Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



UNE VOCATION
(THWARTED)


PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER

UNE BLANCHISSEUSE ET SA FAMILLE.

On était à la Noël. Une neige épaisse enveloppait le petit village de Grinfield et tous les étangs du voisinage étaient couverts de glace.
Un brillant soleil d'hiver scintillait gaiement à la porte ouverte d'un cottage situé à l'extrémité d'une rue où demeuraient une pauvre blanchisseuse veuve et ses trois enfants.
L'intérieur de cette demeure était parfaitement propre et bien arrangé, un bon feu brûlait joyeusement dans l'âtre, tandis qu'un parfum savoureux s'exhalait du pot-au-feu.

Un petit garçon assis près du foyer taillait un soldat en bois, pendant qu'une charmante jeune fille de 18 ans préparait la table du dîner.
La veuve elle-même, les bras nus jusqu'aux coudes, choisissait, sur une table près de la fenêtre, quelques pièces de linge, mises ensuite provisoirement dans une cuve.
Malgré ses vêtements grossiers et ses cheveux prématurément gris, elle était jeune encore, et avait évidemment été fort jolie. Maintenant même, elle était beaucoup plus belle que sa fille, bien que celle-ci et un air plus doux et plus agréable.

La mère était moins grande, mais d'une constitution plus robuste ; ses mains, ses bras vigoureux et brunis témoignaient de son activité au travail et de ses efforts constants.
Son pas vif et ses grands yeux attestaient l'énergie et la décision, et pendant même qu'elle choisissait son linge, les rides profondes de son front révélaient les luttes d'une femme qui soutenait sans faiblir le rude combat de la vie.

La jeune fille avait tranquillement préparé le repas. Elle était plus grande et plus gracieuse que sa mère, ses mains ne portaient pas l'empreinte d'un travail pénible et son visage était doux et pensif, mais on y lisait aussi des traces de résolution qui rappelaient seules la physionomie de la mère.
- Où est Willam, maman ?

Un nuage passa sur les traits de la veuve qui laissa échapper un soupir.
- Il est revenu de la ferme et je l'ai envoyé porter du linge à Big-house.
- Pourquoi soupirez-vous, maman ? dit la jeune fille avec une légère nuance d'impatience.
- Willam est dans un de ses accès d'originalité, répondit-elle. J'espérais qu'il s'habituerait au travail de la ferme, et qu'il s'y appliquerait comme un garçon sensé, mais aujourd'hui, il est pire que jamais.
- Je ne sais ce qui a amené cela aujourd'hui en particulier, dit Bessie à demi-voix.
- Qui peut le dire, reprit vivement Mme Tarver, pourquoi ne se résigne-t-il pas à son sort ? Je suis à bout de patience avec lui. Au lieu de faire de tout coeur l'ouvrage de la ferme, et d'être reconnaissant comme il le devrait, il découpe de petits morceaux de bois à tous ses moments perdus, puis il retourne avec mécontentement à son travail. Je souhaite souvent, ajouta-t-elle avec un soupir, que Dieu ne nous donne pas des aspirations que nous ne pouvons pas satisfaire.

