Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXXII
LE FEU APRÈS L'ORAGE

 Adoniram ne pouvait se résoudre à abandonner son ermitage. Il savait bien qu'il n'accomplissait pas la promesse solennelle qu'il avait faite devant Dieu de se consacrer à la Birmanie, et cela lui brisait le coeur. Sarah Boardman avait raison quand elle l'accusait d'égocentrisme. Mais son besoin de paix intérieure, accumulé depuis tant d'années, l'empêchait de reprendre une vie normale de missionnaire. La voix de Jeanne-Marie Guyon s'élevait au-dedans de lui, plus impérieuse que sa conscience même, lui commandant de demeurer dans la jungle, jusqu'à ce que le voile se déchirât. Une nouvelle année se traîna, partagée entre le devoir et la vie ascétique.

Sa santé s'en ressentait. Tendu, le regard brillant, il demeurait dans une attente toujours insatisfaite. L'absence d'Anne devenait moins poignante avec le temps, mais un désespoir essentiel ne le quittait pas, sapait sa vitalité. Si la lumière tardait encore beaucoup à se faire, le grand conducteur d'âmes deviendrait un fanatique hagard. Il se trouvait absolument seul dans cette recherche désespérée, trop supérieur à ses compagnons pour pouvoir même se confier à eux.

Cette année 1829-1830 fut néanmoins très brillante pour la Mission. On célébra 56 baptêmes dont 10 de soldats britanniques et 8 de Karens de Tavoy. Adoniram acheva la traduction des Psaumes et s'attaqua au livre de Daniel. Il rédigea pour l'Église birmane une liturgie des baptêmes, des mariages et des services funèbres. Il écrivit une brochure qui mettait en lumière les différences essentielles du christianisme et du bouddhisme, et un manuel de prédication pour les pasteurs indigènes. Il attendait, pour publier ces travaux, l'arrivée du nouvel imprimeur, promis par les Baptistes américains. Celui-ci, Céphas Bennett, débarqua, au début de 1830, avec sa femme et deux enfants. Leur robuste constitution prouvait qu'on avait enfin appris à choisir avec soin les candidats missionnaires. Leur santé physique et morale, leur énergie et leur bon sens, alliés à la plus grande ferveur religieuse, promettaient qu'ils seraient de précieuses acquisitions. Le nouvel imprimeur avait également reçu une formation pastorale, ce qui permettrait d'élargir son champ d'activité. Maung Shway-ba aiderait à l'imprimerie, maintenant bien équipée grâce à la générosité d'Adoniram. Trois mois après son arrivée, Bennett surveillait le fonctionnement de six petites presses aux caractères birmans et karens, assisté de dix auxiliaires, tous des convertis de la Mission.

À la fin de mars, Adoniram nomma Maung Thah-a pasteur indigène à Rangoon. Quand Jonathan Wade vit le vieillard s'éloigner sous les bananiers vers le quai d'embarquement, il secoua la tête :
- C'est certainement un brave homme, mais comment pourrait-il vous remplacer à Rangoon? Rangoon pèse sur ma conscience.
- Croyez-vous que je devrais y retourner ? demanda Adoniram d'une voix angoissée.
- Je ne pense pas que votre santé puisse vous le permettre pour le moment, Monsieur Judson.
- Ce n'est pas cet obstacle qui m'arrête... Si vous saviez combien je me hais, Jonathan. Il passait sa main entre son col, bien souvent raccommodé, et son cou amaigri. - Rangoon ne cesse de m'appeler et pourtant je ne puis me résoudre à y retourner.

Wade le regardait avec une pénétrante attention, pleine de bonté.
- Qu'est-ce qui vous retient, Maître ? Puis-je vous aider à rompre ces liens ?
- Dieu seul peut m'aider, Jonathan. C'est une recherche solitaire; il me semble parfois que je suis l'être le plus isolé du monde.
- Je le crois aussi.

