Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SPLENDEUR DE DIEU

XXXI
SARAH BOARDMAN

 Il ne fut pas aussi facile à Adoniram de se retirer de la société anglaise de Moulmein qu'il l'avait imaginé. Sir Archibald Campbell lui faisait de fréquentes visites et le nouveau commissaire civil avait admis, une fois pour toutes, qu'il exposerait au missionnaire tous les problèmes où sa connaissance du pays lui apporterait quelque secours. Malgré ses efforts de concentration, Adoniram ne pouvait s'empêcher d'apprécier ces visites et même de s'en réjouir. Mais, quelques mois plus tard, Sir Archibald fut envoyé au Bengale et ses rapports avec le commissaire civil ne devinrent jamais plus étroits.

Les indigènes témoignaient d'un intérêt croissant pour l'enseignement du zayat auquel Adoniram consacrait de plus en plus de temps. Cinq fidèles furent baptisés durant l'été. C'était fort encourageant. Mais à mesure que le travail devenait plus lourd, son inquiétude allait grandissant. Il ne pouvait plus se permettre la moindre méditation. Les jeûnes augmentaient encore le trouble de son esprit. La solution qu'il avait cru trouver le laissait plus abandonné spirituellement que jamais.

Un soir, à la fin d'août, il osa regarder la vérité en face. La disparition d'Anne avait dévasté sa vie, mais, en réalité, il souffrait plus profondément encore de son incompréhension de Dieu. Il ne pourrait être que malheureux tant qu'il n'aurait pas trouvé le Tout-Puissant.
Il avait poursuivi le dépouillement que la vie avait commencé de lui imposer à Ava. S'il ne cherchait pas à comprendre de mieux en mieux, ce dépouillement demeurerait vain.

Le lendemain du jour où il parvint à cette conclusion, il quitta le zayat à quatre heures. La pluie venait de s'arrêter; il s'engagea dans la direction du nord-est, vers la jungle qui enserrait la ville. Il marcha deux heures, jusqu'à ce qu'il fût plongé en pleine végétation, dans l'ombre profonde des bambous et des fougères arborescentes, sous un enchevêtrement de vignes sauvages. Il savait que c'était le repère des sangliers, des tigres, des buffles d'eau et des samburs, ainsi que d'innombrables serpents. Mais il avait dépassé la peur physique. Avec une hache, il se mit à couper des bambous; pour construire une hutte. Il édifierait ici un lieu de retraite pour son âme.
Il travailla jusqu'à la nuit tombée, puis regagna la Mission à la lueur de sa lanterne. En deux semaines, il termina son travail : une étrange hutte sur pilotis couverte de palmes retenues par des lanières de rotin. L'unique chambre était tendue dé nattes, le sol fait de bambous assemblés. Tout à côté de sa retraite, il creusa une tombe.

Adoniram fit part de son projet aux Wade consternés : il vivrait dans son ermitage, où personne ne devrait venir le déranger et chaque jour il se rendrait à Moulmein pour y vaquer aux soins du zayat. Il écouta les supplications des Wade, mais, sans répondre, se mit à emballer les quelques effets qu'il n'avait pas encore transportés. C'était le vingt-quatre octobre, le second anniversaire de la mort d'Anne. Un crépuscule de mousson d'été retardée faisait siffler les palmes au-dessus de la tête du solitaire. La lanterne éclairait faiblement le chemin. Il trébuchait, se relevait et continuait en murmurant : « Oh ! Anne, Anne, Anne! »

Dieu veillait tout de même sur cette silhouette tragique qui le cherchait avec tant d'ardeur; car malgré l'ombre dense, il ne s'égara pas, et les bêtes de la jungle, à exception des moustiques, - ne s'attaquèrent pas à lui. Il atteignit sa hutte sain et sauf, mais à bout de forces. Grimpant par l'échelle, il écarta la natte de l'entrée, et accrocha sa lanterne à un clou. Un bruit régulier l'accueillit. Dominant les coups sourds de son coeur, il se frotta les yeux et se dirigea vers l'angle de son lit d'où s'échappait le battement insolite.
- Oh Fidée, misérable que tu es !

Elle ne se leva pas, occupée à nourrir une portée de chiots qui venaient de naître. Adoniram s'accroupit à côté d'elle : il y en avait neuf, de toutes les teintes et de tous les types. Fidée les léchait avec amour, sans cesser de remuer la queue, avec un vrai sourire de chien.