Bessie ne partageait pas la manière de voir de sa mère. Très fière du talent de son frère, elle était convaincue qu'il deviendrait mieux qu'un garçon de labour.
Comme sa mère, elle ignorait ce que leur réservait l'avenir, mais elle était jeune et elle espérait.
L'avenir lui paraissait riche de promesses, tandis que dans les yeux fatigués de la pauvre veuve il y avait plus de larmes que de lueurs d'espérance.
- J'ai souvent peur, continua-t-elle en jetant un regard irrité sur l'enfant qui découpait son bois près du feu, j'ai souvent peur que l'exemple de Willam n'entraîne Charlie dans cette sotte voie et j'ai parfois envie de mettre fin à tout cela, comme j'aurais dû le faire il y a longtemps pour Willam.
- Vous n'auriez pas pu par vos paroles l'empêcher d'avoir le génie de la sculpture, mère, dit la jeune fille avec orgueil, pas plus que vous ne l'auriez empêché de grandir. C'est le garçon le plus grand du village, ajouta-t-elle comme pour changer le sujet de la conversation.
- Tant pis ! reprit la blanchisseuse, je ne sais comment le vêtir convenablement. Quoi que je fasse ses bras sont toujours trop longs pour ses manches d'habits et ses pantalons n'arrivent qu'à mi-jambes, mais tout cela irait encore bien, s'il devenait vigoureux et apte comme ses frères aux travaux de la ferme. Il est frêle comme un peuplier, et les fermiers lui donnent des gages moins élevés qu'aux autres, parce qu'il ne peut pas faire autant qu'eux. Mais à quoi bon dire tout cela ? Il faut prendre les enfants comme Dieu les donne et être reconnaissant qu'ils ne soient pas pires. Malgré toutes ces misères, Willam est un bon fils pour moi, et vous êtes aussi une bonne fille, Bessie, en dépit de votre aversion pour le blanchissage. Je vous ai souvent dit que nous gagnerions le double si vous vouliez travailler avec moi, mais il est inutile de parler davantage.
- Songez donc, maman, que je gagnerai peut-être six ou sept cents francs quand je serai maîtresse de salle d'asile.
- Bien ! bien ! mais cette instruction même devient une lourde charge pour moi. Aucun de vous ne s'en chargeant, il faut que je prenne le travail le plus dur.

Et la blanchisseuse gagna prestement la buanderie où elle s'occupa activement de son linge.

Pauvre femme ! Comme la poule de la fable, elle avait couvé dans son nid des oeufs de cane, et au lieu de poussins dociles, elle trouvait des créatures possédant des aspirations à elle inconnues, et s'élançant avec ardeur dans des eaux qu'elle n'osait approcher.
Restée sur le bord, elle criait et s'efforçait en vain de les retenir dans un milieu qui lui avait toujours semblé suffisant, et elle ne pouvait pourtant pas suivre ceux qui ne voulaient plus écouter ses appels.

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CHAPITRE II

LE PAISIBLE VILLAGE DE GRINFIELD.

Quand le dîner fut prêt, Bessie appela sa mère et s'approcha de la porte, pour voir si elle apercevrait son frère.
Abritant ses yeux avec sa main, elle le vit enfin qui s'avançait nonchalamment sur la route.
- Il arrive, maman, dit-elle en rentrant, et le dîner commença.

Willam entra presque au même instant. C'était un grand garçon de 17 ans, d'une complexion délicate et ne possédant aucune des qualités physiques nécessaires à un travailleur de la terre.
Son visage sérieux et pensif avait quelque chose de mélancolique ; comme Bessie il avait des traits délicats, et n'avait qu'un point de ressemblance avec sa mère : de l'énergie dans les yeux et le front.
Il se mit à table et mangea rapidement, comme par devoir, puis il se leva bientôt disant qu'il avait quelque chose à finir avant de retourner à la ferme, et il entra dans la chambre voisine.
- Il ne mange rien, dit la mère dès qu'il eut disparu.
- Mais il boit, reprit aussitôt Charlie, en montrant la carafe complètement vide.
- Avec tout cela, il ne se fortifiera pas, murmura la veuve, en se levant pour desservir la table.

Bessie se prépara à retourner au village pour la classe du soir. Élève et maîtresse, tout à la fois, elle ne payait pas et comptait passer bientôt des examens qui lui donneraient le droit d'avoir une salle d'asile ; son coeur battait vivement quand elle songeait à ce rêve de son enfance qui était maintenant à la veille de se réaliser.
Elle avait le don inné de l'enseignement, et la maîtresse d'école avait remarqué depuis longtemps que les enfants confiés à Bessie, apprenaient deux fois plus vite et avec beaucoup plus de plaisir que sous toute autre direction. En s'adressant à eux, elle avait une manière claire et attrayante à la fois, qui captivait l'attention des plus étourdis.
Sa carrière était donc toute tracée, et la maîtresse d'école du village l'aidait à atteindre au but. Bessie montra alors une réelle persévérance, en dépit des désirs de sa mère qui aurait voulu lui faire prendre la place vacante d'aide cuisinière à Big-House, ou qui aurait tout au moins souhaité lui voir partager ses travaux de blanchissage.

