Fictions ou
réalités?
CHAPITRE IIl
Peut-on croire encore aux miracles de
l'Évangile ?
Au moment d'aborder ce sujet difficile,
plus difficile encore que les
précédents, nous sentons le besoin de
rappeler une fois de plus à nos lecteurs que
nous ne prétendons aucunement
élucider tous les problèmes de la foi
chrétienne. Chaque domaine a ses
mystères, le domaine religieux encore plus
que les autres.
Tant que nous serons dans
l'économie actuelle, beaucoup de choses nous
échapperont que nous devrons pourtant
admettre : cela est si vrai qu'il faudrait se
défier de théories simplistes qui
supprimeraient toutes les difficultés. Notre
but en parlant de miracles n'est donc pas d'amener
à la foi quelqu'un qui est résolu
à ne pas croire : « Si un
mort ressuscitait, disait déjà le
Maître, ils ne croiraient pas
(Luc
XVI. 31). » C'est bien
plutôt de fortifier la foi des croyants et de
les amener à justifier devant leur
intelligence leurs convictions,
de façon à ce qu'ils en puissent
rendre raison à ceux qui ne les partagent
pas.
En même temps nous montrerons
ainsi à ces derniers que nous connaissons
leurs difficultés et leurs objections, et
que, par conséquent, si nous croyons, ce
n'est pas par parti pris, c'est après
mûre réflexion et parce que les
raisons de croire nous semblent plus concluantes
que celles de ne pas croire. Mais malgré
cela il faudra toujours un acte de foi
spontané pour que l'homme puisse accepter le
miracle, car, ici, comme partout ailleurs, Dieu
respecte la liberté humaine et jamais Il ne
la violera en nous imposant l'obligation de croire.
J'ajoute qu'en traitant le sujet, je le limiterai
le plus possible et parlerai non pas des miracles
anciens ou modernes, ni même des miracles
bibliques en général, mais uniquement
de ceux que l'Évangile attribue au
Christ.
Autrefois tout le monde ou presque
tout le monde dans nos pays admettait ces
miracles : il y avait bien, il y en a toujours
eu, des négateurs qui, sans
précisément rejeter le christianisme,
cherchaient à le dégager du
merveilleux pour ne conserver que les faits
naturels, mais c'étaient des exceptions.
Aujourd'hui le phénomène contraire se
produit ; la majorité nie le miracle,
et ceux qui l'admettent encore passent pour gens
arriérés ou superstitieux. Il existe
bien des milieux aujourd'hui où l'on
rougirait de laisser voire que l'on a encore cette
croyance, bonne pour les temps d'ignorance et de
crédulité enfantine, inacceptable
dans un siècle de lumière.
D'où cela peut-il bien
venir ? D'un refroidissement de la
piété ! diront quelques esprits
chagrins, portés à voir en noir notre
époque et nos contemporains et à
regretter sans cesse le bon vieux temps. Nous ne le
pensons pas ; on ne peut pas dire qu'il y a
moins de piété aujourd'hui, celle-ci
peut-être moins générale, n'en
a que plus de profondeur, car les camps sont plus
tranchés, croyants et incrédules
osent affirmer plus franchement leurs
opinions : c'est un bien plutôt qu'un
mal.
Le véritable obstacle
à la foi aux miracles doit être, me
semble-t-il, cherché dans le mouvement
scientifique moderne : les sciences naturelles
se sont, depuis une cinquantaine d'années,
prodigieusement développées, les
découvertes se sont multipliées, et
avec elles s'est produit un mouvement industriel
intense. Il s'est fait des choses, et en grand
nombre, qui tiennent du merveilleux, et cela
grâce à la méthode scientifique
moderne, qui consiste à n'admettre comme
vrai que ce qui a pu être rigoureusement
contrôlé, soit au moyen des organes
des sens, soit par l'intermédiaire
d'instruments de physique absolument exacts. Tout
ce qui ne peut pas être pesé,
analysé, observé, tout ce qui ne
tombe pas sous les sens devient par là
même suspect. Pourquoi dans le domaine
religieux mettrait-on de côté une
méthode qui a fait ses preuves et produit
d'aussi magnifiques résultats ? La
suivre ne sera-ce pas le meilleur moyen de faire
accepter à tous la religion de
Jésus-Christ ?
Cette même méthode
scientifique appliquée à
l'histoire a fait
découvrir une foule de légendes plus
ou moins ridicules, inventées par des gens
souvent de bonne foi, qui croyaient bien faire en
embellissant les événements dont ils
avaient été témoins et qu'ils
désiraient transmettre à la
postérité. Tout bon historien
commence donc par être un critique et avant
de reconstruire les faits anciens, il doit
s'efforcer d'en éliminer les
éléments légendaires ;
comme de bons architectes, ils creusent et
fouillent le sol jusqu'à ce qu'ils aient
découvert au-dessous du sable mouvant le roc
qui va leur servir de fondement solide. Tout homme,
je ne dis pas savant, mais simplement au courant de
cette méthode historique, est obligé,
de par sa conscience, de l'appliquer aux
récits évangéliques et, sans
la moindre mauvaise intention, il sera
choqué de rencontrer tant de faits
merveilleux : immédiatement la question
se pose à son esprit de savoir si nous ne
sommes pas là en présence de pieuses
légendes, sous lesquelles il faut
découvrir le fait réel et certain.
Que dis-je ? Pour plus d'un, cette question ne
se posera même pas ; en jetant un coup
d'oeil sur l'Évangile, d'emblée ils
traiteront de mythe tout le merveilleux qui s'y
retrouve à chaque page, leur esprit
cultivé ne pouvant tirer d'autre
conclusion.
Il y a plus, quiconque a
étudié, même superficiellement,
l'histoire des religions s'est très vite
aperçu que cette histoire n'échappe
pas à la règle
générale ; toutes les religions
ont leurs miracles et des miracles nombreux.
Mahomet, par exemple, est ravi en extase et
transporté dans le ciel, jusque devant le
trône d'Allah, Bouddha,
quatorze siècles avant lui, avait lui aussi,
accompli plus d'un miracle. Les fakirs aujourd'hui
font des choses plus merveilleuses
encore.
De deux choses l'une : ou bien
les miracles des religions naturelles sont vrais,
et alors que devient la prétendue
supériorité du christianisme ?
