Un
lys noir
Esclavage
C'était au temps de la guerre civile en
Amérique. L'acte d'affranchissement des
esclaves n'était pas encore signé et
l'esclavage sévissait partout. Les villages
des noirs étaient pillés, les enfants
arrachés des bras de leurs mères et
vendus comme de la marchandise, selon la
qualité. On ne se représente pas ce
que ces pauvres mères souffraient, car une
négresse a le même amour maternel
qu'une femme blanche. Seul l'Évangile
pouvait adoucir ses souffrances et pour plus d'une
mère le nom du Seigneur Jésus
était un baume bienfaisant.
Jacob Jessé
Jacob Jessé était un pauvre petit
négrillon esclave. Né dans la
plantation de coton d'un riche Américain, il
se rappelait sa mère qui, dans une pauvre
cabane, le dorlotait la nuit, car pendant le jour
ses parents devaient travailler dans les champs de
coton. Jessé était alors
attaché dans un mouchoir sur le dos de sa
mère et passait la journée dans ce
berceau incommode, exposé à la
chaleur brûlante, et nourri par sa maman dans
le temps de repos. Mais comme Jessé
était fort, il put grandir dans ces
conditions défavorables et vite se tirer
d'affaire ; bientôt il fut même en
état de se rendre utile. Combien son petit
coeur souffrait de voir le fouet du surveillant
s'abattre sur le dos de son père tandis que
sa mère était près de
succomber sous l'ouvrage si pénible.
Certain jour, il put voir qu'on liait
les mains de son père et qu'on l'emmenait
avec quelques autres esclaves. Jessé regarda
sa mère qui lui fit comprendre que son
père était vendu. Alors Jessé
se réjouit :
- Oh ! maintenant Pappy sera mieux
traité !
- Peut-être, mon enfant, lui dit
sa mère ; mais, à voix basse,
elle ajouta : Jessé, tu es fort, tu as
de bonnes jambes ; de l'autre
côté de la rivière tu seras
libre. Quand je serai morte, tu t'enfuiras. Les
blancs de l'autre côté de la
rivière ne livrent plus d'esclaves.
- Mammy ne doit pas mourir et laisser
Jessé seul ; Jessé veut
travailler dur et racheter Mammy ; Mammy doit
être aussi heureuse qu'une femme
blanche.
- Que Dieu bénisse notre massa,
(Maître ou seigneur, dans le
langage des noirs) pour que je puisse te
garder, dit-elle tristement en passant ses faibles
doigts à travers les noirs cheveux
crépus de son petit.
Quelques années plus tard
Jessé eut le grand chagrin de perdre sa
mère ; elle succomba pendant la chaleur
torride et tomba à terre pour ne plus se
relever. Ce fut un coup terrible pour le pauvre
garçon qui se jeta dans son désespoir
sur le corps de sa mère. Mais aussitôt
le surveillant le chassa avec son fouet ; il
dut prendre la place de sa mère sans un
instant de répit. Depuis ce moment
Jessé prit la décision de partir
comme sa mère le lui avait enjoint.
Quoiqu'il n'eût que dix ans, il
garda son secret, n'en dit rien à personne
et travailla consciencieusement et même
gaiement pour détourner tout soupçon
de la part des surveillants.
Un certain matin Jessé
était introuvable ; le surveillant
jura, gronda et mit toute une armée sur pied
et même des chiens pour le chercher, mais ce
fut en vain. Dieu aida merveilleusement le jeune
garçon ; impossible de le
dépister. Je ne sais pas comment il
réussit à fuir, mais je puis vous
affirmer qu'il arriva de l'autre côté
de la rivière, affamé et les pieds
tout meurtris. Il était libre.
Le fugitif
Au printemps de l'année 1862, le colonel
L. passait en revue son régiment, quand il
vit surgir devant lui un petit être sortant
des broussailles, le buste raide, les talons
joints, et faisant le salut militaire. Le colonel
s'amusa de cette apparition peu ordinaire et se
sentit attiré vers le garçon.
- Que fais-tu ici, petit homme ? lui
dit-il, comment t'appelles-tu ?
