapports, tout en restant affectueux, intimes,
allaient se modifier. Le devoir de Melissa
n'était-il pas de préparer
elle-même ce changement ? Ne devait-elle pas
avoir du courage et pour elle-même et pour sa
fille ?
Il fallait non seulement mettre la
main de Sarah dans celle de Marc, mais il fallait
lui remettre son coeur, ses pensées. Il
fallait se placer au second rang !
- Ma chérie, disait Loïc
qui devinait quel combat se livrait dans le coeur
de sa femme, ma Melissa, faisons notre sacrifice
complet ! Demandons au Seigneur de nous donner
une véritable tendresse pour notre enfant,
cette tendresse qui ne fait souffrir ni ceux qui la
ressentent ni ceux qui l'inspirent ! Et puis,
rappelons-nous le passé...
Melissa pria, elle fut puissamment
secourue. Sa douleur lui fit connaître
qu'à son amour maternel s'était
mêlé, se mêlait encore beaucoup
de recherche d'elle-même. Elle ne se cacha
pas ce trait humiliant, elle exposa sa blessure aux
yeux de Dieu, et Dieu y répandit le baume de
ses consolations.
Lorsqu'au début de l'union,
étonnée des relations étroites
qui la rapprochaient d'un homme qu'elle ne
connaissait pas encore à fond,
troublée par ces petits froissements que
nous cause toujours le premier choc avec la vie
réelle, Sarah revenait vers sa mère,
le coeur oppressé, celle-ci l'arrêtait
avec tendresse, mais avec fermeté.
Lorsqu'elle cherchait à provoquer de la part
de sa maman des questions qui lui auraient permis
de verser dans son sein les idées, les
émotions qu'elle n'osait raconter à
Marc, lorsque surprise, blessée même
de la réserve de sa mère, elle allait
au devant d'interrogations qui ne venaient pas,
Melissa coupait court et lui expliquait qu'elle
devait apprendre ce qu'était la vie en
couple sans chercher les apitoiements de sa maman.
Elle lui disait qu'elle était toute
disposée à l'aider, mais pas à
entendre ce qui les concernait au premier
degré.
- Ma chère Sarah, lui
disait-elle, la connaissance de ces détails
n'appartient qu'à ton mari. Je ne te refuse
pas mes conseils, je prie pour toi ;
toutefois, dans le mariage, il ne doit y avoir que
deux personnes : l'époux et
l'épouse. Il te serait doux de t'ouvrir
à ta maman qui te connaît, dont tu
n'as pas peur, qui mettrait, elle aussi, sa joie
à t'entendre, mais ce que tu me dirais,
vois-tu, Sarah, tu n'éprouverais plus le
besoin de le dire à ton mari. Tu lui
ôterais ainsi ce qu'il a le droit de
recevoir. Tu me donnerais ce que je n'ai pas le
droit d'accepter. Tu ravirais à votre union
ce qui, après la foi chrétienne, en
fait la force, l'intimité. Va, ma fille,
répands ton coeur dans les prières
que Marc et toi vous adressez à Dieu. Prenez
ensemble l'habitude de la confiance, des entretiens
faciles, expansifs sous les yeux de Dieu; là
est le bonheur.
Sarah s'en retournait un peu
désappointée et Melissa se jetant
à genoux, pleurant de ce sacrifice qu'elle
sentait devoir faire, mais éprouvant
malgré tout la joie que nous apporte toute
oeuvre de foi et d'abnégation. Elle
implorait les bénédictions du
Seigneur sur les relations des deux jeunes
époux.
Vers cette époque, Loïc,
Melissa et Naomi firent une absence de trois
semaines. Au retour, Sarah reçut sa
mère avec une vive joie, Marc avec un tendre
respect, mais Melissa s'aperçut vite que
quelques semaines de tête-à-tête
en avaient plus appris à Sarah sur
l'intimité conjugale que toutes les
leçons passées, que toutes les
leçons à venir.
Si Sarah répondait aux
questions de sa mère, elle ne les provoquait
plus. A chaque instant son cher Marc revenait sur
ses lèvres, et quelques mots souvent
échangés à mi-voix entre les
deux époux révélaient à
Melissa l'existence d'une vie cachée, et
d'une unité qui réjouissait son
coeur. Sarah se montrait fille
dévouée et affectueuse, mais la
transformation s'était opérée.
Au serrement de coeur qu'elle éprouvait
toutes les fois que se manifestait le fait de ce
changement, Melissa comprenait que le renoncement
chez elle n'avait pas atteint la
perfection.
