PRÉFACE.
Le compilateur de ce volume a
recueilli une grande quantité d'histoires
morales et religieuses pendant les vingt
dernières années, entre lesquelles il
a fait le choix qu'il présente aujourd'hui
au public.
Chacun de ces
récits renferme une leçon pratique.
L'obéissance aux parents, la bonté et
l'affection entre frères et soeurs et entre
camarades, la libéralité envers les
pauvres; en un mot, les principes de
l'Évangile, se trouvent illustrés par
des exemples qui apprennent à les aimer, et
inspirent le désir de les pratiquer. Les
funestes conséquences de l'abandon de la
vertu dont on y trouve quelques exemples, servent
à inspirer une horreur salutaire du
vice.
Dans la compilation
de cet ouvrage, on a évité avec le
plus grand soin tout ce qui pouvait avoir un
caractère sectaire ou qui aurait
été de nature à empêcher
qu'il ne fût lu sans prévention par
tous les chrétiens, et les personnes de
toutes les classes de la société qui
sentent le besoin de. lectures morales et
religieuses.
Impossible de trouver
un moyen plus agréable d'instruire les
enfants et de leur inculquer des sentiments nobles
et religieux. Sa lecture à haute voix dans
le cercle de la famille sera profitable à
tous, jeunes et vieux. Puisse la
bénédiction d'en-haut accompagner ce
modeste volume dans toutes les familles qui
voudront bien lui réserver un bienveillant
accueil, telle est la prière du
COMPILATEUR
UNE (1) LA FILLE D'UN ROI.
- Que ne suis-je une
princesse! s'écriait Emma, en s'appuyant sur
son balai, au milieu des escaliers qui conduisaient
à sa jolie petite chambre qu'elle devait
faire elle-même tous les
jours.
- Pourquoi donc, ma
chère enfant? lui demanda sa
mère.
- Parce que je ne
serais jamais appelée à balayer,
à épousseter et à faire les
lits ; j'aurais assez de serviteurs pour faire tout
cela.
- Ton désir
n'est pas bien sage; car alors même que tu
serais princesse, je crois que tu ferais bien
d'apprendre à faire tous
ces petits ouvrages, afin de pouvoir les faire au
besoin.
- Les princesses se
trouvent-elles jamais dans la
nécessité de
travailler?
- Ta question
témoigne de ton ignorance, ma chère
enfant; quand tu auras achevé ton travail,
si tu veux venir vers moi, je te montrerai un
tableau.
La petite chambre fut
enfin mise en ordre, et Emma accourant à sa
mère se hâta de lui rappeler sa
promesse.
- Que vois-tu, mon
enfant, lui demanda la mère en lui
présentant un tableau.
- Je vois une jeune
fille, la robe retroussée, ayant un tablier,
et un balai à la main.
- Pourrais-tu me dire
dans quel lieu elle se trouve?
- Je n'en sais rien.
On voit de froids murs de pierre et un plancher de
dalles. Je ne pense pas que ce soit un lieu bien
agréable.
- Tu dis vrai; c'est
une prison, et cette jeune fille est une
princesse.
- Quoi, la fille d'un
roi ?
- Oui, la fille d'un
roi, et son histoire est des plus
tristes.
- Je t'en prie,
raconte-la-moi donc.
- Il y a plus d'un
siècle, lors de la grande Révolution,
régnait en France un prince du nom de Louis
XVI. C'était un homme bon, honnête,
qui voulait le bien du peuple, mais d'un
caractère faible et indécis. Sa
femme, Marie-Antoinette, était bonne et
affable, mais elle affectait dans sa conduite une
légèreté et une insouciance
qui provoquèrent bien des médisances.
Des hommes s'étant emparés de
l'esprit du peuple, lui inspirèrent une
haine profonde contre leur souverain et leur
souveraine. Ils furent arrêtés avec
leurs deux enfants, et enfermés dans une
prison appelée le Temple.
