(8)
LES PETITES
SOEURS.
VOUS vous êtes absentée hier, dit
l'aimable institutrice d'une petite école de
village en posant sa main sur la tête
bouclée de l'une de ses
élèves. - C'était le temps de
la récréation, mais la petite fille
à laquelle elle s'adressait n'avait pas
été passer les dix minutes à
jouer avec ses compagnes : elle était
absorbée dans des efforts qui paraissaient
devoir demeurer infructueux pour faire une longue
division. Son visage et son cou
s'empourprèrent à la question de
l'institutrice ; mais lorsqu'elle leva les yeux,
elle parut rassurée par le regard
sympathique qu'elle rencontra, et elle
répondit:
- Oui, Mademoiselle, je n'ai pas pu
venir; mais ma soeur Esther est venue.
- Je me souviens qu'il est venu hier une
jeune fille du nom d'Esther Gay, mais je ne savais
pas qu'elle était votre
soeur. Pourquoi donc
n'êtes-vous pas venue aussi? Vous paraissez
avoir beaucoup de goût pour
l'étude.
- Ce n'est pas que je n'en eusse pas le
désir, lui dit-elle après un moment
d'hésitation pendant lequel son visage
s'empourpra de nouveau; mais, poursuivit-elle
après un moment d'un pénible
embarras, maman ne peut pas facilement se passer
des deux à la fois, en sorte que nous devons
venir à tour.
J'assisterai à l'école un
jour, et ma soeur Esther le suivant : ce soir,
j'enseignerai à Esther tout ce que
j'apprendrai aujourd'hui, et demain soir, elle
m'enseignera ce qu'elle aura appris. C'est,
pensons-nous, la seule manière de pouvoir
apprendre quelque chose, et nous désirons
étudier beaucoup afin de pouvoir enseigner
nous-mêmes un jour, et subvenir aux besoins
de notre pauvre maman.
Elle doit tellement travailler pour nous
!
La délicatesse empêcha Mlle
M.... de questionner davantage l'enfant; elle
s'assit à ses côtés, et en un
instant, elle lui eut donné la clef du
problème que la petite fille essayait en
vain de résoudre.
- Je pense que vous feriez bien daller
un moment à l'air ; vous avez
étudié si fort aujourd'hui, dit
l'institutrice à la jeune fille comme elle
mettait son ardoise de côté.
- Je crois que je fais mieux de ne pas
aller : je pourrais déchirer ma robe. Je
resterai devant la fenêtre d'où je
regarderai les autres.
Il y avait un ton si particulier dans la
voix de la jeune fille quand elle dit : « Je
pourrais déchirer ma robe, » que cela
ne put échapper à l'institutrice. Ce
n'était qu'une robe d'une étoffe fort
bon marché, mais elle était
proprement confectionnée, et elle n'avait
jamais été lavée. En la
regardant, Mlle M. se souvint que pendant les
quinze jours que Marie Gay avait assisté
régulièrement à
l'école, elle ne lui avait vu porter que
cette robe. - C'est une fille soigneuse, se
dit-elle, et elle craint de faire de la peine
à sa mère. Je voudrais avoir beaucoup
plus de pareilles élèves.
Le matin suivant, Marie était
absente, mais sa place était occupée
par sa soeur. Il y avait quelque chose de si
intéressant dans ces deux jeunes soeurs,
l'une de onze ans, et l'autre dix-huit mois plus
jeune, qui s'accordaient pour fréquenter
l'école à tour, que Mlle M.... ne
pouvait s'empêcher de, les examiner
attentivement. Ces enfants étaient jolies de
visage, et leur taille était svelte ;
l'aînée avait les yeux bruns et les
cheveux châtains ; l'autre avait les yeux
aussi bleus que le ciel de juin, et son cou blanc
était voilé par une riche chevelure
blonde. Elle observa chez l'une et chez l'autre la
même assiduité dans leurs
études ; et de même que Marie
était restée dans la salle durant le
temps de la récréation, Esther resta
aussi ; lui ayant parlé de la même
façon qu'elle l'avait fait à sa
soeur, elle reçut la même
réponse:
- Je pourrais déchirer ma
robe.