Il la caressa en la grondant :
- Alors, c'est ici que tu as voulu les avoir ! La jungle te les prendra tous, pauvre bête, et je ne puis pourtant pas partager mon lit avec toi et tes neuf enfants. Mais, Fidée, comme je suis content de te voir ici !

Il lui donna la moitié de son dîner de poisson et de bananes bouillies. Puis il l'installa avec sa nombreuse progéniture dans l'angle opposé, et prépara son lit. Mais, dès qu'il fut allongé, Fidée lui rapporta un à un ses enfants. Il tentait de l'éloigner, mais elle remuait la queue avec une telle insistance, ses gémissements étaient si expressifs qu'elle finit par avoir gain de cause. Adoniram passa une nuit d'insomnie, avec ce grouillement de vie chaude contre ses jambes. Ce contact animal le ramenait à la réalité, que l'on ne peut dépasser que dans la mort.

Il s'endormit à l'aube et ne se réveilla, au milieu de la matinée, qu'aux aboiements de Fidée lorsqu'un buffle d'eau traversa bruyamment les fourrés. Abandonnant son repas au chien, il partit pour sa journée de travail à la Mission.

Les Wade étaient désespérés. Ils avaient cherché à maintenir secrète l'étrange décision de leur directeur. Mais la chose commençait à se savoir et les Anglais murmuraient que Judson était devenu un peu fou. Par contre, les Birmans, pour qui il n'est pas de plus grande sagesse que la retraite de la méditation, trouvaient son attitude très naturelle. Cette nouvelle formule de vie lui valut un regain d'admiration et d'assiduité à ses leçons d'instruction religieuse.

Adoniram était parfaitement conscient de ce qui se chuchotait sur son compte. Il le regrettait, mais ne changeait rien à son attitude. Quand les questions du zayat ne retenaient pas son attention, il s'absorbait dans sa lutte contre des peurs inconnues, des désirs inassouvis... Ces deux mondes seuls comptaient pour lui.

De longues semaines durant, il retournait les questions sans réponses qui l'avaient déjà obsédé à Rangoon, puis à Ava. Si seulement il pouvait se libérer des besoins de son corps pour sentir les volontés du Tout-Puissant. Mais, comme toujours, au moment où le contact semblait devoir s'établir, l'un de ses sens le ramenait brutalement à la réalité. Quand il recherchait l'état de quiétude recommandé par Mme Guyon pour recevoir le message de Dieu, des pensées de tendre mélancolie le ramenaient à Anne; ou bien d'horribles souvenirs de sa prison l'envahissait.
Pendant des mois, il se contraignit à cet effort, jusqu'à l'épuisement.

Tout allait bien à la Mission de Moulmein. De Tavoy arrivaient à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles. Les Karens répondaient à l'enseignement de George Boardman, mais l'enfant, la petite Sarah aux yeux bleus, n'avait pas continué à vivre.
On apprit aussi que Jonathan-David Price était mort de phtisie, à Ava.

Un Birman, Maung Thah-a, vint en pèlerinage de Rangoon à Moulmein. C'était l'un des convertis de Maung Shway-gnong, un homme de cinquante-sept ans, aux yeux profonds. Il venait annoncer qu'il avait recueilli en grand secret une douzaine de fidèles dans l'ancienne Mission et suppliait qu'on le nommât pasteur de ce petit troupeau. Rangoon ! Adoniram aurait pu rire et pleurer en même temps au récit de ce qui se passait maintenant dans la ville triste et chaude. Il installa Maung Thah-a à la Mission et commença à l'instruire avec l'aide de Wade.
De longs mois durant, Adoniram n'eut d'autres visites dans sa retraite que celles de Koo-chil à qui il finit par interdire ces incursions. Le pauvre homme en eut le coeur brisé.

Un matin, presque exactement trois ans après la mort d'Anne, alors que tout travail au zayat était rendu impossible par une fête indigène, il décida de ne pas descendre à Moulmein, et de consacrer sa journée entière à la méditation. Vers midi, assis devant la porte, il fixait sans le voir le petit sentier serpentant à travers la jungle, quand il entendit Fidée aboyer : une haute silhouette s'avançait, vêtue de blanc, avec un grand chapeau. C'était Sarah Boardman. Adoniram s'avança à sa rencontre.

