SPLENDEUR DE DIEU
NOTE DE L'ÉDITEUR
Ce récit n'est pas un roman, ni
même une vie romancée. L'auteur a
consciencieusement dépouillé tous les
documents relatifs à la vie d'Adoniram
Judson en Birmanie. Elle s'est appliquée
à demeurer rigoureusement fidèle
à ces données. C'est ce qui fait
l'intérêt de ces pages et leur
confère l'émouvante signification
d'un grand témoignage humain et
chrétien.
Les nombreuses éditions
américaines et anglaises de Splendeur de
Dieu attestent non seulement l'accueil chaleureux
fait à ce livre mais aussi sa valeur
historique.
On trouvera à la fin
du volume une bibliographie sommaire des ouvrages
et pièces d'archives consultés par
Mme Honoré Wilsie Morrow.
I
LA VILLE TRISTE ET CHAUDE
Le Georgiana, vieux bateau de cabotage, jeta
l'ancre devant Rangoon, le 13 juillet 1813,
à la fin de l'après-midi.
Anne et Adoniram. Judson
étaient arrivés en Birmanie.
Durant les trois dernières
semaines du voyage, dès Madras, Anne avait
été très malade. Elle avait
perdu un enfant avant terme, et avait failli
perdre, aussi la vie pendant cette affreuse
traversée. Seul, Adoniram avait pu l'aider
dans ces heures d'angoisse. Adoniram, presque un
enfant. Les Judson étaient les uniques
passagers. L'équipage se composait d'un,
ramassis d'Orientaux. Le capitaine, seul, parlait
anglais. Point de cabines : un vague abri de toile
pour Anne, cette fille de la Nouvelle-Angleterre,
élevée dans la chaste rigueur d'une
maison puritaine. Elle avait vingt et un ans,
Adoniram, vingt-cinq.
Dès que le bateau
pénétra dans la Rivière de
Rangoon, Adoniram resta hors de l'abri, les yeux
ardemment fixés sur le rivage.
Il paraissait bien moins que son
âge, car il avait gardé le teint
coloré, les joues pleines qui avaient fait
sa beauté d'enfant. De taille moyenne, il
avait de beaux cheveux foncés et des yeux
couleur de noisette qui s'assombrissaient dans la
pénombre. Par ses traits, son allure, il
incarnait le type de,
l'étudiant de Nouvelle-Angleterre. Il
ressemblait Emerson. à Whittier, à
Hawthorne : le front large et haut, les oreilles
parfaitement collées. Le nez plutôt
long et droit, la bouche grande, avec une
lèvre inférieure pleine, la'
mâchoire énergique et le menton rond,
à fossettes. Les fossettes
tempéraient l'expression de
résolution presque trop forte du visage. Les
yeux étaient magnifiques, ardents et
interrogateurs.
Il était habillé de
noir, comme il convient à un missionnaire :
costume de drap à culotte courte, bas de
coton blanc, foulard de percale blanche. Il ne
connaissait pas encore les vêtements qui
permettent d'affronter le climat birman.
C'était la saison des pluies.
Toute la journée, de lourdes nuées
chassées par le vent du sud-ouest avaient
trempé les palétuviers du rivage et
les plaines déjà
inondées.
Depuis des heures, Adoniram guettait
les premiers signes de civilisation. Mais ce fut
seulement après midi qu'apparût,
fugitivement, dans les nuages, une aiguille d'or.
Elle disparut presqu'aussitôt dans les brumes
bleues et, bien qu'on l'aperçût de
temps en temps, elle ne devint entièrement
visible qu'au moment où le Georgiana jeta
l'ancre. Les nuages s'étaient alors
élevés, et, dans les rayons du soleil
couchant, l'apparition saisit Adoniram.
Une flèche d'or, de
proportions parfaites, jailli de la verdure d'une
colline jusqu'à toucher de sa pointe le ciel
cramoisi de l'occident. Cette première
vision du plus grand sanctuaire de Bouddha
étreignit le coeur du jeune homme. Son amour
pour la beauté devait beaucoup compliquer
plus tard sa grande mission en Birmanie. Ce
monument n'avait rien de barbare. Il ne pouvait
avoir été conçu que par des
gens intelligents et spirituellement nobles. Il se
raidit et son coeur battit plus vite. Si vraiment
cette splendeur représentait les plus
profondes aspirations des Birmans, quelle belle
bataille le Christ ne pourrait-il pas livrer dans
ce pays ! Quelle lutte magnifique pour un homme
convaincu!