Après un instant de silence, Wade reprit:
- Voulez-vous m'envoyer à Rangoon avec Deborah?

Adoniram parut presque gêné par cette offre généreuse.
- J'y penserai. Les Boardman doivent venir ici bientôt consulter le médecin, nous en parlerons ensemble.

C'était la première fois que les Boardman revenaient à Moulmein depuis qu'ils savaient George perdu. Ils ne parlaient jamais de leur santé dans leurs lettres. Les missionnaires se préparaient au pire, mais le changement de Boardman les épouvanta : c'était un squelette vivant. Il était hors de question qu'il allât désormais prêcher dans la jungle, lui déclara Adoniram sans ambages.
- Un court repos et le tonique du docteur me redonneront des forces. Je resterai quelque temps à Moulmein, puis, avec votre permission, je retournerai dans la jungle auprès de mes Karens.

Ils étaient installés dans la véranda, et prenaient quelque repos avant les multiples activités de l'après-midi. Comme une petite ombre, Elsina Bennett s'était blottie sur les genoux d'Adoniram. Assis près de sa mère, Georgie considérait sa petite camarade. Fidée semblait parfaitement heureuse au sein de cette réunion, pour une fois délivrée des devoirs de la maternité.
George Boardman parlait avec entrain, comme s'il ait voulu éviter qu'on s'occupât de sa santé :
- Nous n'avons pas jugé bon d'amener le fils de Fidée qui est devenu aussi grand qu'un terre-neuve, car elle le désavouerait sûrement !
- Je suis heureux que vous ménagiez les sentiments, de la chère vieille, dit Adoniram en souriant.
- Frère Boardman, commença Wade à brûle-pourpoint, si vous pouviez venir avec votre femme reprendre ici notre activité, j'aimerais aller à Rangoon.
- Mais vous, Monsieur Judson, n'irez-vous pas aussi ?
- J'en suis très tenté, mais je n'irai pas.
- Si vous demeurez ici, je pense que je pourrai servir de remplaçant quelque temps. Avons-nous quelque espoir de voir débarquer prochainement de nouvelles forces d'Amérique?
- On me promet une ou deux recrues avant la fin de l'année, mais je pense les envoyer au Siam dès que possible.

Adoniram posa un regard ému sur Wade :
- Vous voudrez bien retourner à Rangoon, lorsque vous aurez pris vos dispositions pour ce départ ?
- Avec joie!

Personne ne parla durant un instant. Tous évoquaient des souvenirs ; ils savaient combien un nouveau séjour à Rangoon serait dur pour les Wade. D'un geste, Sarah fit comprendre à Adoniram qu'elle désirait le voir seul un instant. Celui-ci remit sur ses pieds la petite Elsina et sortit dans le jardin.
Elle le rejoignit sous le grand banyan. Bien qu'elle eût perdu son air de santé et ses belles couleurs, elle gardait la même expression noble et fière.
- Maître, vous avez quitté votre retraite ?
- Non, chère Dame de Tavoy, j'habite encore mon ermitage.
- C'est donc là votre raison de ne pas retourner à Rangoon, et non pas une question de santé.
- Je ne vous ai pas dit que ce fût là ma raison, Madame Boardman.

Il relevait le menton et la regardait dans les yeux, sans faiblir. Le petit Georgie qui les avait rejoints en trottinant se cachait dans les jupes de sa mère. Elle le caressa distraitement de sa longue main, serrant les lèvres. Elle cherchait les mots justes.
- De tout temps, je vous ai voué un espèce de culte, Monsieur Judson. C'est notre immense admiration pour vous qui nous a unis, George et moi. Mais si vous vous éloignez du monde, que deviendront les missionnaires, et qu'adviendra-t-il de vous ?