La France passait
alors par une crise terrible. Tous ceux qui
étaient suspectés d'être
partisans de la famille royale étaient
traînés en prison, puis à la
guillotine. Les prisonniers du Temple
remplissaient leur temps aussi
bien que possible. Le roi donnait chaque jour des
leçons à son fils et à sa
fille, et leur faisait lecture à haute voix,
tandis que Marie-Antoinette, Madame Elisabeth et la
jeune Marie-Thérèse
cousaient.
Après un
certain temps, la populace furieuse traîna le
roi à l'échafaud, et peu de temps
plus tard, le petit prince était
séparé de sa mère, de sa tante
et de sa soeur, et remis entre les mains d'un cruel
geôlier. Le tour de Marie-Antoinette vint
ensuite de monter sur l'échafaud. Elle fut
exécutée le 16 octobre 1793. Sa
fille, Marie-Thérèse, fut
laissée seule avec sa tante, Mme
Elisabeth.
Mais elle ne put pas
conserver bien longtemps cette compagnie. Madame
Elisabeth fut aussi appelée à subir
le même sort que le roi et la reine, et la
jeune princesse se trouva seule, à
l'âge de seize ans, dans une triste prison,
et gardée par de durs soldats. Dix-huit mois
se passèrent ainsi pour la jeune fille; son
existence était d'autant plus
misérable qu'elle ignorait si sa mère
et sa tante étaient mortes ou en
vie.
Bien des
années après sa sortie de prison,
elle écrivit un livre sur sa
captivité. On y trouve entre autres le
passage suivant : « Je ne demandais que le
strict nécessaire; et encore me le
refusait-on souvent avec dureté. Je pus
néanmoins me tenir propre. J'avais de l'eau
et du savon, et je faisais soigneusement ma chambre
tous les jours. »
Le tableau que tu as
sous les yeux représente donc une princesse,
et la petite-fille d'une impératrice -
Marie-Thérèse d'Autriche, l'une des
femmes les plus remarquables dont nous parle
l'histoire - qui, après avoir fait
soigneusement sa toilette, balaie les dalles de sa
prison.
Que penses-tu qui lui
causait le plus de satisfaction en ces jours
pénibles, la pensée qu'elle
était la fille d'un roi, ou sa connaissance
des travaux domestiques, connaissance qu'elle avait
sans doute acquise alors qu'elle
était encore une princesse heureuse et
enviée, vivant dans un palais, et
entourée d'un grand nombre de
serviteurs?
- Cette histoire
est-elle bien vraie ?
- Oui, mon enfant,
dans tous les détails; et on pourrait y en
ajouter beaucoup d'autres qui ne me viennent pas
à la mémoire en ce
moment.
- Qu'advint-il enfin
d'elle?
- Elle fut
élargie, et envoyée en Autriche,
auprès des amis de sa mère; mais il
s'écoula tout une année après
son arrivée en Autriche, avant qu'on la vit
sourire; et quoiqu'elle atteignît le bel
âge de soixante-dix ans, elle ne put jamais
oublier les terribles souffrances de sa vie de
captivité.
Mais, mon enfant, ce
que je désire t'enseigner, c'est que
quoiqu'il soit parfois fort agréable
d'être princesse, il est d'autres
circonstances où cela peut devenir fort
malheureux. Il n'est pas de rang dans la
société, soit haut, soit bas,
où la connaissance des devoirs domestiques
soit superflue à une femme, pas de situation
dans laquelle la possession de cette connaissance
ne la rende pas beaucoup plus heureuse et plus
utile.
Les enfants ne
comprennent souvent pas dès l'abord ce qui
est pour leur bien; en sorte que je ne puis dire
qu'en ce moment Emma prit plaisir à balayer
et à épousseter. Mais souvenez-vous,
chères petites lectrices, que la femme la
plus noble est celle qui sait employer son temps et
ses forces à faire du bien à ceux qui
l'entourent, qui ne recule devant aucun devoir
qu'elle peut être appelée à
remplir, et qui s'acquitte toujours joyeusement de
sa tâche.
(2) LE PETIT JEAN ET SA
MONITRICE.
