Bloqués par la
neige
Épisode de la tourmente de neige de
l'hiver de 1872 dans les prairies de
l'Amérique du Nord
- Quand serez-vous de retour,
père ?
- Après-demain. En partant tout
de suite je puis arriver ce soir entre huit et neuf
heures. La neige commence à tomber
serré. Je vais atteler Bob et le Gris au
traîneau. Je prendrai Jean avec moi.
- Je serai toute seule. J'aimerais tant
que vous puissiez rester avec nous !
La jeune fille se baissa et ouvrit la
porte du poêle pour cacher les larmes qu'elle
essuyait avec son tablier.
- Et moi aussi, Rachel, mais il le faut.
Tu sais que j'ai promis à Huston de l'aider
dans son affaire et je ne puis manquer au
rendez-vous.
- Je sais que vous devez aller,
père, dit-elle : mais si Jean pouvait
rester, ce serait moins triste.
- Je m'arrêterai chez le voisin
Giles, et j'engagerai la tante Esther à
venir ici. Elle m'a dit qu'elle le pourrait ; elle
viendra avec Joseph qui traira les vaches et les
soignera pendant mon absence.
Cette perspective consola Rachel et ses
yeux brillèrent.
- Jean, prépare-toi pendant que
je mettrai une petite pro-vision de bois et de
houille là sous le hangar. Puis nous
mangerons un morceau, et en route.
M. Wilson avait émigré
dans l'Ouest et s'était établi dans
les riches prairies de cette région. Il
s'était marié à la fille d'un
fermier voisin et possédait une grande ferme
avec une bonne habitation et les dépendances
nécessaires. Sa demeure était
isolée ; aucune route ne passait près
de là.
La femme de M. Wilson était morte
depuis six mois en lui laissant cinq enfants :
Jean, l'aîné, qui avait quatorze
ans ; Rachel, treize ; Jacques,
dix ; Guillaume, huit, et une petite fille de
sept mois.
Depuis la mort de sa mère, Rachel
avait cherché de tout son pouvoir à
la remplacer dans la famille. Elle soignait le
bébé si bien que son père
l'appelait petite maman.
Comme nous l'avons dit, M. Wilson
était obligé de se rendre à la
ville voisine, malgré le froid et le mauvais
temps qui s'annonçait. Avant de les quitter
M. Wilson recommanda ses enfants au Seigneur, le
priant de les protéger durant son absence.
Puis il se mit à table pour un léger
repas.
- Ne laisse pas éteindre le feu,
Rachel, dit-il tout en mangeant, j'ai mis du bois
et de la houille là, tout à
portée, il y en aura jusqu'à mon
retour. Soigne bien la petite.
- Oui, répliqua-t-elle, en les
regardant partir de la porte. Regarde, Jacques,
comme la neige redouble et quel froid il fait,
comme j'aimerais voir arriver tante Esther et
Joseph ; cela nous égayerait.
Une heure se passa, Guillaume assis
à terre avec sa petite soeur, la faisait
rire en se roulant avec elle.
Le jour baissait, la journée, si
courte en hiver, allait finir et ni Joseph ni tante
Esther n'étaient encore
arrivés.
- Je viens de regarder la neige, Rachel,
dit Jacques. Je ne vois plus la clôture du
jardin, les flocons sont si serrés.
J'espère qu'il n'arrivera rien au
père, ni à Jean.
Rachel avait été prendre
un balai sous le hangar et était
étonnée de la masse de neige ;
elle regarda à la fenêtre, on ne
voyait ni oies, ni canards ; les poules
avaient aussi disparu pour chercher un
abri.
Oh ! qu'elle souhaitait voir
arriver tante Esther et Joseph, car elle
commençait à s'effrayer et la
tempête redoublait de violence. Les objets
extérieurs disparaissaient rapidement sous
la neige ; tout devenait sombre. Elle ne
distinguait presque plus rien. Rachel ouvrit la
porte et alla vers le hangar. Elle entendit mugir
une des vaches, c'était sa favorite
Crumpie.