Mais Bessie se sentait capable de faire mieux et comprenait qu'atteindre son but serait un jour plus avantageux pour sa mère et pour elle. Désolée d'être actuellement un surcroît de dépenses pour la veuve, elle espérait les lui rendre plus tard au centuple, en l'entourant, dans ses vieux jours, de tout le bien-être possible.
Si elle avait toujours eu beaucoup d'ambition pour Willam, celui-ci à son tour était très fier des qualités de sa soeur et il ne pouvait admettre qu'elle n'en tire pas parti un jour.
- Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, se dit à regret la veuve en voyant échapper à Big-House la place qu'elle avait tant souhaitée pour sa fille. Elle la regrettait, parce que, moins confiante que ses enfants, elle ne voyait aucune protection qui pût procurer à Bessie une position comme maîtresse d'école.

Le village habité par la famille Tarver ne favorisait guère le développement des dons naturels, et n'offrait à ses enfants aucun moyen de se faire un chemin brillant dans la vie.

Grinfield, situé à 40 milles d'une station de chemin de fer et à 10 milles d'une ville, était dans une contrée isolée, restée un peu à l'écart des progrès de la civilisation. Nul propriétaire opulent ne se trouvait dans le voisinage et les fermes et les cottages environnants appartenaient à Big-House. Big-House (qui tirait son nom d'une comparaison avec les humbles demeures du village) était habitée par une dame malade et sa petite fille.
Cette pauvre mère se levant à 2 heures seulement, consacrait à son enfant le reste de la journée qui était évidemment très court.

Le progrès sous toutes ses formes était chose inconnue dans le paisible village de Grinfield : aide-toi devait donc être la devise des jeunes gens qui soupiraient après un horizon plus vaste.
- Willam, l'heure est passée, dit Bessie, en entrant avec son chapeau sur la tête dans la chambre de son frère.

Quel désordre y régnait ! Des morceaux de bois, des découpures, des dessins ébauchés sur de petits bouts de papier, encombraient l'appartement.
Willam, assis au milieu de ses sculptures et complètement absorbé, travaillait avec un canif.
Bessie considéra avec attention la petite merveille qui, sous ses doigts, naissait d'un morceau de bois dur.
- Comme vous avez travaillé depuis hier, Willam ?
- Oui, répondit-il en levant vivement les yeux et en montrant une figure qui n'avait plus son expression mélancolique ; mais, Bessie, je trouve là une difficulté que je ne puis pas vaincre !

Ses yeux étincelaient de résolution et malgré son désappointement, il reprit fiévreusement son travail.
- C'est inutile ! s'écria-t-il, au bout d'un instant, avec de bons outils tout serait facile, tandis qu'avec ce maudit canif... et avec un sanglot contenu, il le jeta à l'autre bout de la chambre.
- N'importe, cher Willam, dit Bessie doucement, essayez encore ce soir quand vous ne serez pas si pressé et venez maintenant.

Mais pendant qu'elle partait, il avait repris son canif et travaillait plus que jamais.
- Je marcherai lentement, Willam, et vous me rattraperez peut-être, sinon vous viendrez me chercher ce soir, n'est-ce pas ? Je reste aujourd'hui, après la classe, pour ma leçon avec la maîtresse et je reviendrai tard.

Il murmura quelques mots inintelligibles et elle le quitta. Charlie était prêt et ils marchèrent lentement pour laisser à Willam la chance de les rejoindre.
Mais quand ils atteignirent l'école, Willam était loin encore, et Bessie l'abandonna, car l'heure de la classe ayant sonné, ses petits élèves l'attendaient.

