SPLENDEUR DE DIEU
XXXI
SARAH BOARDMAN
Il ne fut pas aussi facile à
Adoniram de se retirer de la société
anglaise de Moulmein qu'il l'avait imaginé.
Sir Archibald Campbell lui faisait de
fréquentes visites et le nouveau commissaire
civil avait admis, une fois pour toutes, qu'il
exposerait au missionnaire tous les
problèmes où sa connaissance du pays
lui apporterait quelque secours. Malgré ses
efforts de concentration, Adoniram ne pouvait
s'empêcher d'apprécier ces visites et
même de s'en réjouir. Mais, quelques
mois plus tard, Sir Archibald fut envoyé au
Bengale et ses rapports avec le commissaire civil
ne devinrent jamais plus étroits.
Les indigènes
témoignaient d'un intérêt
croissant pour l'enseignement du zayat auquel
Adoniram consacrait de plus en plus de temps. Cinq
fidèles furent baptisés durant
l'été. C'était fort
encourageant. Mais à mesure que le travail
devenait plus lourd, son inquiétude allait
grandissant. Il ne pouvait plus se permettre la
moindre méditation. Les jeûnes
augmentaient encore le trouble de son esprit. La
solution qu'il avait cru trouver le laissait plus
abandonné spirituellement que
jamais.
Un soir, à la fin
d'août, il osa regarder la
vérité en face. La disparition d'Anne
avait dévasté sa vie, mais, en
réalité, il souffrait plus
profondément encore de son
incompréhension de Dieu. Il ne pourrait
être que malheureux tant qu'il n'aurait pas
trouvé le Tout-Puissant.
Il avait poursuivi le
dépouillement que la vie avait
commencé de lui imposer
à Ava. S'il ne cherchait pas à
comprendre de mieux en mieux, ce
dépouillement demeurerait vain.
Le lendemain du jour où il
parvint à cette conclusion, il quitta le
zayat à quatre heures. La pluie venait de
s'arrêter; il s'engagea dans la direction du
nord-est, vers la jungle qui enserrait la ville. Il
marcha deux heures, jusqu'à ce qu'il
fût plongé en pleine
végétation, dans l'ombre profonde des
bambous et des fougères arborescentes, sous
un enchevêtrement de vignes sauvages. Il
savait que c'était le repère des
sangliers, des tigres, des buffles d'eau et des
samburs, ainsi que d'innombrables serpents. Mais il
avait dépassé la peur physique. Avec
une hache, il se mit à couper des bambous;
pour construire une hutte. Il édifierait ici
un lieu de retraite pour son âme.
Il travailla jusqu'à la nuit
tombée, puis regagna la Mission à la
lueur de sa lanterne. En deux semaines, il termina
son travail : une étrange hutte sur pilotis
couverte de palmes retenues par des lanières
de rotin. L'unique chambre était tendue
dé nattes, le sol fait de bambous
assemblés. Tout à côté
de sa retraite, il creusa une tombe.
Adoniram fit part de son projet aux
Wade consternés : il vivrait dans son
ermitage, où personne ne devrait venir le
déranger et chaque jour il se rendrait
à Moulmein pour y vaquer aux soins du zayat.
Il écouta les supplications des Wade, mais,
sans répondre, se mit à emballer les
quelques effets qu'il n'avait pas encore
transportés. C'était le vingt-quatre
octobre, le second anniversaire de la mort d'Anne.
Un crépuscule de mousson d'été
retardée faisait siffler les palmes
au-dessus de la tête du solitaire. La
lanterne éclairait faiblement le chemin. Il
trébuchait, se relevait et continuait en
murmurant : « Oh ! Anne, Anne, Anne!
»
Dieu veillait tout de même sur
cette silhouette tragique qui le cherchait avec
tant d'ardeur; car malgré l'ombre dense, il
ne s'égara pas, et les bêtes de la
jungle, à exception des moustiques, - ne
s'attaquèrent pas à lui. Il atteignit
sa hutte sain et sauf, mais à bout de
forces. Grimpant par l'échelle, il
écarta la natte de
l'entrée, et accrocha sa
lanterne à un clou. Un bruit régulier
l'accueillit. Dominant les coups sourds de son
coeur, il se frotta les yeux et se dirigea vers
l'angle de son lit d'où s'échappait
le battement insolite.
- Oh Fidée, misérable
que tu es !
Elle ne se leva pas, occupée
à nourrir une portée de chiots qui
venaient de naître. Adoniram s'accroupit
à côté d'elle : il y en avait
neuf, de toutes les teintes et de tous les types.