- Je sais que je ne devrais pas vous déranger ainsi.

Adoniram remarqua l'expression angoissée de ses yeux bleus, - mais nous avons appris des nouvelles si graves que vous seul pouvez nous aider. Nous sommes arrivés à Moulmein hier pour voir le Docteur Richardson. Celui-ci a confirmé toutes nos inquiétudes. Les poumons de mon mari sont malades et il ne lui reste plus qu'une année à vivre.

Adoniram soupira profondément. La mort! N'y avait-il aucun moyen de la fuir, fût-ce une heure ? Sa volonté chancelante se reprit pour accueillir cette détresse. Il prit les doigts de la femme qu'il tint serrés dans ses mains.
- Dieu veut absolument que nous sachions voir la vie telle qu'elle est, même s'Il doit pour cela briser nos coeurs. Anne ! George ! Tâchons ensemble de construire l'armure qui vous permettra d'accepter cette horrible attente, si vraiment vous devez la subir.

Il conduisit Sarah au banc primitif qu'il avait construit devant la hutte. Il était profondément ému que cette femme fière et indépendante fût venue le voir, chercher du secours auprès de lui.
- Dieu vous permettra, commença-t-il, Dieu vous...

Mais les mots moururent sur ses lèvres. Ces mêmes paroles lui avaient-elles apporté le moindre réconfort, à lui ? Il rejeta la tête en arrière :
- Regardez votre malheur en face, Sarah Boardman, dit-il d'une voix forte, et ceci jusqu'à ce que vous en soyez pleinement consciente. Et quand vous l'aurez totalement assimilé, qu'il vous sera sans cesse présent, demandez à Dieu la raison de son châtiment.

Sarah serrait dans ses longues mains le rebord du banc. Elle était venue mendier un secours spirituel. Les Wade avaient-ils eu raison d'affirmer que leur directeur n'en avait point à lui donner? Une indicible angoisse l'envahit. Elle détourna la tête. Son regard se posa alors sur la tombe ouverte.
- De grâce, qu'est-ce que ceci, Monsieur Judson ?
- C'est mon effort pour regarder la mort en face. Je m'assieds là et j'imagine mon corps gagné par la pourriture.
- Mais pourquoi donc?

Il serra les dents et avoua ce qu'il n'avait jamais pensé pouvoir dire à aucun être humain :
- Sarah Boardman, depuis que j'ai vécu pendant une semaine entière à côté d'un homme que le bourreau éventrait un peu plus chaque jour, je souffre de cette chose ignoble que la mort fera de mon corps. La lente putréfaction dans la terre humide ! Je m'applique à l'imaginer jusqu'à ce que meure en moi tout amour de ma personne physique.

Comme il avait besoin d'aide ! Bien plus que ne pouvaient se le représenter ces braves gens, les Wade, avec leur vie positive. Mais elle, Sarah, comprenait combien il était désemparé! Comme si Anne le lui avait expliqué à l'oreille.

Elle répondit très calmement à son regard suppliant et angoisse :
- Monsieur Judson, vous êtes plus courageux que la plupart des hommes. Mais dites-moi, quand vous vous serez dressé à regarder la mort en face, que ferez-vous?
- Tout souci du bien-être de mon corps étant supprimé, je serai d'autant plus rapproché de Dieu, murmura-t-il d'une voix rauque.
- Vous ne croyez donc pas, que nous devons conserver précieusement notre santé, pour garder la force de porter la Croix plus avant ? Vous trouvez que mon mari a raison de refuser de s'installer dans un meilleur climat, de s'obstiner à travailler parmi les Karens jusqu'à ce qu'il tombe ?
- Si j'avais une maladie inguérissable, je ferais exactement comme lui. C'est un vrai héros. Vous ne comprenez donc pas du tout mon attitude devant le corps humain, Madame Boardman ?
- Peut-être que non.

Sarah s'avança jusqu'au bord de la tombe qu'elle examina avec froideur, les mains derrière le dos comme un garçon, les jambes bien plantées sous la jupe courte.
- Ce que je redoute pour vous, Monsieur Judson, c'est que le Bouddhisme vous ait trop influencé et que vous ne soyez actuellement préoccupé que du bien de votre âme. Tout ceci, - d'un signe de tête elle indiquait la hutte et la tombe - prouve que vous êtes uniquement occupé de votre corps et non pas de celui qui a été pendu à la Croix pour nous délivrer de tous les doutes qui vous assaillent maintenant.