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CHAPITRE III

RETOUR DU FRÈRE ET DE LA SOEUR A LA MAISON.

Lorsque Bessie quitta l'école, deux heures plus tard, elle trouva Willam qui l'attendait en se promenant de long en large.
Le frère et la soeur marchèrent tout d'abord en silence, puis Bessie dit enfin :
- Pourquoi êtes-vous si pensif aujourd'hui, Willam ? À quoi songez-vous donc ?

Ah ! répondit-il avec une véhémence qui la fit tressaillir, je pense à ce qu'est la vie dans un trou comme celui-ci où personne n'aide un pauvre garçon à s'instruire et à se développer.
- Qu'y a-t-il de particulier aujourd'hui, Willam ?
- Lisez ceci, répondit-il en tirant un journal de sa poche, et voyez comme tout est différent ailleurs.
- Mais, qu'y a-t-il encore ? demanda-t-elle de nouveau.
- Ce que j'ai vu hier soir à Big-House, reprit-il, avec agitation.
- Quoi donc, Willam ?
- Une magnifique boite d'outils arrivant de Londres, Bessie, et j'ai aidé le domestique à la déballer. Vous n'avez jamais rien vu d'aussi beau ! Il y a toutes sortes d'outils avec lesquels tout est facile tant les difficultés sont aisément vaincues ; une scie, un ciseau, une vrille.

Bessie suivait à peine cette rapide énumération, remarquant seulement l'entrain avec lequel il prononçait chaque nom.
- Qu'avez-vous lu dans ce journal, Willam ?

Il le lui donna et elle parcourut l'article indiqué.
On y parlait des arts en Angleterre pendant les 20 ou 30 dernières années et du développement des aptitudes et des talents divers dans toutes les classes de la société.
Il y avait aussi la nomenclature des établissements où les jeunes gens persévérants pouvaient maintenant trouver l'instruction pour une somme tout à fait insignifiante et développer leurs dispositions particulières.
Parmi les avantages offerts au public, on mentionnait des expositions où, des divers points de l'Angleterre, seraient envoyés pour le profit de tous, les chefs-d'oeuvre recélés dans les familles de génération en génération.

Bessie, après avoir fini sa lecture, regarda son frère en disant :
- Eh bien Willam, de quoi vous lamentez-vous. Que voudriez-vous de plus ? Le pauvre n'a-t-il pas autant d'avantages que le riche ? Vous le voyez, à Londres, on s'instruit presque pour rien.
- Vivons-nous à Londres ? répliqua-t-il, voilà ce que je déplore.
- Mais, dit lentement Bessie, mais encore..
- Mais encore, reprit-il vivement, nous habitons ce Grinfield si arriéré, tandis qu'à Londres tous ces avantages sont gratuits. Je vais avoir 17 ans ; à Londres, je sculpterais nuit et jour avec ardeur et j'arriverais au but, mais par le manque d'instruction et l'éloignement de ces ressources, je suis condamné, sous peine de mourir de faim, à rester toute ma vie garçon de ferme. Oh ! Bessie, je suis parfois tenté de m'enfuir vers Londres, comme Dick Wittington ; là, du moins, je réussirais, je le sens.

Bessie effrayée le regarda.
- Continuez votre lecture, dit-il en se calmant tout à coup, vous n'avez lu que ce qui concerne Londres. S'il ne s'agissait que de Londres, je n'y prêterais pas une telle attention, car je ne vaux pas plus que mes camarades, mais voyez plus loin.

Dans le paragraphe suivant, on disait que l'instruction s'étant répandue dans les hameaux, les villages et les districts houillers, on fondait partout des institutions destinées à favoriser le développement des dons naturels.