Fidée les léchait avec amour, sans
cesser de remuer la queue, avec un vrai sourire de
chien.
Il la caressa en la grondant
:
- Alors, c'est ici que tu as voulu
les avoir ! La jungle te les prendra tous, pauvre
bête, et je ne puis pourtant pas partager mon
lit avec toi et tes neuf enfants. Mais,
Fidée, comme je suis content de te voir ici
!
Il lui donna la moitié de son
dîner de poisson et de bananes bouillies.
Puis il l'installa avec sa nombreuse
progéniture dans l'angle opposé, et
prépara son lit. Mais, dès qu'il fut
allongé, Fidée lui rapporta un
à un ses enfants. Il tentait de
l'éloigner, mais elle remuait la queue avec
une telle insistance, ses gémissements
étaient si expressifs qu'elle finit par
avoir gain de cause. Adoniram passa une nuit
d'insomnie, avec ce grouillement de vie chaude
contre ses jambes. Ce contact animal le ramenait
à la réalité, que l'on ne peut
dépasser que dans la mort.
Il s'endormit à l'aube et ne
se réveilla, au milieu de la matinée,
qu'aux aboiements de Fidée lorsqu'un buffle
d'eau traversa bruyamment les fourrés.
Abandonnant son repas au chien, il partit pour sa
journée de travail à la
Mission.
Les Wade étaient
désespérés. Ils avaient
cherché à maintenir secrète
l'étrange décision de leur directeur.
Mais la chose commençait à se savoir
et les Anglais murmuraient que Judson était
devenu un peu fou. Par contre, les Birmans, pour
qui il n'est pas de plus grande sagesse que la
retraite de la méditation, trouvaient son
attitude très naturelle. Cette nouvelle
formule de vie lui valut un regain d'admiration et
d'assiduité à ses leçons
d'instruction religieuse.
Adoniram était parfaitement
conscient de ce qui se chuchotait sur son compte.
Il le regrettait, mais ne changeait rien à
son attitude. Quand les questions du zayat ne
retenaient pas son attention, il s'absorbait dans
sa lutte contre des peurs inconnues, des
désirs inassouvis... Ces deux mondes seuls
comptaient pour lui.
De longues semaines durant, il
retournait les questions sans réponses qui
l'avaient déjà obsédé
à Rangoon, puis à Ava. Si seulement
il pouvait se libérer des besoins de son
corps pour sentir les volontés du
Tout-Puissant. Mais, comme toujours, au moment
où le contact semblait devoir
s'établir, l'un de ses sens le ramenait
brutalement à la réalité.
Quand il recherchait l'état de
quiétude recommandé par Mme Guyon
pour recevoir le message de Dieu, des
pensées de tendre mélancolie le
ramenaient à Anne; ou bien d'horribles
souvenirs de sa prison l'envahissait.
Pendant des mois, il se contraignit
à cet effort, jusqu'à
l'épuisement.
Tout allait bien à la Mission de
Moulmein. De Tavoy arrivaient à la fois de
bonnes et de mauvaises nouvelles. Les Karens
répondaient à l'enseignement de
George Boardman, mais l'enfant, la petite Sarah aux
yeux bleus, n'avait pas continué à
vivre.
On apprit aussi que Jonathan-David
Price était mort de phtisie, à
Ava.
Un Birman, Maung Thah-a, vint en
pèlerinage de Rangoon à Moulmein.
C'était l'un des convertis de Maung
Shway-gnong, un homme de cinquante-sept ans, aux
yeux profonds. Il venait annoncer qu'il avait
recueilli en grand secret une douzaine de
fidèles dans l'ancienne Mission et suppliait
qu'on le nommât pasteur de ce petit troupeau.
Rangoon ! Adoniram aurait pu rire et pleurer en
même temps au récit de ce qui se
passait maintenant dans la ville triste et chaude.
Il installa Maung Thah-a à la Mission et
commença à l'instruire avec l'aide de
Wade.
De longs mois durant, Adoniram n'eut
d'autres visites dans sa retraite que celles de
Koo-chil à qui il finit par interdire ces
incursions. Le pauvre homme en eut le coeur
brisé.
Un matin, presque exactement trois
ans après la mort d'Anne, alors que tout
travail au zayat était rendu impossible par
une fête indigène, il décida de
ne pas descendre à Moulmein, et de consacrer
sa journée entière à la
méditation. Vers midi, assis devant la
porte, il fixait sans le voir le petit sentier
serpentant à travers la jungle, quand il
entendit Fidée aboyer : une haute silhouette
s'avançait, vêtue de blanc, avec un
grand chapeau. C'était Sarah Boardman.