« Elle est à la porte
de l'étable et veut y entrer,
pensa-t-elle ; j'irai la traire ; Joseph
ne viendra peut-être pas et
Bébé doit souper. »
Elle prit un vieil habit de son
père et le boutonna autour de son corps,
puis enfila les grandes bottes de Jean et
s'enveloppa la tête et le cou dans un
cache-nez ; et après avoir dit à
Jacques de veiller sur Guillaume et la petite, elle
prit le seau à traire. En arrivant à
la porte du hangar elle sentit que la neige s'y
était amoncelée ; elle essaya
d'y pénétrer mais ne put franchir
l'obstacle. Rachel était courageuse et
recherchait, plutôt que de les éviter,
les occasions de le prouver. Elle ne crut pas au
danger, il faut le dire. L'ouragan était
affreux, mais elle le bravait ; il fallait du
lait pour l'enfant, cette pensée la
dominait. Après ce premier échec,
elle se rappela une pelle à neige que son
père lui avait faite, une sorte de planche
large à un bout et pointue à l'autre,
emmanchée d'un fort bâton. Elle coupa
un bout de corde à lessive qui pendait
là, s'attacha le seau autour de la taille,
puis poussant la pelle appuyée contre sa
poitrine et la dirigeant des mains, elle se fit un
passage. En arrivant près du chenil, le
chien Rover voulut s'élancer vers elle, elle
s'arrêta et détacha sa
chaîne.
Il faisait si obscur que Rachel put
à peine distinguer les objets dans la cour
de la ferme ; ayant atteint la barrière
qui l'en séparait elle fut tentée de
rentrer à la maison. Mais elle entendit de
nouveau mugir la vache et avança dans son
pénible labeur. Sans l'appui que lui donnait
la pelle elle n'aurait pu lutter contre les rafales
de vent chargées de neige.
Enfin, la voici à la porte de
l'étable : Crumpie et une autre vache
s'y tenaient blotties, heureusement que la neige
l'avait laissée à peu près
libre en s'accumulant quelques pieds plus
loin.
Avec quelques coups de pelle, Rachel
débarrassa l'entrée de façon
que les bêtes purent passer, elle les suivit,
mais dut s'asseoir un instant avant de pouvoir rien
entreprendre, tant elle était hors
d'haleine. Puis se relevant promptement,
tourmentée à la pensée du
retour, elle se mit à traire les deux
vaches, leur donna du maïs et alla dans la
grange chercher du foin; puis elle pensa aux
chevaux dans leur écurie et mit aussi du
foin dans leur mangeoire ; là elle vit
les grands seaux à lait que son père
y avait laissés. Elle y versa le lait, mit
solidement les couvercles et les attacha autour de
sa taille.
La jeune fille sortit rapidement fermant
la porte de l'étable et se retrouva au
milieu des éléments
déchaînés. Elle ne savait pas
de quel côté se tourner, le passage
qu'elle avait creusé était
bloqué de nouveau. Comment recommencer la
lutte ? La tempête augmentait, elle se
sentait glacée ; mais les enfants et le
bébé ! Sans proférer de
paroles, mais de même que Pierre marchant sur
les vagues de la mer, Rachel murmura :
« Seigneur, sauve-moi, car je
péris ! » et elle
avança résolument.
Il fallait marcher en tâtonnant,
trébuchant sous la charge des seaux si
nécessaires pour le repas du soir. Les
flocons aigus de la neige lui ôtaient la
faculté de respirer et le vent la faisait
plier comme un roseau.
Elle craignait de tomber et de ne
pouvoir se relever ; mais alors elle serait
gelée à mort ; cette
pensée lui donna des forces, d'ailleurs la
porte devait être près de
là ; elle la cherchait et ne trouvait
rien. Enfermée comme par un mur de tous
côtés, elle étendit la main et
sentit un objet devant elle, qu'était-ce
donc ? c'était le dessus de la cabane
du chien : elle était dans la cour de
la maison et près du hangar, elle
recommença ses efforts pour avancer.
Arriverait-elle ? elle ne se sentait presque
plus de force. Enfin, ses mains étendues
rencontrèrent un poteau, le hangar, elle
trouva l'entrée et s'y arrêta un
instant pour reprendre haleine. Même dans ce
court répit Rachel craignait d'être
engloutie. Le vent criait et mugissait comme une
armée de démons.
Affaiblie comme elle l'était,
elle ne put jamais se rendre compte comment elle
avait atteint la porte de la cuisine, ni comment
elle y était entrée. Tout ce qu'elle
se rappelait, c'est qu'elle avait entendu les cris
de Jacques, qu'un tas de neige était
à côté d'elle, que son lait
était en sûreté et que la nuit
était profonde. Rachel ne se doutait pas
qu'elle avait fait ce que beaucoup d'hommes
n'avaient accompli dans cette nuit terrible qu'au
prix de leur vie.
La pauvre enfant ne put même pas
se traîner jusqu'au fourneau pour y ranimer
le feu. Jacques y mit du bois pendant qu'elle
frissonnait sans pouvoir bouger. Son sang semblait
s'être glacé dans ses veines.
Bébé se mit à pleurer, Rachel
voulut aller vers elle, mais retomba en fondant en
larmes.