Cette réponse attira
aussitôt l'attention de l'institutrice sur le
tissu de la robe de la petite fille. Elle vit que
C'était la même étoffe que
celle de sa soeur; une Observation Plus attentive
la convainquit que c'était la même
robe. Elle n'allait pas tout à fait aussi
bien à Esther qu'à sa soeur: elle lui
était un peu grande. La jeune fille
paraissait mal à l'aise en voyant le regard
de l'institutrice s'arrêter si longtemps sur
le dessein de sa robe.
La découverte qu'elle venait de
faire ne pouvait manquer d'intéresser un
coeur aussi généreux que celui qui
battait dans la poitrine de l'institutrice du petit
village. Elle s'informa de la demeure de leur
mère, et quoique sa bourse ne fût pas
des mieux garnies, elle se rendit le même
soir dans l'unique magasin du village. Y ayant
trouvé de la même étoffe que
celle de la robe des jeunes filles, elle en acheta
une robe pour la petite Esther, et s'arrangea avec
le marchand pour la lui faire porter, en sorte que
le donateur lui restât inconnu.
Marie Gay paraissait toute radieuse le
vendredi matin en entrant à l'école
un peu avant l'heure. Elle ne prit que
le temps de mettre ses effets en
ordre dans son pupitre; puis, s'approchant de
l'institutrice, elle lui dit, ne pouvant comprimer
son hilarité, malgré tous les efforts
qu'elle faisait pour parler bas et d'un ton
respectueux : - À partir de cette semaine,
ma soeur Esther assistera tous les jours à
l'école, et moi aussi! Oh, combien je suis
heureuse !
- Tu m'apportes là une excellente
nouvelle, répliqua l'aimable institutrice.
il me semble qu'Esther a beaucoup de goût
pour l'étude, et je suis fort heureuse de
savoir qu'elle pourra s'y adonner tous les jours.
Puis elle poursuivit avec un petit sourire
malicieux - - Mais votre maman pourra-t-elle
facilement se passer de vous ?
- Oh oui, Mademoiselle, elle peut
maintenant. Il nous est arrivé quelque chose
que nous n'attendions pas, et elle est tout aussi
heureuse de nous laisser venir que nous ne le
sommes nous-mêmes de pouvoir étudier.
Elle hésita ensuite un moment; mais son
jeune coeur débordait de joie; or quand un
enfant est heureux, il lui est tout aussi naturel
de dire le sujet de sa joie qu'il ne l'est à
un oiseau de faire entendre son gazouillement quand
le soleil réchauffe la nature. Elle se mit
donc à raconter ce qui remplissait son
coeur.
Elle et sa soeur étaient les
seules enfants d'une pauvre veuve dont la
santé était si délicate
qu'elle avait beaucoup de peine à subvenir
à ses besoins et à ceux de ses
enfants. Elle n'avait pas pu les envoyer à
l'école de tout l'hiver, parce qu'elles
n'avaient pas d'habits convenables; mais elle leur
promit que si elles pouvaient, en travaillant pour
les voisins, gagner assez pour s'acheter à
chacune une robe neuve, elles pourraient commencer
d'y assister au printemps. Les jeunes filles
avaient profité de toutes les occasions pour
gagner quelques centimes. Elles avaient
réalisé à peu près la
somme nécessaire pour acheter les robes
quand Esther tomba malade; or comme la pauvre
mère ne possédait
rien, elle s'était vue
dans la nécessité d'épuiser le
trésor de la pauvre fille.
- Oh combien cela me faisait de peine
quand l'école s'ouvrit et que je vis
qu'Esther n'avait pas de robe! dit Marie. Je dis
à maman que je n'y viendrais pas non plus;
mais elle me répondit que je ferais mieux de
venir; que je pourrais enseigner à ma soeur
le soir ce que j'aurais appris le jour, et que cela
vaudrait en tout cas mieux que de ne pas aller
à l'école du tout. J'essayai pendant
quinze jours; mais il me semblait que le petit
visage d'Esther me suivait tout le long du chemin
comme je venais à l'école, et il
m'était impossible d'être contente.
