DANIEL BONNET
ou
Les
aventures d'un colporteur
CHAPITRE PREMIER
Une rencontre
C'était une chaude journée
d'été. Un soleil ardent
revêtait d'un éclat tout
spécial la verdure des haies bordant un
chemin de campagne. L'églantine et le
chèvrefeuille jetaient partout leur note
claire, et l'air vibrait du bourdonnement intense
de milliers d'insectes chantant les beaux
jours.
Daniel Bonnet, qui avait
récemment parcouru les rues
encombrées de la grande ville, jouissait
pleinement de cette nature paisible et
ensoleillée. En dépit de la fatigue,
de la chaleur et de la faim, il était
très heureux ; et pourtant il avait
rencontré ce jour-là plusieurs
personnes désagréables.
Marchant péniblement sous le
poids de la sacoche de colporteur qui contenait ses
précieux livres, il trouva enfin ce qu'il
désirait, une barrière donnant sur
une prairie. Il posa alors son sac à terre
et, s'appuyant un instant à la
barrière, chercha du regard un coin
ombragé. À quelques mètres de
lui se dressait une haie au pied de laquelle il
pourrait jouir de son modeste repas et se reposer
un peu avant de poursuivre sa marche.
Tout en regardant le charmant paysage,
il se mit à penser au travail de la
matinée. Dans plusieurs maisons on avait
brutalement refermé la porte sans rien lui
dire ; ailleurs son message n'avait
été écouté que d'une
oreille distraite ou hostile, derrière une
porte d'abord entrebâillée, puis
finalement close. Et, chaque fois, il avait repris
son fardeau avec un sourire patient, puis
s'était dirigé vers d'autres
maisons.
Mais il avait aussi rencontré
quelques encouragements. En le voyant, plus d'un
visage s'était éclairé, et il
y avait eu des paroles de bienvenue : « Tiens
! c'est M. Bonnet qui revient dans nos parages.
J'en suis bien aise. Entrez donc et montrez-nous ce
que vous avez là ». Et ces bons
accueils l'avaient amplement
dédommagé des rebuffades subies
ailleurs. Après tout, ces mépris
étaient une bien petite épreuve
à supporter pour le Sauveur qui l'avait
racheté ; et puis, quel privilège
d'être l'ambassadeur de Christ !
Ce fut donc en souriant qu'il enjamba la
barrière rustique, après avoir
déposé son sac dans le champ, et
qu'il se dirigea rapidement vers le coin
ombragé, car il venait d'apercevoir un homme
ayant évidemment la même intention que
lui.
« Peut-être, se disait Daniel
Bonnet, ce jeune homme préfère-t-il
être seul ». Mais il fut bien vite
rassuré par l'accueil de l'étranger,
tout heureux de se trouver en compagnie
après plusieurs heures de solitude. Pour
quelques instants au moins, il ne serait pas de
trop.
Le colporteur serra donc la main qui lui
était tendue et, avec un soupir de
soulagement, les deux hommes s'assirent à
l'ombre des églantiers, puis chacun tira
quelque nourriture de son sac.
- Je viens de Réaubec, où
j'habite, dit le jeune homme,. C'est une forte
marche par cette chaleur. Allez-vous aussi à
pied, Monsieur ?
- Oui, répondit Daniel, je suis
colporteur. Je vais de porte en
porte avec des Bibles et d'autres livres
sérieux ; une fois par semaine je vends
aussi ma littérature à
Réaubec, où j'ai un banc au
marché.
- Des Bibles!1 s'écria le jeune
homme d'un air désappointé. J'en ai
une à la maison, mais elle ne
m'intéresse pas le moins du monde.
- Elle devrait vous intéresser,
répondit Daniel Bonnet. Supposons qu'un
homme reçoive une lettre lui faisant
entrevoir la possibilité d'hériter de
grandes richesses ; que penseriez-vous de lui s'il
déclarait que cela ne l'intéresse en
rien ?