Ou bien ils sont légendaires, et c'est
là l'opinion généralement
admise dans nos pays chrétiens, alors de
quel droit faire une exception pour les miracles du
christianisme ? La loyauté scientifique
ne nous fait-elle pas un devoir de leur appliquer
la même règle, en rejetant le
merveilleux évangélique comme une
invention de gens bien intentionnés, mais
cloués de trop
d'imagination ?
Telle est, me semble-t-il, la cause
principale des doutes et même des
négations hardies que nous rencontrons chez
la plupart de nos contemporains à
l'égard du miracle. Tant que cette cause
reste ce qu'elle vient de nous apparaître,
une cause toute intellectuelle et non morale, tant
que la négation n'est pas un prétexte
dont l'homme se sert pour satisfaire ses passions,
nous sommes en face d'un fait des plus respectables
et nous n'avons pas le droit de blâmer ceux
qui, malgré leur bonne volonté, ne
parviennent pas à croire ; nous les
comprenons trop bien nous-mêmes pour ne pas
sympathiser avec eux. S'il s'en trouve parmi nos
lecteurs, ils peuvent être assurés
qu'il ne nous viendrait pas à l'idée
de leur jeter la pierre ou de les juger
sévèrement ; nos études
nous ont rendue familière cette même
méthode, et certes nous ne
voudrions pas la voir écartée du
domaine religieux. Nous avons donc droit à
leur bienveillante attention, puisque cette
question du miracle s'est profondément
modifiée ces dernières années,
même pour les plus conservateurs d'entre les
croyants. Certains points de vue ont dû
être abandonnés ; certains autres
admis, qui paraissaient suspects. Que nos
adversaires soient donc assez loyaux., assez
scientifiques pour lire, sans parti pris, et en
mettant de côté tout a priori
intellectuel, les pages qui suivent. Leurs
connaissances doivent les rendre à la fois
larges et prudents, car il est des choses et en
très grand nombre qui, naguère,
auraient paru inadmissibles, et qui. grâce
aux découvertes des savants, nous semblent
aujourd'hui des plus naturelles.
Quant aux chrétiens qui ont
sans doute éprouvé une certaine
tristesse à la pensée que tant de
gens rejettent les éléments
mêmes de leur foi, qu'ils ne s'affligent pas
outre mesure. Car cette crise peut avoir
d'excellents résultats ; elle va forcer
les croyants à chercher à leur foi
une autre base, plus solide et plus morale que
celle du merveilleux. Si celui-ci paraît
à tous de plus en plus suspect, il est
d'autant plus nécessaire d'en arriver
à fonder notre foi sur une certitude morale,
et si par là, certaines croyances sont
ébranlées, ce sera la preuve qu'elles
ne sont pas de bon aloi et qu'elles manquaient d'un
élément essentiel,
l'expérience. Cette méthode, qui a
fait douter tant de gens, qui a effrayé tant
de croyants timides, pourrait bien, au contraire,
rendre à la foi le même
service qu'elle a rendu à
la science, en l'obligeant à creuser, elle
aussi, jusqu'au terrain solide de
l'expérience.
Pour plus de clarté nous
allons successivement examiner :
- 1° Le fait du miracle
évangélique.
- 2° L'historicité de ce fait.
- 3° Sa possibilité
théorique.
- 4° Son explication probable.
§ 1. LE FAIT DU MIRACLE
ÉVANGÉLIQUE
J'appelle miracle, au sens
chrétien du mot, non pas avant tout un acte
qui frappe les sens ou l'imagination, mais bien un
acte dans lequel apparaît le doigt de Dieu.
Un miracle a pour caractère distinct
d'être une intervention directe du Dieu
créateur. Chaque fois qu'un miracle dans ce
sens est produit, les assistants ont l'impression
très nette qu'ils viennent de se trouver en
présence de Dieu : Dieu était
là et c'est lui qui a agi, se disent-ils.
Lors de la pêche miraculeuse, Simon-Pierre,
bouleversé par l'intervention du Dieu
tout-puissant, s'écrie :
« Retire-toi de moi, car je suis un homme
pécheur
(Luc
V, 8). » Ce qui l'a
frappé avant tout, ce n'est pas tant la vue
du grand nombre de poissons, bien faite pour
étonner un pêcheur tel que lui, mais
la pensée que Dieu est là tout
près de lui, un Dieu dont les yeux sont trop
purs pour voir le mal.
Le voile qui cache le monde
invisible s'est soulevé tout à coup,
l'apôtre a comme entrevu Dieu dans un
éclair rapide.
Quand Jésus ressuscite le
fils de la veuve de Naïn, « tous
sont saisis de crainte, et ils glorifient Dieu,
disant : Un grand prophète a paru parmi
nous, et Dieu a visité son peuple
(Luc
VII, v. 16). »
Bien souvent il est dit de la foule,
après un miracle, qu'elle glorifiait Dieu,
car elle avait le sentiment très net que
celui qui venait de l'accomplir ne l'avait fait que
sous l'influence directe de Dieu. Jésus en
est lui-même si convaincu qu'il n'attribue
jamais les miracles à sa force personnelle,
mais bien à l'intervention de son
Père. De là ces paroles :
« Mon Père agit jusqu'à
présent ; moi aussi, j'agis
(Jean
V, v. 17). Je suis dans le
Père et le Père est en moi. Les
paroles que je dis, je ne les dis pas de
moi-même ; et le Père qui demeure
en moi, c'est lui qui fait les oeuvres. Croyez-moi,
je suis dans le Père, et le Père est
en moi ; croyez du moins à cause de ces
oeuvres
(Jean
XIV, v. 10 et 11). Si je ne
fais pas les oeuvres de mon Père, ne me
croyez pas. Mais si je les fais, quand même
vous ne croiriez point, croyez à ces
oeuvres, afin que vous sachiez et reconnaissiez que
le Père est en moi et que je suis dans le
Père
(Jean
X, v. 38). » Au
moment de ressusciter Lazare, il prie à
haute voix devant la foule :
« Père, je te rends grâce de
ce que tu m'as exaucé.
