DANIEL BONNET
ou
Les
aventures d'un colporteur
CHAPITRE IX
Semence le long du chemin
Peu après son arrivée
à Belormeau, Daniel avait rencontré
un jeune ouvrier de ferme rentrant au
logis.
C'était vers la fin d'une
journée d'été accablante et
l'air était encore très
lourd.
Comme il suivait lentement un chemin
ombragé, il aperçut le jeune homme
devant lui et lui adressa une parole aimable pour
qu'il l'attendît.
Quand Daniel l'eût rejoint,
Guillaume - tel était son nom - fut curieux
de savoir ce que contenait la lourde sacoche du
colporteur. Ce dernier, qui aimait à faire
connaître ses précieuses marchandises,
plaça donc son fardeau sur un petit mur, et
les yeux du jeune homme montrèrent son
admiration pour les jolis volumes.
Il acheta une brochure à 25
centimes, intitulée
« Le Ciel et comment y arriver
», leur conversation ayant roulé sur ce
sujet. Mais ils durent bientôt se
séparer, car un ouvrier de la même
ferme ne tarda pas à passer, perché
sur un fort cheval, et Guillaume accepta son
invitation à monter en croupe, pour
éviter une heure de marche.
Il y avait de cela deux mois, et Daniel
avait souvent pensé à Guillaume, mais
il n'avait pas réussi à le
rencontrer. Toutefois, il devait encore entendre
parler de lui.
Le jour après sa dernière
visite à Suzanne, il découvrit, au
bord du chemin, une petite chaumière
disparaissant presque derrière de hautes
haies et la
végétation
luxuriante d'un jardinet. Pour ajouter à
l'effet général, sa haute
cheminée était toute tapissée
de lierre.
Ayant poussé le portail, Daniel
frappa à la porte qu'une femme vint
ouvrir.
- Nous n'avons besoin de rien, dit-elle
en apercevant les livres
étalés.
- Besoin de rien ! heureuses gens ! fut
la réponse.
Intriguée en dépit
d'elle-même, elle questionna :
- Comment savez-vous que nous sommes
heureux?
- Mais par votre réponse. Qui ne
désire rien est sûrement
heureux.
- Je désire pourtant beaucoup de
choses.
- Ah ! cela change la question. Je puis
vous montrer comment obtenir toutes choses pour
cette vie et pour l'éternité.
- Comment donc ? fit-elle, moitié
intéressée, moitié
moqueuse.
Puis elle ajouta
- J'irai appeler Madame
Guédin.
Cette dernière, qui était
en deuil, ne tarda pas à paraître et
Daniel commença ses explications :
- Pour jouir de quoi que ce soit, il
faut d'abord être en vie ; si donc vous
voulez jouir de l'éternité, il faut
avoir la vie éternelle. Écoutez :
« Dieu a tant aimé le monde qu'Il a
donné Son Fils unique, afin que quiconque
croit en Lui ne périsse point, mais qu'il
ait la vie éternelle ».
Puis il démontra d'après
la Bible comment celui qui croit en Christ
possède toutes choses, tandis que le
non-croyant, fût-il immensément riche,
ne possède rien.
Les deux femmes restèrent
silencieuses, mais Daniel comprit que ses paroles
avaient produit quelque impression. Choisissant la
brochure intitulée : « Le Ciel et
comment y arriver », il la leur
présenta.
Avant qu'il pût parler, Madame
Guédin s'écria, les larmes aux yeux:
- C'est le livre que mon pauvre
Guillaume lisait après avoir
été blessé, et qui lui a
été en bénédiction
avant sa mort. Je veux parler de mon fils.
Nous n'avons
besoin de rien, dit-elle en apercevant les livres
étalés.
- Y a-t-il longtemps qu'il est mort ?
- Non, seulement deux semaines. Il est
tombé d'une meule de foin et a
été mortellement
blessé.
- Quand a-t-il reçu ce petit
livre ?
- Deux jours avant l'accident. Il l'a
acheté de quelqu'un sur la route et l'a lu
et relu.
- Eh bien, c'est moi, je crois, qui ai
vendu cette brochure, et Daniel décrivit
Guillaume.
- C'est bien lui, s'écria la
mère. Oh, Monsieur, je suis heureuse d'avoir
fait votre connaissance, car vous avez fait
beaucoup de bien à mon fils. Il nous a
répété ce que vous lui avez
dit ; et vos paroles l'ont grandement aidé.
Quel bonheur que vous l'ayez rencontré ! Il
a été malade des semaines, mais
personne n'est venu le visiter. N'eût
été pour vous...
- Ne pleurez pas, chère Madame,
dit Daniel avec bonté. Votre garçon
est auprès du Seigneur et, si vous avez le
même Sauveur, vous irez le rejoindre un jour.
Daniel laissa la brochure et les deux
femmes firent emplette d'une Bible, promettant de
la lire et demandant au colporteur de ne pas trop
tarder à revenir.
Quand il le fit, il les trouva heureuses
dans le Seigneur et priant pour la conversion de
leurs maris.
