UNE
VOCATION
(THWARTED)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
UNE BLANCHISSEUSE ET
SA FAMILLE.
On était à la Noël. Une neige
épaisse enveloppait le petit village de
Grinfield et tous les étangs du voisinage
étaient couverts de glace.
Un brillant soleil d'hiver scintillait
gaiement à la porte ouverte d'un cottage
situé à l'extrémité
d'une rue où demeuraient une pauvre
blanchisseuse veuve et ses trois enfants.
L'intérieur de cette demeure
était parfaitement propre et bien
arrangé, un bon feu brûlait
joyeusement dans l'âtre, tandis qu'un parfum
savoureux s'exhalait du pot-au-feu.
Un petit garçon assis près
du foyer taillait un soldat en bois, pendant qu'une
charmante jeune fille de 18 ans préparait la
table du dîner.
La veuve elle-même, les bras nus
jusqu'aux coudes, choisissait, sur une table
près de la fenêtre, quelques
pièces de linge, mises ensuite
provisoirement dans une cuve.
Malgré ses vêtements
grossiers et ses cheveux
prématurément gris, elle était
jeune encore, et avait évidemment
été fort jolie. Maintenant
même, elle était beaucoup plus belle
que sa fille, bien que celle-ci et un air plus doux
et plus agréable.
La mère était moins
grande, mais d'une constitution plus robuste ;
ses mains, ses bras vigoureux et brunis
témoignaient de son activité au
travail et de ses efforts constants.
Son pas vif et ses grands yeux
attestaient l'énergie et la décision,
et pendant même qu'elle choisissait son
linge, les rides profondes de son front
révélaient les luttes d'une femme qui
soutenait sans faiblir le rude combat de la
vie.
La jeune fille avait tranquillement
préparé le repas. Elle était
plus grande et plus gracieuse que sa mère,
ses mains ne portaient pas l'empreinte d'un travail
pénible et son visage était doux et
pensif, mais on y lisait aussi des traces de
résolution qui rappelaient seules la
physionomie de la mère.
- Où est Willam,
maman ?
Un nuage passa sur les traits de la
veuve qui laissa échapper un soupir.
- Il est revenu de la ferme et je l'ai
envoyé porter du linge à
Big-house.
- Pourquoi soupirez-vous, maman ?
dit la jeune fille avec une légère
nuance d'impatience.
- Willam est dans un de ses accès
d'originalité, répondit-elle.
J'espérais qu'il s'habituerait au travail de
la ferme, et qu'il s'y appliquerait comme un
garçon sensé, mais aujourd'hui, il
est pire que jamais.
- Je ne sais ce qui a amené cela
aujourd'hui en particulier, dit Bessie à
demi-voix.
- Qui peut le dire, reprit vivement Mme
Tarver, pourquoi ne se résigne-t-il pas
à son sort ? Je suis à bout de
patience avec lui. Au lieu de faire de tout coeur
l'ouvrage de la ferme, et d'être
reconnaissant comme il le devrait, il
découpe de petits morceaux de bois à
tous ses moments perdus, puis il retourne avec
mécontentement à son travail. Je
souhaite souvent, ajouta-t-elle avec un soupir, que
Dieu ne nous donne pas des aspirations que nous ne
pouvons pas satisfaire.
Bessie ne partageait pas la
manière de voir de sa mère.
Très fière du talent de son
frère, elle était convaincue qu'il
deviendrait mieux qu'un garçon de
labour.
Comme sa mère, elle ignorait ce
que leur réservait l'avenir, mais elle
était jeune et elle espérait.
L'avenir lui paraissait riche de
promesses, tandis que dans les yeux fatigués
de la pauvre veuve il y avait plus de larmes que de
lueurs d'espérance.
- J'ai souvent peur, continua-t-elle en
jetant un regard irrité sur l'enfant qui
découpait son bois près du feu, j'ai
souvent peur que l'exemple de Willam
n'entraîne Charlie dans cette sotte voie et
j'ai parfois envie de mettre fin à tout
cela, comme j'aurais dû le faire il y a
longtemps pour Willam.