Adoniram rougit violemment. Il ne vit pas que Sarah tremblait comme une feuille.
Elle n'attendit pas sa réponse, mais continua de sa voix basse et prenante :
- Vous vous isolez depuis si longtemps ! Savez-vous combien vous nous manquez à la Mission, bien que vous y passiez une partie de vos journées ? Cela nous affaiblit beaucoup.
- Mais, pourtant, de toutes mes années en Birmanie, celle-ci est la plus fertile en encouragements. Plus je me dépouille ici des attaches mortelles, plus je deviens capable de révéler Christ aux indigènes.
- C'est seulement parce qu'ils vous sentent glisser de plus en plus vers l'ascétisme bouddhique, répondit Sarah avec fermeté.
- Sarah Boardman, - Adoniram, blessé, se contenait avec peine, - retournez tout de suite à Moulmein. Je regrette que mes consolations spirituelles ne puissent correspondre à ce dont vous avez besoins.
- Vous m'avez tout de même beaucoup donné, oui, beaucoup. - Ses yeux étaient pleins de larmes, mais elle conservait son air intrépide, la tête levée. - Vous êtes un modèle de courage, l'homme le plus vaillant que j'aie jamais connu. Vous osez regarder Dieu en face; ce que Lui-même nous a interdit de faire!

Elle ne lui tendit pas la main. Le saluant de la tête, elle se dirigea vers le sentier dans la jungle. Les grillons vibraient, une grive chantait éperdument. Dans la véranda, Fidée grognait en remuant comme toujours la queue. Sarah s'arrêta pour se retourner : Adoniram la regardait avec sévérité et reproche. Elle hésita avant de demander :
- Me donneriez-vous l'un de ces petits chiots pour mon bébé Georges? Celui de la dernière portée, que vous m'aviez envoyé, a été tué par un serpent.
- Prenez-en plusieurs, si vous le désirez, Madame Boardman.
- Êtes-vous sûr que ce petit noir ne vous manquera pas trop ?

Adoniram rit, soudain détendu:
- Je vous l'apporterai demain matin, Dame de Tavoy.

Les yeux de Sarah brillèrent.
- Merci pour le rire, mon Dieu !
- Je prierai pour que, dans les mois qui vont venir, vous puissiez rire souvent avec votre mari.

C'en était trop. La réserve de Sarah s'effondra et elle laissa échapper un sanglot. Puis, elle s'engagea dans le sentier. Adoniram la suivit des yeux, regrettant qu'Anne ne l'eût pas connue. Bien sûr, elle avait complètement tort quand elle lui reprochait sa retraite; mais elle était jeune et il lui pardonnait.
Pourtant, son allusion à l'influence du bouddhisme le poursuivit. Il ne se permit plus d'instants de méditation ce jour-là et travailla très tard dans la nuit à sa traduction de l'Ecclésiaste.

Le lendemain, quand il arriva à la Mission portant trois petits chiens dans un panier pour les Boardman, il trouva ceux-ci prêts à partir. Il remit son fardeau à Sarah et serra la main brûlante de George.
- Ne voulez-vous pas que je vienne passer quelque temps avec vous à Tavoy pour vous seconder, cher ami ?
- Vous avez déjà trop d'ouvrage ici. À mon retour, je retournerai dans la jungle pour quelque temps. C'est le meilleur moyen d'atteindre ces Karens farouches.

- Oui ! Il n'est pas facile de les décider à franchir le seuil d'un zayat, n'est-ce pas ?

Ainsi, l'arrêt de mort de George Boardman n'entraverait en rien l'exécution de son programme quotidien !
- Je voudrais avoir très fréquemment de vos nouvelles, poursuivit Adoniram. Ces Karens sont si difficiles à approcher que c'est presque une punition d'avoir à s'occuper d'eux.
- Ils n'ont évidemment pas les meilleurs sentiments envers nous !