Au nombre des
élèves d'une école du dimanche
d'un de nos grands villages agricoles, était
un petit garçon irlandais dont l'air
intelligent, l'application et l'assiduité
aux leçons avaient attiré l'attention
de sa monitrice. Après quelques dimanches,
toutefois, le petit garçon ne reparut plus,
et les personnes qui désiraient aller
s'informer de la cause de son absence ne purent
savoir où il demeurait. Quelque temps plus
tard, il paraissait regarder avec
intérêt l'un ou l'autre des moniteurs
ou le directeur de l'école quand ils
passaient; mais aussitôt que ceux-ci
faisaient mine de vouloir s'approcher de lui, notre
gamin partait à toutes jambes, franchissant
haies et barrières avec une
célérité remarquable, en sorte
qu'il n'était pas possible de
l'aborder.
Sa monitrice
était une jeune fille appartenant à
l'une des familles les plus aisées du
village. Par une froide après-midi de
décembre, un mois après que le petit
Jean eut discontinué d'assister à
l'école du dimanche, il se présenta
à la porte de derrière de la maison
qu'habitait sa monitrice, demandant s'il ne lui
serait pas possible de voir Mlle L.
- Non, non! lui dit
brusquement la cuisinière; penses-tu que
Mademoiselle veuille se déranger pour venir
vers toi sous ce hangar. Si tu as réellement
quelque chose à lui dire, entre dans la
maison.
- Je ne suis pas
assez propre pour entrer, dit timidement Jean,
rougissant légèrement en jetant un
coup d'oeil sur, ses habits râpés et
ses gros souliers crottés.
Il arriva qu'en ce
moment Mlle L. passant dans le corridor, entendit
et comprit la voix du petit garçon.
Aussitôt, elle s'empressa d'aller voir ce
qu'il désirait. Quelque peu confus, Jean
baissa la tête pendant
quelques instants, tandis que la jeune fille lui
prenait les mains et lui demandait s'il avait
été malade, ou quelle était la
raison pour laquelle il avait discontinué
d'assister à l'école du
dimanche.
- Mon papa ne voulait
pas me permettre de venir, dit-il enfin en
sanglotant; il m'a battu parce que j'avais
assisté à une école
protestante, puis il m'a conduit chez le
curé où il m'a de nouveau battu plus
fort que jamais.
- Pauvre enfant! dit
Mlle L. Mais ton papa sait-il que tu es venu ici
cet après-midi?
- Non, Mademoiselle;
mais il m'a dit que je pourrais avoir chaque
semaine une demi-journée de congé
pour aller patiner, si je lui promettais de ne pas
retourner à l'école du dimanche. J'ai
donc apporté mon Testament, pensant que vous
seriez peut-être assez bonne pour m'enseigner
ici.
Cette démarche
n'était-elle pas hardie? Jean ne savait-il
pas bien que le temps de Mlle L. était bien
rempli par ses devoirs domestiques? Et cette
dernière n'aurait-elle pas pu penser que
tout ce qu'elle pouvait faire, c'était
d'enseigner sa classe le dimanche? Ah, non !
Qu'étaient le temps, la force et les
plaisirs, en comparaison de la valeur d'une
âme ? Mlle L. n'eut d'autre pensée que
celle de remercier le Seigneur pour cette occasion
exceptionnelle qu'il lui accordait de faire du
bien.
Chaque semaine, Jean
passait donc sa demi-journée de congé
assis à ses côtés, dans sa
riche bibliothèque, lisant et
étudiant avec ardeur la Parole du
Maître qui a dit: « Laissez venir
à moi les petits enfants.
»
Le temps du patinage
était passé; la dernière glace
avait disparu de dessus l'étang, et jamais
Jean n'avait passé une seule de ses
demi-journées de congé à cet
amusement favori. Il avait trouvé une source
de jouissances plus pures et plus profondes que
celles que les jeux d'enfants pouvaient lui
procurer.
Mais son nouveau
moyen d'instruction ne pouvait pas demeurer
caché à toujours. Il arriva une fois
à Jean de laisser tomber de sa poche en
présence de ses parents un Testament
passablement défraîchi.
