Qui
est mon prochain ?
I
C'était l'heure de l'école
du dimanche. La classe de Mlle Keller
écoutait attentivement l'histoire du Bon
Samaritain. Puis le moment des questions arriva,
car Mlle Keller désirait que tous
comprissent bien.
- Peux-tu me dire, Claire, qui est ton
prochain ? Claire était la plus jeune
élève du groupe.
- Oui, mademoiselle, dit-elle sans
réfléchir longtemps, c'est Mme
Simon.
Un éclat de rire de tous les
enfants accueillit cette réponse, et
Hélène, la soeur aînée
de Claire, la poussa du coude en murmurant :
« Que c'est
bête ! »
- Claire n'a pas si mal répondu,
remarqua Mlle Keller. Sa réponse est
très juste d'un côté, car nous
avons l'habitude de nommer voisins, les personnes
qui demeurent le plus près de nous. Mais la
Parole que nous avons lue nous apprend que d'autres
personnes encore sont nos voisins ou nos prochains.
Lorsque le Seigneur Jésus eut terminé
sa parabole, Il demanda au docteur de la loi :
Lequel te semble avoir été le
prochain de celui qui était tombé
entre les mains des voleurs ? (Luc 10, 36). Eh
bien, Claire, peux-tu maintenant me dire qui est
ton prochain ?
- Je le sais, cria Hélène.
- Moi aussi, moi aussi, crièrent
deux ou trois autres voix.
- Non, enfants ; je désire
que Claire cherche à me donner une bonne
réponse.
- Quelqu'un qui nous aide lorsque nous
sommes dans le malheur, répondit lentement
l'enfant.
- Vois-tu, je savais que tu me le dirais
en réfléchissant un peu.
Puis Mlle Keller montra aux enfants que
tous les hommes sont nos prochains et que de toutes
nos forces nous devons chercher à leur faire
du bien et à leur aider dans leurs
difficultés. Les enfants écoutaient
de toutes leurs oreilles et quand Mlle Keller leur
posait des questions, ils étaient tout
heureux d'y répondre correctement.
Hélène, la soeur de Claire, surtout
se distinguait par ses bonnes réponses,
tandis que Claire ne répondait jamais, ou si
elle était interrogée paraissait
toute interdite et répondait mal.
« Que ces deux soeurs sont
donc différentes », pensait Mlle
Keller, lorsque les enfants l'eurent
quittée ; Hélène n'a que
deux ans de plus que sa petite soeur, mais elle est
doublement intelligente. Que je voudrais que tous
ces enfants soient comme elle !
Qu'il est vrai que Dieu voit autrement
que les hommes ! Nous, nous jugeons
d'après l'apparence, d'après ce que
nous voyons ou entendons, Dieu -regarde au coeur.
Nous nous trompons souvent dans notre jugement sur
les autres. Dieu jamais.
Comme Hélène et Claire
rentraient à la maison, elles
rencontrèrent à un coin de rue une
petite fille qui s'approcha d'elles toute
effrayée, avec de grands yeux tristes. Elle
devait être très pauvre à en
juger d'après ses habits. Les souliers
étaient tout déchirés et son
bonnet si petit qu'il ne protégeait
qu'à moitié une petite figure
pâle, mais très propre. Des larmes
coulaient le long de ses joues, quoiqu'elle
cherchât à les cacher, et elle
regardait anxieusement autour d'elle comme si elle
ne savait où elle se trouvait. De plus, la
pauvre petite était à demi
paralysée, et son dos était si
voûté qu'elle faisait peine à
voir.
- Qu'as-tu donc ? demanda Claire en
s'arrêtant sans en avoir demandé la
permission à sa soeur.
- Je me suis perdue ; je ne peux
plus retrouver la cour où nous habitons, et
je suis si fatiguée !
- Où demeures-tu ? demanda
Hélène, qui s'était aussi
arrêtée.
- Dans la cour du Moulin, à
droite de la rue Thomas.
- Rue Thomas, répéta
Hélène ; tu es loin d'y
être. Descends cette rue jusqu'au
réverbère, là tu prendras le
chemin à gauche, puis tu demanderas à
quelqu'un de te montrer la rue Thomas. C'est
très facile à trouver, si tu regardes
attentivement. Au reste, tu aurais dû savoir
où tu allais, tu ne te serais pas
perdue ; et tu n'as pas besoin de pleurer, ne
te conduis donc pas en
bébé !
Quelques larmes qu'elle cherchait en
vain à retenir coulèrent le long des
joues de l'enfant. Était-ce le long chemin
qu'elle devait faire encore, ou la manière
brusque d'Hélène qui la rendirent
plus triste ? Elle ne répondit rien,
mais son air était si désolé
que Claire en eut pitié.
- Attends, je t'accompagnerai, si tu
veux. Je te montrerai où tu dois tourner
à gauche pour arriver dans la bonne rue, et
de là tu te retrouveras facilement.
- Quelle bêtise !
s'écria Hélène. Pourquoi tant
de compliments ? Tu arriveras trop tard
à la maison !
Mais Claire voulait faire à sa
tête. Elle répondit :
- Je ne resterai pas longtemps ; je
me dépêcherai et maman ne sera pas
fâchée pourvu que je sois à la
maison à cinq heures. Tu lui expliqueras mon
retard ; mais ce serait plus gentil si tu
venais avec nous jusqu'au coin de la rue.
- Qu'est-ce que tu penses !
répartit Hélène en
détournant la tête. Je n'aime pas
faire des détours inutiles, et toi tu
devrais aussi venir ; cette enfant trouvera
son chemin sans toi.