Il y avait, tout d'abord, une liste des expositions industrielles de villages, puis l'énumération des bibliothèques publiques, des sociétés de lectures, le soir, des publications à bas prix, des expositions pour les fleurs, l'agriculture, etc...
On citait, comme exemple, un jeune homme qui consacrait ses loisirs à la sculpture. Un monsieur remarquant ses dispositions, à une exposition industrielle, et s'intéressant à lui, lui procura du travail pour une importante maison de Londres qui lui donne maintenant, avec des appointements suffisants pour son entretien, l'espoir d'une augmentation dans un avenir prochain.

Willam regarda Bessie avec une expression si désolée, qu'elle eut grand'peine à refouler son envie de rire ; elle y parvint pourtant et lui rendit le journal en disant :
- Je vous souhaite une aussi bonne chance, cher Willam.
- Je n'aurai jamais ce bonheur-là, reprit-il avec amertume, je vivrai et mourrai laboureur dans ce maudit trou.

Ils marchèrent un instant dans un silence que Willam rompit bientôt, en disant :
- Si au moins une seule de ces choses était connue à Grinfield, car je sais qu'il ne faut pas souhaiter ici les plus grands avantages ! Que je voudrais y voir au moins une société de lecteurs, une école du soir, ou seulement une exposition de fleurs ! Je ne comprends pas, Bessie, pourquoi notre mère s'est fixée ici à la mort de notre père, quand elle pouvait choisir une résidence dans toute l'Angleterre.
- Je voudrais savoir où nous étions auparavant, dit Bessie d'un ton pensif.
- Je le demanderai ce soir à maman, s'écria Willam.
- Vous ferez mieux de n'en rien faire, Willam, elle déteste d'être questionnée, elle ne peut supporter qu'on lui parle de sa vie passée, et vous n'y gagnerez rien, car elle ne répondra pas.
- Mais je ne suis pas sûr qu'elle n'ait pas quelque raison d'éviter de nous parler de mon père, reprit Willam. Nous ne sommes plus des enfants, s'il y a un secret à ce sujet, nous devons le connaître ; je le veux à tout prix. Je ne sais rien sur lui, ni ce qu'il était, ni où il demeurait. Cette ignorance mystérieuse est si étrange que je ne sais que penser. A-t-il été voleur, ou quelque chose de semblable ? Serait-ce alors ce qui rend notre mère tellement silencieuse à ce sujet ?
- Ne craignez rien de ce genre, reprit Bessie, elle parle de lui sans aucune amertume, elle n'a point honte de son nom quand elle le mentionne, mais vous pouvez être sûr que son souvenir est mêlé à de grandes douleurs.
- C'est affreux de nous laisser vivre avec de tels soupçons, reprit Willam, et je veux dire à ma mère l'effet de tous ses mystères.
- Non, Willam, vous ne le ferez pas, vous êtes trop bon pour cela. Vous faites souvent de semblables menaces, puis au moment de les exécuter, vous n'en faites rien, grâce à votre excellent coeur. Vous n'oublierez jamais que vous êtes le fils aîné d'une mère veuve.
Si je l'oubliais, je ne serais pas garçon de ferme, je serais, avec mon paquet sur le dos, sur la route de Londres où je ferais mon chemin comme d'autres l'ont fait avant moi. À cette pensée seule, ses yeux étincelaient.
- Mais je ne puis abandonner ma mère, ajouta-t-il avec un soupir, car pendant longtemps je ne pourrais lui venir en aide, tandis que mes gages aujourd'hui l'aident à alimenter le pot-au-feu. Ce soir, lorsque Charlie sera au lit, je dirigerai la conversation de manière à savoir pourquoi elle habite Grinfield. Il n'y a aucun mal à cela.

Tout en parlant, ils avaient atteint le cottage où leur mère les attendait seule, Charlie étant déjà au lit.

Le repas fut bientôt terminé et la table débarrassée. Bessie prit son ouvrage et la veuve se mit à raccommoder les chaussettes de Willam. Le feu pétillait gaîment dans l'âtre, et pendant un certain temps ils gardèrent tous les trois le silence.