- Mon nom est Jacob Jessé Jonas,
massa, répondit-il très poliment,
tandis que ses yeux pétillants trahissaient
l'intense satisfaction qu'il éprouvait
à pouvoir parler à un homme si
important, mais on m'appelle simplement
Jessé.
- Bon, Jessé. Et que cherches-tu
dans l'armée ?
- Oh ! monsieur le colonel,
j'aimerais bien nettoyer les souliers des soldats,
puis il ajouta en baissant les yeux : Je me
suis enfui. Ils ont vendu mon papa en Alabama et ma
mammy est morte dans le champ de coton. Alors j'ai
pensé qu'il valait mieux me sauver, et c'est
ce que j'ai fait. J'ai erré quelques jours
par ici et j'ai vu que les soldats avaient des
souliers sales, mais je n'osais rien dire avant de
vous avoir vu. Maintenant il fallait bien me
décider ou mourir de faim ;
voilà cinq jours que je n'ai rien
mangé.
- Pauvre garçon, fit le colonel,
viens avec moi, je te donnerai à manger et
ensuite tu me raconteras ton histoire.
Un instant plus tard Jessé
était installé dans la tente du
colonel devant un bon repas. Quand il fut
réconforté, il raconta son histoire
de son mieux et le colonel, touché de sa
misère, le prit chez lui comme
brosseur.
C'était un plaisir de voir
l'intelligent garçon fourbir les armes de
son maître, qui se montra très
satisfait de son petit domestique. Mais
Jessé avait beaucoup de temps libre ;
alors, muni de ses brosses, il se rendait au camp.
Les soldats qui avaient quelques sous à leur
disposition faisaient nettoyer leurs chaussures.
Jessé se donnait tant de peine qu'en un
moment elles brillaient comme du satin. Ses
nouveaux clients déclaraient qu'il
était né pour être
décrotteur ; mais Jessé savait
faire autre chose encore ; il chantait fort
bien et amusait les soldats avec ses
mélodies étranges apprises dans les
plantations. Et quand il chantait un des cantiques
que sa mère lui avait appris dans ses
moments de répit, un de ces cantiques qui
l'avaient maintes fois consolée et
encouragée, c'était bien touchant de
voir de grosses larmes couler le long de ses joues
noires, et plus d'un soldat en fut
profondément ému.
Jessé devint en très peu
de temps le favori du régiment. En nettoyant
les souliers il gagnait quelques sous, qu'il
gardait soigneusement dans un petit sac qu'il avait
une fois trouvé et qu'il portait à
son cou attaché à un ruban de
flanelle rouge. Le soir il comptait quelquefois son
argent et disait à haute voix :
« Mammy, mammy, pourquoi es-tu partie
pour l'autre pays ? ton Jessé sera
bientôt riche. » Et il se sentait
bien seul.
Quelques semaines plus tard Jessé
tomba malade. Le bon colonel, qui s'était
beaucoup attaché à lui, le fit
conduire à l'hôpital des enfants dans
la ville prochaine. Cette maladie fut en
bénédiction pour notre
négrillon. Pendant qu'il était
couché là, seul, il put
réfléchir à tout ce que sa
mère lui avait appris, car elle avait
été une femme sage et intelligente.
Et ici on lui parlait du Seigneur Jésus qui
veut sauver aussi les petits garçons noirs.
Jacob Jessé à
l'hôpital
Une dame riche visitait tous les jours la
division de l'hôpital où Jessé
était soigné. Cette dame aimait le
Seigneur Jésus et faisait volontiers quelque
chose pour Lui. Elle apportait aux malades de
petites gâteries et des fleurs, et je ne puis
pas vous dire ce que Jessé
préférait. Un jour elle ne put faire
sa visite habituelle et l'enfant en fut
profondément attristé ; il
regardait toujours vers la porte, espérant
voir entrer la bonne dame. Lorsque celle-ci apprit
la déception qu'elle avait causée,
elle ne manqua plus de visiter Jessé, et,
quand il alla mieux, elle se mit à lui lire
des histoires. Personne ne lui avait jamais
témoigné autant de bonté et
Jessé écoutait de toutes ses oreilles
quand son amie lui lisait les belles histoires du
Seigneur Jésus et les lui expliquait.