- Qu'est-ce que cela?
demanda le père.
- C'est mon
Testament, papa, répliqua Jean de sa voix la
plus douce.
- D'où le
tiens-tu ? Es-tu retourné à
l'école protestante depuis que je t'ai
défendu d'y remettre les pieds
?
- Non, papa; mais
c'est ma monitrice qui me l'a donné, il y a
longtemps.
- Et qui est-ce qui
était ta monitrice?
- Mlle
L.
- Quelle demoiselle
L. ? celle qui habite cette belle maison, au haut
de la colline ?
- Oui,
papa.
- Tiens, tiens! que
peut-il bien y avoir dans ce livre? Lis-nous-en
donc quelques passages.
Par une dispensation
toute particulière de la Providence,
c'était alors l'une des rares exceptions
où M. Ryan était de sang-froid; et
comme l'enfant lisait passage après passage
dans son cher livre, le père était
saisi par les vérités de la sainte
Parole. À partir de ce jour, il
commença à s'enquérir
diligemment et avec sincérité de
coeur de la vérité qui est en
Jésus. Il parvint, avec l'aide de Dieu,
à surmonter sa passion pour les boissons
fortes, qui avait été la cause de sa
dégradation, parce qu'une soif plus ardente
s'était emparée de lui : il buvait
à longs traits à la source où
ceux qui boivent n'ont plus jamais
soif.
Revenu à la
sobriété, M. Ryan était un
homme actif et intelligent, et grâce au
renouvellement de son énergie, sa famille se
trouva bientôt dans une situation
aisée et respectable. Mais là ne se
borna pas le bien dont l'amour de Jean pour la
vérité avait été
l'occasion.
Quelques mois plus
tard, son père et sa mère avaient
l'un et l'autre brisé les
chaînes de la restreinte
des prêtres, et recevaient en toute
humilité la bonne Parole qui pouvait les
sauver.
Jean n'avait-il pas
fait le meilleur usage possible de ses vacances
d'hiver ? et sa monitrice ne se trouvait-elle pas
richement récompensée pour toute la
peine qu'elle s'était
donnée?
Combien y en a-t-il
parmi nos jeunes lecteurs qui veulent
étudier avec une égale ardeur la
parole de vérité à laquelle
ils peuvent toujours avoir accès, Pour y
apprendre le chemin de la vie? Combien de moniteurs
et de monitrices veulent prendre leur tache au
sérieux, comme Mlle L., dans l'espoir
d'arracher une âme précieuse à
la mort?
(3) UNE ÉPISODE DE
VIE D'ÉCOLE.
- Oh si vous saviez! cela me
fait mourir de rire, s'écriait Léonie
Belle, partant d'un nouvel éclat qu'elle
s'efforçait en vain de réprimer
derrière son élégant mouchoir
de soie.
- Qu'est-ce, qu'il y
a donc? Tu es vraiment insupportable! Pourquoi ne
nous le racontes-tu pas que nous puissions rire
aussi ?
- Eh bien voyez-vous
dit-elle enfin, nous avons une nouvelle compagne,
mais c'est la plus curieuse créature que
j'aie jamais vue. J'étais dans la chambre de
la directrice quand elle est arrivée. Elle
se présentait avec une vieille petite malle,
guère plus grande qu'un carton à
rubans; elle est entrée dans la chambre de
la directrice, et s'est assise comme si elle venait
pour rester indéfiniment. « Est-ce
à Mme Gazin que j'ai
l'honneur de parler, » dit-elle en arrivant. -
Oui, répondit la directrice,
précisément. - Je suis venue pour
passer une année dans votre institution.
Puis elle tira de son
panier un mouchoir de poche, le déroula
jusqu'à ce qu'elle arriva enfin à une
vieille bourse de cuir de laquelle elle tira quinze
cents francs, et les déposa dans la main de
madame, lui disant : « Je crois que c'est
juste la somme. Auriez-vous la bonté de m'en
faire un reçu ? » Grand fut
l'étonnement de la directrice. Elle ne sut
que dire pendant une minute; mais elle lui donna
enfin le reçu demandé, lui posa
quelques questions et lui assigna la chambre
N° 10. C'est là qu'elle se trouve en ce
moment.