- Je dirais qu'il est fou. Le cas ne
s'est jamais présenté.
- Vraiment ! mais c'est
précisément l'attitude du jeune homme
qui est en train de manger à
côté de moi.
- Est-ce de moi que vous parlez
?
- De vous-même.
- Mais je n'ai jamais reçu de
lettre de ce genre. Autrement ma décision
aurait été vite prise.
- Vous dites que vous possédez
une Bible. Dois-je vous en lire quelques versets
pour vous prouver la vérité de ce que
j'avance ?
- Oui, s'il vous plaît,
répondit le jeune homme, très
intrigué.
Daniel sortit sa Bible du sac et y
chercha quelques passages tout en glissant ses
doigts entre les pages pour pouvoir lire de
façon suivie.
- Voici la lettre, dit-il. Puis il lut
ces paroles:
« Car vous êtes tous fils de
Dieu par la foi en Jésus-Christ. Or, si nous
sommes enfants, nous sommes aussi héritiers
: héritiers de Dieu et cohéritiers de
Christ. Voyez quel amour le Père nous a
témoigné pour que nous soyons
appelés enfants de Dieu ! » Ces versets
établissent vos droits d'héritier.
Voici maintenant l'héritage, continua le
colporteur. « Que votre coeur ne se trouble
point. Croyez en Dieu, et croyez en moi. Il y a
plusieurs demeures dans la maison de
mon Père. Si cela
n'était pas, je vous l'aurais dit. Je vais
vous préparer une place ». - « Un
héritage qui ne se peut ni corrompre, ni
souiller, ni flétrir, lequel vous est
réservé dans les cieux
».
- Pas pour moi, dit le jeune homme ; si
la Bible a raison, je suis sur une mauvaise
route.
- Et pourquoi ne pas vous mettre en
règle ? demanda tranquillement le
colporteur.
Son compagnon détourna la
tête d'un geste négatif son visage
avait pris tout à coup une expression
impénétrable, celle d'un homme
poursuivi par quelque secrète
angoisse.
- Ah ! me mettre en règle !
voilà la difficulté.
- Si nous confessons nos
péchés, Il est fidèle et juste
pour nous les pardonner, et pour nous purifier de
toute iniquité, fit le colporteur.
Mais le jeune homme était
maintenant silencieux. Évidemment, il ne
voulait pas révéler la cause de sa
détresse. Ayant terminé son repas
sans mot dire, il examina le contenu de la sacoche
du colporteur, où brochures et volumes
s'empilaient en bon ordre.
- J'achèterai ceci, dit-il en
prenant un petit livre.
- Vous ne le regretterez pas,
répondit Daniel Bonnet, tout heureux de ce
choix. C'est un Testament souligné qui vous
sera utile.
Puis il se leva pour se mettre en route,
car il avait encore bien des kilomètres
à faire.
- Que Dieu bénisse Sa Parole pour
votre âme, dit-il en serrant la main du jeune
homme. Tâchez de vous mettre en règle.
Quelle que soit votre difficulté ou votre
épreuve, rappelez-vous que « rien n'est
impossible à Dieu ».
Le jeune homme saisit la main du
colporteur, mais son visage ému prit
à nouveau une expression d'angoisse qui
hanta Jean Bonnet tout le reste de la
journée. Quel était donc le chagrin
caché qui semblait ronger le coeur du jeune
voyageur ?
Lorsque le colporteur eut disparu,
Charles Vallier s'étendit sur l'herbe et
regarda le ciel bleu à travers les
églantiers qui l'ombrageaient. Ses
pensées étaient
amères.
« Tâchez de vous mettre en
règle, répéta-t-il avec un
rire sec. Comment donc ? Ces usuriers me serrent de
près, et je ne puis demander à Dieu
de m'aider quand je pense à... »
Et pourquoi ne
pas vous mettre en règle ? demanda
tranquillement le colporteur.