Il souriait, heureux. Ses yeux se
portèrent sur la ville,
étendue entre la pagode
dorée et le rivage. Selon toute
vraisemblance, ils étaient, lui et sa femme,
destinés à passer le reste de leurs
jours dans cet endroit qu'il examinait avec une
impatiente curiosité. À un jet de
pierre du Georgiana, une plage de sable,
parsemée de petits bateaux, était
bordée par une rangée de huttes aux
toits de chaume, sur pilotis. À
l'arrière des huttes, une palissade de hauts
pieux s'étendait sur près d'un mille.
Au delà de cette barrière, les arbres
montaient jusqu'à la pagode. De place en
place, un groupe de palmiers s'élevait
au-dessus des feuillages.
Il savait que derrière la
palissade, quelque part, il devait y avoir un abri
pour Anne et lui. Il jeta un coup d'oeil sous la
toile ou elle dormait encore. Elle avait
reposé, la pauvre chère chose, depuis
qu'ils avaient quitté les grosses eaux de la
baie du Bengale. Adoniram ferma le rideau et pria
le capitaine de le mener à terre. Dix
minutes plus tard, il traversait la plage et
gagnait la porte sud de la
barrière.
Devant lui s'ouvrait une route
ombragée, grossièrement pavée
de briques, avec des rigoles rapides pleines d'eau
sale. De chaque côté, sous la double
rangée de huttes surélevées,
pataugeaient des cochons et des poules, dans une
boue infecte. Des hommes et des femmes demi-nus
vaquaient à leurs occupations, ou restaient
accroupis dans les galeries. De petits enfants
bruns s'amusaient dans la boue avec les poules et
les cochons. Accourus de tous côtés,
des chiens se précipitaient sur Adoniram,
aboyant et reniflant. On le fixait avec
étonnement, et plusieurs personnes se mirent
à le suivre avec les chiens. Mais il savait
bien qu'il n'était pas le premier
Européen qui eût
pénétré dans Rangoon. ne
demi-douzaine de blancs devaient se trouver dans la
ville. Le capitaine du Georgiana lui avait
indiqué la maison du collecteur des douanes,
un Espagnol à la solde du roi de Birmanie.
Il suivit donc la rue qui s'élargissait en
un bazar aux échoppes closes durant le jour,
le traversa et s'arrêta devant une petite
maison de brique, peinte en rouge.
S'éclaboussant, il sautait de pierre en
pierre, de la porte de bambou aux marches de la
véranda. Un homme d'une cinquantaine
d'années, à la
barbe noire, y était assis, vêtu d'un
costume de toile défraîchie.
C'était le collecteur d'impôts. Il
ôta de ses lèvres un énorme
cigare et, très aimablement, en
français, pria Adoniram de venir le
rejoindre dans la véranda.
Adoniram répondit dans la
même langue :
- M. Lanciego, je m'appelle Adoniram
Judson. je viens d'arriver à bord du
Georgiana et je désire m'installer à
terre dès demain.
- Ah, encore un ! dit l'autre
ironiquement; asseyez-vous M. Judson, sur ce que je
crois être l'une des trois chaises de
Rangoon. Que puis-je faire pour vous en dehors de
mes attributions officielles ?
- Beaucoup de choses, je pense ;
tellement que je suis trop ignorant pour vous les
demander, Monsieur, répondit Adoniram avec
un sourire ingénu. Mon premier souci est de
découvrir un abri. Mais je le crois
résolu. je dois habiter la maison de la
Mission Baptiste.
Lanciego secoua la tête
négativement. Adoniram, troublé,
continua avec ardeur :
- Mais elle existe, vous le savez
bien. Elle a été construite il y a
quelques années, par un Anglais nommé
Chaytor. je crois qu'il a quitté la
Birmanie, mais un certain M. Félix Carey est
là, n'est-ce pas ?
L'homme examina longuement Adoniram
avant de répondre.
- Officiellement, Monsieur, je ne
connais pas de maison missionnaire ; car je suis un
employé du roi bouddhiste. Je connais la
maison de M. Carey. Mais il n'est plus ici. Il est
à Amarapura, la capitale, et fonctionnaire
du roi. Êtes-vous encore l'un de ces
missionnaires anglais?
- Je suis un missionnaire
américain. J'apporte une lettre du
père de M. Carey, le fameux missionnaire de
Serampore, pour son fils qui est à Rangoon.
Je dois travailler avec M. Félix.
Les yeux de l'Espagnol ne
reflétaient aucune malveillance lorsqu'il se
pencha confidentiellement vers Adoniram. La rude
odeur du cigare tranchait sainement sur les miasmes
écoeurants de Rangoon inondé.