(Jean
XI, v. 42) »
Si donc nous appelons miracle un
acte extraordinaire, dans lequel nous reconnaissons
le doigt de Dieu, d'autres que Jésus peuvent
faire des miracles et, pas plus que lui, ils ne les
feront avec leur propre puissance ; d'autre
part, certains faits miraculeux en apparence
seulement, doivent être
considérés non comme le produit d'une
action directe de Dieu, mais bien comme le
résultat pur et simple du jeu inconscient
des lois naturelles.
§ 2. HISTORICITÉ DU FAIT
MIRACULEUX.
Il est à peine
nécessaire d'insister sur la
réalité des miracles de
l'Évangile, celui-ci en est tellement rempli
que les supprimer serait supprimer cet
Évangile lui-même ; presque
chaque acte de Jésus en faveur des autres
fut un acte miraculeux.
On a distingué quatre
catégories de miracles accomplis par le
Christ :
1° Les miracles sur la
nature inanimée, tels que l'apaisement
de la tempête, la marche sur les eaux, la
multiplication des pains, la malédiction du
figuier, l'eau changée en vin. Jésus
apparaît comme maître souverain de la
nature ; elle lui obéit toujours, sans
la moindre résistance.
2° Les guérisons des
maladies du corps. Jésus a guéri
tous les malades qui vinrent à lui ou qu'on
lui apporta : paralysie, cécité
datant même de la naissance, mutisme,
lèpre, fièvre, difformité,
tous les cas sont les mêmes pour lui, il se
montre en face de tous aussi puissant, aussi
vainqueur.
3° Les guérisons des
maladies mentales. Il s'agit ici de
démoniaques que Jésus et ses
contemporains considéraient comme
étant sous une influence diabolique plus ou
moins directe. Beaucoup de gens aujourd'hui
n'admettent plus cette influence. ils
prétendent que Jésus s'est
accommodé aux idées courantes de son
époque ou qu'il a partagé
lui-même les préjugés de sa
génération. Quelle que soit l'opinion
que l'on se fasse à ce sujet, nul ne peut
nier que nous soyons ici en face de malheureux
atteints autant dans leur esprit que dans leur
corps : la maladie physique peut bien
être de l'hystérie ou de
l'épilepsie, cela n'empêche pas que,
derrière elle, il y avait autre chose :
leur esprit n'était certainement pas dans un
état normal.
4° Les résurrections
au nombre de trois, sans parler de la
résurrection même de Jésus, sur
laquelle nous reviendrons plus tard. Il est
possible que d'autres résurrections aient eu
lieu, qui ne nous sont pas racontées. Les
trois que nous connaissons sont des plus
typiques : nous avons affaire à trois
morts qui remontent à des dates
différentes.
La petite fille de Jaïrus vient
d'expirer, elle paraît endormie :
dès que Jésus entre dans la chambre,
il suffit qu'il la saisisse par la main et qu'il
lui dise : « Jeune fille,
lève-toi, je te le dis », pour
qu'aussitôt elle se lève et qu'elle se
mette à marcher.
Le fils de la veuve de Naïn est
mort depuis plus longtemps ; ou porte en terre
son cadavre, et quand Jésus a dit
après avoir arrêté le
cortège : « Jeune
homme, je te le dis,
lève-toi » ! le mort s'assied
et se met à parler.
Lazare lui, le frère de
Marthe et de Marie, est depuis quatre jours dans le
sépulcre ; nous sommes en Orient,
où le climat hâte la
décomposition du corps, et elle doit avoir
commencé. Cette fois Jésus crie d'une
voix forte, il appelle le mort avec
puissance : « Dehors,
Lazare ! » et aussitôt Lazare
apparaît.
Tels sont les faits, et les
documents sont là pour garantir leur
authenticité, documents tout simples, sans
recherche ni de fond ni de forme, provenant de
témoins qui racontent avec
sincérité, naïveté
même, ce qu'ils ont vu et entendu ;
chacun décrit à sa
manière ; parfois même ils se
contredisent sur certains points de détails,
tant ils songent peu à faire des
récits arrangés et bien
combinés ; et ce qu'ils racontent
étonnera, scandalisera même,
déchaînera sur eux l'opposition et la
haine, pour leur témoignage ils seront
exposés à la mort, peu leur importe,
comme Pierre et Jean devant le sanhédrin ils
diront à ceux qui tenteront de les
réduire au silence : « Nous
ne pouvons pas ne pas parler de ce que nous avons
vu et entendu
(Actes
IV, v. 20). » Leurs
récits renferment des détails qui
seraient ridicules s'ils avaient été
inventés et ajoutés après
coup. Ainsi, lors de la multiplication des pains,
il est dit qu'il y avait là beaucoup d'herbe
et de l'herbe très verte. Ne devine-t-on pas
le témoin oculaire qui remarque l'herbe
foulée par la multitude au
moment où elle s'assied ? Dans les
heures décisives de l'existence, il y a de
ces détails insignifiants que l'on observe
et qui ne peuvent plus être oubliés.
Lors de la résurrection de la fille de
Jaïrus, le narrateur fait remarquer la foule
bruyante qui pleurait et poussait de grands
cris ; et quand la fillette est rendue
à la vie, le Maître ordonne qu'on lui
donne à manger. Si le fait est faux, que
nous importe ce détail ? S'il est vrai,
quelle valeur il prend
aussitôt !
Mais c'est surtout dans la
résurrection de Lazare que les
détails abondent, inattendus,
incompréhensibles, si l'histoire est un
mythe ; naturels, nécessaires
même si elle est vraie. Jésus
frémit, Jésus pleure, Jésus
lève les yeux au ciel ; la foule fait
sur lui des remarques désobligeantes, Marthe
exprime au Maître son anxiété
à la pensée que la pierre
roulée laissera voir son frère en
décomposition. « Non, ce n'est pas
ainsi qu'on invente », disait
déjà J.-J. Rousseau, et le grand
écrivain genevois avait raison.