Et, sans terminer sa phrase, il enfouit son
visage dans ses mains et se prit à
pleurer.
Charles, qui n'avait que vingt-quatre
ans, était caissier dans une banque. Il
était marié et père d'une
petite fille. Sa femme
bien-aimée avait été gravement
malade, et les dépenses encourues alors
avaient lourdement grevé son salaire. Mais
il y avait plus. Il avait spéculé et
perdu toutes ses petites économies,
confiées à un soi-disant « ami
». Durant la maladie de sa femme, il avait
dû recourir à des usuriers.
Mais le jeune homme avait perdu des
choses plus précieuses encore que l'argent.
Depuis quelque temps, sa foi et son sens d'honneur
et d'intégrité étaient en
train de faire naufrage. Il n'avait pas su
résister aux moqueries de l'ami
déjà mentionné, qui professait
ne croire à rien ; notre pauvre Charles
était comme une barque
désemparée, sans boussole ni rames,
que la tempête aurait poussée au large
et qui, d'un instant à l'autre, pouvait
disparaître sous la vague cruelle.
Il regrettait amèrement d'avoir
touché à la littérature
athéiste que lui envoyait son tentateur. Il
s'était cru fermement fondé dans ses
croyances, hélas ! bien superficielles.
« Ces livres ne sauraient me nuire »,
s'était-il dit. Mais, comme tous ceux qui se
confient en eux-mêmes et non au Sauveur, il
était devenu la proie de
l'incrédulité. Et au moment où
nous le voyons verser des larmes amères, il
réalise combien grande, est la puissance de
Satan. «Rien n'est impossible à
Dieu», avait dit Daniel Bonnet. Mais, si
Charles a eu le coeur touché pendant
quelques instants, il n'a plus maintenant
l'intention de chercher Dieu. Il continuera
à agir par lui-même ; comme
auparavant, il « empruntera » un peu
d'argent à ses chefs. Il ne risque
guère d'être découvert pour le
moment ; et il pourra sans doute rembourser les
fonds prélevés, avant que les
banquiers constatent la disparition des coupons
reçus. Alors tout ira bien, et jamais plus
il ne recourra à des moyens
semblables.
Ayant pris cette résolution, il
se leva pour poursuivre sa route.
.
CHAPITRE Il
Daniel à la banque
Sous un soleil brûlant, notre colporteur
chargé de ses livres traversa plusieurs
champs, en suivant un sentier qui conduisait
directement à une ferme bâtie dans un
pli de terrain. Il y avait déjà
été bien des fois et se demandait
comment il allait être reçu ;
jusqu'ici en effet, ses visites avaient toujours
été très
désagréables. Déjà il
aperçoit les cheminées de la vieille
demeure et il sait qu'on le voit descendre le
sentier raide qui conduit au portail. Est-ce avec
hostilité ou avec bienveillance ? Mais
qu'importe après tout !
À peine a-t-il mis la main sur la
sonnette que la porte s'ouvre violemment, comme
poussée en dedans par un vent d'orage (et
pourtant pas une feuille ne remue).
Il est face à face avec une
maîtresse de maison irritée.
- Comment ! c'est encore vous ?
s'écrie-t-elle.
Les poings sur les hanches, elle
défend l'entrée de sa demeure, comme
si le courtois Daniel Bonnet pensait à y
pénétrer par force.
- Oui, c'est moi qui viens vous offrir
une fois de plus la Parole de Dieu, la bonne
nouvelle de l'amour du Sauveur, répond
calmement le colporteur. J'ai peut-être des
livres que les enfants aimeraient.
- Mes enfants ne toucheront pas vos
livres, soyez-en sûr.
Et elle va refermer la porte lorsque
Daniel lui tend un traité qu'elle accepte,
tandis qu'elle écoute comme
malgré elle ce solennel
avertissement : « Vous êtes responsable
envers Dieu des enfants qu'Il vous a
confiés. Même si vous choisissez de
vivre sans Christ, avez-vous le droit de les
maintenir dans les
ténèbres?»