J'ai donc pensé à un moyen pour que
nous pussions venir les deux. J'ai dit à
maman que je viendrais un jour, et que le jour
suivant je prêterais ma robe à Esther
pour qu'elle pût venir, et c'est ce que nous
avons fait cette semaine. Mais hier soir, pensez
clone ! quelqu'un a envoyé à ma soeur
une robe précisément de la même
étoffe que la mienne, en sorte qu'à
présent, elle pourra venir aussi. Oh, si
seulement je savais qu'elle est cette bonne
personne ! J'irais me jeter à genoux devant
elle pour la remercier, et Esther en ferait autant.
Mais nous ne savons pas qui c'est ; nous avons fait
pour elle tout ce que nous avons pu : nous avons
prié. Oh Mlle M... nous sommes maintenant si
heureuses! N'êtes-vous pas contente aussi
?
- Certainement que je le suis,
répliqua de bon coeur
l'institutrice.
Quand le lundi suivant Esther entra dans
la salle d'école dans sa robe neuve, son
petit visage était aussi épanoui
qu'une rose sous les rayons du soleil; s'approchant
du pupitre de l'institutrice, elle lui dit du ton
le plus triomphant: - Je viendrai tous les jours
à l'école, à partir de ce
jour. Oh, combien je suis heureuse !
Jamais l'institutrice n'avait
expérimenté auparavant avec autant de
force cette vérité : « Il y a
plus de bonheur à donner
qu'à recevoir. » Jamais millionnaire
qui voit publier par les journaux ses dons de
plusieurs milliers de francs en faveur d'une
institution charitable quelconque n'a
été aussi heureux que la pauvre
institutrice qui avait porté ses gants la
moitié de l'été plus longtemps
qu'elle ne l'aurait dû pour pouvoir acheter
à cette petite orpheline une robe de
calicot.
(9)
RIEN
D'ACHEVÉ.
J'eus une fois la curiosité de fouiller
la corbeille à ouvrage d'une jeune fille. Et
que supposez-vous que j'y trouvai ? Eh bien, en
premier lieu, j'y découvris une bourse de
perles à moitié faite, et qui, selon
toute probabilité, ne devait jamais
être terminée, car les aiguilles en
étaient enlevées, et les fils de soie
étaient tout enchevêtrés,
Passant plus loin, je trouvai une feuille de papier
bristol perforée destinée à
devenir une marque de Bible, sur laquelle on lisait
ces mots : « J'aime » Mais qu'aimait-elle
? Je dus le supposer. Au-dessous de la marque de la
Bible, je trouvai un bas évidemment
commencé pour un pied de bébé;
mais il était fait à peu près
jusqu'au-dessus de la cheville, et c'est à
ce point qu'il était sans doute
destiné à demeurer pour toujours.
Au-dessous du bas était
une pelote d'un travail
soigné qui n'était pas tout à
fait terminée. On y lisait ces mots : «
A ma chère » Je vous ferai grâce
de l'énumération du reste des objets
que je trouvai au cours de mon incursion dans la
corbeille à ouvrage de cette petite fille;
mais ce que je dirai, c'est que je n'y ai pas
trouvé un seul ouvrage achevé; tout
muets qu'ils étaient, ces objets non
terminés et délaissés me
disaient une triste histoire sur le compte de cette
petite fille.
Ils me dirent qu'avec un coeur,
débordant de généreuses
affections, avec une tête remplie de
charmants et utiles projets, qu'elle avait à
la fois le pouvoir et l'habileté
d'accomplir, elle n'était pas moins une
enfant inutile - travaillant toujours, mais
n'achevant jamais rien. Ce n'était pas
manque d'activité, mais manque de
persévérance. Souvenez-vous, mes
petits amis, que la grandeur de nos projets importe
assez peu. Ce n'est pas là ce qui fera notre
gloire; on ne nous attribuera le mérite que
de ce que nous accomplirons. Nul ne se soucie
beaucoup de ce que nous nous proposons de faire ;
mais chacun ouvrira les yeux sur ce que des hommes,
des femmes, ou de petits enfants auront fait.
(10)
LE JEUNE
MUSICIEN.