Mais il est un autre fait plus
important qui prouve la réalité des
miracles évangéliques, c'est l'accord
admirable qui existe entre ces miracles, et, d'un
côté les discours de Jésus, de
l'autre, l'enchaînement même de
l'histoire. Les discours tout d'abord :
plusieurs d'entre eux ont été
prononcé précisément à
l'occasion de l'un ou l'autre des miracles de
Jésus, qui en ont fourni le texte et la
cause ; supprimez la cause, supprimez le
miracle, vous ne pouvez absolument plus comprendre
l'effet, c'est-à-dire le discours. C'est
ainsi par exemple que la parole extraordinaire dont
nul ne conteste
l'authenticité, tant elle est
extraordinaire : « Pendant que je
suis dans le monde, je suis la lumière du
monde
(Jean
IX, v. 5) », a
été prononcée à
l'occasion de la guérison de
l'aveugle-né.
Et le fameux discours à
Capernaüm sur le pain de vie descendu du ciel,
sur son corps qu'il faut manger, son sang qu'il
faut boire, discours à la suite duquel les
foules l'abandonnèrent, trouvant trop dure
la parole qu'elles venaient d'entendre, ne peut
absolument pas s'expliquer si l'on supprime le
miracle de la multiplication des pains, qui en a
été l'occasion. Chose curieuse et
bien digne d'être relevée : c'est
précisément ce miracle, le plus
incompréhensible de tous, celui que la
raison peut le moins s'expliquer, qui est le plus
enchevêtré dans le récit, le
plus indissolublement uni au texte, celui que tous
les Évangiles racontent et qui semble avoir
été accompli à deux reprises
différentes. Il en est ici comme de la
résurrection de Lazare, dont Spinosa, le
grand philosophe panthéiste, disait :
« Si je pouvais croire au miracle de la
résurrection de Lazare, tout mon
système philosophique s'écroulerait,
je l'abandonnerais sans hésiter et je
deviendrais chrétien. » Or, ce
miracle qui confond l'imagination est un anneau
nécessaire dans l'enchaînement du
récit évangélique : Jean
seul le raconte
(1) : En
lisant les Synoptiques, on a
l'impression qu'il manque quelque chose dans le
récit, on ne se rend pas bien compte
pourquoi Jésus a été si vite
arrêté et mis à mort, la
catastrophe arrive trop brusquement ; elle
n'est pas assez préparée. En ouvrant
le quatrième Évangile, la
lumière se fait de suite, car il nous
apprend que ce qui hâta la fin, ce fut
précisément le miracle de la
résurrection de Lazare, accompli tout
près de Jérusalem, au moment de la
fête de Pâques, qui attirait dans la
ville sainte des milliers et des milliers de
pèlerins ; un grand nombre furent
certainement témoins de ce qui se passa
à Béthanie. Le discours qui suivit la
multiplication des pains avait
éloigné du Christ la multitude qui le
laissa seul ou presque seul continuer son
ministère de souffrance, la
résurrection de Lazare acheva l'oeuvre de
dépouillement commencée et
précipita la crise finale.
J'avais donc raison de dire que les
miracles font partie intégrante des
récits évangéliques et que les
supprimer ou les passer sous silence serait tout
simplement rendre la narration obscure ou
même incompréhensible. En d'autres
termes, les miracles de l'Évangile portent
le cachet de l'authenticité, et les nier
serait accumuler les difficultés sans aucun
profit quelconque : ils sont
nécessaires pour expliquer
l'enchaînement des faits et l'origine des
discours du Maître.
Mais il faut aller plus loin :
il est un dernier témoignage que je tiens
à relever et qui prouve d'une manière
encore plus indiscutable la réalité
des miracles, à savoir
celui des ennemis mêmes de
Jésus-Christ. Ils sont furieux que
Jésus ait guéri la femme bossue,
l'homme à la main paralysée,
l'impotent de Béthesda le jour du
sabbat ; ils ne songent même pas
à nier le miracle, ils ne le pourraient pas,
car le malade guéri est là ;
alors ils essaient autre chose et s'efforcent de
ruiner l'autorité de Jésus en
prétextant la violation du sabbat. De
même quand Lazare est ressuscité, il
ne leur vient pas à la pensée de
contester cette résurrection, ce qui serait
facile si c'était une imposture, ils
comprennent que ç'en est fait de leur
influence si le Christ continue à exercer ce
pouvoir et ils décident séance
tenante de le mettre à mort. Voici du reste
le texte même de l'Évangile, il
mérite d'être cité :
« Alors les chefs des prêtres et
des pharisiens assemblèrent le
sanhédrin, et dirent : Que
ferons-nous ? Car cet homme fait beaucoup de
miracles. Si nous le laissons faire, tous croiront
en lui, et les Romains viendront détruire et
notre ville et notre nation... Dès ce jour
ils délibérèrent sur les
moyens de le faire mourir
(Jean
XI, v. 47, 48,
53). »
Si Jésus avait
été entouré d'une foule
enthousiaste, prête à embellir et
à exagérer tout ce qu'elle lui voyait
faire, peut-être serait-il permis de voir
dans ces miracles une série de belles
légendes, produit de l'imagination. Mais
Jésus était sans cesse
environné d'ennemis qui l'épiaient
dans tout ce qu'il disait et dans tout ce qu'il
faisait, avec passion, désirant le
trouver en faute.
Si les
miracles du Christ avaient été de la
supercherie ou des illusions, rien de plus facile
que de le prouver et de s'en servir contre lui, ce
qu'ils n'ont jamais su ni pu faire.
§ 3. POSSIBILITÉ
THÉORIQUE DU MIRACLE.
Une fois la réalité
historique du miracle solidement établie,
nous devons nous demander, avant de tenter aucune
explication, si a priori et théoriquement le
miracle est possible. Si le miracle est
réellement un acte de Dieu, il faut admettre
que Dieu est libre d'agir comme et quand bon lui
semble. À défaut de quoi, Il serait
pris lui-même dans l'engrenage qu'Il aurait
établi, Il n'en serait qu'un rouage un peu
plus important que les autres ; Il serait donc
rivé lui-même au mécanisme
universel. Dans ce cas, évidemment, Dieu ne
serait pas libre : mériterait-il encore
le nom de Dieu ? Ne serait-Il pas plutôt
une force inconsciente, sans
personnalité ? On ne comprendrait plus
dès lors, comment ici-bas, il existe des
personnalités et en grand nombre, qui
s'appellent les hommes ; à moins que
ceux-ci ne soient à leur tour des rouages du
mécanisme, dont la liberté n'est
qu'une apparence mensongère, théorie
à la mode aujourd'hui dans certains milieux,
contre laquelle proteste énergiquement notre
conscience morale. Non, non, si l'homme est un
être personnel, Dieu qui l'a
créé l'est à plus forte
raison ; et si l'homme, être personnel,
est doué de liberté, il faut
nécessairement que Dieu le
soit de son côté. La liberté
est même, au dire de certains philosophes,
l'attribut souverain du Créateur, celui
duquel tous les autres dérivent. Mais alors,
si Dieu est libre, Il doit pouvoir faire ce que bon
lui semble, Il doit avoir le droit et le pouvoir
d'intervenir dans son oeuvre pour y manifester sa
volonté souveraine.