Effrayé de l'état
où il voyait sa soeur, Jacques cria et
sanglota et cela la tira de sa torpeur.
- Jacques, prends la bouteille à
lait et fais-en vite chauffer pour la petite,
dit-elle.
Il essuya ses pleurs et lui
obéit, puis il donna à boire à
l'enfant. Rachel s'était assise près
du poêle et s'appuyait dessus. Elle sentait
qu'il fallait préparer le souper pour les
enfants, mais ne pouvait agir.
La pensée lui vint d'un cordial
fait par sa mère, en cas de maladie ;
Jacques le trouva, lui en versa une tasse, cela la
ranima, elle put se traîner vers sa couchette
où elle s'étendit et s'endormit.
Guillaume la réveilla peu après en la
tirant par sa robe.
- Rachel, Rachel, je veux mon souper et
tout est si noir.
Ce court sommeil l'avait un peu
reposée, elle alluma tout de suite la lampe,
mit chauffer de l'eau et arrangea la table du
souper. Lorsque Rachel voulut fermer les volets
extérieurs, elle ne put les mouvoir, la
masse de neige gelée les avait fixés.
Elle eut même grand-peine à refermer
la fenêtre.
Rachel était si fatiguée
qu'elle ne put manger. Guillaume, lui, sans souci,
soupa de bon appétit ; mais Jacques se
plaignit de mal de tête et ne voulut
rien ; il consentit pourtant à avaler
une tasse de thé chaud.
Elle donna aussi de la nourriture
à Bébé et quand elle eut fini
elle la mit tout endormie dans son berceau.
Rachel retourna sous le hangar prendre
une provision de bois et de houille pour la
nuit ; elle en trouva moins qu'elle ne
croyait, ce qui l'inquiéta. Elle monta
à la chambre du premier voir s'il y avait du
feu, c'était là qu'elle couchait avec
sa petite soeur, ses frères étaient
avec leur père en bas. Le poêle
brûlait et la chambre était chaude.
Elle fit coucher les deux garçons dans un
des lits d'en haut, pria avec eux demandant
à être gardés et bénis,
et se mit dans l'autre avec
Bébé.
La grande fatigue et les efforts qu'elle
avait faits lui procurèrent un profond et
salutaire sommeil et Rachel se réveilla plus
tard que de coutume le lendemain. Le premier regard
jeté sur la fenêtre montra qu'ils
étaient ensevelis sous la neige.
Aussi loin qu'on pouvait voir, la vaste
nappe blanche n'était brisée par
aucun objet saillant. La grange était
cachée ainsi que le hangar ; l'ouragan
cependant avait cessé. La première
pensée de Rachel fut pour son père et
pour Jean ; auraient-ils pu atteindre H... en
sûreté ? En faisant le feu, elle
se demandait ce qu'elle ferait pour le combustible,
il y en avait si peu. Elle descendit à la
cuisine, les fenêtres étaient pleines
de neige jusqu'en haut. Après avoir fait du
feu, elle ouvrit la porte et se trouva devant un
mur blanc, elle la referma promptement, craignant
que la neige n'envahît la cuisine, et toute
désolée, se mit à pleurer. Que
deviendraient-ils tous ? on ne pourrait pas
les secourir, et ils n'avaient de combustible que
pour la journée. Après avoir
réfléchi un instant, Rachel ralluma
sa lampe et prépara le déjeuner,
mettant la table près du fourneau. Les
enfants s'étaient
réveillés ; Jacques grognait et
se plaignait de mal à la tête et
à la gorge, il toussait et avait de la
fièvre. Elle le fit rester au lit, lui
promit du café et alla déjeuner avec
Guillaume.
Rachel avait décidé ce
qu'il fallait faire. Après avoir
consolé Jacques et l'avoir engagé
à dormir, elle donna un livre d'images au
cadet, et commença ses préparatifs,
car il était nécessaire de
s'établir en haut pour n'avoir qu'un feu. En
outre il n'y avait que peu d'huile et tout
était sombre en bas. Le vent devait les
avoir enveloppés de neige comme d'un mur.
La jeune fille porta un banc dans le
corridor du haut et y plaça les ustensiles
et les provisions ; encore un grand pot de
lait (quel bonheur de l'avoir !), puis
ôta de la chambre les choses inutiles et y
mit une table pour manger. Quel triste et longue
journée ! Elle fut contente de se
distraire en cuisant le dîner, chose peu
commode sur le poêle. Guillaume était
ravi de tous ces arrangements. Un bruit se fit
entendre à la porte, c'était Rover
qu'on avait laissé en bas ; Guillaume
lui donna à manger et le chien
s'étendit devant le poêle, branlant la
queue quand on lui parlait ; c'était
vraiment un ami qui leur tenait compagnie et les
consolait.
