SPLENDEUR DE DIEU
XXXII
LE FEU APRÈS L'ORAGE
Adoniram ne pouvait se résoudre
à abandonner son ermitage. Il savait bien
qu'il n'accomplissait pas la promesse solennelle
qu'il avait faite devant Dieu de se consacrer
à la Birmanie, et cela lui brisait le coeur.
Sarah Boardman avait raison quand elle l'accusait
d'égocentrisme. Mais son besoin de paix
intérieure, accumulé depuis tant
d'années, l'empêchait de reprendre une
vie normale de missionnaire. La voix de
Jeanne-Marie Guyon s'élevait au-dedans de
lui, plus impérieuse que sa conscience
même, lui commandant de demeurer dans la
jungle, jusqu'à ce que le voile se
déchirât. Une nouvelle année se
traîna, partagée entre le devoir et la
vie ascétique.
Sa santé s'en ressentait.
Tendu, le regard brillant, il demeurait dans une
attente toujours insatisfaite. L'absence d'Anne
devenait moins poignante avec le temps, mais un
désespoir essentiel ne le quittait pas,
sapait sa vitalité. Si la lumière
tardait encore beaucoup à se faire, le grand
conducteur d'âmes deviendrait un fanatique
hagard. Il se trouvait absolument seul dans cette
recherche désespérée, trop
supérieur à ses compagnons pour
pouvoir même se confier à
eux.
Cette année 1829-1830 fut
néanmoins très brillante pour la
Mission. On célébra 56 baptêmes
dont 10 de soldats britanniques et 8 de Karens de
Tavoy. Adoniram acheva la traduction des Psaumes et
s'attaqua au livre de Daniel. Il
rédigea pour l'Église birmane une
liturgie des baptêmes, des mariages et des
services funèbres. Il écrivit une
brochure qui mettait en lumière les
différences essentielles du christianisme et
du bouddhisme, et un manuel de prédication
pour les pasteurs indigènes. Il attendait,
pour publier ces travaux, l'arrivée du
nouvel imprimeur, promis par les Baptistes
américains. Celui-ci, Céphas Bennett,
débarqua, au début de 1830, avec sa
femme et deux enfants. Leur robuste constitution
prouvait qu'on avait enfin appris à choisir
avec soin les candidats missionnaires. Leur
santé physique et morale, leur
énergie et leur bon sens, alliés
à la plus grande ferveur religieuse,
promettaient qu'ils seraient de précieuses
acquisitions. Le nouvel imprimeur avait
également reçu une formation
pastorale, ce qui permettrait d'élargir son
champ d'activité. Maung Shway-ba aiderait
à l'imprimerie, maintenant bien
équipée grâce à la
générosité d'Adoniram. Trois
mois après son arrivée, Bennett
surveillait le fonctionnement de six petites
presses aux caractères birmans et karens,
assisté de dix auxiliaires, tous des
convertis de la Mission.
À la fin de mars, Adoniram
nomma Maung Thah-a pasteur indigène à
Rangoon. Quand Jonathan Wade vit le vieillard
s'éloigner sous les bananiers vers le quai
d'embarquement, il secoua la tête
:
- C'est certainement un brave homme,
mais comment pourrait-il vous remplacer à
Rangoon? Rangoon pèse sur ma
conscience.
- Croyez-vous que je devrais y
retourner ? demanda Adoniram d'une voix
angoissée.
- Je ne pense pas que votre
santé puisse vous le permettre pour le
moment, Monsieur Judson.
- Ce n'est pas cet obstacle qui
m'arrête... Si vous saviez combien je me
hais, Jonathan. Il passait sa main entre son col,
bien souvent raccommodé, et son cou amaigri.
- Rangoon ne cesse de m'appeler et pourtant je ne
puis me résoudre à y
retourner.
Wade le regardait avec une
pénétrante attention, pleine de
bonté.
- Qu'est-ce qui vous retient,
Maître ? Puis-je vous aider à rompre
ces liens ?
- Dieu seul peut m'aider, Jonathan.
C'est une recherche solitaire; il me semble parfois
que je suis l'être le plus isolé du
monde.
- Je le crois aussi.