Les joues d'Adoniram étaient brûlantes.
- Vous avez tort de dire que vous m'avez voué un culte. Rien ne pourrait davantage augmenter ma détresse. Je ne suis pas digne de rattacher les cordons de vos souliers ou ceux de votre mari... Vous ne pouvez savoir, ni l'un ni l'autre, quel être vil et charnel je suis. - Il cherchait des mots assez forts ; ce furent les paroles d'Ésaïe qui lui vinrent aux lèvres. - « Que dirai-je 7 Il m'a répondu, et Il m'a exaucé. Je marcherai humblement jusqu'au terme de mes années. Après avoir été ainsi affligé. »
- Non, protesta-t-elle, il n'en sera pas ainsi. Vous devez parvenir à trouver la beauté et la sainteté de la vie !

Un instant, il soutint son regard, avec une ardeur désespérée. Puis, il s'éloigna silencieusement.
Cet après-midi là, après avoir terminé son ouvrage, Adoniram avertit Deborah Wade qu'il avait besoin de repos, et qu'il demeurerait un ou deux jours dans sa retraite. Elle le regarda avec tristesse, mais n'émit aucune objection elle savait depuis longtemps combien c'était inutile.
Adoniram parvint à sa clairière au coucher du soleil.

Malgré la chaleur, il avait fait le trajet en grande hâte. Il lui fallait absolument s'éloigner de nouveau de tout contact humain. Il ne s'arrêta pas à son ermitage. Depuis deux ans, Moulmein avait étendu si régulièrement ses constructions dans cette direction que maintenant les bruits du village venaient déranger sa solitude. Il faudrait bientôt aller chercher plus loin l'isolement complet, qui seul lui permettrait de poursuivre plus avant ses recherches. Il entra dans sa hutte, prit la Vie de Mme Guyon qu'il contempla un instant avec une affectueuse tristesse, puis la remit à sa place. Il ne prit dans sa poche que son exemplaire très usé du Nouveau Testament. Il s'éloignait dans les fourrés de bambous, suivant d'abord une piste de cerf qui gravissait la colline. À mesure que l'altitude augmentait c'étaient de nouvelles essences : teck, acacias, palmiers, fougères arborescentes. Dans sa marche silencieuse, il dérangeait à peine de paresseux serpents annelés gisant sur le sol ou suspendus aux arbres. Dans l'ombre, des sangliers et des buffles faisaient craquer les branchages. Le danger était grand, mais pas une seule fois, depuis sa retraite dans la jungle, Adoniram n'avait été attaqué. Autour de lui, les oiseaux volaient sourdement, les singes jacassaient ; il sentait la lourde odeur des héliotropes l'envahir.

À la nuit tombante, il parvint, au sommet d'une colline, près des ruines d'une petite pagode. L'admirable flèche blanche en demeurait intacte, mais un banyan avait poussé des branches désordonnées à travers les murs, renversant les Bouddhas qui gisaient, couverts de mousse et de lianes. Les Maisons des esprits étaient démolies ; partout il y avait des traces de bêtes sauvages.

Adoniram s'assit sur les marches dégradées, et s'absorba dans la contemplation de Moulmein, avec ses champs de riz, ses pagodes, sa large rivière qui reflétait les dernières lueurs du couchant. Son Nouveau Testament sur les genoux, il décida de tenter ici-même un suprême effort pour trouver...

Des colombes roucoulaient dans le banyan. Là nuit tombait vite. Adoniram s'inclina en avant, le visage dans les mains. Derrière lui, un tigre passa, à pas de velours. La lune approchait de l'horizon et dessinait la silhouette de l'homme prosterné ; elle illuminait d'un éclat surnaturel les Bouddhas renversés. Toute la jungle était en chasse.