Ah ! comme il aimait entendre que Jésus
avait été un tout petit enfant
à Bethléhem, qu'Il avait obéi
à ses parents, étant devenu plus
grand, et que, plus tard, Il prenait les enfants
dans ses bras, les bénissait et
disait : « Laissez venir à
moi les petits enfants, car à de tels est le
royaume des cieux ». Et comme il
jouissait d'entendre que le Seigneur était
devenu pauvre, afin que les pauvres
négrillons pussent devenir riches. Ses yeux
brillaient quand on lui parlait de l'amour de Dieu
pour les pauvres pécheurs perdus. Un nouveau
monde s'ouvrit pour lui, et il donna son coeur en
toute confiance au Sauveur, car il savait qu'Il
était aussi mort pour lui.
- Mon massa du ciel, Jésus, est
mort pour moi, et pour mammy, et je veux
l'aimer.
C'est avec ces mots qu'il prit
congé de ses amis de
l'hôpital.
Quand Jessé reprit son service,
il était un autre noir, comme il le disait
lui-même. Ses regards, ses paroles, son air
témoignaient de ce changement. Il
était encore plus serviable qu'auparavant et
quand on voulait lui donner de l'alcool, il
refusait sans hésitation. Il
recommença à faire des
économies et son petit pécule
grossissait toujours. Chaque samedi il allait en
ville, d'habitude avec une bourse bien garnie, mais
le soir celle-ci était tout à fait
vide. Le colonel fut intrigué de cette
manière de faire et se demanda comment
Jessé pouvait dépenser tout cet
argent. Il n'achetait rien pour
lui-même ; ce n'était pas
nécessaire, puisqu'il était bien
nourri et avait fort bonne mine ; ses habits
restaient en loques, donc sa garde-robe n'entrait
pas en ligne de compte. Finalement le colonel
décida de suivre une fois ce petit
vaurien.
Le samedi suivant Jessé chercha
son passeport chez le colonel comme de coutume, car
personne n'osait quitter le camp sans être
muni de ce papier important. Alors le colonel lui
dit, moitié plaisantant, moitié
sérieusement :
- Écoute Jessé, il est
grand temps que tu t'achètes de nouveaux
habits, car tu as l'air très
déguenillé. Dis-moi franchement, ne
reçois-tu pas assez de gages?
Jessé regarda son maître
tristement et répondit :
- Sûrement, massa, sûrement
Jessé reçoit assez de gages ;
mes habits sont déguenillés; massa
dit la vérité.
Puis, très embarrassé, il
ajouta :
- Jessé veut faire ce que massa
dit, la semaine prochaine.
Le colonel sortit de la tente et laissa
le garçon seul. Quel fut son
étonnement quand il revint un moment plus
tard d'entendre la voix de Jessé. L'enfant
priait. « Tu vois, Massa dans le ciel,
Jessé est dans le besoin, Jessé est
dans l'embarras. Massa colonel le dit et c'est
vrai. Mais je n'ai pas d'argent pour ce pauvre
noir. Je dois avoir des habits. La bonne dame
à l'hôpital disait que tu savais tout.
Je puis employer mon argent mieux que cela. Dans ce
livre que la dame lisait, les lys n'avaient pas de
soucis pour leurs habits. Cher Massa du ciel !
habille-moi aussi comme les lys et je serai hors
d'embarras. Mon argent doit servir autrement, car
il y a tant de petits enfants malades. Tu sais tout
- c'est comme massa le colonel le dit, c'est ainsi,
Massa du ciel, amen ! »
L'on peut s'imaginer la surprise du
colonel en entendant cette simple prière,
mais il ne laissa rien remarquer. Dès que
Jessé se fut mis en route, il fit seller son
cheval et suivit le garçon pour voir ce
qu'il ferait. Jessé entra tout d'abord chez
un boulanger-pâtissier. « Ah !