Jonas Johnson était le fils cadet d'un
facteur d'orgues de la Nouvelle-Angleterre.
C'était un garçon chétif et
tranquille, qui ne se distinguait que par sa
passion pour l'harmonie. Il aimait tellement la
musique que depuis ses plus tendres années
déjà, il ne pouvait pas entendre ses
soeurs chanter tout en vaquant à leurs
devoirs domestiques sans en être ému;
mais des sons discordants le faisaient reculer avec
horreur. Dès que le choeur entonnait son
chant à l'église, des larmes
commençaient à rouler sur ses joues
et sur son cantique, tandis qu'il joignait sa
petite voix à celle des chanteurs.
Quoique les larmes de Jonas
s'échapassent à son insu, son
père les avait observées, et il les
serrait dans son coeur. Quand le garçon eut
atteint sa onzième année, sa famille
quitta la petite ville où elle avait
demeuré jusqu'alors, et vint habiter
New-York. Arrivé dans cette cité, son
père décida de lui faire
étudier la musique.
- Souviens-toi, Jonas, lui dit-il, que
je suis pauvre, et que je n'aurai pas le moyen de
faire cette dépense si tu ne te mets pas
à l'oeuvre avec courage et
persévérance. Je te donne cette
profession au lieu de te faire apprendre un
métier, parce que je crois que c'est
là ton goût.
Jonas était fort aise, et par
anticipation, il voyait déjà courir
ses doigts. décharnés sur le clavier
mystérieux du piano, d'où il ferait
sortir des accords si merveilleux. On lui choisit
pour maître un professeur capable. Dès
sa première leçon, Jonas acquit la
conviction que son entreprise n'était pas
des plus aisées, quand, après avoir
touché pour la troisième fois si
naturel au lieu de si dièse, la lourde
baguette du maître vint s'appesantir sur ses
doigts. Pauvres,petits doigts !
Ils furent incapables de continuer leur travail ce
jour-là : ils étaient tout engourdis
et rougis. Il versa un tel torrent de larmes qu'on
le pria de se retirer et de ne revenir, que dans
deux jours.
Tout le long du chemin pour se rendre
à la maison, il sanglotait, et il
était dans l'impossibilité de mouvoir
les doigts sur lesquels il avait reçu le
coup de baguette.
- Oh vieux brutal ! se disait
l'élève éploré, mon
père ne me vengera-t-il pas ?
Il trouva son père à son
atelier.
- Eh bien, lui dit le facteur d'orgues
comment ta leçon s'est-elle passé ?
Il vit qu'il y avait quelque chose qui n'allait
pas.
Les larmes de Jonas commencèrent
à ruisseler de plus belle en montrant ses
doigts meurtris, et en racontant ce qui
était arrivé. Le père, le
front rembruni, écouta le récit de
son fils ; puis la triste histoire finie, il le
prit gravement, le conduisit dans une chambre de
derrière, et après lui avoir
infligé un châtiment corporel
exemplaire, il l'avertit d'une voix terrible de ne
plus jamais s'aviser de venir se plaindre de son
maître.
Notre petit héros pensait que
c'était plus qu'il n'en pouvait endurer, et
il passa des heures étendu sur un tas de
copeaux, roulant dans sa tête des projets de
vengeance contre ceux qu'il considérait
comme ses pires ennemis. Mais tout à coup un
son le fait tressaillir. C'est celui d'un
magnifique harmonium qui vient de la chambre de son
père. Évidemment un artiste se trouve
là. Jonas s'assied pour écouter. On
joue un fragment d'un prélude de
Sébastien Bach, et ces accords merveilleux
semblent parler à Jonas comme la voix d'un
esprit. Il se dresse sur son séant ; toute
son âme frémit à l'ouïe
des choses merveilleuses que ces sons lui
racontent, quoiqu'il n'en comprenne encore que
vaguement la signification. Il se dirige vers la
porte, l'ouvre avec beaucoup de
précautions, et se trouve en face du dos de
l'harmonium. Ne désirant pas être
remarqué, il s'avance silencieusement et
traverse la grande salle pour voir le musicien.