Mais Claire persista dans son
idée, et les soeurs se
séparèrent, l'une se dirigeant vers
la maison paternelle, l'autre accompagnant une
enfant estropiée. Cette dernière se
montrait très
reconnaissante pour la peine que
se donnait Claire. Elle lui raconta que
jusqu'à peu de temps auparavant elle avait
vécu à la campagne avec ses parents,
et c'était pour cela que le bruit de la
ville l'effrayait et qu'elle craignait de sortir
seule, se sentant étrangère encore.
Cette après-midi elle avait enfilé
une fausse rue et n'avait absolument plus
retrouvé son chemin.
- Et parce que je suis boiteuse,
estropiée, continua-t-elle, je n'aime pas
m'arrêter, car les enfants courent
après moi et se moquent de moi.
- As-tu toujours été
estropiée ? demanda Claire.
- Non, pas toujours, lorsque
j'étais toute petite je suis tombée
et me suis blessée l'épine dorsale et
mon dos n'est plus jamais redevenu droit. Le
docteur a dit que cela resterait toujours
ainsi.
- Que ce doit être terrible,
soupira Claire.
- Non, ce n'est pas terrible,
répondit la fillette un peu
rassérénée par le ton
sympathique de sa compagne, et je n'en ferais aucun
cas si je pouvais travailler comme les autres, mais
ma mère dit que je ne pourrai même
jamais devenir une servante.
- Mais tu pourrais devenir
couturière, suggéra Claire ; ma
mère en est une et je le deviendrai aussi
quand je serai grande. Est-ce que ta mère
sait faire des habits ?
- Je ne crois pas, dit l'enfant ;
mais elle travaille beaucoup elle part de bon matin
pour laver et nettoyer, et le soir lorsqu'elle
rentre, elle est toujours très
fatiguée. Mais nous n'aurions rien pour
vivre, si elle ne gagnait pas un peu
d'argent.
- Est-ce que ton père est
mort ?
- Non, mais il ne peut pas travailler.
Il a eu un accident et a
été malade
très longtemps. Nous étions beaucoup
mieux lorsqu'il était en santé. Nous
avions une petite maison et un jardin pour nous,
mais maintenant nous n'avons que deux chambres
très petites et très sombres.
- As-tu des frères et des
soeurs ? questionna Claire.
- J'ai deux soeurs, mais elles sont plus
petites que moi et je dois les surveiller lorsque
ma mère n'est pas là.
- Où as-tu été cet
après-midi ?
Claire croyait probablement avoir le
droit de tout savoir de l'enfant qu'elle avait
prise sous sa protection.
- J'ai fait une promenade ; ma
mère pensait que cela me ferait du bien
parce que j'avais si mal à la
tête.
- Ne vas-tu pas dans une école du
dimanche ?
- Non.
- Où va ta mère le
dimanche ?
- Nulle part ; elle reste à
la maison ; quelquefois elle repasse notre
linge, d'autres fois elle récure les
chambres, et quand elle a assez d'argent elle nous
cuit un peu de viande pour le dîner.
- Mais ne lisez-vous pas la Bible,
surtout le dimanche qui est le jour du
Seigneur ? demanda Claire
étonnée et très
sérieusement.
- Je pense que les gens riches seulement
peuvent faire cela, ceux qui n'ont rien à
faire le dimanche, mais nous, nous sommes de
pauvres gens, répondit l'enfant avec
hésitation.
- Pourquoi les pauvres gens ne
pourraient-ils pas le faire aussi ? demanda
Claire. Est-ce que les pauvres gens n'ont pas
d'âme ?
- Je crois que oui, répondit la
petite d'un ton qui prouvait qu'elle n'y avait
jamais pensé.
- Oui, certainement, continua Claire,
les pauvres gens ont aussi des âmes, des
âmes immortelles. Notre monitrice nous a dit
que l'âme était la chose la plus
précieuse que nous possédions, et que
nous devions nous en occuper davantage que de notre
corps.
- Mais personne ne fait cela, tenta de
répliquer la pauvre petite.
- Si ; beaucoup de personnes le
font, assura Claire, et qui ne le fait pas a grand
tort. Comment pouvons-nous aller au ciel sans lire
la Bible qui nous indique comment nous pouvons y
arriver ? Et du reste, continua Claire avec
sérieux, notre monitrice nous a dit que seul
le Seigneur Jésus pouvait nous y faire
entrer. Il est mort pour les pécheurs, et
qui croit en Lui a la vie éternelle. Est-ce
que tu aimes le Seigneur
Jésus ?
- Non, répondit l'enfant ;
je ne sais pas encore beaucoup de
Jésus.
- Pourquoi ne viens-tu donc pas à
l'école du dimanche ? Là tu
entendrais de belles histoires de Jésus. Tu
entendrais ce qu'Il fit lorsqu'Il était sur
la terre, comme Il rendit la vue aux aveugles, aux
sourds l'ouïe et guérit des
paralytiques et des infirmes comme toi.
- Oh ! que je voudrais qu'Il me
guérisse, s'écria la petite fille
avec des yeux brillants.
- Il l'aurait certainement fait si tu
avais vécu dans ce temps, et Il le ferait
assurément maintenant, si c'était bon
pour toi ; c'est ainsi que notre monitrice l'a
dit. Mais elle a aussi dit qu'Il a fait bien
davantage pour nous : Il est mort sur la
croix. Et si nous croyons en Lui, Il veut nous
aimer, avoir soin de nous et devenir notre meilleur
ami. N'aimerais-tu pas venir une fois à
l'école du dimanche ?
- Oh oui, j'aimerais beaucoup,
si...
- Si quoi ?
- Si j'avais de meilleurs habits et si
je n'étais pas boiteuse, car les autres
enfants se moqueraient de moi, dit la petite en
hésitant.