- Vous n'auriez pas pu par vos paroles
l'empêcher d'avoir le génie de la
sculpture, mère, dit la jeune fille avec
orgueil, pas plus que vous ne l'auriez
empêché de grandir. C'est le
garçon le plus grand du village,
ajouta-t-elle comme pour changer le sujet de la
conversation.
- Tant pis ! reprit la
blanchisseuse, je ne sais comment le vêtir
convenablement. Quoi que je fasse ses bras sont
toujours trop longs pour ses manches d'habits et
ses pantalons n'arrivent qu'à mi-jambes,
mais tout cela irait encore bien, s'il devenait
vigoureux et apte comme ses frères aux
travaux de la ferme. Il est frêle comme un
peuplier, et les fermiers lui donnent des gages
moins élevés qu'aux autres, parce
qu'il ne peut pas faire autant qu'eux. Mais
à quoi bon dire tout cela ? Il faut
prendre les enfants comme Dieu les donne et
être reconnaissant qu'ils ne soient pas
pires. Malgré toutes ces misères,
Willam est un bon fils pour moi, et vous êtes
aussi une bonne fille, Bessie, en dépit de
votre aversion pour le blanchissage. Je vous ai
souvent dit que nous gagnerions le double si vous
vouliez travailler avec moi, mais il est inutile de
parler davantage.
- Songez donc, maman, que je gagnerai
peut-être six ou sept cents francs quand je
serai maîtresse de salle d'asile.
- Bien ! bien ! mais cette
instruction même devient une lourde charge
pour moi. Aucun de vous ne s'en chargeant, il faut
que je prenne le travail le plus dur.
Et la blanchisseuse gagna prestement la
buanderie où elle s'occupa activement de son
linge.
Pauvre femme ! Comme la poule de la
fable, elle avait couvé dans son nid des
oeufs de cane, et au lieu de poussins dociles, elle
trouvait des créatures possédant des
aspirations à elle inconnues, et
s'élançant avec ardeur dans des eaux
qu'elle n'osait approcher.
Restée sur le bord, elle criait
et s'efforçait en vain de les retenir dans
un milieu qui lui avait toujours semblé
suffisant, et elle ne pouvait pourtant pas suivre
ceux qui ne voulaient plus écouter ses
appels.
.
CHAPITRE II
LE PAISIBLE VILLAGE DE
GRINFIELD.
Quand le dîner fut prêt, Bessie
appela sa mère et s'approcha de la porte,
pour voir si elle apercevrait son
frère.
Abritant ses yeux avec sa main, elle le
vit enfin qui s'avançait nonchalamment sur
la route.
- Il arrive, maman, dit-elle en
rentrant, et le dîner
commença.
Willam entra presque au même
instant. C'était un grand garçon de
17 ans, d'une complexion délicate et ne
possédant aucune des qualités
physiques nécessaires à un
travailleur de la terre.
Son visage sérieux et pensif
avait quelque chose de mélancolique ;
comme Bessie il avait des traits délicats,
et n'avait qu'un point de ressemblance avec sa
mère : de l'énergie dans les
yeux et le front.
Il se mit à table et mangea
rapidement, comme par devoir, puis il se leva
bientôt disant qu'il avait quelque chose
à finir avant de retourner à la
ferme, et il entra dans la chambre voisine.
- Il ne mange rien, dit la mère
dès qu'il eut disparu.
- Mais il boit, reprit aussitôt
Charlie, en montrant la carafe complètement
vide.
- Avec tout cela, il ne se fortifiera
pas, murmura la veuve, en se levant pour desservir
la table.
Bessie se prépara à
retourner au village pour la classe du soir.
Élève et maîtresse, tout
à la fois, elle ne payait pas et comptait
passer bientôt des examens qui lui
donneraient le droit d'avoir une salle
d'asile ; son coeur battait vivement quand
elle songeait à ce rêve de son enfance
qui était maintenant à la veille de
se réaliser.