Après un instant de silence,
Wade reprit:
- Voulez-vous m'envoyer à
Rangoon avec Deborah?
Adoniram parut presque
gêné par cette offre
généreuse.
- J'y penserai. Les Boardman doivent
venir ici bientôt consulter le
médecin, nous en parlerons
ensemble.
C'était la première
fois que les Boardman revenaient à Moulmein
depuis qu'ils savaient George perdu. Ils ne
parlaient jamais de leur santé dans leurs
lettres. Les missionnaires se préparaient au
pire, mais le changement de Boardman les
épouvanta : c'était un squelette
vivant. Il était hors de question qu'il
allât désormais prêcher dans la
jungle, lui déclara Adoniram sans
ambages.
- Un court repos et le tonique du
docteur me redonneront des forces. Je resterai
quelque temps à Moulmein, puis, avec votre
permission, je retournerai dans la jungle
auprès de mes Karens.
Ils étaient installés
dans la véranda, et prenaient quelque repos
avant les multiples activités de
l'après-midi. Comme une petite ombre, Elsina
Bennett s'était blottie sur les genoux
d'Adoniram. Assis près de sa mère,
Georgie considérait sa petite camarade.
Fidée semblait parfaitement heureuse au sein
de cette réunion, pour une fois
délivrée des devoirs de la
maternité.
George Boardman parlait avec
entrain, comme s'il ait voulu éviter qu'on
s'occupât de sa santé :
- Nous n'avons pas jugé bon
d'amener le fils de Fidée qui est devenu
aussi grand qu'un terre-neuve, car elle le
désavouerait sûrement !
- Je suis heureux que vous
ménagiez les sentiments, de la chère
vieille, dit Adoniram en souriant.
- Frère Boardman,
commença Wade à
brûle-pourpoint, si vous pouviez venir avec
votre femme reprendre ici notre activité,
j'aimerais aller à Rangoon.
- Mais vous, Monsieur Judson,
n'irez-vous pas aussi ?
- J'en suis très
tenté, mais je n'irai pas.
- Si vous demeurez ici, je pense que
je pourrai servir de remplaçant quelque
temps. Avons-nous quelque espoir de voir
débarquer prochainement de nouvelles forces
d'Amérique?
- On me promet une ou deux recrues
avant la fin de l'année, mais je pense les
envoyer au Siam dès que possible.
Adoniram posa un regard ému
sur Wade :
- Vous voudrez bien retourner
à Rangoon, lorsque vous aurez pris vos
dispositions pour ce départ ?
- Avec joie!
Personne ne parla durant un instant.
Tous évoquaient des souvenirs ; ils savaient
combien un nouveau séjour à Rangoon
serait dur pour les Wade. D'un geste, Sarah fit
comprendre à Adoniram qu'elle
désirait le voir seul un instant. Celui-ci
remit sur ses pieds la petite Elsina et sortit dans
le jardin.
Elle le rejoignit sous le grand
banyan. Bien qu'elle eût perdu son air de
santé et ses belles couleurs, elle gardait
la même expression noble et
fière.
- Maître, vous avez
quitté votre retraite ?
- Non, chère Dame de Tavoy,
j'habite encore mon ermitage.
- C'est donc là votre raison
de ne pas retourner à Rangoon, et non pas
une question de santé.
- Je ne vous ai pas dit que ce
fût là ma raison, Madame
Boardman.
Il relevait le menton et la
regardait dans les yeux, sans faiblir. Le petit
Georgie qui les avait rejoints en trottinant se
cachait dans les jupes de sa mère. Elle le
caressa distraitement de sa longue main, serrant
les lèvres. Elle cherchait les mots
justes.
- De tout temps, je vous ai
voué un espèce de culte, Monsieur
Judson. C'est notre immense admiration pour vous
qui nous a unis, George et moi. Mais si vous vous
éloignez du monde, que deviendront les
missionnaires, et qu'adviendra-t-il de vous
?
Les joues d'Adoniram étaient
brûlantes.