pensa le colonel, c'est pourtant un mendiant
arrogant, un nègre très ordinaire,
qui ne pense qu'à manger et dormir, dormir
et manger, c'est tout ; la seule
différence c'est que Jessé veut au
moins travailler. » Et Jessé
sortit du magasin chargé d'un grand
paquet ; aussi vite que possible il entra dans
une autre rue, chez un fleuriste, ensuite dans un
magasin de fruits. Puis, au pas de course, il se
dirigea vers un faubourg où il entra dans un
hôpital. Le colonel remarqua que le concierge
saluait Jessé très aimablement et
quand celui-ci disparut derrière la grande
porte, le colonel sauta de son cheval et questionna
le concierge.
- Pouvez-vous me dire où est
allé ce nègre ? C'est mon
domestique.
- Mais certainement, monsieur ; on
aime beaucoup le voir ici ; on l'attend toute
la semaine avec impatience. Il visite la division
des garçons. Si vous le désirez, vous
pouvez entrer dans la salle d'attente et vous
pourrez observer tout ce qu'il fait.
- Très bien, mais il ne doit pas
me voir.
Un instant plus tard le colonel, par la
fenêtre de la salle d'attente, put voir
Jessé entrer de l'autre côté.
Le garçon allait d'un lit à l'autre,
distribuant des oranges et disant un mot
d'encouragement. Tous semblaient enchantés
de le voir et même plusieurs enfants le
remerciaient. Le militaire aurait bien donné
une grosse somme pour être à la place
de Jessé. Enfin tout se trouva
distribué ; il ne restait qu'un petit
lit, dans lequel gisait un petit garçon de
sept ans à peine. Cet enfant était
bien près de la mort. Lorsque Jessé
s'approcha de lui les mains vides, le visage du
garçonnet devint très triste.
Ah ! que le colonel aurait aimé donner
à Jessé une grosse pièce
d'argent pour qu'il puisse faire plaisir au pauvre
petit malade, mais il voyait bien que l'enfant ne
pourrait plus rien manger. Jessé, voyant son
air affligé, se mit à sourire en
montrant ses dents blanches ; il prit une
boîte de laquelle il sortit une belle rose
blanche bien emballée dans un linge humide.
Le petit malade poussa un cri d'admiration et
lorsque Jessé mit la rose sur le coussin
pour qu'il puisse bien en respirer le doux parfum,
il dit tout doucement :
- Oh ! Jessé, que tu es bon.
Je pense que, quand tu viendras au ciel, tu seras
l'ange le plus blanc de tous, aussi blanc que cette
délicieuse rose.
- Oui, oui, disait Jessé, c'est
aussi ce que le bon Livre dit, quand il parle des
lys, là-haut, pas ici. Je suis un stupide
nègre noir. J'ai aussi prié à
cause des lys, qui n'ont pas besoin d'habits, pour
que je puisse donner tout mon argent pour les
enfants malades. J'ai pensé que
peut-être un matin je trouverais des habits
près de mon lit, mais ce n'est pas encore
arrivé. Pourtant, je dois avoir d'autres
habits, ces guenilles deviennent tous les jours
plus mauvaises. Maintenant tu m'as
aidé ; je vois que, dans le ciel, je
serai un lys, un lys noir, c'est vrai, mais cela ne
fait rien. Dieu les connaît. Et maintenant,
mon chéri, je dois m'en aller : je dois
travailler, sans quoi je ne pourrai rien te donner.
Je sais ce que c'est que d'être couché
dans un hôpital. Mais vois-tu, je suis en
service chez le colonel et je dois être mieux
habillé.
Puis il salua le petit et s'en alla en
courant.
Le colonel était très
touché en voyant tout cela et les larmes lui
vinrent aux yeux, quoiqu'il dût bien rire
aussi. Il donna une bonne pièce d'argent au
concierge et le chargea d'acheter des oranges pour
les enfants malades.
Le lendemain, il arriva quelque chose
qui causa une vive joie à Jessé, mais
aussi un grand embarras. Lorsqu'il se leva de son
sac de paille, ses vieux habits avaient
disparu ; ils avaient fait place à un
nouveau costume. Le colonel observait sans
être vu, ce qui allait arriver. Et vraiment,
c'était bien amusant de voir comment
Jessé s'y prenait avec ses nouveaux habits.