Jacques ne voulait rien, il était
réellement malade. Rachel le sentait, mais
ne savait que lui faire. Elle fut très
occupée toute l'après-midi à
soigner son frère et sa petite
soeur.
Rachel fit le souper de bonne heure et
Guillaume se coucha. La pauvre enfant était
tourmentée pour son malade et aussi pour le
feu, il y avait si peu de bois ; assez
seulement pour le matin, que ferait-elle ? on
ne pouvait s'en passer. Elle alla à la cave
et brisa deux tonneaux vides dont elle monta les
douves. Jacques fut si agité pendant la nuit
qu'il empêcha sa soeur de se reposer, il
rejetait ses couvertures et demandait constamment
de l'eau à boire. Il fallait entretenir le
feu dans la crainte qu'il n'eût froid. Sur le
matin elle eut un moment de sommeil
angoissé ; en se réveillant elle
vit qu'elle n'avait plus que deux douves à
brûler.
« Je dois tenir les enfants au
chaud, se dit-elle, je le ferai quand même je
devrais brûler tous les
meubles. »
Rachel retourna à la cave, elle y
vit encore un vieux tonneau ; en le tournant,
elle y trouva un peu de houille qu'elle porta dans
la chambre avec le bois du tonneau ; elle eut
un bon feu brillant et chaud et un bon
déjeuner.
Jacques ne faisait plus attention
à rien et le poupon, qui était
heureusement d'un bon naturel, dormait.
De la fenêtre on voyait la
même étendue de neige blanche, sans
aucune trace qui vînt en rompre la
monotonie.
Le lendemain toutes les énergies
se concentraient sur le foyer. Rachel habilla
Guillaume et la petite aussi chaudement que
possible, puis rassembla tout ce qu'elle put
trouver à brûler, le pilon, la planche
à savonner, les seilles, les tablettes de la
cave et de la cuisine, le chevalet à
serviettes, la planche à pain, tout fut mis
en pièces ; puis ils se
couchèrent tous à la nuit, car il n'y
avait de l'huile que pour peu d'heures. Jacques
avait le délire, il ne reconnaissait plus sa
soeur.
Le matin revint, rien n'avait
changé. Toute la nuit, quoique
abîmée de fatigue, la pauvre enfant
avait veillé Jacques, rafraîchi sa
tête brûlante et lui avait donné
à boire. Que pouvait-elle faire ? Le
secours viendrait, elle n'en doutait pas, elle
l'avait demandé à Dieu, mais en
attendant elle devait faire tout ce qui
était en son pouvoir. Le reste du bois fut
mis dans le poêle pour chauffer la
bouilloire. Ayant bu du café avec Guillaume,
elle le laissa s'amusant avec le chien et
descendit, ne pouvant retenir ses larmes et son
angoisse. Elle croyait Jacques mourant et ne savait
que lui faire. Son père ne revenait pas, que
lui était-il arrivé ? Serait-il
mort ? Rachel frissonna à cette
affreuse pensée.
Puis elle se disait :
« S'il est vivant, il viendra. Il ne faut
pas que les enfants me voient pleurer. »
Et elle essuya ses yeux. Il faut que je fende cette
table pour la brûler.
La hache fut levée et enleva un
morceau de bois du bord, puis un autre. Rover aboya
et encore, il aboyait très fort.
« Guillaume le taquine,
pensa-t-elle, cela troublera Jacques »
elle jeta la hache et monta.
Rachel, Rachel, criait l'enfant, Rover
est si drôle, il saute vers la fenêtre,
il branle la queue et il aboie, regarde
donc.
Un coup d'oeil jeté à la
fenêtre lui fit voir un objet qui
s'avançait vers la maison, elle ne put le
reconnaître, la neige soulevée formait
un nuage de poussière tout alentour.
- Quelqu'un vient, on vient, ô mon
Dieu, merci ! s'écria-t-elle en
joignant les mains. Le chien sautait vers la
fenêtre, s'accrochant de ses pattes au
rebord, aboyant toujours plus fort ; Guillaume
sautait aussi en criant : « C'est
papa, Rachel, c'est papa ! »
- Nous verrons mieux dans l'autre
chambre, mets ce châle et viens.
Elle s'élança et ouvrit la
fenêtre de la pièce à
côté. Rover y passa la tête et
presque tout le corps dans son impatience, puis se
retira en aboyant furieusement. La grange cacha le
voyageur, mais le voilà dans la
première cour. Il semblait avancer si
lentement, le temps était si long pour ceux
qui regardaient. Le chien aboya de nouveau et une
voix fut entendue comme en réponse.