Elle avait le don inné de
l'enseignement, et la maîtresse
d'école avait remarqué depuis
longtemps que les enfants confiés à
Bessie, apprenaient deux fois plus vite et avec
beaucoup plus de plaisir que sous toute autre
direction. En s'adressant à eux, elle avait
une manière claire et attrayante à la
fois, qui captivait l'attention des plus
étourdis.
Sa carrière était donc
toute tracée, et la maîtresse
d'école du village l'aidait à
atteindre au but. Bessie montra alors une
réelle persévérance, en
dépit des désirs de sa mère
qui aurait voulu lui faire prendre la place vacante
d'aide cuisinière à Big-House, ou qui
aurait tout au moins souhaité lui voir
partager ses travaux de blanchissage.
Mais Bessie se sentait capable de faire
mieux et comprenait qu'atteindre son but serait un
jour plus avantageux pour sa mère et pour
elle. Désolée d'être
actuellement un surcroît de dépenses
pour la veuve, elle espérait les lui rendre
plus tard au centuple, en l'entourant, dans ses
vieux jours, de tout le bien-être
possible.
Si elle avait toujours eu beaucoup
d'ambition pour Willam, celui-ci à son tour
était très fier des qualités
de sa soeur et il ne pouvait admettre qu'elle n'en
tire pas parti un jour.
- Un tiens vaut mieux que deux tu
l'auras, se dit à regret la veuve en voyant
échapper à Big-House la place qu'elle
avait tant souhaitée pour sa fille. Elle la
regrettait, parce que, moins confiante que ses
enfants, elle ne voyait aucune protection qui
pût procurer à Bessie une position
comme maîtresse d'école.
Le village habité par la famille
Tarver ne favorisait guère le
développement des dons naturels, et
n'offrait à ses enfants aucun moyen de se
faire un chemin brillant dans la vie.
Grinfield, situé à 40
milles d'une station de chemin de fer et à
10 milles d'une ville, était dans une
contrée isolée, restée un peu
à l'écart des progrès de la
civilisation. Nul propriétaire opulent ne se
trouvait dans le voisinage et les fermes et les
cottages environnants appartenaient à
Big-House. Big-House (qui tirait son nom d'une
comparaison avec les humbles demeures du village)
était habitée par une dame malade et
sa petite fille.
Cette pauvre mère se levant
à 2 heures seulement, consacrait à
son enfant le reste de la journée qui
était évidemment très
court.
Le progrès sous toutes ses formes
était chose inconnue dans le paisible
village de Grinfield : aide-toi devait donc
être la devise des jeunes gens qui
soupiraient après un horizon plus
vaste.
- Willam, l'heure est passée, dit
Bessie, en entrant avec son chapeau sur la
tête dans la chambre de son
frère.
Quel désordre y
régnait ! Des morceaux de bois, des
découpures, des dessins
ébauchés sur de petits bouts de
papier, encombraient l'appartement.
Willam, assis au milieu de ses
sculptures et complètement absorbé,
travaillait avec un canif.
Bessie considéra avec attention
la petite merveille qui, sous ses doigts, naissait
d'un morceau de bois dur.
- Comme vous avez travaillé
depuis hier, Willam ?
- Oui, répondit-il en levant
vivement les yeux et en montrant une figure qui
n'avait plus son expression
mélancolique ; mais, Bessie, je trouve
là une difficulté que je ne puis pas
vaincre !
Ses yeux étincelaient de
résolution et malgré son
désappointement, il reprit
fiévreusement son travail.
- C'est inutile !
s'écria-t-il, au bout d'un instant, avec de
bons outils tout serait facile, tandis qu'avec ce
maudit canif... et avec un sanglot contenu, il le
jeta à l'autre bout de la chambre.
- N'importe, cher Willam, dit Bessie
doucement, essayez encore ce soir quand vous ne
serez pas si pressé et venez
maintenant.
Mais pendant qu'elle partait, il avait
repris son canif et travaillait plus que
jamais.
- Je marcherai lentement, Willam, et
vous me rattraperez peut-être, sinon vous
viendrez me chercher ce soir, n'est-ce pas ?