- Non, ils ne se moqueront certainement
pas de toi ; si seulement tes habits sont
propres, cela ne fait rien qu'ils soient vieux. Si
tu veux, je viendrai te chercher dimanche
prochain.
- Est-ce que ce n'est pas très
loin ? demanda la petite.
- Non, ce ne sera pas loin depuis chez
vous ; nous prendrons un chemin plus court que
celui d'aujourd'hui.
- Alors, je demanderai à ma
mère, dit la petite fille, et si elle le
permet, je viendrai volontiers. Voici la rue
Thomas. Je te remercie beaucoup de m'avoir
accompagnée. Là-bas je vois ma
mère qui a l'air de me chercher ; elle
se sera inquiétée de ma longue
absence. Ne veux-tu pas lui dire
bonjour ?
- Non, je dois vite rentrer à la
maison, et Claire se sauva en saluant aimablement
la petite fille.
Claire était une brave et modeste
enfant, et elle ne voulait pas qu'on la
remerciât. C'est pour cela qu'elle quitta si
brusquement sa compagne, sans même lui avoir
demandé son nom. Si Louise Pauli, tel
était le nom de la fillette, eut
été à l'école du
dimanche ce jour-là, et qu'on lui eût
demandé qui était son prochain, que
pensez-vous qu'aurait été sa
réponse ?
II
En arrivant à la maison,
Hélène eut la surprise d'y trouver
son grand-père. Il demeurait à
quelques heures de la ville, et était venu
voir sa fille, Mme Schneider, qui était
veuve. Hélène l'embrassa joyeusement.
Lorsque les premières salutations eurent
été échangées, Mme
Schneider demanda où était
Claire.
- Elle va arriver, maman. Elle a
accompagné une pauvre enfant que nous avons
rencontrée et qui avait perdu son chemin. Je
suis sûre qu'elle l'aurait retrouvé
elle-même, mais Claire est si naïve
qu'elle croit devoir répondre à la
prière de chacun.
- Ne trouves-tu pas que c'était
gentil à Claire de l'avoir
accompagnée ? demanda le
grand-père, auquel le ton et les
manières d'Hélène
déplaisaient.
- Oui, bien sûr, répondit
Hélène d'un ton léger. Mais la
petite fille avait l'air si misérable que je
n'aurais pas voulu qu'on me voie marcher avec elle.
Mais Claire ne s'inquiète pas de cela, elle
peut se lier avec les gens les plus
vulgaires.
- Hélène,
Hélène, ta langue va trop vite. Pose
ton chapeau et ton manteau, et prépare la
table du goûter. Hélène est
grande pour son âge, n'est-ce pas ?
ajouta Mme Schneider quand la fillette eut
quitté la chambre.
- Oui, elle est grande, répondit
le grand-père ; mais je crains qu'elle
n'ait une fort bonne opinion d'elle-même, et
cela n'est pas bon.
- Certainement, dit la mère, elle
met un peu trop d'importance à ses
vêtements, mais c'est une enfant bien
douée, très intelligente. Apprendre
ne lui donne aucune peine, et avant que Claire
commence seulement à réfléchir
à ce qu'elle vient d'entendre,
Hélène peut déjà vous
en expliquer le sens.
- Oui, mais précisément
cette facilité la rend orgueilleuse, et
l'intelligence n'est pas la chose essentielle chez
une fillette, remarqua le vieillard.
- En effet ; Claire n'est pas la
moitié aussi intelligente
qu'Hélène, mais elle est très
aimable et très bonne, et toujours
prête à aider chacun qui est dans la
peine. C'est seulement dommage qu'elle aie tant de
peine à apprendre.
En disant cela, Mme Schneider se rendit
à la cuisine pour chercher le café,
et Hélène revint auprès de son
grand-père. Il lui demanda ce qu'elle avait
entendu à l'école du dimanche, et sa
réponse prouva qu'elle avait
été très attentive. Elle ne se
contenta pas de raconter la parabole, mais y ajouta
les explications, et même le fit si bien que
son grand-père ne put que se réjouir
de la bonne mémoire et de l'esprit
réfléchi de sa petite-fille. Mais
lorsqu'il lui demanda si elle cherchait à
faire comme le bon Samaritain, cela mit l'enfant
mal à l'aise, car sa conscience lui disait
qu'elle s'inquiétait fort peu du bien des
autres, et qu'elle ressemblait plutôt au
lévite et au sacrificateur qui
passèrent auprès du malheureux avec
un coeur froid. Mais au lieu d'écouter sa
conscience, elle répondit
rapidement :
- Je ne crois pas, grand-père,
qu'il y ait quelque chose à faire pour
moi ; si j'étais plus âgée
et plus riche, je tâcherais de me rendre
utile.
- Mais une enfant peut être utile
à d'autres enfants, répliqua le
grand-père. Elle peut être en bon
exemple à ses camarades, ou rendre un
service à un enfant pauvre. Je pense que tu
connais le verset : « Celui qui est
fidèle dans ce qui est très petit,
est aussi fidèle dans ce qui est très
grand » (Luc 16, 10). Ce que tu es
maintenant, chère enfant, tu le seras aussi
quand tu seras grande, et c'est
pour cela qu'il est nécessaire que tu
demandes au Seigneur non seulement d'écouter
sa Parole, mais aussi de la mettre en pratique. Je
suis très heureux que tu saches tant de
choses, mais je me réjouirais encore plus,
si tu étais prête à mettre en
pratique ce que tu apprends à l'école
du dimanche.