Adoniram s'avança à sa
rencontre.
- Je sais que je ne devrais pas vous
déranger ainsi.
Adoniram remarqua l'expression
angoissée de ses yeux bleus, - mais nous
avons appris des nouvelles si graves que vous seul
pouvez nous aider. Nous sommes arrivés
à Moulmein hier pour voir le Docteur
Richardson. Celui-ci a confirmé toutes nos
inquiétudes. Les poumons de mon mari sont
malades et il ne lui reste plus qu'une année
à vivre.
Adoniram soupira
profondément. La mort! N'y avait-il aucun
moyen de la fuir, fût-ce une heure ? Sa
volonté chancelante se reprit pour
accueillir cette détresse. Il prit les
doigts de la femme qu'il tint serrés dans
ses mains.
- Dieu veut absolument que nous
sachions voir la vie telle qu'elle est, même
s'Il doit pour cela briser nos coeurs. Anne !
George ! Tâchons ensemble de construire
l'armure qui vous permettra d'accepter cette
horrible attente, si vraiment vous devez la
subir.
Il conduisit Sarah au banc primitif
qu'il avait construit devant la hutte. Il
était profondément ému que
cette femme fière et indépendante
fût venue le voir, chercher du secours
auprès de lui.
- Dieu vous permettra,
commença-t-il, Dieu vous...
Mais les mots moururent sur ses
lèvres. Ces mêmes paroles lui
avaient-elles apporté le moindre
réconfort, à lui ? Il rejeta la
tête en arrière :
- Regardez votre malheur en face,
Sarah Boardman, dit-il d'une
voix forte, et ceci jusqu'à ce que vous en
soyez pleinement consciente. Et quand vous l'aurez
totalement assimilé, qu'il vous sera sans
cesse présent, demandez à Dieu la
raison de son châtiment.
Sarah serrait dans ses longues mains
le rebord du banc. Elle était venue mendier
un secours spirituel. Les Wade avaient-ils eu
raison d'affirmer que leur directeur n'en avait
point à lui donner? Une indicible angoisse
l'envahit. Elle détourna la tête. Son
regard se posa alors sur la tombe
ouverte.
- De grâce, qu'est-ce que
ceci, Monsieur Judson ?
- C'est mon effort pour regarder la
mort en face. Je m'assieds là et j'imagine
mon corps gagné par la
pourriture.
- Mais pourquoi donc?
Il serra les dents et avoua ce qu'il
n'avait jamais pensé pouvoir dire à
aucun être humain :
- Sarah Boardman, depuis que j'ai
vécu pendant une semaine entière
à côté d'un homme que le
bourreau éventrait un peu plus chaque jour,
je souffre de cette chose ignoble que la mort fera
de mon corps. La lente putréfaction dans la
terre humide ! Je m'applique à l'imaginer
jusqu'à ce que meure en moi tout amour de ma
personne physique.
Comme il avait besoin d'aide ! Bien
plus que ne pouvaient se le représenter ces
braves gens, les Wade, avec leur vie positive. Mais
elle, Sarah, comprenait combien il était
désemparé! Comme si Anne le lui avait
expliqué à l'oreille.
Elle répondit très
calmement à son regard suppliant et angoisse
:
- Monsieur Judson, vous êtes
plus courageux que la plupart des hommes. Mais
dites-moi, quand vous vous serez dressé
à regarder la mort en face, que ferez-vous?
- Tout souci du bien-être de
mon corps étant supprimé, je serai
d'autant plus rapproché de Dieu,
murmura-t-il d'une voix rauque.
- Vous ne croyez donc pas, que nous
devons conserver précieusement notre
santé, pour garder la force de porter la
Croix plus avant ? Vous trouvez que mon mari a
raison de refuser de s'installer dans un meilleur
climat, de s'obstiner à
travailler parmi les Karens jusqu'à ce qu'il
tombe ?
- Si j'avais une maladie
inguérissable, je ferais exactement comme
lui. C'est un vrai héros. Vous ne comprenez
donc pas du tout mon attitude devant le corps
humain, Madame Boardman ?
- Peut-être que
non.
Sarah s'avança jusqu'au bord
de la tombe qu'elle examina avec froideur, les
mains derrière le dos comme un
garçon, les jambes bien plantées sous
la jupe courte.