D'autre part, nous ne pouvons plus
depuis l'avènement du christianisme, nous
représenter Dieu autrement que comme un
Être sage, compatissant, plein de tendresse,
débordant d'amour comme un Père,
notre Père : mais s'Il est notre
Père, Il doit pouvoir intervenir, quand Il
le juge bon, en faveur de son enfant dans le cas
où cette intervention est nécessaire.
Se représente-t-on ce Père
tout-puissant et tendre, incapable d'agir à
l'égard de cet enfant qui l'appelle à
son secours ? S'il en était ainsi, il
faudrait dire franchement que ce titre de
Père est un mensonge ou une illusion de plus
et que le Christ nous a trompés en nous
enseignant l'oraison dominicale.
Comme il est plus simple d'admettre
la liberté d'amour de notre Père
céleste, lui permettant d'agir, que
dis-je ? le poussant à agir en notre
faveur chaque fois qu'il le veut dans sa
sagesse.
Les savants nous disent que le
déterminisme de la matière est comme
un immense filet couvrant tout ce qui existe et
tout ce qui vit. Nous acceptons cette comparaison,
encore qu'elle ne soit pas tout à fait
juste, mais notre expérience de tous les
jours nous dit que les mailles de ce filet sont
assez lâches pour que nous
puissions agir librement ; nous y avons assez
de place pour que notre liberté puisse s'y
manifester. Constamment nous accomplissons des
actes spontanés en nous servant
précisément des lois établies
par le Créateur. Ainsi je lève mon
bras pour démontrer cette
liberté ; en le levant je prends un
objet que je tiens en l'air un instant ; la
loi de la pesanteur est là bien qu'elle
paraisse momentanément supprimée, la
preuve, c'est le poids de l'objet que je puis
estimer et qui nécessite de ma part un
effort proportionné.
Pourquoi Dieu ne pourrait-Il pas
agir de la même manière ? Qui
osera lui refuser ce que tout le monde
m'accorde ? Mais alors il faut concéder
à nos adversaires que si l'homme, en
agissant, se soumet librement aux lois plus ou
moins connues de la nature, Dieu fait de même
en toute liberté lui aussi. En d'autres
termes, nous n'admettons plus l'ancienne conception
du miracle qui supposait un bouleversement des lois
de la nature ; quand Dieu intervient par un
miracle, Il ne bouleverse rien du tout. Notre
culture scientifique moderne, les
expériences faites constamment nous
empêchent de croire que Dieu ait rien
à bouleverser pour atteindre ses fins. S'Il
le faisait, serait-Il encore parfaitement sage,
puisqu'Il semble revenir sur ce qu'Il a
lui-même établi ? Ne l'oublions
pas : Dieu n'est pas un homme pour se tromper,
Il ne se trompe jamais, et même quand nous
comprenons le moins ce qu'Il fait, nous pouvons
être assurés qu'il n'y ni erreur, ni
bouleversement.
Qu'y a-t-il alors ? C'est ce
que nous allons examiner dans notre dernier
paragraphe.
§ 4. L'EXPLICATION
PROBABLE.
Tout d'abord revenons à ce
que nous disions tout à l'heure sur la seule
base de miracle acceptable aujourd'hui, la base
morale. Le côté du merveilleux, du
prodigieux, ne touche plus guère nos
contemporains, du moins ceux qui ont quelque
culture ; nous sommes obligés de
l'abandonner pour chercher un point d'appui plus
solide et moins discutable, qui repose d'aplomb sur
la conscience morale et non sur la raison ou
l'imagination. Et quel est ce point d'appui plus
solide ? La sainteté parfaite de celui
auquel les Évangiles attribuent tant d'actes
miraculeux.
Jésus-Christ seul dans
l'histoire apparaît comme absolument sans
péché ; c'est un soleil dans
lequel l'oeil le plus exercé ne peut
discerner aucune tache. Tandis que les
générations humaines, à mesure
qu'elles surgissent à l'horizon pour
traverser la vie terrestre sont toutes
gangrenées par le pêché, tandis
que cette affreuse lèpre atteint et ronge
tous les hommes, pauvres et riches,
civilisés et sauvages, tout à coup,
sur ce fond sombre, apparaît la figure du
prophète de Nazareth ; au premier abord
il n'attire guère l'attention, mais à
mesure qu'on le contemple, à mesure qu'on le
connaît mieux, tous sont frappés d'une
chose : c'est un homme qui fait contraste avec
la race humaine, il a échappé
à la terrible contagion, il ne connaît
pas le péché par la
douloureuse expérience que tous nous en
avons faite. Voilà le grand miracle, un
miracle tout moral, s'adressant avant tout à
la conscience, ne parlant guère aux sens, et
qui échappe par là même aux
regards distraits de la grande majorité. Une
fois ce miracle admis, il n'est pas difficile
d'accepter les autres, qui en découlent et
qui ne sont que jeux d'enfants en
comparaison.
Mais ce miracle est-il
certain ? D'une manière
générale, tout le monde est d'accord,
libéraux comme orthodoxes, et cela pour une
double raison, une raison de science et une raison
de conscience.
La raison scientifique, c'est le
fait du témoignage
évangélique : les quatre
Évangiles sont absolument unanimes sur ce
point ; tandis que chez tous ses héros,
la Bible découvre des fautes qu'elle nous
raconte en toute franchise, dans la personne du
Sauveur rien de semblable : jamais, dans
aucune circonstance, ni en public, ni en
particulier, les témoins de la vie du Christ
n'ont pu observer la moindre infraction à la
morale. Or, il n'est pas possible d'inventer un
type pareil, autrement, comme disait J.-J.