Ce fut un soulagement pour
Hélène lorsque sa petite soeur entra
dans la chambre. Claire avait très chaud,
car elle s'était fort
dépêchée sur le chemin du
retour. Son grand-père la prit dans ses bras
et lui dit avec bonté :
- Qu'est-ce que j'entends ! Tu es
allée accompagner une petite fille
étrangère au lieu de rentrer à
la maison pour m'embrasser ?
Claire rougit, mais tout de suite elle
répondit en souriant :
- Comment pouvais-je savoir que tu
étais ici, grand-papa ? Du reste, la
petite fille était tellement en peine que je
ne pouvais faire autrement que d'aller avec elle.
Elle est plus petite que moi, et pourtant aussi
âgée ; elle était si
craintive qu'elle n'aurait sûrement pas
retrouvé son chemin ; vraiment, je
n'aurais pu faire autrement.
- Tu as très bien agi, dit le
grand-père ; nous devons être
utiles partout où nous pouvons, et cela
aussi dans les petites choses. L'enfant
était-elle très pauvre ?
- Oh ! oui, répondit Claire.
La petite fille portait une toute vieille robe et
des souliers déchirés ; mais
elle était très propre et elle me dit
qu'autrefois tout allait mieux pour eux. Et Claire
raconta tout ce qu'elle savait de la petite Louise
et de ses parents.
- Elle m'a promis de venir avec nous
à l'école du dimanche la semaine
prochaine, ajouta Claire avec un heureux
sourire.
« Avec nous ! »
murmura Hélène, mais si bas que
personne ne l'entendit. « Je n'irai pas
avec cette enfant aux habits
rapiécés. Fanny Martin et Sophie
Duvoisin pourraient encore croire qu'elle est notre
cousine ! »
- Eh bien ! Claire, dit le
grand-père, Hélène m'a
raconté la parabole que vous avez entendue
à l'école du dimanche. L'as-tu
comprise ?
- Oui, Mlle Keller nous l'a si bien
expliquée que j'ai tout compris,
répondit joyeusement la petite.
- N'as-tu pas pensé que tu
pourrais être le prochain de la petite
fille ?
Mais à ce moment Mme Schneider
entra, apportant le goûter, et la fillette ne
put répondre, mais un sourire heureux
illuminait son visage et le vieillard en conclut
que sa supposition était juste.
III
Durant toute la semaine, Claire pensa à
la petite Louise, - se demandant si elle viendrait
à l'école du dimanche. Et lorsque le
matin tant désiré arriva enfin, elle
se prépara plus tôt que de coutume,
car elle devait faire un grand détour pour
arriver jusqu'à la cour du Moulin où
demeurait Louise. Hélène n'accompagna
pas sa soeur ; elle ne voulait pas marcher
à côté d'une pauvresse.
Qu'aurait donc pensé son amie Sophie ?
Claire se dirigea rapidement vers la rue Thomas et
arriva bientôt à la cour du Moulin.
Les maisons y étaient hautes et sombres, et
Claire poussa un soupir de soulagement en pensant
qu'elle ne devait pas vivre dans ce quartier. Elle
frappa à une porte du N° 3. On ouvrit
immédiatement. Louise attendait Claire et
l'avait vue venir ; elle était toute
prête pour sortir ; elle portait le
même petit bonnet, la même robe
grossière, mais ses souliers étaient
raccommodés. Elle avait jeté sur ses
épaules un vieux châle de sa
mère qui était beaucoup trop grand
pour elle, mais qui cachait d'autant mieux son
pauvre petit dos estropié. Les deux enfants
se regardèrent joyeusement.
- Alors tu viens ! dit Claire.
Ah ! comme je suis contente !
La mère de Louise vint remercier
notre petite amie d'avoir invité son enfant
et de lui être venue en aide la semaine
précédente et elle raconta que toute
la semaine Louise avait parlé de son
aventure, et qu'elle avait craint qu'il ne
plût dimanche et qu'elle ne dût rester
à la maison. La femme avait une figure
sympathique, mais son expression était
triste et soucieuse. Deux enfants, plus petits,
très pauvrement vêtus, se cachaient
derrière elle, et regardaient curieusement
Claire.
Claire ne s'attarda pas longtemps
à causer, car elle ne voulait pas arriver
trop tard à l'école. Mais comme
Louise boitait, elles n'avançaient que
lentement, et la leçon avait
déjà commencé, quand les
petites filles arrivèrent à
destination. Claire ne put donc
présenter la nouvelle
petite élève à Mlle Keller et
elle dit à Louise de rester à
côté d'elle. La pauvre petite rougit
en voyant tous les regards fixés sur
elle : l'expression des uns était
aimable, celle des autres curieuse seulement. On
n'osait pas babiller pendant le chant des
cantiques, mais Sophie, l'amie
d'Hélène, ne put s'empêcher de
demander à celle-ci si la fillette qui
accompagnait Claire était une de ses
parentes. Hélène fit signe que non,
et se redressa un peu, indignée qu'on
pût supposer une chose pareille ; elle
oubliait que la pauvreté n'est pas une
honte.
« Que c'est stupide à
Claire d'avoir amené cette enfant, se
dit-elle. Pourquoi n'est-elle pas arrivée
à temps pour que la maîtresse la mette
à une autre place ? J'espère que
quand la lecture commencera cela changera, et qu'on
la mettra avec les petits. J'aurais cent pieds de
honte si elle restait dans notre
groupe. »
Il fut néanmoins décidé que
Louise resterait auprès de Claire, et les
enfants suivirent ensemble sur le même
Nouveau Testament. La fillette ne savait pas
très bien lire, mais elle put tout de
même apprendre avec les autres le verset qui
clôturait l'enseignement. Il était
clair que Louise ne savait pas grand'chose de la
Bible, mais il était évident aussi
qu'elle désirait en apprendre davantage. Son
pâle visage s'éclaira plus d'une fois
en écoutant l'histoire que racontait Mlle
Keller. La pauvre enfant n'était pas
habituée à entendre de telles choses,
ses parents n'avaient jamais rassemblé leurs
enfants autour d'eux pour leur parler de
Jésus.