- Ce que je redoute pour vous,
Monsieur Judson, c'est que le Bouddhisme vous ait
trop influencé et que vous ne soyez
actuellement préoccupé que du bien de
votre âme. Tout ceci, - d'un signe de
tête elle indiquait la hutte et la tombe -
prouve que vous êtes uniquement occupé
de votre corps et non pas de celui qui a
été pendu à la Croix pour nous
délivrer de tous les doutes qui vous
assaillent maintenant.
Adoniram rougit violemment. Il ne
vit pas que Sarah tremblait comme une
feuille.
Elle n'attendit pas sa
réponse, mais continua de sa voix basse et
prenante :
- Vous vous isolez depuis si
longtemps ! Savez-vous combien vous nous manquez
à la Mission, bien que vous y passiez une
partie de vos journées ? Cela nous affaiblit
beaucoup.
- Mais, pourtant, de toutes mes
années en Birmanie, celle-ci est la plus
fertile en encouragements. Plus je me
dépouille ici des attaches mortelles, plus
je deviens capable de révéler Christ
aux indigènes.
- C'est seulement parce qu'ils vous
sentent glisser de plus en plus vers
l'ascétisme bouddhique, répondit
Sarah avec fermeté.
- Sarah Boardman, - Adoniram,
blessé, se contenait avec peine, - retournez
tout de suite à Moulmein. Je regrette que
mes consolations spirituelles ne puissent
correspondre à ce dont vous avez
besoins.
- Vous m'avez tout de même
beaucoup donné, oui, beaucoup. - Ses yeux
étaient pleins de larmes, mais elle
conservait son air intrépide, la tête
levée. - Vous êtes un modèle de
courage, l'homme le plus vaillant que
j'aie jamais connu. Vous osez
regarder Dieu en face; ce que Lui-même nous a
interdit de faire!
Elle ne lui tendit pas la main. Le
saluant de la tête, elle se dirigea vers le
sentier dans la jungle. Les grillons vibraient, une
grive chantait éperdument. Dans la
véranda, Fidée grognait en remuant
comme toujours la queue. Sarah s'arrêta pour
se retourner : Adoniram la regardait avec
sévérité et reproche. Elle
hésita avant de demander :
- Me donneriez-vous l'un de ces
petits chiots pour mon bébé Georges?
Celui de la dernière portée, que vous
m'aviez envoyé, a été
tué par un serpent.
- Prenez-en plusieurs, si vous le
désirez, Madame Boardman.
- Êtes-vous sûr que ce
petit noir ne vous manquera pas trop ?
Adoniram rit, soudain
détendu:
- Je vous l'apporterai demain matin,
Dame de Tavoy.
Les yeux de Sarah
brillèrent.
- Merci pour le rire, mon Dieu
!
- Je prierai pour que, dans les mois
qui vont venir, vous puissiez rire souvent avec
votre mari.
C'en était trop. La
réserve de Sarah s'effondra et elle laissa
échapper un sanglot. Puis, elle s'engagea
dans le sentier. Adoniram la suivit des yeux,
regrettant qu'Anne ne l'eût pas connue. Bien
sûr, elle avait complètement tort
quand elle lui reprochait sa retraite; mais elle
était jeune et il lui pardonnait.
Pourtant, son allusion à
l'influence du bouddhisme le poursuivit. Il ne se
permit plus d'instants de méditation ce
jour-là et travailla très tard dans
la nuit à sa traduction de
l'Ecclésiaste.
Le lendemain, quand il arriva
à la Mission portant trois petits chiens
dans un panier pour les Boardman, il trouva ceux-ci
prêts à partir. Il remit son fardeau
à Sarah et serra la main brûlante de
George.
- Ne voulez-vous pas que je vienne
passer quelque temps avec vous à Tavoy pour
vous seconder, cher ami ?
- Vous avez déjà trop
d'ouvrage ici. À mon retour,
je retournerai dans la jungle
pour quelque temps. C'est le meilleur moyen
d'atteindre ces Karens farouches.
- Oui ! Il n'est pas facile de les
décider à franchir le seuil d'un
zayat, n'est-ce pas ?
Ainsi, l'arrêt de mort de
George Boardman n'entraverait en rien
l'exécution de son programme quotidien
!
- Je voudrais avoir très
fréquemment de vos nouvelles, poursuivit
Adoniram. Ces Karens sont si difficiles à
approcher que c'est presque une punition d'avoir
à s'occuper d'eux.
- Ils n'ont évidemment pas
les meilleurs sentiments envers nous !