- Vous avez tort de dire que vous
m'avez voué un culte. Rien ne pourrait
davantage augmenter ma détresse. Je ne suis
pas digne de rattacher les cordons de vos souliers
ou ceux de votre mari... Vous ne pouvez savoir, ni
l'un ni l'autre, quel être vil et charnel je
suis. - Il cherchait des mots assez forts ; ce
furent les paroles d'Ésaïe qui lui
vinrent aux lèvres. - « Que dirai-je 7
Il m'a répondu, et Il m'a exaucé. Je
marcherai humblement jusqu'au terme de mes
années. Après avoir été
ainsi affligé. »
- Non, protesta-t-elle, il n'en sera
pas ainsi. Vous devez parvenir à trouver la
beauté et la sainteté de la vie
!
Un instant, il soutint son regard,
avec une ardeur désespérée.
Puis, il s'éloigna
silencieusement.
Cet après-midi là,
après avoir terminé son ouvrage,
Adoniram avertit Deborah Wade qu'il avait besoin de
repos, et qu'il demeurerait un ou deux jours dans
sa retraite. Elle le regarda avec tristesse, mais
n'émit aucune objection elle savait depuis
longtemps combien c'était
inutile.
Adoniram parvint à sa
clairière au coucher du soleil.
Malgré la chaleur, il avait
fait le trajet en grande hâte. Il lui fallait
absolument s'éloigner de nouveau de tout
contact humain. Il ne s'arrêta pas à
son ermitage. Depuis deux ans, Moulmein avait
étendu si régulièrement ses
constructions dans cette direction que maintenant
les bruits du village venaient déranger sa
solitude. Il faudrait bientôt aller chercher
plus loin l'isolement complet, qui seul lui
permettrait de poursuivre plus avant ses
recherches. Il entra dans sa hutte, prit la Vie de
Mme Guyon qu'il contempla un instant avec une
affectueuse tristesse, puis la remit à sa
place. Il ne prit dans sa poche que son exemplaire
très usé du Nouveau Testament. Il
s'éloignait dans les fourrés de
bambous, suivant d'abord une piste de cerf qui
gravissait la colline. À mesure que
l'altitude augmentait c'étaient de nouvelles
essences : teck, acacias, palmiers, fougères
arborescentes. Dans sa marche silencieuse, il
dérangeait à peine de paresseux
serpents annelés gisant sur le sol ou
suspendus aux arbres. Dans l'ombre, des sangliers
et des buffles faisaient craquer
les branchages. Le danger était grand, mais
pas une seule fois, depuis sa retraite dans la
jungle, Adoniram n'avait été
attaqué. Autour de lui, les oiseaux volaient
sourdement, les singes jacassaient ; il sentait la
lourde odeur des héliotropes
l'envahir.
À la nuit tombante, il
parvint, au sommet d'une colline, près des
ruines d'une petite pagode. L'admirable
flèche blanche en demeurait intacte, mais un
banyan avait poussé des branches
désordonnées à travers les
murs, renversant les Bouddhas qui gisaient,
couverts de mousse et de lianes. Les Maisons des
esprits étaient démolies ; partout il
y avait des traces de bêtes
sauvages.
Adoniram s'assit sur les marches
dégradées, et s'absorba dans la
contemplation de Moulmein, avec ses champs de riz,
ses pagodes, sa large rivière qui
reflétait les dernières lueurs du
couchant. Son Nouveau Testament sur les genoux, il
décida de tenter ici-même un
suprême effort pour trouver...
Des colombes roucoulaient dans le
banyan. Là nuit tombait vite. Adoniram
s'inclina en avant, le visage dans les mains.
Derrière lui, un tigre passa, à pas
de velours. La lune approchait de l'horizon et
dessinait la silhouette de l'homme prosterné
; elle illuminait d'un éclat surnaturel les
Bouddhas renversés. Toute la jungle
était en chasse.
Adoniram s'efforçait de
chasser de sa pensée tout ce que les
années y avaient inscrit. Son enfance, sa
jeunesse, ses parents, ses premiers élans
religieux suivis de peu par ceux de l'amour, puis
les souffrances de l'amour et de la religion, les
terreurs et les beautés de la Birmanie, tout
ce que la vie avait tissé autour de lui. Il
voulait se dépouiller complètement,
laisser la place nette, rien que pour Dieu.
C'était la première fois qu'il
tentait un effort aussi
démesuré.