Il se frottait les yeux, croyant rêver, il
examinait les vêtements, enfin il se hasarda
à mettre les souliers, mais il les ôta
tout de suite. « Peut-être ne
sont-ils pas pour toi, mais pour qui alors ?
Jessé, je voudrais bien que tu aies de
pareils souliers. »
- Jessé, fit le colonel en
entrant en ce moment.
- Me voici, massa, répondit le
garçon.
- Jessé, ton Massa du ciel a
exaucé ta prière et t'a envoyé
de nouveaux habits, pour que tu ne te fasses plus
de soucis et que tu puisses vivre comme les
lys.
- Monsieur le colonel, qui vous a dit
cela ? Le nègre a-t-il
rêvé ? Est-ce bien vrai -
vraiment vrai, monsieur le colonel? et il se mit
à genoux et rendit grâces comme un
enfant très simple peut le faire.
Le colonel était un
incrédule, qui ne se souciait nullement de
la Parole de Dieu, mais il raconta plus tard
à ses amis que la prière de
Jessé avait fait de lui un autre homme, et
qu'il désirait souvent que tout son
régiment ait entendu le négrillon. Le
garçon était si convaincu que le
colonel ne trouva pas le courage de lui dire
d'où venaient les habits. Depuis ce moment
les relations entre le colonel et son domestique
changèrent complètement. Le colonel
n'entreprenait plus rien sans en parler à
Jessé, car dans sa simplicité,
celui-ci savait toujours trouver le chemin droit.
Ce n'était plus le maître et
l'esclave, mais deux amis, quoique Jessé
restât toujours soumis et de bonne
volonté.
Jessé était très
heureux dans ses nouveaux habits et il ne se
gênait pas pour raconter aux soldats comment
il les avait reçus. Souvent il mettait ses
deux mains sur sa poitrine, comme il devait le
faire jadis devant le propriétaire des
plantations et disait avec un bon rire :
- Mon Massa du ciel, Jésus,
m'habille comme les lys. Personne n'osait se moquer
de lui.
En attendant, les enfants de
l'hôpital remarquaient bien que la bourse de
Jessé était mieux remplie et souvent
le riche colonel accompagnait son pauvre domestique
noir et n'arrivait jamais les mains vides.
Jessé parlait si simplement de l'amour du
Sauveur, qu'il aimait de tout son coeur. Son visage
s'illuminait quand il leur parlait des lys, que le
Sauveur lui-même habillait, - des lys blancs
et des lys noirs, comment il avait
déjà été revêtu,
et que dans le ciel il brillerait, lui, un lys noir
au milieu de tous les lys blancs. « Mais
cela ne fait rien, ajoutait-il, Massa du ciel,
Jésus, aime les noirs autant que les
blancs.
Quelques jours plus tard le colonel
reçut l'ordre de se rendre en un autre
endroit avec son régiment et, comme il
savait que le prochain camp serait moins tranquille
que le camp actuel, il fut bien embarrassé
de savoir que faire de Jessé. Certes il
aimerait toujours l'avoir près de lui, mais
il devait aller plus près du front, ce qui
pourrait mettre leur vie en danger. Enfin, il pensa
avoir trouvé une solution. Il proposa
à Jessé de l'envoyer dans une
école tenue par des missionnaires, mais
celui-ci refusa avec décision de quitter son
maître, quoiqu'il eût bien aimé
porter la bonne nouvelle du salut à ses
compatriotes et peut-être même à
son père.
- Jessé doit aller avec monsieur
le colonel, c'est impossible autrement,
dit-il.
- Mais Jessé, ton père est
peut-être encore un esclave, as-tu bien
réfléchi à cela ? demanda
le colonel. Mais Jessé resta ferme.
- Monsieur le colonel d'abord et puis
mon pappy ; le pauvre nègre serait
toujours triste si Monsieur le colonel partait
seul.