Cette question paraît
l'impressionner quelque peu, mais, l'instant
d'après, on entend des pas sur les dalles du
corridor, et, la poussant de côté, son
mari, car c'est lui, dit au colporteur :
- Mêlez-vous de vos affaires et
filez d'ici
- Je vais partir, Monsieur. Mais c'est
bien de mes affaires que je me mêle, je fais
le travail qui m'incombe. Le Seigneur m'a
envoyé vers vous avec ce message avant qu'Il
vienne Lui-même vous visiter : « Celui
qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui
qui ne croit pas au Fils ne verra point la vie,
mais la colère de Dieu demeure sur lui
». Ne pensez-vous pas, qu'il serait sage
d'accepter Christ ?
Le fermier le regarda un instant, puis
il poussa résolument la porte.
Daniel s'éloigna. Il était
bien triste, non pas parce que la porte
s'était fermée sur lui, mais parce
que ces pauvres gens persistaient à fermer
leur coeur au Sauveur.
Mais ni échec ni mépris ne
pouvaient l'arrêter. Si ces personnes ne
voulaient pas l'écouter, d'autres le
feraient. En tout cas, il était
pêcheur d'hommes et il continuerait son
travail. Sa mission devait être accomplie
fidèlement « au milieu de la mauvaise
et de la bonne réputation ».
Il se rendit à un village voisin,
où il passa la soirée et obtint de
bons résultats.
Comme je l'ai dit, Daniel Bonnet avait
parcouru assez récemment les rues de la
grande ville avec ses livres. Peut-être
devrais-je expliquer pourquoi il arpentait
maintenant les villages et les fermes solitaires,
si distants de la vaste métropole.
Plusieurs amis qui connaissaient la joie
du salut avaient réuni les fonds
nécessaires pour envoyer l'Évangile
à ces localités, si plaisantes au
regard, mais si négligées au point de
vue spirituel. Et c'est notre ami qui avait
été choisi pour aller de porte en
porte proclamer la joyeuse nouvelle, soit de vive
voix, soit par sa littérature. C'est ainsi
qu'il fut appelé à vivre quelque
temps au village de Belormeau.
Belormeau était un centre duquel
il pouvait atteindre beaucoup de fermes
isolées, soit à pied, soit à
bicyclette, le premier mode de transport
étant souvent plus indiqué à
cause des nombreuses barrières à
franchir et les raccourcis à travers champs.
Mais ses amis ayant fait réparer sa
bicyclette, il l'employait souvent pour les chemins
raboteux.
Ce matin-ci, tout en remplissant sa
sacoche, il pensait au jeune homme qu'il avait
rencontré peu de jours auparavant et se
demandait s'il aurait jamais l'occasion de le
revoir.
Il avait dit habiter Réaubec, et
comme le colporteur devait s'y rendre tout de suite
pour affaires, il décida de faire de son
mieux pour découvrir Charles Vallier. Mais
il voulait d'abord visiter le village situé
entre Belormeau et Réaubec ; il ne tarda
donc pas à parcourir à bicyclette les
chemins ensoleillés.
Près du village, il rencontra un
vieillard. Sa marche incertaine et la bouteille qui
sortait de sa poche proclamaient clairement le
buveur.
Daniel descendit de sa bicyclette, pour
lui parler. En entendant un bruit de pas, le
malheureux leva ses yeux chassieux et sembla
reconnaître le voyageur qu'il avait
déjà rencontré plusieurs
fois.
- Eh, bonjour, M'sieur; vous
voilà encore par ici ? salua-t-il.
- Oui, et j'en suis heureux. Comment
allez-vous, M. Brun ?
- Comme ça, comme ça,
répondit-il en tremblotant.
- Vous êtes toujours esclave de
ceci, dit Daniel en touchant la bouteille
révélatrice.
- Oh ! pas toujours. Il y a trois
semaines, je ne buvais pas une goutte
d'alcool.