Il attendit, immobile, des heures
durant. L'astre s'était enfoncé
derrière les eaux de la rivière.
Comme le froid commençait à
l'envahir, il se redressa en tremblant. Un cri
désespère montait en lui : «
Dieu, ne veux-Tu pas parler ? Oui, je le sais
maintenant. Tu ne veux pas. Où me
tournerai-je ? Où trouverai-je de l'aide ?
»
Comme il se levait, le Nouveau
Testament glissa de ses genoux, avec un bruit mat.
Il le ramassa, chaud encore du contact de son
corps. Son tremblement cessa.
« ... Et personne ne
connaît qui est le Fils, si ce n'est
Père, ni qui est le Père, si ce n'est
le Fils, et celui à qui le Fils veut le
révéler. »
Adoniram s'agenouilla et tendit son
visage ravagé vers les cieux sombres :
« 0 Jésus-Christ, - Roi des Rois en
vérité, - viens m'aider. Si je ne
dois pas savoir ce que c'est que la mort,
laisse-moi connaître la vie, - ma vie, pour
que je puisse continuer. »
Dans l'immobilité qui
précède l'aube, il comprit qu'il
devait reprendre sa place à
Rangoon.
Rangoon qu'il n'aurait jamais
dû quitter. Rangoon, la terrible, l'absurde,
consacrée par tant d'efforts, - les siens,
ceux d'Anne. Y trouverait-il Dieu? Il l'ignorait.
Il ne savait qu'une chose : sa retraite avait
été une erreur, peut-être
même une faute. Et, bien que la mort
fût partout présente en
Basse-Birmanie, il devait y reprendre son poste. Il
ne possédait pas encore la paix. Mais
pourtant, quand sa résolution fut
arrêtée, un grand calme se fit dans
son esprit. Il appuya sur son bras sa tête
lasse et s'endormit.
Comme le jour se levait et que les
oiseaux s'éveillaient, un homme
émergea de la jungle. C'était
Koo-chil. Il portait Fidée sous le bras et
une corbeille accrochée à son
épaule. Il s'avança vers la mince
silhouette courbée sous le banyan, en
empêchant le chien d'aboyer ; puis, il
s'arrêta, considérant longuement son
maître immobile. Il déposa
Fidée à terre ; elle se
précipita vers Adoniram et se mit à
lui lécher la joue. Celui-ci se redressa
brusquement, très surpris. Apercevant
Koo-chil, il lui sourit :
- Fidée t'a conduit
jusqu'à moi, ami fidèle ?
- Oui, Maître. Je me suis
rendu hier soir à votre ermitage pour vous
apprendre une grande nouvelle, mais je n'y ai
trouvé que la mère de tant de
chiens.
- J'avais peur qu'elle ne fût
victime d'une bête de la jungle si elle
m'accompagnait. Quelle nouvelle m'apportes-tu
?
- Maître, répondit avec
simplicité le cuisinier, des
années durant; je n'ai
écouté que Mahomet, gardant mes
oreilles fermées aux enseignements de ma
Maîtresse, comme aux vôtres. Mais,
hier, sans que je sache pourquoi, pendant que
j'apprêtais le poulet, j'ai connu que
Jésus-Christ est le seul vrai
prophète. Je demande à recevoir le
baptême. Vous voyez que cette nouvelle ne
pouvait attendre !
- Non, certes. - Puis, avec une
simplicité égale à celle du
Bengali, Adoniram ajouta : - Tu me rends
très heureux, cher Koo-chil.
Le vieux serviteur repoussa son
turban qui cachait ses yeux sombres, et, regardant
le missionnaire en face, il dit très
lentement :
- Vous n'êtes pas heureux,
Maître, malgré ma nouvelle. Avez-vous
été malade cette nuit ?
- Une connaissance vient de
m'être donnée, mon ami, aussi
amère que la mort. Mais rien au monde de ce
qui me reste n'aurait pu me donner un réveil
aussi doux que tes paroles.
Les deux hommes
échangèrent un regard lourd de toutes
ces années pleines du souvenir commun
d'Anne.
Koo-chil posa la corbeille à
terre :
- Maître, voici du riz et du
thé.
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