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CHAPITRE IV

TENTATIVE POUR DÉCOUVRIR LE PASSÉ.

- Maman, dit tout à coup Willam, pourquoi sommes-nous venus vivre ici ?

La veuve releva vivement la tête et dit :
- Pourquoi nous sommes venus vivre ici ? mais nous y avons toujours vécu.
- Pas toujours, mère. Vous nous avez dit qu'aucun de nous, pas même Charlie, n'est né dans ce village.
- Bien, mais quelque vieux que soient vos souvenirs, ils ne vous reportent jamais ailleurs, répondit-elle.

Bessie regarda son frère comme pour le prier d'abandonner ce sujet, ce qui était déjà plusieurs fois arrivé, mais ce soir-là Willam ne voulait pas être réduit au silence.
- Où étions-nous avant de venir ici ? dit-il en revenant à la charge.
- À Bournhy, dans le Lincolshire, répondit-elle, chez mon père.
- Notre père vivait-il encore ? reprit Willam.
- Non, dit-elle contre son gré.
- Ce n'est pas ce que je demande, je désire savoir où nous vivions avant la mort de mon père. Dites-le-moi, maman, je vous en supplie.

Cette question directe sembla priver la veuve de toutes les réponses évasives employées jusque-là avec succès, quand ses enfants touchaient à des sujets défendus. Willam était plus résolu que de coutume, et sans être préparée à l'effet de sa réponse sur son fils, elle répondit comme si elle ne pouvait garder le silence :
- À Londres.
- Londres ! s'écria-t-il dans un transport de surprise, et rouge d'excitation ; oh ! Bessie, entendez-vous, à Londres !

Bessie ressentait une profonde sympathie pour ce pauvre garçon si ému.
Elle comprenait toutes les pensées qui se pressaient dans sa tête à l'idée de ce qu'aurait été pour lui la vie de Londres, et tous ses regrets au souvenir des avantages qu'il y aurait eus, et dont elle avait lu l'énumération.
Mais elle souffrait aussi pour sa mère, qui ayant laissé tomber son ouvrage, le regardait avec effroi, se demandant la raison de ces exclamations véhémentes.
- Dieu ait pitié de nous, s'écria la veuve, je crois que vous êtes fou, Willam, qu'avez-vous ?
- Oui, cette pensée me rend fou, dit-il. Avoir vécu à Londres et l'avoir quitté ! Avoir joui d'un tel bonheur et le laisser échapper ! Mère, mère, qu'est-ce qui a pu vous décider à cela ? Oh, que ne donnerais-je pas pour que nous y fussions encore !
- Vous perdez l'esprit, reprit vivement

Mme Tarver, irritée peut-être de ce reproche indirect, vous ne savez ni ce que vous dites, ni à quoi vous avez échappé. Londres, en vérité ! Croyez-vous que tous y trouvent fortune et bonheur ? Londres ! Une ville encombrée d'ouvriers qui se nuisent les uns aux autres et où il n'y a pas d'ouvrage pour la moitié ! 0 mon Dieu, s'écria-t-elle tout à coup en laissant tomber sa tête dans ses mains, que j'ai été malheureuse à Londres !
Bessie supplia du regard son frère de cesser cette conversation.
Willam touché de la détresse de sa mère, se rapprocha d'elle.
- Bonne mère, dit-il affectueusement en caressant ses mains usées par le travail, dites-nous ce qui a rendu ce passé si amer pour vous ? Ne voulez-vous rien nous raconter de notre père et de votre jeunesse ?