Serait-ce bien son professeur ? Le doute n'est plus
possible : Jonas reconnaît sa longue barbe,
et même sa terrible baguette qu'il a
déposée sur une chaise. Jonas
réussit à passer sans être
aperçu. Il se souvient alors que dans deux
jours, il devra de nouveau se présenter chez
ce maître sévère. Ce terrible
personnage pourrait-il se contenter de quelque
chose d'aussi imparfait que ses essais? Cette seule
pensée suffit pour le faire frémir.
Mais Jonas se sentait une inspiration en ce moment
même. Il brûlait de nouveau d'envie de
devenir un bon musicien. Son esprit de vengeance
l'avait abandonné, et il ne pensait plus
qu'à Sébastien Bach.
Un petit harmonium avait
été placé dans la chambre
à coucher de Jonas. Il s'y retira donc et
commença l'oeuvre qu'il accomplit toujours
si bien par la suite.
Le maître redouté n'eut
aucun reproche à faire à Jonas
à la leçon suivante. Voyant les
rapides progrès et l'assiduité peu
commune de son jeune élève, le
professeur s'adoucit avec lui, et commença
à ouvrir son coeur à son
élève favori pour le
réjouir.
Après cinq mois, il arriva un
grand malheur à Jonas. Une courte maladie
emporta son maître - ce qui abattit
l'élève à tel point que le
facteur d'orgues avait de vives inquiétudes
au sujet de sa santé. Le jeune homme refusa
absolument d'aller chez un autre professeur,
assurant à sa famille qu'il se sentait
capable de poursuivre seul ses études.
Depuis le grand matin jusqu'à une heure
avancée le soir, notre jeune musicien
était sur son harmonium. Ceux qui lisent
cette biographie ne sauraient se faire une
idée de la rapidité de ses
progrès. Mais je citerai les faits.
Il venait d'entrer dans sa
douzième année
quand il entendit deux hommes dans un magasin de
musique qui parlaient d'une église de la
partie supérieure de la ville, où
l'organiste allait quitter dans quelques semaines.
Jonas écouta attentivement.
- Il a trop le style d'opéra pour
plaire à sa congrégation, dit
l'un.
- Oui, dit l'autre; plus leur organiste
sera simple, mieux ils l'aimeront.
- Où est cette église?
demanda Jonas.
- À Saint-C... dans la rue
D...
Jonas, rempli d'une nouvelle et grande
pensée, retourna à son harmonium. Le
dimanche suivant, il se rendit de fort bonne heure
à l'église. Personne n'était
encore arrivé sauf l'organiste qui
préparait ce qu'il allait jouer. Jonas monta
les escaliers, et alla se placer de manière
à voir le choix de musique qu'il faisait.
L'organiste se détourna et lui demanda
:
- Qu'est-ce que vous désirez ici,
Monsieur ?
- J'ai entendu dire que la place
d'organiste allait devenir vacante, Monsieur,
est-ce bien vrai ?
- Et connaissez-vous quelqu'un qui
désire l'occuper ?
- Je l'aimerais.
- Vous ?
- Oui, Monsieur, je suis
organiste.
Cette simple réponse fit sourire
son interlocuteur. Montrant une page de la musique
du jour, il lui dit:
- Jouez ceci.
Et laissant sa chaise à Jonas, il
alla s'installer au soufflet. Ému, Jonas
commença d'abord en tremblant, mais chacun
des sons qu'il faisait sortir lui rendait son
courage, en sorte qu'il s'en tira fort bien, tandis
que l'organiste courrait des soufflets à la
musique, et de la musique aux soufflets, tombant de
surprise en surprise. À la fin, l'un et
l'autre poussèrent un long soupir.
- C'est vraiment remarquable, dit
l'organiste. Et vous désirez postuler pour
la place ?
- Extrêmement, Monsieur, dit Jonas
frémissant de plaisir ?
- Eh bien, venez ici cet
après-midi un peu avant le service; je vous
présenterai au pasteur; c'est lui qui est
autorisé à faire tous les
arrangements.