Adoniram s'efforçait de chasser de sa pensée tout ce que les années y avaient inscrit. Son enfance, sa jeunesse, ses parents, ses premiers élans religieux suivis de peu par ceux de l'amour, puis les souffrances de l'amour et de la religion, les terreurs et les beautés de la Birmanie, tout ce que la vie avait tissé autour de lui. Il voulait se dépouiller complètement, laisser la place nette, rien que pour Dieu. C'était la première fois qu'il tentait un effort aussi démesuré.
Il attendit, immobile, des heures durant. L'astre s'était enfoncé derrière les eaux de la rivière. Comme le froid commençait à l'envahir, il se redressa en tremblant. Un cri désespère montait en lui : « Dieu, ne veux-Tu pas parler ? Oui, je le sais maintenant. Tu ne veux pas. Où me tournerai-je ? Où trouverai-je de l'aide ? »

Comme il se levait, le Nouveau Testament glissa de ses genoux, avec un bruit mat. Il le ramassa, chaud encore du contact de son corps. Son tremblement cessa.
« ... Et personne ne connaît qui est le Fils, si ce n'est Père, ni qui est le Père, si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. »

Adoniram s'agenouilla et tendit son visage ravagé vers les cieux sombres : « 0 Jésus-Christ, - Roi des Rois en vérité, - viens m'aider. Si je ne dois pas savoir ce que c'est que la mort, laisse-moi connaître la vie, - ma vie, pour que je puisse continuer. »
Dans l'immobilité qui précède l'aube, il comprit qu'il devait reprendre sa place à Rangoon.

Rangoon qu'il n'aurait jamais dû quitter. Rangoon, la terrible, l'absurde, consacrée par tant d'efforts, - les siens, ceux d'Anne. Y trouverait-il Dieu? Il l'ignorait. Il ne savait qu'une chose : sa retraite avait été une erreur, peut-être même une faute. Et, bien que la mort fût partout présente en Basse-Birmanie, il devait y reprendre son poste. Il ne possédait pas encore la paix. Mais pourtant, quand sa résolution fut arrêtée, un grand calme se fit dans son esprit. Il appuya sur son bras sa tête lasse et s'endormit.

Comme le jour se levait et que les oiseaux s'éveillaient, un homme émergea de la jungle. C'était Koo-chil. Il portait Fidée sous le bras et une corbeille accrochée à son épaule. Il s'avança vers la mince silhouette courbée sous le banyan, en empêchant le chien d'aboyer ; puis, il s'arrêta, considérant longuement son maître immobile. Il déposa Fidée à terre ; elle se précipita vers Adoniram et se mit à lui lécher la joue. Celui-ci se redressa brusquement, très surpris. Apercevant Koo-chil, il lui sourit :
- Fidée t'a conduit jusqu'à moi, ami fidèle ?
- Oui, Maître. Je me suis rendu hier soir à votre ermitage pour vous apprendre une grande nouvelle, mais je n'y ai trouvé que la mère de tant de chiens.
- J'avais peur qu'elle ne fût victime d'une bête de la jungle si elle m'accompagnait. Quelle nouvelle m'apportes-tu ?
- Maître, répondit avec simplicité le cuisinier, des années durant; je n'ai écouté que Mahomet, gardant mes oreilles fermées aux enseignements de ma Maîtresse, comme aux vôtres. Mais, hier, sans que je sache pourquoi, pendant que j'apprêtais le poulet, j'ai connu que Jésus-Christ est le seul vrai prophète. Je demande à recevoir le baptême. Vous voyez que cette nouvelle ne pouvait attendre !
- Non, certes. - Puis, avec une simplicité égale à celle du Bengali, Adoniram ajouta : - Tu me rends très heureux, cher Koo-chil.

Le vieux serviteur repoussa son turban qui cachait ses yeux sombres, et, regardant le missionnaire en face, il dit très lentement :
- Vous n'êtes pas heureux, Maître, malgré ma nouvelle. Avez-vous été malade cette nuit ?
- Une connaissance vient de m'être donnée, mon ami, aussi amère que la mort. Mais rien au monde de ce qui me reste n'aurait pu me donner un réveil aussi doux que tes paroles.

Les deux hommes échangèrent un regard lourd de toutes ces années pleines du souvenir commun d'Anne.
Koo-chil posa la corbeille à terre :
- Maître, voici du riz et du thé.


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