- Et puis, qu'y
a-t-il là de tellement risible
?
- Eh bien le voici :
c'est qu'elle a des cheveux roux, enfermés
dans une résille noire, et qu'elle ressemble
plus à un épouvantail qu'à
rien d'autre. Elle portait une robe brune qui
n'avait ni volant, ni garniture d'aucun genre, et
le châle et le chapeau les plus piteux que
j'aie jamais vus. Vous rirez aussi quand vous la
verrez.
Mlle Belle
était la fille unique d'un riche citoyen qui
se plaisait à lui accorder tout ce qu'elle
pouvait désirer. C'est ainsi qu'il
l'habillait beaucoup trop bien pour une fille
d'école, et qu'il lui donnait de l'argent de
poche à discrétion. Or comme elle
était généreuse, remplie de
vie et de gaieté, elle était le chef
reconnu des élèves de Mme
Gazin.
L'heure du repas
arrivée, la nouvelle venue fut
escortée dans la salle à manger, et
présentée à ses compagnes
d'études comme Mlle Anne Comte. Elle avait
échangé sa robe brune contre une
autre de calicot, avec un étroit
liséré blanc autour du cou. Elle
avait véritablement un aspect
étrange, avec son visage amaigri, couvert de
lentilles, ses cheveux rejetés directement
en arrière, et cachés, autant que
possible, sous sa grande résille noire. Si
ce n'eût été à cause de
la présence de la directrice, son
introduction aurait
été rien moins qu'agréable.
Anne paraissait fort timide et gauche; elle se
trouvait évidemment mal à l'aise
parmi tant d'étrangères. Elle regagna
sa chambre aussitôt que possible.
Le jour suivant, elle
subit son examen, et ses places lui furent
assignées dans les différentes
classes. À la grande stupéfaction de
toutes, elle se trouvait de beaucoup en avant des
jeunes filles de son âge. Mais cela ne suffit
pas pour lui concilier le respect de ses compagnes,
comme ç'aurait dû être le cas.
Au contraire. Mlle Belle et ses amies s'en
sentirent grandement offusquées, et elles se
mirent aussitôt en devoir de lui faire subir
toutes sortes de tracasseries, chaque fois qu'elles
purent le faire sans s'exposer à. encourir
le blâme de leurs institutrices.
Tout cela oppressait
grandement Anne, quoiqu'elle fit comme si elle n'y
prenait pas garde. Quelques semaines se
passèrent ainsi. Elle récitait
toujours ses leçons à souhait. Elle
ne fit aucune plainte au sujet des tracasseries et
des quolibets qu'elle avait à essuyer de la
part de ses compagnes; mais elle se tenait à
l'écart autant que possible. Des cercles
noirs commencèrent bientôt à se
former autour de ses yeux. La sollicitude d'une
amie eût découvert que toutes ces
choses étaient plus qu'elle ne pouvait
supporter; mais des amies, elle n'en avait point.
Un samedi, la méchanceté de ses
jeunes compagnes ne sembla plus connaître de
bornes. La directrice était absente, et les
autres institutrices étaient occupées
dans leurs chambres. Anne rentrait d'une petite
promenade, et comme elle approchait de la porte de
sa chambre, elle se vit entourée d'une
douzaine de jeunes filles qui se donnèrent
la main, de sorte qu'elle se trouvait leur
prisonnière. Elle les supplia un moment du
ton le plus lamentable de la laisser tranquille;
mais elles ne riaient que plus haut et se mirent
à chanter un chant que Mlle Belle avait
composé pour la circonstance;
c'étaient des paroles cruelles et des plus
insultantes à l'adresse de la pauvre fille,
Pendant quelques instants, elle
demeura au milieu de ses compagnes pâle et
immobile; puis poussant un cri perçant, elle
se jeta sur la chaîne, parvint à se
dégager et entra dans sa chambre dont elle
ferma la porte à double tour. Au milieu de
leurs sots éclats de rire, les jeunes
étourdies entendirent un étrange
gémissement, puis une lourde
chute.