Rousseau, l'inventeur serait plus grand que son
héros et le miracle plus extraordinaire
encore.
Bien plus, les ennemis même de
Christ sont unanimes à reconnaître sa
perfection morale. Ils ont beau l'épier de
très près, ils ont beau le suivre
partout, ils ne trouvent rien à reprendre
dans sa conduite, de là l'inanité de
leurs accusations quand ils comparaissent avec lui
devant le sanhédrin ou le
gouverneur romain. Ce dernier,
avant de le leur livrer pour être
crucifié, fait apporter de l'eau devant la
foule et déclare être innocent du sang
de ce juste. Ce que la conscience païenne
vient de confesser, la conscience juive le confesse
à son tour : Judas, le traître,
qui avait tout intérêt à
découvrir des fautes dans son Maître
pour justifier son abominable crime, Judas qui
l'avait vu dans le cercle intime des disciples
pendant près de trois ans, est
obligé, lui aussi, avant de s'ôter la
vie, d'avouer, en rendant aux sacrificateurs
l'argent reçu, qu'il a livré le sang
innocent. Et sur la colline de Golgotha, le
centenier romain, un autre païen, après
avoir observé la mort du Christ,
s'écrie en se frappant la poitrine :
« Certainement cet homme était
juste
(Luc
XXIII, 47). » La mort
de Jésus fut, malgré d'indicibles
souffrances, comme le sceau mis sur sa vie de
sainteté.
J'en viens à la seconde
raison, celle que fournit notre conscience :
Jésus-Christ a cru lui-même, de la
façon la plus certaine, qu'il était
sans péché ; non seulement il ne
s'est jamais repenti et n'a jamais eu le moindre
remords, mais encore il s'est nettement
distingué de ses disciples quand il leur a
enseigné dans l'oraison dominicale à
demander à Dieu le pardon de leurs offenses.
Bien plus, ses déclarations à cet
égard sont catégoriques :
« Qui de vous me convaincra de
péché
(Jean
VIII, 46) ? »
s'écrie-t-il, et personne n'ose se lever
pour l'accuser. « Le prince de ce monde
vient, dit-il ailleurs, mais il
ne peut rien sur moi
(Jean
XIV, 30). » Et quand
il pense à ce qu'il a fait et à ce
qu'il a été, il ose dire :
« Je fais toujours ce qui est
agréable à Dieu
(VIII,
29). J'ai achevé
l'oeuvre que tu m'avais donnée à
faire
(XVII,
4). » Or, tout le
monde sait avec quelle perspicacité
Jésus découvrait chez autrui le
péché, même le plus
caché, et avec quelle
sincérité il le condamnait,
n'admettant aucun compromis. D'autre part, chacun
sait que plus un homme est avancé
moralement, plus il est mécontent de lui,
plus il devient humble, parce qu'il sent tout ce
qui lui manque encore et combien il est en dessous
de l'idéal entrevu.
Avec le Christ, c'est juste le
contraire. En le contemplant, nous nous trouvons
donc en face de ce dilemme : Ou bien il a dit
vrai, il a vu juste, il fut sans
péché, et alors le miracle moral est
là devant nos consciences dans toute sa
splendeur. Ou bien il a dit faux, et alors il s'est
trompé, c'est donc le plus aveuglé
des hommes : de quel droit peut-il
prétendre nous éclairer et nous
conduire ? À moins qu'il ne nous ait
trompés, il est donc le plus hypocrite des
hommes, c'est un être dangereux qu'il faut
combattre comme le pire ennemi de
l'humanité. Notre conscience se
révolte devant cette dernière
alternative, nous touchons ici au blasphème.
Toute conscience droite est forcée de
rejeter avec horreur une telle supposition. Il ne
lui reste dès lors plus qu'à
proclamer la sainteté parfaite du
prophète de Nazareth. C'est le plus grand
des miracles.
Nous avons dit qu'un miracle
était un acte de Dieu, donc une intervention
du Tout-Puissant au sein de la nature ou de
l'humanité : il me semble que
l'apparition historique de Jésus-Christ dans
le monde est la preuve la plus frappante de cette
définition du miracle. Si jamais il y a eu
action de Dieu et intervention directe de sa part,
c'est bien quand cette personnalité est
entrée sur la scène terrestre. Nier
cette action divine serait admettre un miracle plus
extraordinaire encore, et un miracle inexplicable.
Ce premier miracle admis, il n'est guère
difficile de croire aux autres. Comment concevoir
qu'un être pareil, miracle lui-même,
ait été incapable de faire aucun
miracle ? Comment un Christ, incarnation de la
sainteté et de l'amour, serait-il comme nous
le sommes, condamné à l'impuissance
vis-à-vis des multitudes de malheureux,
qu'il serait incapable de soulager ?
Peut-on se représenter un
Christ n'ayant à offrir que de bonnes
paroles aux pauvres malades tourmentés par
la souffrance ? Un Christ laissant mourir de
faim une foule venue à lui pour
l'écouter ? Un Christ réduit
à l'inaction en face d'un corps
inanimé et d'une famille en pleurs ? Ou
incapable de sauver ses disciples de la mer en
tempête ? Mais un Christ pareil nous
étonnerait bien plus ; que
dis-je ? il nous bouleverserait, il nous
scandaliserait : serait-il encore possible de
voir en lui une action et une intervention de Dieu
dans l'histoire ? Un Sauveur aussi
tronqué, aussi infirme, serait-il vraiment
digne du Dieu tout-puissant et
miséricordieux ? Nous ne le pensons pas
Si le Christ n'avait fait aucun
miracle, il subsisterait des doutes au sujet de sa
perfection morale, tant il est vrai que ses
miracles sont la manifestation extérieure de
sa sainteté.