Sur le champ de bataille
Quelques semaines plus tard, nous retrouvons
Jessé sur le champ de bataille à
côté de son maître. C'est vrai
qu'il refusait de charger un fusil ou de tirer sur
l'ennemi, mais il était toujours très
occupé à pourvoir les soldats d'eau
et si possible de pain ; et le soir, quand on
se reposait, Jessé était introuvable.
Il se glissait tout doucement jusqu'au champ de
bataille pour assister les soldats mourants dans
leurs derniers moments.
Le colonel n'avait pas le temps de
s'occuper de Jessé, jusqu'à un
certain jour où plusieurs soldats
blessés lui dirent qu'un ange noir leur
avait sauvé la vie. Alors il décida
de suivre son domestique pour voir ce qu'il faisait
la nuit. Et il put à peine croire ce qu'il
vit et entendit. Le négrillon se tenait
accroupi près d'un soldat mourant dont il
appuyait la tête sur sa poitrine. Le colonel
tendit l'oreille pour entendre les paroles de
Jessé.
- N'aie pas peur, pauvre soldat, disait le
garçon doucement. Massa du ciel,
Jésus, est mort pour les pécheurs.
Massa Jésus te fait tout blanc. Il fait
tout, Il soigne pour tout. Pauvre soldat, prie
Massa Jésus.
Le soldat mourant buvait les mots de
Jessé avec avidité. Il lui semblait
qu'un ange noir lui parlait et, rassemblant ses
dernières forces, il joignit ses mains et
dit d'une voix très faible :
« Mon Jésus ».
- Massa du ciel t'aime. Il t'entend
prier, dit Jessé, puis il déposa le
soldat doucement dans l'herbe et s'agenouillant
auprès de lui, il pria si simplement que le
colonel ne put retenir ses larmes.
- Que fais-tu ici, Jessé ?
demanda-t-il un peu rudement, quand le
garçon ayant dit amen voulut arranger le
soldat plus commodément.
- Jessé aide le pauvre soldat
à mourir, monsieur le colonel,
répondit-il en toute confiance. Il y a
beaucoup de besoins ici, beaucoup plus que chez les
enfants malades. Pauvre nègre ne peut pas
aider, monsieur le colonel ; Massa du ciel,
Jésus, seul petit aider. Il entend prier les
pauvres soldats.
Alors Jessé vit que le soldat
était mort et, satisfait, regardant son
maître, il dit :
- Celui-ci est au ciel, colonel ;
un lys blanc comme la neige ; Massa
Jésus prend soin de lui.
Il y eut un moment de silence, qui fut
vite interrompu par les gémissements d'un
autre mourant.
- Tu entends, maître, dit
Jessé, et il se hâta de se rendre
à l'endroit d'où venait la
plainte.
- Attends, Jessé, je viens avec
toi, dit le colonel, et les deux rendirent ensemble
les derniers services d'amour aux soldats
mourants.
Vers le matin, le colonel et
Jessé se trouvaient au haut d'une colline
pour écouter s'il y avait encore d'autres
blessés dans le voisinage. Tout d'un coup,
Jessé sursauta et, de toutes ses forces,
jeta l'officier de côté. Celui-ci ne
comprit pas ce qui arrivait, mais quand il se
releva, il vit qu'une balle ennemie avait
frappé Jessé ; celui-ci avait
entendu siffler la balle de loin. Si Jessé
ne l'avait pas jeté de côté, la
balle l'aurait touché, lui. Jessé
avait sauvé la vie de son maître, mais
il s'était blessé
lui-même.
- Jessé, mon pauvre
garçon, tu serais presque mort pour moi, dit
le colonel en donnant les premiers soins à
son serviteur. Il le porta soigneusement au
lazaret, où il choisit le meilleur lit et
recommanda le garçon aux bons soins des
gardes... Cette nuit-là, le colonel comprit
pour la première fois la bonne nouvelle du
Rédempteur qui mourut pour nous.
Dans sa fièvre, Jessé
parlait constamment de son maître. Il
semblait qu'il passait continuellement par
l'angoisse de cette triste nuit, car il ne cessait
d'appeler le colonel :
- Massa, vite, va vite. - Massa ne doit
pas encore mourir, le nègre à ta
place, - vite Massa !