- Je crois qu'elle
s'est évanouie, dit Mlle
Belle.
- Que faire ? ajoute
une autre.
Elles
restèrent quelques instants
stupéfaites et plongées dans un morne
silence. L'une d'elles courut enfin chez une
institutrice, pour lui annoncer qu'Anne
s'était enfermés dans sa chambre, et
qu'elle s'y était
évanouie.
Celle-ci pria
aussitôt le concierge de prendre une
échelle, et d'essayer d'entrer par la
fenêtre dans la chambre de la jeune fille,
pour s'assurer de ce qui en était. La
fenêtre ne se trouvait heureusement pas
fermée, et quelques instants après,
la porte était ouverte. Les jeunes filles
effrayées se groupaient à la porte,
tandis que l'institutrice relevait le corps
inanimé de la jeune fille pour le mettre sur
son lit. En recouvrant ses sens, Anne fut d'abord
en proie à de violentes convulsions. On se
hâta de faire appeler le docteur. Les
convulsions passées, celui-ci observa des
symptômes alarmants, et il déclara que
c'était un cas fort grave de fièvre
cérébrale. Il serait impossible de
décrire la honte des jeunes filles et les
remords dont leur conscience était
bourrelée. Elles n'étaient pas assez
courageuses pour confesser leur tort, mais elles
s'empressaient autour de la chambre de la malade
pour offrir leurs services, cherchant en vain
l'occasion de réparer le mal qu'elles
avaient fait. Mais leur présence ne faisait
qu'aggraver la condition de la pauvre souffrante,
de sorte qu'elles ne purent plus aller en sa
présence. Jour après jour se passait,
et toujours elle était en proie à un
délire violent. On ouvrit la petite malle
pour y chercher un peu de fil, mais on n'y
trouva que les habits les plus
simples et les plus indispensables. Le docteur
paraissait toujours fort grave et fort inquiet. La
crise arriva enfin. Pendant plusieurs heures, Anne
demeura inconsciente, et on ne permit pas de faire
le moindre bruit autour d'elle en attendant, que
l'on sût si elle vivrait ou si elle mourrait.
Elle ouvrit enfin les yeux; et l'angoisse des
jeunes filles fut un peu soulagée par une
parole rassurante du docteur. Avec des soins
intelligents, dit-il, elle recouvrera rapidement la
santé. Mais sa convalescence fut lente et
pénible.
Celles qui l'avaient
précédemment persécutée
n'osaient pas parler de ce qu'elles lui avaient
fait, mais elles lui envoyaient chaque jour de
petits bouquets embaumés, et quelques
friandises pour exciter son appétit. Les
yeux de la malade étincelaient de surprise
et de plaisir à la réception de ces
marques d'attention. Durant tout le cours de son
long délire, pas une parole de plainte
à propos de tous les mauvais traitements
qu'elle avait endurés ne s'échappa de
ses lèvres.
Un jour que la
directrice la trouvait beaucoup plus forte que
d'ordinaire, elle, se hasarda à lui demander
des nouvelles de ses amis.
- Je n'ai point
d'amis, Madame, dit la jeune fille; je n'ai que mon
cousin Jean qui a une grande famille et qui ne
s'est jamais occupé de moi. Ma mère
est morte en me donnant le jour. J'ai eu une
belle-mère; mais mon père
étant mort cinq ans après ma
mère, j'ai dû me suffire
depuis.
- Et vous n'avez
maintenant que quinze ans ?
- Oui,
madame.
- Comment avez-vous
pu vous procurer la somme nécessaire pour
payer votre pension et toutes vos dépenses
ici, pendant une année ?
- J'ai gagné
tout cet argent moi-même. Aussitôt que
je fus assez grande, j'entrai clans une fabrique,
où je gagnai d'abord dix francs par semaine,
et ensuite dix-sept cinquante, et
je travaillais le matin et le soir pour gagner ma
pension.