En effet, ne l'oublions pas, le
miracle en grec est appelé un signe, un jamais
le mot
qui signifie
prodige, chose étonnante, merveilleuse,
n'est employé seul, car ce n'est pas sur le
côté merveilleux que l'Écriture
insista, mais sur le signe. Les miracles de Christ
sont donc des signes ; des signes
précisément de l'action divine et de
cette action intervenant pour sauver
l'humanité perdue. « Les oeuvres
que je fais, dit Jésus, rendent
témoignage de moi. Croyez du moins à
cause des oeuvres que j'accomplis
(Jean
X, 25 et
38) : »
Ces miracles
sont toujours la preuve de l'amour divin
rédempteur se manifestant à
l'égard des pauvres pécheurs. Aussi
nulle part Jésus n'en fait-il pour
lui-même ; il le pourrait, cela va sans
dire ; il pourrait, quand il a faim, changer
les pierres en pain, faire un acte prodigieux en se
jetant au bas du temple, échapper à
ses ennemis en Gethsémané en les
frappant d'éblouissement ; se procurer
de l'eau quand il a soif, sans en demander à
la Samaritaine, et ainsi de suite. Il ne le fait
jamais, car il n'est pas ici-bas peut
lui-même, il y est pour le service de son
Père dans le service de ses frères.
Ce fait même d'un Christ capable de faire des
miracles, qui n'en accomplit cependant pas un seul
pour lui, ne constitue-t-il pas un miracle de plus,
au sein d'un monde où
chacun poursuit ses
intérêts, et cela, parfois, avec une
âpreté d'égoïsme
déconcertante ?
C'est ce qui explique pourquoi
jamais il n'y a de pose dans les actes du
Maître, même dans les plus surprenants.
Il ne joue jamais de rôle, il ne se met
jamais en scène. Il n'y a jamais chez lui la
moindre recherche de soi. Il multiplie les pains
absolument comme s'il rompait le pain à la
table de famille. Il touche le lépreux et le
guérit, sans chercher en quoi que ce soit
à attirer l'attention. Il dit au paralytique
de se lever, il commande aux vents et aux flots
exactement comme il parlerait à des
êtres vivants. C'est là l'un des
traits les plus caractéristiques des
miracles évangéliques, c'est par
là qu'ils se différencient
profondément des miracles des religions
naturelles. Que le lecteur relise, pour s'en
convaincre, le récit de l'enlèvement
au ciel de Mahomet ou tel chapitre des Talmud, par
exemple celui qui nous raconte la mort de David. Le
contraste saute aux yeux de tout homme
impartial.
Les pages qui
précèdent étaient
nécessaires pour nous amener à la
véritable explication du miracle. Si le
miracle est une action de Dieu, s'il n'est pas,
d'autre part, un bouleversement des lois de la
nature, qu'est-il donc ? Tout simplement, nous
semble-t-il, la neutralisation, ou mieux encore
l'harmonisation, le jeu normal et parfait de ces
lois. Dieu doit connaître les lois qu'Il a
lui-même établies, infiniment mieux
que nous ; Il sait tout le parti que l'on peut
en tirer. Quand donc par l'intermédiaire
soit du Christ, soit d'un autre
instrument, Dieu accomplit un miracle, Il fait
usage, un usage parfait, de ces lois, sans que
nécessairement l'instrument en question,
fût-ce même le Christ, se rende
toujours un compte exact de ce que Dieu fait par
lui.
Je disais tout à l'heure que
notre connaissance des lois est très
incomplète, nul ne le contestera, en tout
cas pas les savants qui, à mesure qu'ils
étudient, sont forcés de constater
qu'ils ne savent rien. Tels d'entre eux vont
même aujourd'hui jusqu'à se demander
très sérieusement si les lois que la
science croit avoir découvertes et dont elle
se vante tant, ne sont pas en fin de compte des
catégories de notre esprit, des
généralisations de faits
observés ayant un caractère tout
subjectif, pouvant par conséquent être
immuables ou ne l'être pas du
tout.
Dieu, lui, sait exactement ce qu'il
en est, Il sait jusqu'à quel point ces lois
sont de véritables lois et surtout Il les
connaît toutes ; Il peut donc obtenir
par elles des effets qui tiennent du prodige
à nos yeux de myopes, mais qui n'en sont pas
moins le résultat naturel du fonctionnement
de ces lois.
Un exemple illustrera mieux ma
pensée. Mettons entre les mains d'un enfant
la palette et les pinceaux d'un peintre de
génie, en lui demandant de reproduire un
paysage. Le résultat obtenu n'aura, au point
de vue artistique, aucune valeur quelconque, nous
n'y reconnaîtrons rien de l'oeuvre du
maître, et pourtant ce sont mêmes
pinceaux, même palette.
N'en agissons-nous pas ainsi avec la
nature ? L'humanité
dans son enfance n'en a su tirer aucun parti, car
elle était comme écrasée par
la puissance aveugle de cette nature ; puis,
de tâtonnements en tâtonnements,
l'homme est arrivé à
déchiffrer ses secrets, sans que, pour cela,
il puisse encore se poser en maître de la
création. Supposons en face de ces forces
inconnues, non pas un être infirme,
borné et dont la mort interrompt sans cesse
le travail, mais Dieu lui-même, dans sa
puissance et son infinie sagesse qui connaît
à fond chaque ressource de sa
création, tout ce que les hommes pourront
alors contempler apparaîtra
nécessairement comme autant de prodiges
inexplicables.
Mais, dira quelqu'un, cette
théorie du miracle est
précisément celle des
libéraux, c'est du libéralisme tout
pur ou même du rationalisme ? Oui, si
les libéraux se contentent de dire que le
miracle n'est pas le bouleversement des lois de la
nature, ce que nous leur concédons de grand
coeur. Non, mille fois non, s'ils en concluent que
dans le miracle Dieu n'intervient pas, mais que
nous sommes en face du jeu fatal des lois de la
nature, ce que nous ne pourrons jamais admettre,
nous qui croyons à la liberté
souveraine du Créateur. Ce qui nous
différencie profondément de nos
adversaires, c'est précisément
l'intervention libre et personnelle de Dieu, qu'ils
ne peuvent admettre. Plus je crois à cette
intervention, plus je crois en même temps au
jeu régulier des lois établies, sous
la direction de Celui qui n'a pas seulement
établi ces lois, mais qui encore veille
à leur fonctionnement. Il
en est ici comme de "l'évolution" :
plus d'un croyant fut troublé à
l'apparition de la "théorie de
l'évolution", car il se représentait
(certains savants matérialistes y avaient
pris peine, il faut le dire que l'évolution
supprimerait la création. Rien de plus faux,
ces deux explications de l'origine des choses, nous
le verrons bientôt, vont très bien
ensemble, l'une est même la
conséquence logique de l'autre, car il est
impossible de concevoir une évolution sans
un point de départ, c'est-à-dire un
acte créateur au commencement.