- Hélas ! vous essayez de lutter
avec vos propres armes, M. Brun.
- Peut-être bien. Mais je dois
partir ; j'ai un tas de pierres à casser ;
vous comprendrez bien que je ne puis pas perdre mon
temps.
Daniel plaça en souriant un
traité à côté de la
bouteille.
- Prenez ceci, cher ami. Et, tandis que
vous casserez vos pierres, demandez au Sauveur de
briser votre coeur endurci, afin qu'Il puisse
ensuite vous bénir.
Ils se séparèrent, Daniel
poussant sa bicyclette, et le vieux bonhomme
s'acheminant tout chancelant vers son tas de
pierres à une petite distance, tout en se
félicitant d'avoir une fois de plus
échappé aux sermons de l'ennuyeux
colporteur. Mais, de toute la journée, il ne
put oublier les paroles de Daniel ; oui, il avait
vraiment le coeur dur.
Tandis qu'il dînait, il lut le
traité. C'était clair et bref :
d'abord le besoin du pécheur de se tourner
vers Christ, puis une description du bonheur
éternel pour toute âme
sauvée.
« C'est quand même
drôle de préférer cette
bouteille et tout le reste, murmura-t-il. Un seul
coup de mon marteau, et je n'en toucherais plus une
goutte aujourd'hui ».
Il mit la main sur le long manche de
l'outil et le souleva à moitié.
Fallait-il ? Ne serait-il pas maître de sa
passion ? Mais le marteau retomba sur l'herbe. Le
mal l'avait de nouveau vaincu. Pourtant, les
paroles de Daniel le hantèrent. Chaque fois
qu'il maniait une pierre
spécialement dure, il pensait à son
mauvais coeur, et une faible prière
silencieuse montait vers le Dieu que Daniel
connaissait si bien.
Pendant ce temps, ce dernier parcourait
le petit hameau.
C'était un coin si isolé
que sa visite fit sensation. Daniel offrit un
traité gaîment illustré
à un tout petit enfant assis à la
porte d'une maisonnette, le doigt dans, la bouche.
Aussitôt, il se vit entouré d'une
troupe de bambins criant : « Moi aussi ; moi
aussi ». Après avoir été
satisfaits, tous partirent en courant, pour «
montrer à maman ».
Quelques logis restèrent clos, en
dépit de certains bruits qui trahissaient la
présence de leurs occupants. Mais Daniel ne
quitta pas ces demeures sans laisser sous la porte
ou dans la boîte aux lettres, quelque message
écrit.
Il était en train de parler
sérieusement à une femme lorsque sa
fille parut tout à coup.
- Quelles bêtises racontez-vous
là ? s'écria-t-elle. Il n'y a ni
Dieu, ni résurrection. Pourquoi
écoutes-tu cet homme, maman ?
- Allons, Suzanne, ne viens pas tout
gâter. Ce que tu as appris en ville ne t'a
guère fait de bien. Moi je veux entendre ce
que ce Monsieur pense. S'il n'y a ni Dieu ni
résurrection, à quoi bon la vie ?
J'espère qu'il a mieux à m'offrir.
Prenez place sur ce banc, Monsieur, voulez-vous ?
Si ma fille ne veut pas entendre, elle n'a
qu'à partir.
Mais Suzanne préféra
rester, et ce fut à elle que Daniel
s'adressa :
- Vous dites qu'il n'y a point de Dieu.
Comment expliquez-vous donc la beauté du
monde où nous vivons ? Voyez ces bois, ces
collines et ces prairies ; levez les yeux vers le
ciel bleu inondé de la lumière du
soleil !
- Oh ! c'est venu comme ça,
répondit-elle.
- Croyez-vous ? demanda Daniel. Moi, je
lis dans ce livre - et il montra la Bible qu'il
tenait ouverte : « Au commencement Dieu
créa les cieux et la terre ». J'y lis
encore que, lorsque la création fut
terminée, « Dieu vit ce qu'Il avait
fait ; et voici, cela était très bon.