Ces paroles et ces caresses l'agitèrent étrangement et des larmes roulèrent dans ses yeux.
- J'aurais préféré qu'on ne m'interrogeât pas à ce sujet, Willam, dit-elle d'une voix très douce et particulièrement affectueuse en prononçant son nom.
- Pourquoi ? demanda doucement Bessie, cela vous rappelle-t-il mon père ?
- Oui, répondit-elle en essuyant une larme, mais tout cela est bien vieux, mes enfants. Je me suis mariée très jeune, et quand vous êtes née, Bessie, votre père me plaisantait disant que je ressemblais à une enfant jouant avec une poupée. Il m'appelait toujours ainsi. Quels jours heureux nous ayons passés, avant que le malheur nous atteignît
- Quels malheurs, maman ?
- Quels malheurs ? reprit-elle avec lassitude, mais de tous les genres pauvreté, maladie, ruine, privations et déshonneur, c'est tout ce que j'ai eu de ma vie à Londres.
- Quel déshonneur, dit Willam un peu anxieux tandis que son coeur battait à la pensée de ce qu'il allait peut-être entendre.
- La pauvreté, répondit la veuve, n'amène-t-elle pas les difficultés, les difficultés les dettes, et les dettes la honte ? Mais parlons d'autre chose.
- Quand mon père est mort êtes-vous allée directement de Londres à Bournhy ? demanda Willam.
-Je suis restée en service pendant quelque temps et je vous ai laissés tous les trois chez votre grand-père.
- Où étiez-vous placée, maman ?
- Ici, répondit-elle, à Grinfield, chez Mme Herbert de Big-House. Son mari vivait encore et j'entendis parler de cette place parce que Mme Herbert était parente d'une dame habitant près de Bournhy. Je n'y restai pas longtemps, ne pouvant supporter d'être séparée de vous tous. Quand la blanchisseuse du village est morte, je me suis établie avec vous dans ce petit cottage où nous avons toujours vécu depuis, et où j'ai souvent remercié Dieu de la vie paisible qu'il nous a accordée. Malgré notre position modeste, nous avons eu le nécessaire, quoique le superflu nous soit resté inconnu, sans doute, et par-dessus tout, nous n'avons fait aucune dette. Mon seul souhait pour vous est que vous puissiez vivre ainsi loin de tout ce que j'ai souffert : je n'ai pas d'ambition plus grande pour vous. Mais ne me tourmentez pas par d'autres questions.

Il n'y avait plus rien à apprendre d'elle à ce sujet, et l'on aurait changé de conversation si Willam n'eût dit avec un profond soupir et comme en se parlant à lui-même : J'aimerais mieux être partout ailleurs qu'ici, et si je ne pouvais pas vivre à Londres, je voudrais être hors d'Angleterre, aller en Allemagne.

La veuve releva vivement la tête : En Allemagne ? qu'est-ce qui a pu vous donner une pareille idée ?
- Ce que j'ai lu ici, répondit-il en montrant son journal. Grâce à son instruction, à son armée et aux avantages qu'elle offre à de pauvres artistes, il n'y a pas de pays comparable à l'Allemagne. Si les Allemands pauvres sont plus adroits de leurs doigts que les Anglais privés de fortune, c'est que leur goût a été développé. Les progrès que l'Angleterre a faits depuis vingt ans, sous ce rapport-là, sont dus à l'Allemagne, et c'est le prince Albert qui a établi et protégé ces institutions à Londres ! Si j'étais Allemand, je ne serais pas garçon de ferme ; encouragé et dirigé, je travaillerais depuis longtemps comme ouvrier. Quels gens intelligents que ces Allemands ! Je voudrais de tout mon coeur être Allemand et savoir Grinfield au fond de la mer ! On trouve partout de grandes facilités de s'instruire, excepté dans le village où mon malheureux sort m'a placé. Le Worcestershire, le Lincolnshire, les contrées environnantes, et toute l'Angleterre en un mot, auront des expositions industrielles où se développeront ceux qui consacrent leurs loisirs à la sculpture, à la peinture sur bois, au dessin, et aux ouvrages de charpenterie, et ceux qui feront des progrès suffisants seront admis dans les établissements de Londres. Mais ici, rien de pareil n'est seulement connu, rien... rien !...