Parfois des mouvements injustes
l'agitaient. Elle s'étonnait, elle se
scandalisait presque de la tendresse de sa fille
pour un homme qui, six mois auparavant,
était encore inconnu à la jeune
femme. Lorsqu'elle s'abandonnait à cette
disposition d'esprit, les manières de Marc,
sa voix, ses idées exprimées, ses
façons d'agir avec Sarah, tout lui
déplaisait. Triste, mal disposée,
elle se refusait à jouir de l'affection de
son mari, des attentions de Naomi, de l'amour
filial de Sarah elle-même. Ou bien elle se
froissait d'un mot, croyait voir une intention de
la blesser dans un acte indifférent, et se
montrait près de devenir irritable,
exigeante. Ces tentations, qui séduisaient
son coeur pour un instant, n'avaient pas le pouvoir
de la dominer; elle en triomphait avec l'aide du
Seigneur. Sarah ne s'apercevait de rien, et
Loïc seul, accoutumé depuis vingt-sept
ans à lire dans le coeur de son
épouse, Loïc, vers lequel elle allait
chercher l'appui d'une affection pleine de
miséricorde, savait par quels combats elle
passait.
Marc et sa femme, bien que
sincèrement chrétiens, avaient des
progrès à faire. Melissa
éprouvait trop souvent l'envie de
conseiller, de blâmer, d'exercer sur eux une
influence directe, mais Loïc
l'arrêtait.
- Soyons sobres de paroles,
disait-il, laissons la vie donner ses
leçons. Il y a des fautes qui, pour les
chrétiens, sont un enseignement. Prions,
chérie, disons à Dieu ce que nous
voudrions dire à nos enfants. Dieu leur
transmettra nos directions. Il les leur transmettra
plus pures et plus saines, tu peux me
croire.
Il ne faut cependant pas penser
qu'ils poussaient cette réserve
jusqu'à l'excès. Quand il le fallait,
Loïc faisait ses observations, donnait son
avis, mais là encore on le retrouvait avec
sa fermeté, sa prudence, sa mesure
habituelles. Parler à Marc des
défauts de Sarah, à Sarah des
défauts de Marc, aurait altéré
l'unité conjugale. Loïc mettait la
vérité sous les yeux du jeune couple,
puis il les laissait libres de juger.
Le péché prend, pour
séduire notre coeur, des formes très
diverses et souvent très opposées.
Melissa, qui devait combattre un fort penchant
à donner des avis hors de propos, avait
à lutter contre une tentation bien
différente : celle d'acheter la conservation
de son influence sur Sarah par des concessions de
principe, et par de la faiblesse. Son coeur
l'aurait naturellement portée à
regagner les confidences de Sarah au moyen d'une
indulgence exagérée, d'une indulgence
que Sarah ne trouvait pas, ne devait pas trouver
chez son mari. Avec la grâce de Dieu, Melissa
résista et tint ferme le flambeau de la
vérité.
Melissa avait un peu souffert par
l'excès, faut-il le dire, de
l'égoïsme de son amour maternel. Elle
finit néanmoins par trouver d'immenses
joies, ces joies cachées que le
chrétien connaît seul, dans un
renoncement absolu. Elle en trouva aussi de douces
consolations dans son union avec Loïc. Alors
elle sentit mieux que jamais le prix de
l'intimité conjugale. Alors elle comprit
quelle folie il y a à détruire
l'ordre que Dieu lui-même a établi
dans nos relations de famille, à transporter
sur la tête des enfants l'affection
exclusive, première, qu'on doit à son
mari.
Après le mariage de leurs
filles ou de leurs fils, les femmes qui
s'abandonnent à l'idolâtrie maternelle
rentrent le coeur navré dans une maison
déserte pour elles, malgré la
présence d'un époux. Elles se sont
déshabituées des devoirs, des
félicités du mariage. Leur mari s'est
déshabitué, lui aussi, de leur
confiance et de leur dévouement. Au lieu de
se tourner l'un vers l'autre pour se demander, pour
se donner le bonheur, chacun reste dans sa triste
indépendance.
Mais Melissa et Loïc n'avaient
pas un instant cessé de chercher leur joie
dans leur union. Leurs liens se fortifièrent
des peines passagères de Melissa, leur foi
s'en accrut, leur félicité conjugale
en doubla.
Et puis Marc et Sarah, qui au
début s'étaient, eux aussi,
laissés aller à de l'insatisfaction,
à de l'égoïsme, apprirent
à y renoncer pour l'amour l'un de l'autre et
à y trouver du plaisir.
L'abnégation de Loïc et
de Melissa aurait peut-être excité
l'ingratitude d'enfants mondains. Peut-être
ceux-ci en auraient-ils pris prétexte pour
ne se gêner en rien. Mais le
désintéressement enseigne le
désintéressement, et ce n'est pas un
sûr moyen d'obtenir l'affection que de
l'exiger. Sarah et Marc avaient la crainte de Dieu,
ils cherchaient à se connaître
eux-mêmes, et le dévouement
généreux de leurs parents leur fit
toucher du doigt leur personnalité. Ils se
donnèrent donc à Loïc et
à Melissa plus que ne l'exigeait le devoir,
plus même que ne le demandaient ceux-ci, qui
parfois repoussaient doucement leur attachement et
les renvoyaient chez eux en disant : « Mes
enfants, nous aussi nous sommes jaloux de notre
intimité. Allez, allez laissez les vieux
mariés jouir en paix de leur bonheur !
»
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