La petite Louise n'était pas
heureuse chez elle. Ses parents étaient bons
pour elle, mais ils étaient
écrasés par le souci, et leurs
pensées ne s'élevaient pas au-dessus
des préoccupations et des besoins de la vie
journalière. Maintes fois les petites filles
étaient allées au lit
affamées, et que de fois leur seul
dîner n'avait-il pas consisté en
quelques pommes de terre et du pain sec. Lorsqu'ils
habitaient encore la campagne, le
père passait la plus grande partie de son
temps au cabaret, entraîné par de
mauvais compagnons. Il se proposait toujours de
changer de vie, mais les résolutions prises
par ses propres forces ne tenaient pas longtemps,
et il vit bientôt que ce genre de vie ne
pouvait plus continuer. Il se décida alors
à élire domicile en ville avec sa
petite famille. Sa femme fut heureuse de cette
idée, espérant qu'en abandonnant ses
camarades, son mari abandonnerait aussi son
ancienne vie. En effet, Pauli rapportait maintenant
à la maison tout ce qu'il gagnait. Sans
doute c'était peu de chose, juste de quoi le
préserver de la faim, lui et sa famille. Les
choses en étaient là, lorsqu'un grand
malheur frappa ces pauvres gens. Un matin,
l'ouvrier tomba si malheureusement d'une
échelle qu'on le transporta gravement
blessé à l'hôpital. Il y resta
pendant des semaines entre la vie et la mort, et
lorsqu'il put enfin rentrer à la maison, il
était devenu si faible qu'il ne pouvait
songer à travailler. Au lieu de se
fortifier, le pauvre homme déclinait chaque
jour, et bientôt il fut trop faible pour
quitter la chambre. S'il avait pu respirer le bon
air de la campagne et avoir une nourriture
fortifiante, il se serait certainement remis, mais
sa pauvreté le retenait dans son logis
sombre et malsain.
Par bonheur, la mère de Louise
trouva du travail chez des voisins. Comme elle
était consciencieuse et active, Madame Pauli
fut bientôt occupée toute la semaine.
Mais son gain était bien maigre pour
entretenir toute la famille, et il n'était
pas étonnant, certes, que Louise
portât de vieilles robes et des souliers
déchirés.
À la sortie de la classe, Claire
accompagna sa petite amie une partie du chemin, et
Louise mit toute son attention à observer le
parcours qu'elles faisaient, afin de pouvoir venir
seule le dimanche suivant. La pauvre petite
boiteuse rentra chez elle avec un gai sourire. Les
soins affectueux de Claire l'avaient rendue
heureuse, et le local clair et gai de
l'école, la douce voix de la monitrice
contrastaient étrangement avec la cour
sombre et la voix irritée de Pauli, que la
maladie avait rendu mécontent et
irritable : la pensée
qu'il ne pouvait rien faire pour sa femme et ses
enfants l'aigrissait de plus en plus. Il n'avait
pas encore appris à prendre son
épreuve de la main de Dieu, et il murmurait
contre son destin. Louise raconta à sa
mère et à ses petites soeurs ce
qu'elle avait entendu.
- Et tu sais, mère, dit-elle,
j'ai appris un verset toute seule ! Il est si
court et si facile que j'ai pu le retenir tout
entier : « La
bénédiction de l'Éternel est
ce qui enrichit. » N'est-il pas beau,
mère ?
- Très beau, Louise,
répondit la mère avec un
soupir.
Pourquoi soupirait-elle ? Ah, elle
se rappelait des jours depuis longtemps
écoulés, où elle aussi allait
à l'école du dimanche, où elle
aussi apprenait des versets. Mais avec le temps
elle avait négligé la Parole de Dieu
et le jour du Seigneur, et maintenant qu'elle
était dans l'épreuve elle ne
connaissait pas le Seigneur qui seul peut consoler
et soulager.
IV
Madame Schneider avait fait cadeau à
Claire d'un nouveau livre de cantiques, et la
fillette eut aussitôt l'idée de donner
son ancien recueil à sa petite amie. Comme
elle avait congé le mercredi
après-midi, elle demanda à sa
mère la permission d'aller chez Louise.
Cela lui fût accordé de grand
coeur, et pour comble de bonheur, Madame Schneider
remplit le tablier de la petite fille de
magnifiques pommes rouges. L'enfant sautait de joie
à la pensée d'apporter ces beaux
fruits aux petites soeurs de Louise. Claire trouva
ses petites amies seules. La mère
était en journée comme d'habitude, et
leur père était allé chercher
des médicaments à
l'hôpital.
Louise était assise sur une
vieille chaise cassée, et par terre, la
figure et les mains sales, les petites soeurs
s'amusaient toutes contentes. Elle sentit que
Claire, avec ses habits si propres, ne
pouvait être à
l'aise dans ce milieu. Notre petite amie avait le
coeur serré en voyant la misère de
cette pièce, et Louise s'excusa un peu en
disant :
- Maman a dû partir de si bonne
heure ce matin qu'elle n'a pas eu le temps
d'arranger la chambre, et le soir en rentrant elle
est si fatiguée, qu'elle n'a plus le courage
de rien y faire.
Malgré cette excuse, Claire
trouva que Mme Pauli aurait pu mieux entretenir son
ménage. Mais elle eut tout à coup une
bonne idée. Franche, comme le sont les
enfants entre eux, elle dit à
Louise :
- Mais, dis-moi, ne pourrais-tu pas
aider à ta mère, et mettre un peu
d'ordre dans cette chambre, à sa
place ?