Ils s'installèrent dans leur
char à buffles et
s'éloignèrent. Adoniram entra dans le
zayat, vide encore ce matin. Il commença
à lire à haute voix les paroles de
saint Paul aux Corinthiens. Bien vite, elles
absorbèrent complètement son esprit :
« Insensé ! ce que tu sèmes ne
reprend point vie, s'il ne meurt. Ainsi en est-il
de la résurrection des morts. Le corps est
semé corruptible; il ressuscite
incorruptible. Il est semé corps animal, il
ressuscite corps spirituel. Le premier homme, Adam,
devint une âme vivante. Le dernier, Adam, est
devenu un esprit vivifiant ».
Une ombre couvrit la page qu'il
lisait. C'était le gaing-ôk qui
s'asseyait sur une natte.
- Pour moi, ami de mon ami, ce que
vous lisez là est fort beau, mais
complètement dépourvu de sens.
Pouvez-vous l'expliquer ?
- Je ne puis rien ajouter aux
paroles de saint Paul.
- Croyez-vous tout ce qu'il dit,
Maître ? interrogea encore le moine qui
faisait courir entre ses doigts les perles de son
rosaire.
- Absolument.
Adoniram sentait se
précipiter sa respiration. Le gaing-ôk
allait-il suivre les pas de Maung
Shway-gnong?
Comme s'il lisait dans ses
pensées, le moine sourit, découvrant
ses longues dents usées par le
bétel.
- Je ne serais pas
persécuté, car je n'enseigne plus aux
jeunes. Je suis bibliothécaire dans mon
monastère, et on m'accepte malgré mes
étranges amitiés, à cause des
nombreux livres que j'apporte. Mais ma visite ne
signifie pas non plus que je
désire le baptême. Votre religion,
Maître, est trop triste. Je ne voudrais pas
souffrir autant que vous dans votre jungle. Bien
que votre Christ soit sage et beau, il n'apporte
pas une paix comparable à celle de
Bouddha.
- C'est de ma faute et non de celle
du Christ. Si je n'étais si
pécheur...
Le moine l'interrompit
- Encore des bêtises. Tout le
pays sait que vous êtes sans
péché, - un homme au coeur pur et de
grande sagesse. Votre Christ n'exige certainement
pas que vous vous considériez comme un
rebut. A-t-il parlé ainsi du corps qu'il a
emprunté sur la terre ? Non, vous voyez bien
que vous devez l'admettre. Regardez à vous,
mon ami, qui m'avez sauvé : toute une
année, vous avez médité. Et,
maintenant, vous êtes délivré
des passions. Vous connaissez les quatre grandes
vérités, le chemin aux huit
embranchements. Vous êtes prêt à
trouver la paix qu'enseigne le Béni. Venez
au monastère, revêtez la robe jaune et
vivez avec moi dans la bibliothèque aux
innombrables trésors.
- Je vous remercie, gardien des
trésors de Birmanie, mais savez-vous
qu'aucun vrai chrétien ne pourra jamais
devenir bouddhiste ?
- Exactement comme un vrai
bouddhiste ne peut devenir chrétien. Vous
échouerez ici, comme en Birmanie proprement
dite. Combien devrez-vous souffrir encore avant
d'abandonner Moulmein comme vous avez laissé
Rangoon aux mains du Bouddha Gautama?
- Mais je n'ai jamais
abandonné... Adoniram interrompit sa phrase.
La scène du lendemain de son retour d'Ava
avec Colman lui revint brusquement à
l'esprit. Comme s'il était quelqu'un
d'autre, il vit le jeune visage d'Adoniram Judson
passionnément tendu vers Dieu et promettant
: « J'ai reçu Ta réponse,
ô Éternel, et je promets que nous ne
quitterons pas la Birmanie avant que la Croix n'y
soit plantée à tout jamais
».
- Nous sommes bien ici en Birmanie,
affirma-t-il avec
véhémence.
- Non pas, dit le moine, en montrant
avec une palme le drapeau flottant sur la garnison.
Ce pays est le produit d'un
croisement entre les Anglais et les fuyards
sauvages de l'Inde et du Pegou. C'est
là-bas, sur les deux rives de l'Irrawaddy
que s'étend la Birmanie. - Il se leva
lentement et glissa ses pieds dans ses sandales. -
Amé ! je vois qu'il vous faut encore une
année dans la jungle. Je m'en vais,
Maître.
- Allez, ami de mon ami.
Il ne put plus lire ce
matin-là. Le gaing-ôk disait vrai :
Moulmein était une création hybride.
Les Karens n'étaient pas les Birmans. Et la
promesse d'Adoniram concernait la Birmanie...
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