.
CHAPITRE X
Deux hommes surpris
Quand le directeur de la Banque cantonale fut de
retour, Charles lui demanda un matin une entrevue
particulière.
- Vous n'allez pourtant pas nous
quitter, Monsieur Vallier ? questionna le chef.
Tout a si bien marché pendant mon absence.
Personne ne s'est plaint de votre règne
temporaire. Vous nous avez été
précieux à un moment
difficile.
Ne pouvant supporter ces louanges,
Charles fit sans tarder les aveux qu'avait
déjà entendus Madame Néville,
puis il resta les yeux fixés à terre,
n'osant pas les lever sur son chef.
Il y eut un silence de quelques
instants.
- Pauvre jeune homme ! dit enfin le
directeur. Ne parlons plus de cela ! Je sais ce que
c'est que d'être tenté... et de
tomber.
Puis, lui tendant la main
- Votre salaire sera augmenté
comme il a été convenu, et vous
pourrez, quand vous le voudrez, commencer à
rembourser l'argent prêté par cette
noble femme.
- Mais, Monsieur, dit Charles, ne
serai-je pas puni de ma conduite ?
- Vous m'avez entendu. Vous êtes
déjà puni et vous n'oublierez pas
cette leçon. Vous ne me tromperez plus. J'ai
confiance en vous. Mais votre femme est-elle au
courant ?
- Oui, Monsieur ; elle a
été... admirable.
Charles ne put en dire
davantage.
En retournant chez lui, il marchait
comme dans un rêve - un rêve aussi
joyeux qu'incroyable.
Quelles merveilleuses nouvelles il
apportait à sa brave Constance, qui avait
reçu sa confession avec tant de courage et
d'amour !
Elle l'attendait au seuil de leur petit
logement, et, tandis qu'il traversait la place,
elle le vit enlever son chapeau et le brandir
au-dessus de sa tête en signe de joie. Son
coeur bondit d'émotion. Elle rentra chez
elle et s'efforça de contrôler son
agitation.
Un instant après, il était
là. En apercevant son visage radieux, elle
se mit à sangloter de joie, la tête
appuyée sur son épaule.
Tout en la calmant, il lui raconta
l'entrevue avec son chef, la bonté et la
confiance dont ce dernier avait fait preuve. Son
traitement serait augmenté et il ne serait
pas poursuivi.
Alors, Constance le conduisit en silence
vers le sofa et, ensemble, ils remercièrent
leur Père céleste de Sa grande
miséricorde.
- Comment Madame Néville a-t-elle
appris que... que... dit Charles, pendant le
dîner. Oh, sans doute par Monsieur Bonnet.
Personne d'autre ne savait la chose !
- Je pense que oui, répondit
Constance mais cela ne te fait rien ?
- Sûrement non. Que Dieu le
bénisse !
. . . . . . . . . . . . . .
Après avoir causé des surprises
à plusieurs personnes, Daniel devait
maintenant connaître la plus grande surprise
de sa vie. Il reçut de ses
chefs une lettre l'informant que Madame
Néville avait été en
correspondance avec eux et qu'elle était
prête à lui faire connaître le
résultat de cette correspondance, s'il
voulait bien se rendre auprès d'elle
dès qu'il le pourrait.
Très intrigué de cette
communication, Daniel se rendit le jour même
au château.
Madame Armand, qui avait guetté
son arrivée, vint l'accueillir
elle-même, avec un visage tout
souriant.
- Est-ce ma maîtresse ou moi que
vous désirez voir ? demanda-t-elle.
- C'est Madame Néville. Il
paraît qu'elle a reçu une lettre me!
concernant...
- Ah, vraiment ? Par ici, Monsieur
Bonnet
Et elle le conduisit au petit salon de
Madame Néville, tout en ayant grand-peine
à réprimer son amusement - elle
savait que le visage quelque peu solennel du
colporteur allait bientôt exprimer une
joyeuse surprise.
- Je vous reverrai plus tard, dit-elle
en l'introduisant auprès de sa
maîtresse.
Cette dernière salua cordialement
Monsieur Bonnet et le pria de s'asseoir. Puis elle
dit :
- Avez-vous reçu une lettre du
bureau de votre oeuvre, ce matin ?
- Oui, Madame. On me priait de passer
vers vous le plus tôt possible, et c'est ce
que j'ai fait. Il paraît que vous devez me
communiquer le résultat d'une correspondance
entre vous et mes chefs, dit Daniel.
- C'est vrai. Le fait est que j'ai
écrit pour offrir de pourvoir à
l'entretien d'un colporteur à demeure dans
le district que vous avez parcouru trois
étés de suite. Ma proposition a
été joyeusement acceptée et
j'ai même été autorisée
à nommer le colporteur en question ;
j'espère qu'il ne fera pas de
difficultés. Vous pouvez me renseigner
à ce sujet, car son nom est Daniel Bonnet...