- Je ne sais pas, dit Louise avec
hésitation, je n'ai jamais
essayé.
- Je suis sûre que tu le pourrais,
dit Claire, car je le peux aussi. Je sais nettoyer
le plancher et sortir les cendres du fourneau
presqu'aussi bien que maman. Avec le temps tu y
arriverais aussi.
- Oui, mais votre chambre est meilleure
que la nôtre, objecta Louise en regardant
d'un air maussade autour d'elle.
- C'est vrai, répondit Claire,
mais elle ne reste pas non plus propre toute seule.
Maman dit qu'on peut toujours rendre une chambre
agréable, lorsqu'on s'en donne la peine. Je
sais ce que je ferais, si j'étais à
ta place, Louise.
Et alors elle se mit à
développer son idée. Claire
était une petite femme de ménage
très experte pour son âge, et sa
mère répétait souvent qu'elle
ne saurait que devenir sans son aide. Et maintenant
elle aurait aimé se mettre elle-même
à l'ouvrage, nettoyer le fourneau, la table,
le plancher, épousseter la commode, mais
elle eut peur que Mme Pauli ne soit
mécontente, qu'elle, une petite fille
étrangère, se mêle de ses
affaires. C'est pourquoi elle y renonça,
mais elle encouragea beaucoup Louise à agir
elle-même. Pourquoi ne serait-elle pas une
aide pour sa pauvre mère surchargée
de travail ?
Mais Claire avait encore autre chose
à coeur : elle voulait parler à
Louise de ce qu'elles avaient entendu ensemble
à l'école du dimanche, lui donner le
petit recueil de cantiques et partager les pommes
entre les fillettes. Une heure se passa ainsi
joyeusement. Pour finir, Claire lut encore les
versets du cantique qu'elles devaient apprendre
pour le dimanche suivant, puis chanta la
mélodie que Louise accompagna bientôt
de sa voix faible, mais limpide. Comme elles
chantaient les dernières paroles, Pauli
entra. Il n'aperçut pas les enfants ;
il avait l'air harassé. Claire prit
rapidement congé des petites, elle craignait
que sa présence ne fut
désagréable à cet homme
malade.
La mère de Claire écouta
avec grand intérêt tout ce que
l'enfant lui raconta de sa visite et le lendemain
elle dit à la fillette :
- Tu inviteras Louise à
goûter avec nous demain. Puis nous verrons si
ta robe bleue ne lui irait pas ; tu as
tellement grandi que tu ne peux plus la porter, et
comme elle est à peine usée, elle
fera une bonne robe des dimanches pour Louise,
puisqu'elle est plus petite que toi.
Quel plaisir pour Claire de penser que
Louise ne devrait plus porter sa vieille robe
rapiécée, et quelle joie pour Louise
elle-même, le lendemain après-midi !
La robe lui allait à ravir ; Mme
Schneider lui donna encore un manteau noir
d'Hélène et un chapeau de paille
grise de Claire. Comme ses yeux brillaient en
déballant ses trésors à la
maison. Elle était certainement, à ce
moment, la plus heureuse enfant du
monde !
Hélène ne s'occupait pas
de Louise, car celle-ci avait le grand tort
d'être pauvre et de demeurer dans une maison
misérable. Hélène en avait
honte, et ses visites lui étaient
insupportables. Mais pour la pauvre enfant, elles
étaient une joie inestimable. La chambre si
confortable dont les fenêtres s'ouvraient sur
un ravissant jardin, l'affection dont l'entouraient
Claire et sa mère, effacèrent peu
à peu sur son petit visage l'expression de
tristesse et de fatigue, et lui aidèrent
à mieux supporter sa vie pénible. Il
semblait qu'un clair rayon de soleil avait
dissipé un nuage.
Elle se donnait maintenant toutes les
peines du monde pour tenir les pauvres petites
chambres qu'elle habitait propres et en ordre. Au
commencement cela lui avait coûté bien
de la fatigue, mais elle s'y était
habituée peu à peu, et était
elle-même étonnée du
changement.
Depuis quelque temps déjà
Claire n'était plus retournée chez sa
petite amie. Un mercredi après-midi, jour de
congé, sa mère lui donna un beau
morceau de mousseline pour faire une robe à
sa poupée, mais, au moment de la couper, il
lui vint une excellente idée. Elle se
souvint de la fenêtre des Pauli, et elle se
représenta combien il serait agréable
d'y voir un rideau qui cacherait la sombre
façade d'une maison vis-à-vis. Elle
courut à sa mère pour lui faire part
de son idée, et celle-ci lui aida à
coudre le rideau, qui fut ensuite soigneusement
enveloppé dans du beau papier blanc, et
Claire y ajouta sa propre poupée pour les
petites soeurs.
Quelle surprise lorsqu'elle entra dans
la pauvre demeure ! les bancs, la table, le
plancher reluisaient de propreté, le
poêle brillait. Les murs aussi étaient
un peu plus propres, et à certains endroits
on avait cherché à remédier
aux crevasses en collant du papier. Même
quelques petites images encadrées de carton
égayaient un peu la chambre. C'était
presque du luxe. Ceci était la contribution
du père de Louise, heureux des efforts
qu'avait faits sa fillette.
Lorsque Claire entra, Pauli était
assis sur une chaise, la tête appuyée
sur un coussin. Il se leva en voyant la fillette,
et parut même heureux en entendant
l'exclamation de joie de Claire à la vue de
tous ces changements. Comme les yeux de Louise
brillaient de plaisir ! Le rideau fut
déballé et admiré par chacun
et tout de suite mis à la fenêtre.