« Rachel,
Rachel ? »
- C'est le père, c'est le
père, oh oui ! oui !
Elle se précipita dans l'escalier
et ouvrit la porte de la cuisine, elle pouvait
entendre mais non voir. Elle remonta et cria vers
les arrivants, puis revint à la cuisine. La
pauvre enfant, toute tremblante, entendait
travailler au dehors.
Quelques instants passèrent, la
neige fut jetée à droite et à
gauche et son père se précipita dans
la cuisine.
- Rachel, où êtes-vous
tous ?
- Ici, père ; et elle se
jeta à son cou.
- Tous, tous
sauvés !
- Oui, mais Jacques est si
malade.
Il voulut entrer dans la chambre du
bas.
- Nous n'avons pas de feu ici, j'ai
presque tout brûlé, dit-elle en
montrant la table.
M. Wilson tenait Guillaume dans ses
bras ; il se retourna vers la porte.
- Voyez, mes amis, ils n'ont plus de
feu, elle mettait la table en
pièces.
Il répéta ces mots
à voix basse.
- Dis-moi, mon enfant, où sont
Jacques et la petite ? Je craignais tout pour
vous, je croyais vous trouver morts de
froid !
M. Wilson monta rapidement l'escalier,
prit le bébé qu'il embrassa et
examina Jacques.
- Grâces soient rendues à
Dieu, qu'il n'y ait rien de plus
fâcheux ! dit-il.
Les hommes venus avec lui
allumèrent un bon feu à la cuisine et
bientôt aussi dans la chambre : le
père s'occupa tout de suite de Jacques, il
avait l'habitude des malades et avait une petite
pharmacie à la maison.
Il s'assit à côté du
lit, avec Guillaume sur ses genoux et Rachel
appuyée sur son épaule. Le feu
réjouissait leurs yeux et réchauffait
la chambre pendant qu'elle racontait ce qu'elle
avait fait.
M. Wilson la pressa sur son coeur, la
baisa en lui passant la main sur ses cheveux, il
l'appela une petite mère
héroïque. Oh ! qu'elle
était heureuse !
Il leur dit à son tour ce qui lui
était arrivé.
Jean et lui s'étaient
trouvés au milieu de la tourmente ; ils
s'étaient perdus et ne savaient où
ils étaient, mais allaient toujours. Enfin,
de froid et d'épuisement, il ne put plus
tenir les rênes et glissa au fond du
traîneau. Alors Jean, qui était mieux
garanti que son père et enveloppé
dans une peau d'ours, saisit les rênes et
avança sans savoir où il allait. La
nuit venait ; enfin ils entendirent des voix,
ils crièrent à leur tour et
trouvèrent qu'ils étaient près
d'une habitation dont le propriétaire, qui
avait entendu les grelots, venait à leur
rencontre avec son chien.
Ils furent reçus dans la maison
et M. Wilson dut se mettre au lit tout
épuisé ; ils étaient
très éloignés de H..., ayant
tourné en rond.
Le lendemain ils furent tous
effrayés de la profondeur de la neige et
de la violence de
l'ouragan. M. Wilson était très
angoissé à la pensée de ses
enfants ; il avait cherché à
aller à leur secours, mais en vain. Personne
ne pouvait lui venir en aide, chacun était
à ses affaires, à frayer les routes,
à secourir les bestiaux et à se
procurer du combustible. Le jour suivant on
fabriqua une espèce de charrue à
neige pour ouvrir les chemins, et avec le fermier
chez qui ils s'étaient arrêtés,
M. Wilson partit pour secourir ses enfants. Ils
furent forcés de s'arrêter pour la
nuit, mais repartirent de grand matin.
Chez le voisin Giles M. Wilson apprit
que la tante Esther et Joseph s'étaient mis
en route pour aller auprès des enfants, mais
effrayés par la tourmente ils étaient
revenus. L'anxiété du pauvre
père était à son comble, car
il sentait que sa demeure était si
isolée qu'aucun secours n'y
parviendrait.
- J'avais si peu d'espoir de vous
retrouver en vie, ajouta-t-il, et sans toi, brave
petite mère, vous auriez tous
succombé. Dieu soit béni de t'avoir
soutenue !
Jean revint quelques jours après
et leur fit des récits des cruelles
souffrances causées par ce temps
désastreux ; des centaines de personnes
avaient péri.
Pendant longtemps encore la tourmente de
neige de 1872 fournira des histoires lugubres que
l'on racontera au coin du feu. Une fois de plus
reconnaissons que « ce que Dieu garde est
bien gardé ».
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