Je reste aujourd'hui, après la classe, pour
ma leçon avec la maîtresse et je
reviendrai tard.
Il murmura quelques mots inintelligibles
et elle le quitta. Charlie était prêt
et ils marchèrent lentement pour laisser
à Willam la chance de les rejoindre.
Mais quand ils atteignirent
l'école, Willam était loin encore, et
Bessie l'abandonna, car l'heure de la classe ayant
sonné, ses petits élèves
l'attendaient.
.
CHAPITRE III
RETOUR DU FRÈRE
ET DE LA SOEUR A LA MAISON.
Lorsque Bessie quitta l'école, deux
heures plus tard, elle trouva Willam qui
l'attendait en se promenant de long en
large.
Le frère et la soeur
marchèrent tout d'abord en silence, puis
Bessie dit enfin :
- Pourquoi êtes-vous si pensif
aujourd'hui, Willam ? À quoi
songez-vous donc ?
Ah ! répondit-il avec une
véhémence qui la fit tressaillir, je
pense à ce qu'est la vie dans un trou comme
celui-ci où personne n'aide un pauvre
garçon à s'instruire et à se
développer.
- Qu'y a-t-il de particulier
aujourd'hui, Willam ?
- Lisez ceci, répondit-il en
tirant un journal de sa poche, et voyez comme tout
est différent ailleurs.
- Mais, qu'y a-t-il encore ?
demanda-t-elle de nouveau.
- Ce que j'ai vu hier soir à
Big-House, reprit-il, avec agitation.
- Quoi donc, Willam ?
- Une magnifique boite d'outils arrivant
de Londres, Bessie, et j'ai aidé le
domestique à la déballer. Vous n'avez
jamais rien vu d'aussi beau ! Il y a toutes
sortes d'outils avec lesquels tout est facile tant
les difficultés sont aisément
vaincues ; une scie, un ciseau, une vrille.
Bessie suivait à peine cette
rapide énumération, remarquant
seulement l'entrain avec lequel il
prononçait chaque nom.
- Qu'avez-vous lu dans ce journal,
Willam ?
Il le lui donna et elle parcourut
l'article indiqué.
On y parlait des arts en Angleterre
pendant les 20 ou 30 dernières années
et du développement des aptitudes et des
talents divers dans toutes les classes de la
société.
Il y avait aussi la nomenclature des
établissements où les jeunes gens
persévérants pouvaient maintenant
trouver l'instruction pour une somme tout à
fait insignifiante et développer leurs
dispositions particulières.
Parmi les avantages offerts au public,
on mentionnait des expositions où, des
divers points de l'Angleterre, seraient
envoyés pour le profit de tous, les
chefs-d'oeuvre recélés dans les
familles de génération en
génération.
Bessie, après avoir fini sa
lecture, regarda son frère en disant :
- Eh bien Willam, de quoi vous
lamentez-vous. Que voudriez-vous de plus ? Le
pauvre n'a-t-il pas autant d'avantages que le
riche ? Vous le voyez, à Londres, on
s'instruit presque pour rien.
- Vivons-nous à Londres ?
répliqua-t-il, voilà ce que je
déplore.
- Mais, dit lentement Bessie, mais
encore..
- Mais encore, reprit-il vivement, nous
habitons ce Grinfield si arriéré,
tandis qu'à Londres tous ces avantages sont
gratuits. Je vais avoir 17 ans ; à
Londres, je sculpterais nuit et jour avec ardeur et
j'arriverais au but, mais par le manque
d'instruction et l'éloignement de ces
ressources, je suis condamné, sous peine de
mourir de faim, à rester toute ma vie
garçon de ferme. Oh ! Bessie, je suis
parfois tenté de m'enfuir vers Londres,
comme Dick Wittington ; là, du moins,
je réussirais, je le sens.
Bessie effrayée le
regarda.
- Continuez votre lecture, dit-il en se
calmant tout à coup, vous n'avez lu que ce
qui concerne Londres. S'il ne s'agissait que de
Londres, je n'y prêterais pas une telle
attention, car je ne vaux pas plus que mes
camarades, mais voyez plus loin.