Pauli enfonça lui-même les clous, mais
Claire eut le coeur serré en voyant combien
ce petit travail avait épuisé le
pauvre homme, qu'un terrible accès de toux
força à se rasseoir bien vite.
V
Plusieurs semaines s'écoulèrent et
l'état du malade empirait journellement. Un
dimanche Louise vint tout en pleurs à
l'école du dimanche.
- Qu'as-tu ? demanda Claire toute
étonnée.
- Père est si malade. Le docteur
a dit hier qu'il ne vivrait plus
longtemps !
- Doit-il rester maintenant toute la
journée au lit ? demanda Claire avec
sympathie.
- Non, il est assis dans le vieux
fauteuil ; mais il maigrit tellement, ne mange
presque plus rien et tousse terriblement.
- Mais souvent les malades vont mieux,
fit Claire, et peut-être qu'il guérira
quand même.
Louise secoua tristement la tête
et toutes deux entrèrent dans la
salle.
Mme Schneider était une femme de
coeur, et lorsqu'elle entendit ce que Claire lui
raconta de Pauli elle
répondit :
- Tu iras demain, Claire, et tu lui
apporteras quelque chose de léger à
manger, car sa femme qui est au travail toute la
journée ne peut guère lui
préparer de petits plats.
C'est avec joie que Claire prit le
lendemain le chemin de la pauvre demeure. Elle
trouva le malade seul. Louise avait
été à la pharmacie avec ses
petites soeurs. Claire surmonta sa timidité
et montra au pauvre homme la soupe
appétissante qu'elle avait apportée,
et pendant que le malade regardait presqu'avec
plaisir ce mets savoureux, Claire alla chercher une
cuiller et une assiette, et le supplia d'en manger
un peu. Mais comme il allait commencer, un terrible
accès de toux l'en
empêcha.
- Ah ! cette toux, cette toux, si
seulement je pouvais m'en débarrasser,
gémit-il.
Claire le regardait avec sympathie et
lui dit affectueusement
- Vous ne l'aurez plus quand vous serez
au ciel.
Il parut étonné de cette
réflexion et resta silencieux un long
moment, puis il murmura :
- Au ciel ? Ah, mon enfant, tout le
monde ne peut pas aller au ciel.
- Oh ! oui, chacun qui veut peut y
aller, assura la fillette.
- D'où sais-tu cela ?
demanda le malade.
- C'est écrit dans la
Bible : « Que celui qui a soif
vienne », s'écria la petite. Et
j'ai appris encore un autre passage :
« Venez à moi, vous tous qui vous
fatiguez et qui êtes chargés, et moi,
je vous donnerai du repos » (Matt. 11,
28). Notre monitrice nous a dit que le Seigneur
Jésus demande aux hommes de venir à
Lui, et qu'Il a dit aussi qu'il ne repousse jamais
celui qui vient à Lui ; oh ! vous
ne savez pas combien le Seigneur Jésus est
bon ! Quiconque veut aller près de Lui
au ciel, le peut. C'est la Bible qui le dit, et la
Bible est la Parole de Dieu.
- Mais Claire, je suis un grand
pécheur, soupira le malade. Je ne me suis
jamais occupé ni de Jésus, ni de la
Bible, et maintenant...
- Il en est encore temps, interrompit
Claire avec vivacité. Le plus grand des
pécheurs peut encore venir à la
dernière heure avec tous ses
péchés, et le Seigneur Jésus
le purifiera dans son sang et lui donnera une place
dans le ciel. Il est venu sur la terre pour
chercher ceux qui étaient perdus et pour
rendre les pécheurs heureux. N'avez-vous
jamais lu la belle histoire du brigand sur la
croix ? J'ai dû pleurer en pensant que
le Seigneur Jésus était si
bon !
C'est ainsi que la fillette causa
longtemps encore. Quelle surprise cela aurait
été pour Mlle Keller, d'entendre sa
modeste petite élève
répéter si bien les paroles qu'elle
avait entendues d'elle ! Et quelle
bénédiction ces paroles
n'étaient-elles pas pour le pauvre
malade ! Depuis quelques jours,
en voyant ses forces décliner, il
était devenu inquiet. La pensée de la
mort et de l'éternité lui
était terrible ! Il se rendait compte
maintenant qu'il ne s'était jamais
réellement occupé de l'état de
son âme, et maintenant il se sentait si
pécheur, si ignorant, si incapable de faire
quoi que ce soit, qu'à certains moments il
était presqu'au désespoir. Il n'avait
jamais appris à lire dans sa jeunesse, et
dans cette grande ville il ne connaissait personne
qui aurait pu lui dire un mot à propos.
C'est alors que Dieu lui envoya la petite Claire
pour lui apporter la parole de vie. Ses remarques
enfantines étaient juste ce qui
répondait à son état ; il
lui fallait un Sauveur, et elle lui avait
montré Celui qui est le chemin, la
vérité et la vie. Il est vrai qu'au
commencement, plus l'Esprit de Dieu agissait dans
son coeur, plus il était tourmenté.
Mais cependant les paroles de l'enfant lui
donnaient quelque consolation ; s'il
était vrai que Jésus était
venu sur la terre pour sauver les pécheurs,
il y avait encore un peu d'espoir pour lui.