Ainsi furent achevés la terre et les cieux,
et toute leur armée ». Il n'y a rien
là qui suggère l'idée d'un
monde venu simplement par hasard ; disons
plutôt avec révérence que ce
monde a été créé
simplement par le commandement de Dieu.
Suzanne paraissait un peu mal à
l'aise ; elle répéta cependant
obstinément
- Mais après tout, ce n'est que
la Bible qui dit cela.
- Que la Bible ! en effet. Que la Bible
! Ce n'est que la Parole de Dieu qui demeure
éternellement. Voici ce que ce livre dit de
vous, chère amie ; et Daniel indiqua du
doigt le premier verset du Psaume LIII : «
L'insensé dit en son coeur : Il n'y a point
de Dieu ».
Puis le colporteur lut ces paroles dans
la IIe Épître de Pierre : « Ils
veulent ignorer, en effet, que des cieux
existèrent autrefois par la Parole de Dieu,
de même qu'une terre tirée de l'eau et
formée au moyen de l'eau, et que par ces
choses le monde d'alors périt,
submergé par l'eau, tandis que, par la
même Parole, les cieux et la terre d'à
présent sont gardés et
réservés pour le feu, pour le jour du
jugement et de la ruine des hommes impies
».
Et il ajouta sérieusement
- Où serez-vous en ce jour,
Suzanne ?
La jeune fille le fixa pendant un
instant, puis se couvrant la figure de son tablier,
elle s'écria
- Je ne veux plus vous
écouter.
Se tournant vers la mère, il
remarqua l'anxiété que trahissait son
visage et pria intérieurement que « la
connaissance de la gloire de Dieu
sur la face de Christ » vînt illuminer
ce coeur.
- Vous n'avez pas à craindre ce
jour si vous croyez en Christ. Il a dit
Lui-même : « En vérité, en
vérité, je vous le dis : celui qui
écoute ma parole et qui croit à Celui
qui m'a envoyé, a la vie éternelle et
ne vient point en jugement, mais il est
passé de la mort à la vie
».
- Quelles bonnes paroles,
s'écria-t-elle. Avez-vous ce texte à
vendre ? J'aimerais le suspendre dans ma
chambre.
Le colporteur ayant pu la satisfaire, la
femme prit un petit livre rouge intitulé :
« Testament souligné ».
- C'est juste ce qu'il vous faut, dit
Daniel.
- Je le prendrai, dit-elle. Je payerais
bien cent fois plus pour trouver la paix.
- Voyez ce qui est écrit sur la
première page :
« Les deux cents passages
soulignés dans ce Nouveau Testament
serviront, avec l'aide du Saint-Esprit, à
montrer le chemin du Salut, par notre Seigneur
Jésus-Christ ».
- Recherchez l'aide du Saint-Esprit. Il
vous conduira dans toute la
Vérité.
Elle le remercia, tandis que le
fidèle serviteur de Dieu s'apprêtait
à poursuivre sa course avec le sentiment
d'avoir fait son possible auprès de ces deux
femmes.
Reprenant sa bicyclette, il ne tarda pas
à arriver à Réaubec. Il se
rendit tout d'abord au marché, pour s'y
occuper de son banc, puis à la plus
importante des deux banques de la ville, où
la première personne qu'il aperçut
fut Charles Vallier.
Ce dernier reconnut tout de suite le
voyageur rencontré dans les champs et
s'avança pour lui répondre. Lorsque
la partie « affaire » fut conclue, Daniel
dit tout doucement au caissier
- J'ai beaucoup pensé à
vous, et je désirais vous revoir.
- C'est bien aimable à vous,
Monsieur, dit Charles, touché de la
sincérité évidente de son
nouvel ami. Ma femme serait heureuse de votre
visite.