Dans le paragraphe suivant, on disait
que l'instruction s'étant répandue
dans les hameaux, les villages et les districts
houillers, on fondait partout des institutions
destinées à favoriser le
développement des dons naturels.
Il y avait, tout d'abord, une liste des
expositions industrielles de villages, puis
l'énumération des
bibliothèques publiques, des
sociétés de lectures, le soir, des
publications à bas prix, des expositions
pour les fleurs, l'agriculture, etc...
On citait, comme exemple, un jeune homme
qui consacrait ses loisirs à la sculpture.
Un monsieur remarquant ses dispositions, à
une exposition industrielle, et
s'intéressant à lui, lui procura du
travail pour une importante maison de Londres qui
lui donne maintenant, avec des appointements
suffisants pour son entretien, l'espoir d'une
augmentation dans un avenir prochain.
Willam regarda Bessie avec une
expression si désolée, qu'elle eut
grand'peine à refouler son envie de
rire ; elle y parvint pourtant et lui rendit
le journal en disant :
- Je vous souhaite une aussi bonne
chance, cher Willam.
- Je n'aurai jamais ce
bonheur-là, reprit-il avec amertume, je
vivrai et mourrai laboureur dans ce maudit
trou.
Ils marchèrent un instant dans un
silence que Willam rompit bientôt, en
disant :
- Si au moins une seule de ces choses
était connue à Grinfield, car je sais
qu'il ne faut pas souhaiter ici les plus grands
avantages ! Que je voudrais y voir au moins
une société de lecteurs, une
école du soir, ou seulement une exposition
de fleurs ! Je ne comprends pas, Bessie,
pourquoi notre mère s'est fixée ici
à la mort de notre père, quand elle
pouvait choisir une résidence dans toute
l'Angleterre.
- Je voudrais savoir où nous
étions auparavant, dit Bessie d'un ton
pensif.
- Je le demanderai ce soir à
maman, s'écria Willam.
- Vous ferez mieux de n'en rien faire,
Willam, elle déteste d'être
questionnée, elle ne peut supporter qu'on
lui parle de sa vie passée, et vous n'y
gagnerez rien, car elle ne répondra
pas.
- Mais je ne suis pas sûr qu'elle
n'ait pas quelque raison d'éviter de nous
parler de mon père, reprit Willam. Nous ne
sommes plus des enfants, s'il y a un secret
à ce sujet, nous devons le
connaître ; je le veux à tout
prix. Je ne sais rien sur lui, ni ce qu'il
était, ni où il demeurait. Cette
ignorance mystérieuse est si étrange
que je ne sais que penser. A-t-il été
voleur, ou quelque chose de semblable ?
Serait-ce alors ce qui rend notre mère
tellement silencieuse à ce
sujet ?
- Ne craignez rien de ce genre, reprit
Bessie, elle parle de lui sans aucune amertume,
elle n'a point honte de son nom quand elle le
mentionne, mais vous pouvez être sûr
que son souvenir est mêlé à de
grandes douleurs.
- C'est affreux de nous laisser vivre
avec de tels soupçons, reprit Willam, et je
veux dire à ma mère l'effet de tous
ses mystères.
- Non, Willam, vous ne le ferez pas,
vous êtes trop bon pour cela. Vous faites
souvent de semblables menaces, puis au moment de
les exécuter, vous n'en faites rien,
grâce à votre excellent coeur. Vous
n'oublierez jamais que vous êtes le fils
aîné d'une mère veuve.
Si je l'oubliais, je ne serais pas
garçon de ferme, je serais, avec mon paquet
sur le dos, sur la route de Londres où je
ferais mon chemin comme d'autres l'ont fait avant
moi. À cette pensée seule, ses yeux
étincelaient.