Claire était loin depuis
longtemps que ses paroles retentissaient encore
dans le coeur du pauvre homme. Elle revint le
lendemain avec sa mère. Celle-ci
était une femme sensée, et ayant eu
son mari malade pendant longtemps, avait fait ample
provision d'expériences. Elle recommanda au
malade un excellent docteur qui soignait
gratuitement les pauvres, et lui laissa de l'argent
pour louer une voiture qui le mènerait chez
lui. Lorsque Mme Schneider voulut partir, Pauli la
pria de lui laisser Claire encore un peu, afin
qu'elle pût lui lire quelques passages de la
Parole de Dieu, qu'elle avait apportée avec
elle. Claire le fit avec grande joie : elle
éprouvait combien il est doux de parler de
Jésus à une âme qui Le
cherche ; et il devenait de plus en plus
évident que la semence qu'elle semait
tombait dans de la bonne terre, et
commençait à porter des
fruits.
Le lendemain Pauli alla trouver le
docteur que Mme Schneider lui avait
recommandé. Il le fit surtout pour ne pas la
blesser, car pour lui-même il n'avait plus
d'espoir. Mais comme il fut heureux
d'avoir suivi ses bons conseils,
car peu de temps après déjà
les remèdes lui apportèrent beaucoup
de soulagement ; sa toux disparut peu à
peu et ses forces revinrent lentement.
- Mère, s'écria Claire un
jour qu'elle revenait d'une visite à la cour
du Moulin, le père de Louise va
réellement mieux. Le docteur dit que s'il
fait très attention, il pourra se remettre
entièrement, oh, comme j'en suis
heureuse !
Mme Schneider partageait aussi la joie
de son enfant.
- Écoute encore une chose, maman,
continua la petite avec vivacité, le
père de Louise apprend à lire. Il n'a
été dans aucune école quand il
était jeune, et plus tard il avait trop
à faire pour s'instruire. Mais tu devrais
voir comme il se donne de la peine maintenant pour
pouvoir lire quelque chose dans la Bible. La petite
Louise lui aide, et M. Brun qui demeure dans la
même maison, vient de temps en temps voir les
progrès qu'il fait. C'est si drôle de
voir un homme épeler. Mais il est
très heureux, car il croit maintenant au
Seigneur Jésus et sait que tous ses
péchés lui sont
pardonnés' ; et Louise m'a dit qu'il
est beaucoup plus aimable et plus doux
qu'autrefois, et qu'aucune méchante parole
ne sort plus de sa bouche.
- Tu n'as que de bonnes nouvelles
à m'apprendre aujourd'hui, ma chérie,
dit Mme Schneider en essuyant une larme. Je pensais
justement combien de bonnes choses peuvent sortir
d'une petite circonstance. Si tu n'avais pas ce
certain dimanche montré le chemin à
Louise, il est plus que probable que tu ne.
l'eusses jamais connue.
- Oui, continua Claire, elle ne serait
jamais venue à l'école du dimanche,
nous n'aurions pas pu lui donner de nos habits, tu
n'aurais pas pu envoyer son père chez le
docteur, et il ne se serait jamais guéri, et
n'aurait jamais lu la Bible. Maman, comme tout est
beau lorsqu'on y pense !
La mère de Claire fut
appelée à cet instant et la fillette
continua ses réflexions pour
elle-même : « et le
commencement de tout cela c'est que j'avais entendu
ce certain dimanche la parabole du
bon samaritain et la
question : « Qui est mon
prochain ? », et que j'avais
découvert que Louise Pauli était mon
prochain ».
Elle pensait avec bonheur au dimanche
suivant et à sa chère école.
Mais que de changements peuvent apporter un jour,
une semaine !
Le dimanche arriva, mais ni Claire ni sa
soeur Hélène ne purent aller à
la classe. Elles étaient toutes deux malades
de la scarlatine. L'épidémie
régnait depuis quelque temps dans la ville
et avait déjà fait de nombreuses
victimes. Claire était gravement malade, et
sa mère était très
inquiète à son sujet. La pauvre femme
était à bout de forces ; les
soins qu'elle devait donner jour et nuit et
l'angoisse l'avaient tellement fatiguée
qu'elle se demandait comment elle tiendrait
jusqu'au bout. Elle ne pouvait demander de l'aide
à ses voisines, car ou bien elles avaient
elles-mêmes des enfants malades, ou bien
elles craignaient la contagion. Mais il lui vint du
secours d'un côté tout à fait
inattendu, cela lui rappela ces paroles :
« Celui qui donne au pauvre, prête
à l'Éternel ».
La petite Louise était
allée pleine de joie à l'école
du dimanche, se réjouissant de raconter
à Claire combien son père allait
mieux. Là elle apprit par Sophie Duvoisin
que les deux soeurs étaient malades.
Ce fut un coup pour l'enfant et elle
n'eut point de repos que sa mère ne
l'accompagnât chez Mme Schneider. Comme elle
pleura à la pensée qu'elle pourrait
perdre sa chère petite amie !
Mme Pauli, qui se réjouissait
à la pensée de pouvoir rendre
quelques services à cette famille qui lui
avait fait tant de bien, s'offrit pour veiller la
nuit, pendant que Louise serait là de jour
pour donner les médicaments et aider au
ménage, et comme elle avait
déjà eu la fièvre, il n'y
avait pas à craindre la contagion pour
elle.
Mme Schneider accepta aussitôt.
Louise remplit si bien son rôle de petite
garde-malade, elle était si douce et si
gentille qu'elle amassa des charbons ardents sur la
tête d'Hélène qui était
souvent très impatiente. Sa bonté fit
désirer à Hélène de
connaître le Sauveur et son
amour, car elle avait vu aussi combien Claire
était heureuse, même en face de la
mort.
Il plut au Seigneur de rétablir
les deux fillettes. Elles eurent une longue
convalescence, mais la maladie avait porté
des fruits chez Hélène, l'Esprit de
Dieu avait commencé son oeuvre dans ce jeune
coeur, et elle confessa à sa petite soeur
que ce n'était que maintenant qu'elle
comprenait cette question : Qui est mon
prochain ?
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