- Mon cher, laissez à un
homme d'âge mûr le droit de conseiller
votre jeunesse. Un homme qui connaît la
Birmanie. Ma femme est la soeur d'une des reines,
et Sa Majesté m'honore de sa confiance
depuis de nombreuses années. je sais de quoi
je parle, quand je vous dis : retournez en
Amérique ! Partez ce soir ! Il n'y aura que
des malheurs pour vous ici. Ces gens ont une
religion magnifique et forte. je vous l'affirme
bien que, moi, je sois catholique. Ils vous en
voudront. Et quoi qu'ils soient les hommes les plus
doux et les mieux disposés du monde, ils
sont aussi les plus passionnés et les plus
cruels. Partez tant que vous êtes encore
dévoré par le feu de votre jeune foi
!
Adoniram écoutait, le regard
errant du sombre bazar au visage sincère de
Lanciego.
Depuis son départ de Salem,
il ne s'était pas senti aussi
découragé ; même quand, trois
mois plus tôt, il avait acquis la certitude
que les autorités britanniques lui
interdiraient absolument le séjour des
Indes. Il y avait quelque chose de funèbre
et d'effrayant dans ce Rangoon sale, enfoui sous
les feuillages. La peur le gagnait. Mais aucun
doute sur sa mission ne l'effleurait.
- C'est pour rester que ma femme et
moi sommes venus ici, dit-il simplement.
- Une femme ! s'écria
Lanciego. Une femme ? Un autre enfant comme vous,
je suppose! Vous voulez donc ajouter le meurtre au
suicide ?
Il se renversa dans sa chaise avec
un grognement réprobateur.
- Ma femme est aussi impatiente que
moi de travailler ici. Quand vous la
connaîtrez, vous comprendrez qu'elle est
quelqu'un. Monsieur Lanciego, depuis le mois de
février de l'année dernière,
nous avons tendu de toutes nos forces vers Rangoon,
par les chemins détournés de Dieu.
Satan a tout mis en oeuvre pour nous
décourager. Quand nous avons quitté
l'Amérique, nous pensions travailler aux
Indes. La Compagnie des Indes Orientales n'a pas
voulu nous admettre. À Madras comme à
l'Île de France le séjour nous a
été interdit. Le Georgiana, alors, a
consenti à nous mener à Rangoon. Nous
y sommes maintenant. Dieu nous a envoyés
pour sauver les Birmans de
l'enfer et rien ne pourra nous détourner du
but.
L'Espagnol soupira et resta
silencieux quelques instants. Il examinait
Adoniram. Son front haut, sa forte lèvre
inférieure pouvaient laisser supposer un
caractère emporté. Mais Lanciego fut
bientôt convaincu que toute violence serait
vaine et que ses efforts se briseraient contre une
force qu'il ne comprenait pas. Ce n'était
qu'un tout jeune homme... Et pourtant... Il haussa
les épaules.
- La maison de Carey est au nord de
la ville, en dehors des barrières,
près de la colline de la pagode de
Shwé-Dagôn. Vous y trouverez Mme Carey
et leurs enfants. Vous savez. n'est-ce pas, que
c'est une indigène ?
Adoniram l'ignorait. Ce fut pour lui
un coup qui s'ajoutait à la déception
d'apprendre que Carey avait quitté la
mission. Il avait horreur des mariages mixtes. Et
puis, Anne avait fermement compté que la
femme de Félix Carey serait une amie. Il
resta muet un instant, envahi par le mal du pays.
Puis il sourit, d'un sourire difficile.
- Nous avons bien des, choses
à apprendre, dit-il doucement.
Puis, d'un air
décidé
- Si vous avez l'amabilité de
m'indiquer le chemin à suivre, j'irai voir
Miné Carey.
- Elle ne parle que le birman,
avertit le collecteur, avec une pointe de malice.
Et je ne puis malheureusement vous accompagner,
à cause de ma situation
officielle.
Adoniram se reprenait. Il se
leva.
- Je vous remercie de, votre
patience, Monsieur. Veuillez encore me dire les
mots birmans qui signifient « missionnaire
» et « femme ». Et je vous
laisserai...
- Il n'y a pas de mot en Birmanie
pour missionnaire, grogna Lanciego. Vous lui direz
Ma Carey; votre femme sera Ma Judson et vous Maung
Judson.
Adoniram se mit à
rire.
- Ma Judson ! Comme ma femme s'en
amusera ! Et maintenant, par quel chemin, Monsieur
?