- Pauvre enfant
!
- Oh non, Madame, je
le faisais joyeusement.
- Mais comment se
fait-il que vous soyez aussi avancée dans
vos études ?
- J'avais coutume de
placer un livre ouvert sur mon métier,
où je pouvais lire de temps à autre
une phrase; le contremaître me le permettait,
parce que je faisais néanmoins toujours bien
mon travail. Vous comprenez, Madame, que je
désirerais devenir institutrice. Pensant que
je pourrais mieux m'instruire ici qu'ailleurs, j'ai
pris la résolution de venir.
- Que vous
proposez-vous de faire pendant les grandes
vacances?
- Il faut que je
rentre à la fabrique pour gagner quelque
argent afin de pouvoir acheter des habits plus
chauds. Vous comprenez, maintenant, Madame,
pourquoi je ne puis pas mieux
m'habiller.
La directrice avait
le coeur gros. Se penchant sur le visage amaigri de
sa jeune élève, elle le baisa avec
respect.
Le soir, lorsque les
élèves se réunirent à
la chapelle pour le culte, elle leur raconta
l'histoire d'Anne. À ce récit, toutes
les paupières s'humectèrent. Au
moment où madame achevait son histoire,
Mlle, Belle se levant tout en larmes,
s'écria :
- Oh, madame, j'ai
été terriblement méchante et
cruelle envers cette pauvre fille. Nous en avons
fait notre risée dès son
arrivée, et elle ne serait certainement pas
tombée malade, si nous ne l'avions pas
tellement tourmentée. C'est moi qui
étais le plus coupable. C'est moi qui
donnais l'exemple aux autres, et je ne saurais dire
combien j'ai souffert pendant ces dernières
semaines, dans la crainte qu'elle mourût.
Vous pouvez me renvoyer ou me punir comme vous le
jugerez à propos : je le mérite, et
j'irai lui demander pardon à genoux
aussitôt que vous me permettrez d'aller la
voir.
- Mon enfant, je suis
fort peinée d'entendre ce que vous venez de
me dire. J'ai peine à croire que mes
élèves se soient jamais permises de
mépriser une de leurs compagnes parce
qu'elle avait le malheur de n'être pas
très bien vêtue et d'être
pauvre. Mais vous avez fait une noble confession,
et je vous pardonne d'aussi bon coeur que
j'espère qu'elle vous pardonnera
elle-même, quand elle aura appris combien
vous regrettez d'avoir aussi mal agi à son
égard.
À mesure
qu'elle pouvait le supporter, ses compagnes
venaient à tour de rôle vers Anne pour
lui demander un pardon qu'elle leur accordait de
grand coeur.
- Je ne
m'étonne nullement que vous vous soyez
moquées de moi, disait-elle; je sais que
j'étais mal vêtue, et terriblement
laide. Il y a fort longtemps que je me serais
déjà arraché tous les cheveux,
mais je sais que cela ne servirait de rien : ils
repousseraient tout aussi roux que jamais. Oh! si
seulement j'avais eu ne fût-ce qu'une amie
parmi vous ! J'aurais pu tout supporter; mais mon
coeur était brisé de voir que vous
vous tourniez toutes contre moi.
»
Après cela,
elle entra rapidement en convalescence, et tout par
un beau jour, le docteur déclara qu'elle
pouvait rejoindre ses compagnes pour une heure
avant le goûter. Il y avait eu beaucoup de
chuchotements et de va-et-vient parmi les jeunes
filles ces derniers temps, mais Anne,
confinée dans sa chambre, ne s'était
aperçue de rien.
Au temps
marqué, la directrice elle-même vint
pour la conduire. Appuyée sur son bras
vigoureux la jeune fille marcha avec peine le long
du long corridor, et descendit les
escaliers.
- Ma chérie,
lui dit-elle, vos compagnes vous ont
ménagé une petite surprise, pour vous
rendre cette heure aussi agréable que
possible.