Et, écrivant rapidement son
adresse, il la remit à Daniel qui, le voyant
très affairé, prit congé de
lui. Mais il était amplement satisfait. Il
ne fut pas long à découvrir la petite
demeure. Mme Vallier vint ouvrir elle-même la
porte, et dès qu'elle apprit que le visiteur
était envoyé par son mari, elle le
pria aimablement d'entrer.
- Il m'a raconté votre entretien
avec lui, dit-elle. Il était ravi d'avoir eu
de la compagnie pour son repas, et il a
été très frappé de ce,
que vous lui avez lu. A son retour, nous avons
marqué les versets.
Daniel observa avec grand
intérêt la petite femme
délicate et se demanda si elle savait ce qui
empêchait son mari de venir au
Sauveur.
- Puis-je savoir si vous connaissez le
Seigneur Jésus.? demanda-t-il avec
douceur.
Ses yeux se mouillèrent de
larmes, et elle répondit
- Oh ! oui, j'ai été
sauvée, étant encore jeune fille.
Mais j'étais une brebis faible et errante ;
la maladie m'a ramenée à Christ. J'ai
épousé Charles en sachant fort bien
qu'il n'était pas chrétien, et j'ai
eu à souffrir de ma
désobéissance. Il ne veut pas que je
lui parle de son état spirituel.
D'après ce qu'il m'a rapporté, de
votre entretien, il semble vous avoir
écouté, chose extraordinaire de sa
part. J'en remercie Dieu.
- C'est beaucoup qu'il m'ait
invité à son foyer, dit Daniel, et si
vous le voulez bien, je continuerai mes visites,
car je viens toutes les semaines au marché
de Réaubec.
- Quel bonheur ! Passez donc ici chaque
fois que vous le pourrez. Peut-être nos
efforts réunis amèneront-ils Charles
au Sauveur.
Ce disant, elle appela sa petite bonne
et se mit à préparer le goûter
pour son visiteur qui avait encore une longue
course en perspective. À son départ,
il fut entendu qu'il reviendrait aussi souvent que
possible.
Il se rendit
à la plus importante des deux banques de la
ville, où la première personne qu'il
aperçut fut Charles Vallier.
Quand le mari rentra chez lui, Constance lui fit
une description animée de l'entrevue, et
Charles se félicita d'avoir vu le brave
colporteur à la banque, puisqu'il avait
ainsi procuré un si grand plaisir à
sa petite femme. Quant a lui, pour le moment, il
éviterait le plus possible toute rencontre
avec Daniel. Il avait réussi une fois de
plus à réduire les usuriers au
silence en puisant dans la caisse (en «
empruntant », comme il l'appelait) et
cherchait à endormir sa conscience.
Son chef était absent, ce qui
facilitait les opérations frauduleuses. Il
pourrait probablement tout arranger avant son
retour.
Entre temps, il était heureux que
Constance ait fait la connaissance d'un homme comme
Daniel. Elle serait sans doute réjouie par
ses visites et remarquerait d'autant moins sa
propre dépression et son agitation.
Mais, sur ce dernier point, il se
trompait. Constance était observatrice, et
elle s'aperçut que le regard de son mari,
autrefois si franc et si prêt à
répondre au sien, avait quelque chose de
furtif ; il évitait de rencontrer ses yeux
aimants. Elle devint de plus en plus triste et,
n'eussent été les entretiens
réconfortants avec Daniel, elle serait
peut-être tombée malade. Mais elle fut
encouragée à prier pour celui qui ne
voulait pas regarder vers Dieu ; elle arriva
même souvent à lui faire lire les
brochures de Daniel, au lieu des journaux spirites
qu'il aimait à étudier. Du reste, il
fut impossible à Charles d'éviter
tout contact avec Daniel (peut-être sa femme
préparait-elle un peu ces rencontres). Or,
plus il voyait et entendait son nouvel ami, plus il
soupirait après le jour où tous ses
détournements seraient remboursés et
où il vivrait en honnête homme.
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