Il fallait simplement suivre la
route au-delà du bazar, jusqu'à une
porte pratiquée dans la barrière.
Plus loin, traverser la jungle de la pagode de
Shwé-Dagôn. En continuant pendant un
demi-mille, il arriverait au lieu des
exécutions, facilement reconnaissable
à l'odeur et ... à autre chose. La
maison des Carey était juste au-delà
...
Adoniram remercia vivement et se mit
à descendre lentement l'escalier. Au
portail, Lanciego le rappela.
- Enlevez vos souliers avant de
pénétrer dans leurs maisons. Ce
serait un grave affront si vous négligiez de
le faire. N'essayez pas, non plus, de tendre la
main à une femme. Aucun homme ne doit
toucher une femme, s'il. ne lui est
apparenté.
Adoniram lui fit un signe de la main
et partit vers l'inconnu.
L'ombre était épaisse,
à peine traversée par quelques rayons
du soleil couchant. Il ne reconnaissait que de
rares essences : les palmiers, les bananiers et les
figuiers. De même, les chants admirables des
oiseaux n'éveillaient en lui aucune note
familière. Le chemin était
constamment coupé par des marécages
sur lesquels on avait jeté de petits ponts
de bambou. Des canards bruyants barbotaient dans la
boue. On le dévisageait, mais sans le
suivre. C'était l'heure du dîner. Des
feux s'allumaient sur les galeries.
Il traversa un large portail, puis
un fossé et continua vers le nord-est, le
long d'une large route pavée, sur,
élevée pour faciliter
l'écoulement des eaux de pluie. Sous les
arbres immenses, le chemin était
bordé de pagodes de toutes dimensions et
d'innombrables autels, couverts de fleurs et de
victuailles déposés en offrande. Les
notes basses des gongs résonnaient dans
l'air, accompagnées par le tintement clair
de centaines de clochettes.
C'était très beau.
Adoniram, dont les nerfs étaient à
vif, se sentit soudain calmé, presque
heureux. Il avançait avec une assurance
grandissante, découvrant à chaque
pas, de nouvelles beautés, des fleurs qui
s'ouvraient sur son passage. Il avait oublié
le lieu des exécutions. Après un
demi-mille parmi les splendeurs de la nature, il
rencontra avec une horreur indicible, sur
le bord de la route,
étiré sur des bambous verticaux, le
cadavre d'un homme nu et éventré, Il
bondit en arrière, le coeur soulevé,
et se mit à courir en se bouchant le nez
pour ne pas sentir l'effroyable puanteur.
Presqu'immédiatement, il parvint à
une porte de bambou, ouverte sur la cour d'une
maison plus grande que toutes celles qu'il avait
vues jusqu'alors. Elle était sur pilotis,
bien couverte de bambous fendus. Il gravit en
hâte les marches de pierre jusqu'à la
véranda. La porte était ouverte.
Adoniram ôta ses souliers.
À l'intérieur, un
petit feu luisait dans une boîte basse, en
ciment. Un pot de terre reposait sur les charbons,
Une femme, nue jusqu'à la ceinture,
était accroupie devant le feu et fumait un
gros cigare. Un second cigare était
passé dans le lobe troué de son
oreille. hésitant, Adoniram
demanda
- Ma Carey?
Avec un cri de surprise, la femme se
dressa. Elle portait une belle jupe rose,
rayée, qui traînait sur le sol.
Adoniram la trouva fort laide avec son nez aplati
et ses dents noircies. Tirant de sa poche la lettre
d'introduction du père de Carey, il
s'étonnait plus que jamais de la vie de
Félix Carey. Il lui donna la lettre tout en
se désignant du doigt.
- Maung Judson, dit-il.
Elle le regardait d'un air
effarouché. Il ajouta en indiquant la ville
d'un geste.
- Ma Judson.
Elle comprit fort bien, sourit et
prit la lettre. Adoniram mit son doigt sur
l'adresse.
- Maung Carey, dit-il
encore.
- Amarapura, répondit Ma
Carey, sans hésiter.
Adoniram se mit à rire et
appela joyeusement deux bébés bruns
qui se cachaient dans l'ombre ; mais ils lui
tournèrent leurs petits dos nus. Il fit un
signe de tête à leur mère,
toucha sa poitrine, montra les enfants du doigt et
indiqua d'un geste la longueur du tout petit
garçon qu'il avait livré aux vagues,
quinze jours auparavant. Puis, il essuya ses
yeux.
Ma Carey avait compris. Elle poussa
un petit cri « Amé !
» Le langage des gestes leur devenait facile.