- Mais je ne puis abandonner ma
mère, ajouta-t-il avec un soupir, car
pendant longtemps je ne pourrais lui venir en aide,
tandis que mes gages aujourd'hui l'aident à
alimenter le pot-au-feu. Ce soir, lorsque Charlie
sera au lit, je dirigerai la conversation de
manière à savoir pourquoi elle habite
Grinfield. Il n'y a aucun mal à
cela.
Tout en parlant, ils avaient atteint le
cottage où leur mère les attendait
seule, Charlie étant déjà au
lit.
Le repas fut bientôt
terminé et la table
débarrassée. Bessie prit son ouvrage
et la veuve se mit à raccommoder les
chaussettes de Willam. Le feu pétillait
gaîment dans l'âtre, et pendant un
certain temps ils gardèrent tous les trois
le silence.
.
CHAPITRE IV
TENTATIVE POUR
DÉCOUVRIR LE PASSÉ.
- Maman, dit tout à coup Willam, pourquoi
sommes-nous venus vivre ici ?
La veuve releva vivement la tête
et dit :
- Pourquoi nous sommes venus vivre
ici ? mais nous y avons toujours
vécu.
- Pas toujours, mère. Vous nous
avez dit qu'aucun de nous, pas même Charlie,
n'est né dans ce village.
- Bien, mais quelque vieux que soient
vos souvenirs, ils ne vous reportent jamais
ailleurs, répondit-elle.
Bessie regarda son frère comme
pour le prier d'abandonner ce sujet, ce qui
était déjà plusieurs fois
arrivé, mais ce soir-là Willam ne
voulait pas être réduit au
silence.
- Où étions-nous avant de
venir ici ? dit-il en revenant à la
charge.
- À Bournhy, dans le Lincolshire,
répondit-elle, chez mon père.
- Notre père vivait-il
encore ? reprit Willam.
- Non, dit-elle contre son
gré.
- Ce n'est pas ce que je demande, je
désire savoir où nous vivions avant
la mort de mon père. Dites-le-moi, maman, je
vous en supplie.
Cette question directe sembla priver la
veuve de toutes les réponses évasives
employées jusque-là avec
succès, quand ses enfants touchaient
à des sujets défendus. Willam
était plus résolu que de coutume, et
sans être préparée à
l'effet de sa réponse sur son fils, elle
répondit comme si elle ne pouvait garder le
silence :
- À Londres.
- Londres ! s'écria-t-il
dans un transport de surprise, et rouge
d'excitation ; oh ! Bessie,
entendez-vous, à Londres !
Bessie ressentait une profonde sympathie
pour ce pauvre garçon si ému.
Elle comprenait toutes les
pensées qui se pressaient dans sa tête
à l'idée de ce qu'aurait
été pour lui la vie de Londres, et
tous ses regrets au souvenir des avantages qu'il y
aurait eus, et dont elle avait lu
l'énumération.
Mais elle souffrait aussi pour sa
mère, qui ayant laissé tomber son
ouvrage, le regardait avec effroi, se demandant la
raison de ces exclamations
véhémentes.
- Dieu ait pitié de nous,
s'écria la veuve, je crois que vous
êtes fou, Willam, qu'avez-vous ?
- Oui, cette pensée me rend fou,
dit-il. Avoir vécu à Londres et
l'avoir quitté ! Avoir joui d'un tel
bonheur et le laisser échapper !
Mère, mère, qu'est-ce qui a pu vous
décider à cela ? Oh, que ne
donnerais-je pas pour que nous y fussions
encore !
- Vous perdez l'esprit, reprit
vivement
Mme Tarver, irritée
peut-être de ce reproche indirect, vous ne
savez ni ce que vous dites, ni à quoi vous
avez échappé. Londres, en
vérité ! Croyez-vous que tous y
trouvent fortune et bonheur ? Londres !
Une ville encombrée d'ouvriers qui se
nuisent les uns aux autres et où il n'y a
pas d'ouvrage pour la moitié ! 0 mon
Dieu, s'écria-t-elle tout à coup en
laissant tomber sa tête dans ses mains, que
j'ai été malheureuse à
Londres !
Bessie supplia du regard son
frère de cesser cette conversation.