Elle ouvrit la porte,
installa Anne sur un bon fauteuil, et les jeunes
filles entrèrent toutes souriantes, en
chantant un beau chant de bienvenue. À la
fin, Léonie Belle
s'approchant, lui posa sur la tête une
magnifique couronne de fleurs, en lui disant :
Chère Anne, nous te couronnons aujourd'hui
comme notre reine, sachant que tu nous es fort
supérieure aux yeux de Celui qui regarde au
coeur, et non pas à l'extérieur. Tu
nous as enseigné une leçon que nous
n'oublierons jamais, et nous te prions de recevoir
un témoignage de notre affection
sincère, ainsi que de notre repentir pour
notre conduite passée à ton
égard. Ce témoignage, tu le trouveras
dans ta chambre à ton retour.
Les yeux d'Anne
étaient remplis de larmes; elle voulut
articuler quelques paroles en réponse, mais
la directrice parla pour elle, et après un
autre chant, les jeunes filles suivirent la reine
qu'elles venaient de couronner dans la salle
à manger, où un repas des plus
appétissants les attendait en l'honneur de
la circonstance. Anne pleurait de joie en silence
pendant toute la durée du repas. Toutefois,
elle paraissait tellement fatiguée par suite
des émotions extraordinaires de ce jour que
la directrice ne jugea pas à propos de lui
faire voir ce même soir « l'offrande de
paix » de ses compagnes. Le matin suivant, la
première chose qu'elle vit à son
réveil, ce fut une belle grande malle sur
laquelle se trouvait une carte avec ces mots :
À Mademoiselle Anne Comte, de la part de ses
compagnes et de ses institutrices. En l'ouvrant,
elle la vit remplie de vêtements neufs; mais
elle n'eut le temps d'en examiner le contenu
qu'après le déjeuner, quand elle eut
été laissée seule avec ses
magnifiques cadeaux. Il s'y trouvait de belles
robes neuves, des jaquettes, un beau parasol, des
gants et des rubans, des ruches et des cols en
abondance; en un mot, tout ce dont une jeune fille
pouvait avoir besoin. Chacune des deux cents et dix
élèves de Mme Gazin avait voulu
contribuer pour sa part de ce qu'elle avait de
meilleur pour faire à leur compagne moins
favorisée un trousseau complet. Au fond de
la malle se trouvait un pupitre
bien rempli, ainsi qu'un magnifique album contenant
les photographies de toutes ses compagnes, une
jolie bourse renfermant 25 francs, et le billet
suivant écrit de la main de la
directrice
MA CHÈRE
ENFANT, - Le présent vous servira de
reçu pour toutes vos dépenses, pour
aussi longtemps qu'il vous semblera bon de demeurer
avec nous. Je vous l'offre comme témoignage
sincère de mon amour et de mon
respect.
« JEANNE
GAZIN. »
À l'heure du
dîner, on la trouva par terre,
entourée de ses nouveaux trésors, et
pleurant comme une enfant; mais cela lui fit du
bien. Elle fut bientôt assez forte pour
reprendre ses études; et depuis, elle fut
toujours traitée avec amabilité et
respect, alors même que tous ses cheveux
fussent tombés, que sa tête fût
aussi chauve que son visage, et qu'elle dût
porter pendant plusieurs semaines une espèce
de bonnet étrange, lui enveloppant toute la
tète.
Le temps des grandes
vacances arrivé, Léonie l'invita
à aller les passer dans leur riche
habitation où, pour la première fois
eu sa vie, elle se trouva entourée de tous
côtés de beauté et de luxe, et
où elle fut traitée somme une
hôte aimée et respectée. Il ne
se passa pas longtemps avant qu'Anne pût
mettre de côté son étrange
coiffure. Une pousse abondante de cheveux bruns
bouclés encadraient son visage comme d'une
couronne de gloire, ce qui la rendait presque
belle.
Douce, aimable, et
chérie de toutes, elle demeura au
collège, fut graduée avec
distinction, après quoi la directrice lui
offrit sa situation avec des appointements fort
élevés, offre qu'elle accepta avec
empressement et reconnaissance.
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