Ils s'installèrent dans leur char à buffles et s'éloignèrent. Adoniram entra dans le zayat, vide encore ce matin. Il commença à lire à haute voix les paroles de saint Paul aux Corinthiens. Bien vite, elles absorbèrent complètement son esprit : « Insensé ! ce que tu sèmes ne reprend point vie, s'il ne meurt. Ainsi en est-il de la résurrection des morts. Le corps est semé corruptible; il ressuscite incorruptible. Il est semé corps animal, il ressuscite corps spirituel. Le premier homme, Adam, devint une âme vivante. Le dernier, Adam, est devenu un esprit vivifiant ».

Une ombre couvrit la page qu'il lisait. C'était le gaing-ôk qui s'asseyait sur une natte.
- Pour moi, ami de mon ami, ce que vous lisez là est fort beau, mais complètement dépourvu de sens. Pouvez-vous l'expliquer ?
- Je ne puis rien ajouter aux paroles de saint Paul.
- Croyez-vous tout ce qu'il dit, Maître ? interrogea encore le moine qui faisait courir entre ses doigts les perles de son rosaire.
- Absolument.

Adoniram sentait se précipiter sa respiration. Le gaing-ôk allait-il suivre les pas de Maung Shway-gnong?
Comme s'il lisait dans ses pensées, le moine sourit, découvrant ses longues dents usées par le bétel.
- Je ne serais pas persécuté, car je n'enseigne plus aux jeunes. Je suis bibliothécaire dans mon monastère, et on m'accepte malgré mes étranges amitiés, à cause des nombreux livres que j'apporte. Mais ma visite ne signifie pas non plus que je désire le baptême. Votre religion, Maître, est trop triste. Je ne voudrais pas souffrir autant que vous dans votre jungle. Bien que votre Christ soit sage et beau, il n'apporte pas une paix comparable à celle de Bouddha.
- C'est de ma faute et non de celle du Christ. Si je n'étais si pécheur...

Le moine l'interrompit
- Encore des bêtises. Tout le pays sait que vous êtes sans péché, - un homme au coeur pur et de grande sagesse. Votre Christ n'exige certainement pas que vous vous considériez comme un rebut. A-t-il parlé ainsi du corps qu'il a emprunté sur la terre ? Non, vous voyez bien que vous devez l'admettre. Regardez à vous, mon ami, qui m'avez sauvé : toute une année, vous avez médité. Et, maintenant, vous êtes délivré des passions. Vous connaissez les quatre grandes vérités, le chemin aux huit embranchements. Vous êtes prêt à trouver la paix qu'enseigne le Béni. Venez au monastère, revêtez la robe jaune et vivez avec moi dans la bibliothèque aux innombrables trésors.
- Je vous remercie, gardien des trésors de Birmanie, mais savez-vous qu'aucun vrai chrétien ne pourra jamais devenir bouddhiste ?
- Exactement comme un vrai bouddhiste ne peut devenir chrétien. Vous échouerez ici, comme en Birmanie proprement dite. Combien devrez-vous souffrir encore avant d'abandonner Moulmein comme vous avez laissé Rangoon aux mains du Bouddha Gautama?
- Mais je n'ai jamais abandonné... Adoniram interrompit sa phrase. La scène du lendemain de son retour d'Ava avec Colman lui revint brusquement à l'esprit. Comme s'il était quelqu'un d'autre, il vit le jeune visage d'Adoniram Judson passionnément tendu vers Dieu et promettant : « J'ai reçu Ta réponse, ô Éternel, et je promets que nous ne quitterons pas la Birmanie avant que la Croix n'y soit plantée à tout jamais ».
- Nous sommes bien ici en Birmanie, affirma-t-il avec véhémence.
- Non pas, dit le moine, en montrant avec une palme le drapeau flottant sur la garnison. Ce pays est le produit d'un croisement entre les Anglais et les fuyards sauvages de l'Inde et du Pegou. C'est là-bas, sur les deux rives de l'Irrawaddy que s'étend la Birmanie. - Il se leva lentement et glissa ses pieds dans ses sandales. - Amé ! je vois qu'il vous faut encore une année dans la jungle. Je m'en vais, Maître.
- Allez, ami de mon ami.

Il ne put plus lire ce matin-là. Le gaing-ôk disait vrai : Moulmein était une création hybride. Les Karens n'étaient pas les Birmans. Et la promesse d'Adoniram concernait la Birmanie...


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