Le jeune homme rentra à la maison
tout rempli de grandes espérances. Il ne
parla pas à son père de sa
démarche; il n'osait pas encore
espérer le succès. Jamais temps ne
passa aussi lentement que celui qui s'écoula
entre le dîner et l'heure du culte de cet
après-midi. Mais l'heureux moment arriva
enfin, et au temps marqué, Jonas se trouvait
au lieu du rendez-vous, ainsi que l'organiste, qui
le présenta au pasteur à la
sacristie, comme un postulant pour la place
d'organiste. Le pasteur, homme de haute stature et
aux cheveux blancs, se tenait debout tandis que le
jeune homme lui présentait le but de sa
démarche.
- Oui, mon garçon, lui dit-il,
notre organiste nous quittera dans trois semaines.
Est-ce que ce temps vous suffira pour vous
familiariser avec nos services ?
- Oui, Monsieur.
- Dans ce cas, je n'ai plus qu'à
vous entendre jouer pour décider.
Voulez-vous prendre la place de l'organiste cet
après-midi ? Il vous montrera les
pièces.
La proposition était des plus
inattendues ; aussi Jonas sentit-il son coeur
battre bien fort; mais sachant que tout
dépendait de son courage, il
accepta.
Il s'installa devant le grand orgue avec
un coeur brave, et avec un grand sérieux. La
cloche cessa de faire entendre ses appels; le
pasteur entra, et Jonas commença à
appuyer ses doigts sur le clavier. Cet instant peut
être considéré comme la pierre
angulaire du grand succès de sa vie.
La musique de cet après-midi
était simple et pure comme le coeur duquel
elle découlait. Le service passé,
Jonas se présenta de nouveau devant le
pasteur qui le reçut de la
manière la plus affectueuse.
- Conservez toujours ce style simple, et
nous ne désirerons jamais changer
d'organiste. Quel est le salaire que vous
désirez ?
- Eh bien, Monsieur le pasteur, je vous
dirai que je n'y avais jamais pensé; tout ce
que je désirais, c'était de pouvoir
jouer dans une église.
Le pasteur s'assit devant la table, prit
une plume et du papier, et dit :
- Vous recevrez ce que nous avons
toujours payé : sept cent cinquante francs
par an. Je ferai le contrat. Venez maintenant pour
le signer.
- Vous n'écrivez pas aussi bien
que vous jouez, poursuivit le pasteur en souriant,
lorsqu'il vit l'écriture inégale et
enfantine de Jonas Johnson; mais enfin, on ne peut
pas tout exiger d'un aussi petit homme. Voici donc
le contrat. Prenez-en bien soin.
Jonas quitta ses amis et se hâta
de se rendre à la maison. Quand la famille
du facteur d'orgues se réunit autour de
l'âtre, le plus jeune vint présenter
à son père son contrat.
- Qu'est-ce que tu me donnes, mon fils
?
Jonas ne répondit pas ; il
attendit patiemment que ses parents eussent
ajusté leurs lunettes. Après l'avoir
lu, le père fit deux fois le tour de la
chambre, puis s'adressant à sa femme, il lui
dit:
- Femme, il deviendra un grand
maître. Dieu le bénisse!
Ne pouvant se contenir plus longtemps,
Jonas courut dans sa petite chambre, se jeta sur
son petit lit, et donna libre cours à ses
sentiments; il se prit à sangloter de joie,
d'espérance et d'ambition.
La prophétie du facteur d'orgues
fut justifiée. Le monde doit actuellement
à Jonas quelques-unes de ses meilleures
pièces de musique sacrée. Comme
compositeur et professeur, il est grand. Ceux qui,
comme l'auteur de ces lignes, sont assez heureux
pour l'avoir eu comme professeur de leurs enfants,
peuvent dire véritablement
qu'ils connaissent un grand maître de
musique. La persévérance de Jonas qui
le porta à vouloir devenir musicien
malgré la discipline sévère
à laquelle il était soumis, fut
couronnée du succès le plus
éclatant. Non seulement en fit-elle un grand
musicien, mais elle fit de lui un homme utile
à la société.
Chaque garçon et chaque petite
fille peut tirer de là une leçon :
c'est que leur énergie et leur
persévérance peuvent jeter les
fondements du succès de leur vie.
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