Lorsque enfin il ouvrit les yeux, il vit
son maître assis à côté
de son lit. Il voulut le saluer avec l'enthousiasme
qui lui était habituel, mais retomba sur ses
oreillers.
- Pauvre nègre est malade,
soupira-t-il.
- Tu seras bientôt guéri,
Jessé, fit le colonel. Sais-tu bien que tu
as failli mourir pour moi ?
Jessé fit un signe
d'assentiment.
- Jessé devait faire cela,
essaya-t-il d'expliquer. Massa doit encore vivre.
Ce nègre n'était pas encore
sûr, si Massa colonel serait un lys, - s'il
aimait vraiment Jésus. Oui ? Oh !
monsieur le colonel aime Jésus ; Dieu
soit béni !
Maintenant seulement le colonel comprit
bien pourquoi Jessé avait
préféré rester avec lui. La
crainte que son maître pourrait mourir sans
Jésus l'avait retenu d'aller à
l'école des missionnaires.
Un lys noir
C'est en automne de la même année.
La plupart des malades de l'hôpital dormaient
déjà, car c'était tard dans la
soirée. Jessé seul veillait. On lui
avait dit que le colonel ne pouvait pas venir ce
soir-là, parce qu'il devait s'en aller
très loin. Exténué,
Jessé avait le regard fixé sur la
porte, il avait l'assurance que son maître
viendrait encore ce soir-là. Lorsque
celui-ci entra enfin, il entendit que Jessé
ne pouvait pas maîtriser sa joie.
- Massa, cria-t-il.
- Me voici, mon cher enfant, dit le
colonel avec bonté. Il venait de descendre
de cheval et avait l'air très
fatigué ; son uniforme était
taché de boue, mais il voulait pourtant
encore faire plaisir à Jessé, et
quand il eut bien arrangé ses coussins, il
déposa un petit paquet sur le lit. Le malade
était anxieux de voir ce qu'il pouvait
contenir et lorsqu'il en sortit un beau lys blanc,
la joie de Jessé fut à son comble. Le
colonel n'aurait rien pu lui apporter de mieux.
Jessé tenait le lys dans ses faibles mains
noires et ne pouvait assez le regarder.
- Monsieur le colonel, Jessé sera
bientôt un lys, un lys dans le ciel, - un lys
noir près de Jésus. Jessé se
réjouit, bientôt je verrai mon Massa
du ciel, Jésus. Pauvre nègre verra
Jésus, et son visage brillait de
joie.
Mais ses yeux n'exprimaient pas
seulement la joie ; ils avaient quelque chose
de suppliant, que le colonel comprenait très
bien. Il était venu
précisément pour enlever la
dernière tristesse de cette terre à
son fidèle petit domestique. Le Sauveur
avait vaincu le soldat, par l'amour qui est plus
fort que tout.
- Jessé, dit-il doucement, en
prenant la petite main noire dans la sienne,
Jessé, quand tu seras avec ton Massa du
ciel, dis-lui que le colonel l'aime !
- L'aime, monsieur le colonel ? tu
aimes Jésus ! s'écria-t-il,
tandis qu'une joie inexprimable illuminait son
visage.
Combien le maître et le serviteur
étaient heureux de se savoir un dans le
Seigneur. S'ils devaient être bientôt
séparés, ce ne serait que pour peu de
temps, et bientôt ils seraient réunis
auprès de Jésus. Avec cette douce
certitude Jessé s'en alla cette nuit
même auprès du Sauveur qui l'avait
tant aimé.
Et le colonel ? Bien triste de ne
plus pouvoir parler avec son garçon
chéri, il connaissait maintenant le plus
grand bonheur don un homme puisse jamais
jouir.
Je ne sais pas si le colonel a jamais
trouvé le père de Jessé pour
lui parler du grand amour de Jésus, mais je
sais bien qu'il n'a jamais manqué une
occasion de parler de son « lys noir dans
le ciel » et que plusieurs ont appris par
ce moyen à aimer le Seigneur Jésus.
|