Il est une autre objection que l'on
ne manquera pas de nous faire : Votre
explication du miracle en est la négation,
car, si vous êtes logique, vous devez avouer
que, grâce au progrès de la science,
les lois de la nature se dévoilant de plus
en plus, tout mystère disparaîtra et
que le moment viendra où il n'y aura plus de
miracles. Eh bien ! oui, nous l'avouons
franchement, le miracle lui aussi
disparaîtra, parce qu'on en comprendra la
genèse cachée. Il n'y en aura pas
moins eu miracle pour cela au moment où
l'acte merveilleux fut accompli, miracle de
prescience plus encore que de puissance. N'est-il
pas miraculeux d'avoir pu faire, il y a
bientôt deux mille ans, ce que les savants
commencent à peine à entrevoir
aujourd'hui ?
Allons plus loin. Il ressort de ce
que nous avons dit que le miracle fut rendu
nécessaire par suite du péché,
puisqu'il manifeste une intervention divine, en vue
de sauver l'humanité perdue. Le profond
théologien, César
Malan, se demandait en
conséquence si l'homme n'était pas
actuellement dans un état de sous-nature, et
je crois qu'il avait raison. Dans ce cas le
surnaturel ne serait pas à proprement parler
du surnaturel, ce serait tout simplement le retour
à l'état normal. Quoiqu'en disent nos
savants, il n'est pas naturel, il est sous-naturel
que la matière domine l'esprit, qu'un
imperceptible microbe puisse réduire en
poussière un corps admirablement
constitué, éteindre une intelligence
de génie ; il n'est pas naturel, il est
sous-naturel qu'une nature inconsciente
détruise la nature consciente, qu'un lac en
tempête, qui ne sait pas ce qu'il fait,
engloutisse une barque remplie d'hommes qui doivent
apporter au monde la bonne nouvelle du salut, que
la mort, autrement dit, paraisse pour engloutir la
vie. S'il en est ainsi, Jésus, par ses
miracles, a remis en quelque sorte les choses au
point, il a rétabli l'équilibre
rompu, réorganisé la
hiérarchie bouleversée. Bien loin
d'être hors nature, il serait en pleine
nature ; Christ serait dans ce cas le seul
homme vraiment naturel, le seul véritable
fils de l'homme, l'homme normal, et nous, par le
fait du péché, nous serions des
monstres, jusqu'à ce que en lui et par lui
nous soyons rentrés dans l'ordre. Car nous
croyons que l'ordre sera un jour rétabli sur
la terre, nous croyons que la paix succédera
à la tempête, nous croyons à la
révélation sur la terre des fils de
Dieu, après laquelle soupire toute la
création. Alors il n'y aura plus de miracle,
car tout sera miracle ; Dieu n'aura plus
besoin d'intervenir d'une
manière directe, car Il sera tout en tous,
après avoir réconcilié toutes
choses avec lui-même, par
l'intermédiaire du Fils de l'homme, reflet
de sa gloire, empreinte de sa personne, son Fils
unique et bien-aimé.
CONCLUSION
Les glorieuses perspectives
rappelées tout à l'heure, sont
hélas ! encore bien
éloignées. En attendant leur
réalisation, nous devons vivre au sein d'une
humanité devenue très sceptique
à l'égard du miracle. Comment faire
pour la ramener à la foi ?
Évidemment, les miracles du monde
matériel, même ceux du Christ, peuvent
produire sur elle une certaine impression.
Cependant ces miracles-là ne persuaderont
jamais les incrédules, car ils pourront
toujours invoquer le cours naturel des choses, ils
pourront toujours dire que Dieu n'est pour rien
dans tel ou tel événement qui se
serait probablement produit sans intervention
spéciale de sa part. Mais il est un miracle
infiniment plus convaincant pour un
incrédule, du moins s'il est sincère
et droit et s'il a pris l'habitude d'écouter
sa conscience et de lui obéir : c'est
le miracle moral de la transformation de notre
être. Nous l'avons dit, le plus grand des
miracles évangéliques, c'est
l'apparition, au sein de notre monde
égoïste et corrompu, de la
personnalité sainte et débordante
d'amour du prophète de Nazareth. Pour
convaincre la société
incrédule et frivole, il faut
que ce miracle se reproduise
aujourd'hui, il faut que le monde, aussi
égoïste et corrompu que jadis, voie
dans les disciples du Christ des
réincarnations de sa sainteté et de
son amour. Si tous les chrétiens
étaient de vrais miracles, le monde n'aurait
pas tant de peine à croire au
christianisme.
Devenir des miracles vivants au sein
de la société contemporaine, des
miracles d'amour et de perfection morale : tel
est le programme proposé par le Christ
à ses rachetés. Ce programme est
difficile à remplir, il peut paraître
impossible. Ce n'est pas une raison pour y
renoncer, surtout si l'on se rappelle d'un
côté la splendeur des résultats
entrevus, la terre transformée en paradis
rempli de la gloire de Dieu, de l'autre l'aide
toute-puissante promise par le Dieu des miracles
à ceux qui comptent sur
lui :
- Y a-t-il rien qui soit
étonnant de la part de l'Éternel
(Genèse
XVIII, v.
14) !
- Ce qui est impossible aux hommes
est possible à Dieu
(Luc
XVIII, v. 27).
-Tout est possible à celui
qui croit
(Marc
IX, v. 23).
- Si vous aviez, dit Jésus,
de la foi et que vous ne doutiez point, vous
pourriez dire à cette montagne :
Ôte-toi de là et jette-toi dans la
mer, et cela se ferait. Tout ce que vous demanderez
avec foi par la prière, vous le recevrez
(Matth.
XXI, v. 21, 22).
- En vérité, je vous
le dis, celui qui croit en moi fera aussi les
oeuvres que je fais, et il en fera des plus
grandes, parce que je m'en vais au
Père ; et tout ce que vous demanderez
au Père en mon nom, je le ferai, afin que le
Père soit glorifié dans le Fils. Si
vous demandez quelque chose en mon nom, je le ferai
(Jean
XIV, v. 12 à 14).
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