Adoniram lui dit qu'Anne était malade et
qu'il désirait l'amener à la mission.
Ma Carey, avec un doux tapotement de ses pieds
bruns sous la jupe rose, traversa la chambre ; par
la porte ouverte, elle entra dans une chambre
obscure, dont les fenêtres ouvraient sur la
véranda. Un lit s'y trouvait et de belles
nattes noires de roseau.
- Ma Judson, dit-elle.
- Oui, oui, ô merveille!
Merci. Merci! s'écria Adoniram: Il oubliait
les recommandations de l'Espagnol et lui aurait
pris la main si elle ne s'était
retirée, avec un froncement de sourcils
expressif. Mais elle accepta avec bonne grâce
une révérence fort
courtoise.
Adoniram s'en alla dans
l'obscurité. Il gagna rapidement la
barrière. La' pluie tombait de nouveau. Il
faisait si sombre quand il passa devant le lieu des
exécutions qu'il ne le reconnut qu'à
l'horrible odeur. Une chose était certaine :
il ne laisserait pas Anne voir cela le lendemain.
Il parvint au rivage, essoufflé et
découragé. Rangoon était plus
sinistre que jamais dans la nuit
pluvieuse..
Quand il grimpa à bord du
Georgiana, il y avait de la lumière sous
leur abri. Son coeur battait. Anne devait
être éveillée et l'attendre.
Elle l'attendait.
Leur refuge paraissait maintenant si
accueillant, si familier, quoiqu'il fût
installé sur le pont sordide, que la pluie
le transperçât et qu'il fût
meublé seulement d'un grabat et de leurs
coffres! Bien qu'il l'eût
détesté pendant les trois semaines du
voyage, où Anne avait tant souffert, il y
rentra avec un tressaillement d'aise. L'abri
précaire contenait Anne!
Elle était ravissante dans sa
chemise de nuit à longues manches et
à col montant. Malgré sa maladie, la
douleur et l'affreux voyage, sa beauté
demeurait intacte. Son visage ovale aux pommettes
saillantes, son front haut autour duquel bouclaient
les cheveux bruns, sa bouche si sensible
étaient dominés par des grands yeux
bruns foncés qui donnaient à
l'expression tant d'intelligence et de
maturité, déjà.
Elle se redressa et tendit les
bras.
- Adoniram, mon amour!
Il s'élança vers elle
et l'embrassa longuement.
- Chérie, j'ai exploré
la métropole de Rangoon. Et pour une
métropole, c'est l'endroit le plus
lamentable de la terre.
- Assieds-toi et raconte-moi tout,
jusqu'aux détails les plus inutiles. 0
Adoniram, tu es trempé!
- Ne t'en inquiète pas,
chérie, puisque nous sommes désormais
Birmans, il nous faut être amphibies. De
toutes façons, nos vêtements ne sont
pas faits pour ce climat. La ville patauge dans
l'eau sale, là-bas.
Il lui raconta tout ce qu'il avait
fait et vu ; il omit seulement la description de la
forme crucifiée, près de la maison
missionnaire. Anne demandait avidement des
détails.
- Je me sens déjà plus
forte en pensant à cette maison et à
cette femme, bien que nous ne puissions causer.
As-tu vu ses enfants, Don ?
- Très vaguement; de petites
ombres brunes dans les coins, dit-il
posément. Mais il se sentait
profondément troublé et ne trouvait'
plus en lui de forces pour soutenir Anne dans son
malheur. Avoir des enfants, quelle gageure dans cet
affreux pays!
- Cette ville triste et chaude t'a
déprimé, se
récria-t-elle.
- Un peu, admit-il - La regardant
avec toute sa vivante tendresse, mesurait plus que
jamais leur perte, sa perte.
- Ma bien-aimée, que t'ai-je
fait? De quel droit ai-je amené dans cette
jungle croupissante ta jeune beauté
?
- Tu n'y es pas pour grand'chose,
mon Don chéri; tu as fait le voyage avec
moi. Mais Dieu l'a préparé pour nous.
Elle ferma les yeux pour cacher les larmes qui y
perlaient. Ils restèrent silencieux un grand
moment.
Un peu plus tard, il alla
préparer leur dîner dans la cantine du
cuisinier.
Harcelé par les moustiques,
Adoniram rejoignit Anne presque
immédiatement après le dîner.
Ils étouffaient sous la moustiquaire et se
sentaient profondément abattus. Anne
pleurait, mais pas seulement à cause du mal
du pays. Il la caressa, la calma. Enfin dans la
lourde nuit traversée d'orages, ils
s'endormirent.
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