Le colporteur resta un instant
ébahi, comme s'il n'avait pas bien saisi le
sens de ces simples paroles. Puis une vague de joie
et de gratitude l'envahit en pensant au bien que sa
chère femme éprouverait de ce
changement d'air. Et quel beau champ de
travail
Cela semblait trop bon pour être
vrai !
Il dit enfin avec difficulté
:
- Je ne sais comment vous remercier. Les
paroles me manquent...
- Oh ! n'essayez pas, cher ami, dit-elle
avec émotion. J'ai tellement de joie
à faire quelque chose pour le Seigneur. Et
si cet arrangement est heureux pour votre femme
comme pour vous, tous mes voeux sont
comblés.
Puis, pour lui donner le temps de se
remettre, elle lui parla de la jolie maisonnette
qu'il devait occuper - du moins pour le moment -
sur les terres du château. Plus tard, l'on
verrait s'il valait mieux y rester ou se rapprocher
de Réaubec.
La maisonnette était vide, et son
remplaçant ayant déjà
été désigné, rien
n'empêchait Daniel de faire venir ses meubles
sans tarder et d'installer sa femme dans la
nouvelle demeure. Elle pourrait donc s'acclimater
avant l'hiver.
- Que pensez-vous de nos plans ?
conclut-elle. Madame Armand et moi n'avons-nous pas
bien arrangé les choses ?
- Oui, Madame. Pour moi, tout cela est
merveilleux. Et un jour viendra où Dieu
Lui-même vous récompensera d'une joie
infiniment plus pure que toutes celles que vous
avez connues ici-bas.
Madame Néville tressaillit de
bonheur à la pensée de rencontrer son
Seigneur et, d'entendre son « Cela va bien
».
La nouvelle que Daniel se fixait
à Belormeau ne tarda pas à être
connue, et la plupart des habitants
exprimèrent leur plaisir à ce sujet.
Il y eut pourtant quelques
mécontents, comme: Monsieur Bonnet le
découvrit un soir qu'il passait près
d'une modeste auberge, au bord de la route.
- Un joli petit travail, remarqua
à haute voix l'un des hommes à ses
camarades.
- Oui, c'est un de ces hommes qui aiment
à vivre aux crochets des autres...
Mais cette réponse par trop
injuste ne trouva point d'écho chez les
auditeurs.
- Je me demande où il
était pendant la guerre, fit une autre
voix.
À ces mots, Daniel se retourna et
aperçut un homme de haute taille, portant
une vilaine cicatrice au visage.
- J'étais déjà
âgé et incapable d'aller là
où vous êtes allé, observa-t-il
avec douceur. Mais pourtant, j'étais en
France. Et j'incline à croire que mon
travail durant ces quatre ans était plus
facile qu'il ne l'est aujourd'hui. Là-bas,
les braves hommes avaient soif de la Parole de
Dieu, et combien ont traversé en paix la
vallée de l'ombre de la mort ! J'ai vu des
hommes robustes, semblables à vous, mon ami
- et il se tourna vers l'homme à la
cicatrice, - pleurer comme des enfants et marcher
à la bataille avec un cantique sur les
lèvres. Beaucoup n'en sont pas revenus, mais
ils sont sauvés à jamais.
C'étaient des jours terribles, et pourtant,
des miracles se produisaient. Ma tâche n'est
pas si facile aujourd'hui. Qui voudrait m'acheter
une Bible, par exemple ?
Il en montra une, et l'un des hommes
déclara qu'« il ne voyait pas à
quoi servait ce livre ».
- Peut-être ne l'avez-vous jamais
lu ? dit Daniel.
Il y eut un grand éclat de rire
à la seule pensée du gros
François, la Bible en main...
Daniel continua :
- Il y a eu des gens appréciant
si hautement ce livre qu'ils ont souffert les
tortures et la mort plutôt que de renier les
vérités qu'il renferme. D'autres ont
risqué leur vie pour le posséder et
pour le distribuer autour d'eux. Beaucoup l'ont lu
en secret, car ils risquaient de monter sur le
bûcher si on découvrait leur Bible. Et
aujourd'hui qu'il est si facile de se procurer ce
précieux volume, de le lire en paix, il s'en
trouve pour le mépriser, pour haïr les
prédicateurs et les colporteurs. Mais peu
importe ! « Que celui qui a entendu ma Parole
rapporte fidèlement ma Parole ». C'est
ce que font les colporteurs et ce qu'ils
continueront à faire avec l'aide de
Dieu.
« Vous êtes avertis, mes
amis, je suis à la recherche des âmes.
Tâche aisée, dites-vous ? en
êtes-vous sûrs ? Permettez-moi de vous
offrir à chacun un Nouveau Testament
».
Il y eut un instant d'hésitation,
puis l'ancien combattant tendit la main, et tous
firent de même.
- Merci, dit Daniel, et bonne nuit.
Voici un petit oreiller que j'offrais toujours aux
braves hommes malades ou mourants en France
:
« Dieu a tant aimé le monde
qu'Il a donné Son Fils unique, afin que
quiconque croit en Lui ne périsse point,
mais qu'il ait la vie éternelle » .
FIN
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