Complètement absorbé par son sujet, il n'avait pas remarqué que sa mère avait changé de couleur une ou deux fois, et qu'elle avait même changé de place pour qu'il ne vît pas sa figure.
- Quelle utilité y a-t-il à répéter tout cela, dit-elle d'une voix troublée, si ce n'est de vous rendre mécontent de votre sort ? Combien de pauvres garçons de Londres seraient heureux de changer de place avec vous qui avez une demeure bien close et un avenir assuré aussi longtemps que vous aurez la force et la volonté de travailler ! Qu'il est étonnant de voir tant de gens rester indifférents à toutes les bénédictions qui leur sont accordées !

Elle ne parlait cependant pas avec la même assurance qu'au début de la conversation, et comme Willam ne répondait pas, elle le regarda avec anxiété, en ajoutant : Willam, j'ai bien des années de plus que vous et j'ai vu la vie de plusieurs côtés, croyez-moi quand je vous dis qu'une vie remplie par le travail et exempte d'ambition est la meilleure et la plus heureuse. Tout le reste donne tourment, désappointement et use notre coeur et nos facultés, sans rien nous laisser en échange, je le sais. Abandonnez vos idées ambitieuses et tachez d'être content du sort qu'il a plu à Dieu de vous donner.

Willam secoua la tête.
- La vie d'un garçon de ferme ne me rendra jamais heureux, ma mère. J'affronterais gaiement les tourments et les désappointements, si j'avais l'espoir du succès. Mais pour l'amour de vous, j'essaierai d'être content de mon lot jusqu'à ce que je voie un moyen de sortir d'ici.
- Que voulez-vous dire ? demanda la veuve. Oh ! Willam, Willam, abandonnerez-vous votre place ?
- Non, non, reprit-il doucement, n'ayez pas peur, mère chérie, je ne ferai pas de sottise, mais j'attendrai avec patience une occasion favorable.
- S'il y a une voie à suivre, Dieu la lui montrera, dit Bessie doucement.

Ils gardèrent le silence un instant jusqu'à ce que la veuve dit : Grâce à Dieu, je n'ai aucune aspiration qui me rende mécontente de mon sort ; tout ce que je demande, c'est la force et la santé pour gagner honnêtement mon pain sans rien devoir à personne.
- Maman, dit Willam avec un accent de reproche, vous parlez comme si ces aspirations ne nous venaient pas de Dieu, aussi bien que la force et la santé. Ne devons-nous pas faire usage des unes et des autres ? Pourquoi pensez-vous que je doive cacher dans la terre le talent qui m'est confié ?
- Parce que j'ai vu à quelle misère tout cela conduit, s'écria-t-elle ! J'ai souffert les angoisses et la ruine amenées par le vain désir de se créer une meilleure position dans le monde sous prétexte qu'on est mieux doué que les autres. Je vous le dis encore, tout cela n'est que folie.

Elle cacha sa tête dans ses mains, tandis que ses enfants se regardaient avec surprise.
Plus qu'ils ne l'avaient jamais fait, ils touchaient au mystérieux passé, et Willam, comptant sur le succès, voulait insister et obtenir une victoire complète.
Mais la fille, vraie femme par la délicatesse des sentiments, remplie de pitié pour sa mère, fit signe à son frère de se taire, et demanda à aller se coucher.

La mère accéda facilement à ce désir et ils se séparèrent. Willam rentra dans sa chambre, plaça la lumière de manière à ne pas troubler le sommeil de son petit frère, et reprit ses sculptures avec une ardeur nouvelle.
Jusqu'à une heure avancée de la nuit, il travailla avec une indomptable persévérance, qui surmonta enfin la difficulté cause de ses efforts.
De son côté, la soeur agenouillée près de son lit, priait Celui à qui Willam devait son talent, de lui donner les moyens de le cultiver et d'éloigner de lui découragement et désespoir.
À une heure avancée de la nuit, la pauvre mère agitée et appelant en vain le sommeil, murmurait de temps en temps : J'ai fait de mon mieux. Je suis sûre que je devais faire ce que j'ai fait et cependant... cependant...


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