Willam touché de la
détresse de sa mère, se rapprocha
d'elle.
- Bonne mère, dit-il
affectueusement en caressant ses mains usées
par le travail, dites-nous ce qui a rendu ce
passé si amer pour vous ? Ne
voulez-vous rien nous raconter de notre père
et de votre jeunesse ?
Ces paroles et ces caresses
l'agitèrent étrangement et des larmes
roulèrent dans ses yeux.
- J'aurais préféré
qu'on ne m'interrogeât pas à ce sujet,
Willam, dit-elle d'une voix très douce et
particulièrement affectueuse en
prononçant son nom.
- Pourquoi ? demanda doucement
Bessie, cela vous rappelle-t-il mon
père ?
- Oui, répondit-elle en essuyant
une larme, mais tout cela est bien vieux, mes
enfants. Je me suis mariée très
jeune, et quand vous êtes née, Bessie,
votre père me plaisantait disant que je
ressemblais à une enfant jouant avec une
poupée. Il m'appelait toujours ainsi. Quels
jours heureux nous ayons passés, avant que
le malheur nous atteignît
- Quels malheurs, maman ?
- Quels malheurs ? reprit-elle avec
lassitude, mais de tous les genres pauvreté,
maladie, ruine, privations et déshonneur,
c'est tout ce que j'ai eu de ma vie à
Londres.
- Quel déshonneur, dit Willam un
peu anxieux tandis que son coeur battait à
la pensée de ce qu'il allait peut-être
entendre.
- La pauvreté, répondit la
veuve, n'amène-t-elle pas les
difficultés, les difficultés les
dettes, et les dettes la honte ? Mais parlons
d'autre chose.
- Quand mon père est mort
êtes-vous allée directement de Londres
à Bournhy ? demanda Willam.
-Je suis restée en service
pendant quelque temps et je vous ai laissés
tous les trois chez votre
grand-père.
- Où étiez-vous
placée, maman ?
- Ici, répondit-elle, à
Grinfield, chez Mme Herbert de Big-House. Son mari
vivait encore et j'entendis parler de cette place
parce que Mme Herbert était parente d'une
dame habitant près de Bournhy. Je n'y restai
pas longtemps, ne pouvant supporter d'être
séparée de vous tous. Quand la
blanchisseuse du village est morte, je me suis
établie avec vous dans ce petit cottage
où nous avons toujours vécu depuis,
et où j'ai souvent remercié Dieu de
la vie paisible qu'il nous a accordée.
Malgré notre position modeste, nous avons eu
le nécessaire, quoique le superflu nous soit
resté inconnu, sans doute, et par-dessus
tout, nous n'avons fait aucune dette. Mon seul
souhait pour vous est que vous puissiez vivre ainsi
loin de tout ce que j'ai souffert : je n'ai
pas d'ambition plus grande pour vous. Mais ne me
tourmentez pas par d'autres questions.
Il n'y avait plus rien à
apprendre d'elle à ce sujet, et l'on aurait
changé de conversation si Willam n'eût
dit avec un profond soupir et comme en se parlant
à lui-même : J'aimerais mieux
être partout ailleurs qu'ici, et si je ne
pouvais pas vivre à Londres, je voudrais
être hors d'Angleterre, aller en
Allemagne.
La veuve releva vivement la
tête : En Allemagne ? qu'est-ce qui
a pu vous donner une pareille
idée ?
- Ce que j'ai lu ici, répondit-il
en montrant son journal. Grâce à son
instruction, à son armée et aux
avantages qu'elle offre à de pauvres
artistes, il n'y a pas de pays comparable à
l'Allemagne. Si les Allemands pauvres sont plus
adroits de leurs doigts que les Anglais
privés de fortune, c'est que leur goût
a été développé. Les
progrès que l'Angleterre a faits depuis
vingt ans, sous ce rapport-là, sont dus
à l'Allemagne, et c'est le prince Albert qui
a établi et protégé ces
institutions à Londres ! Si
j'étais Allemand, je ne serais pas
garçon de ferme ; encouragé et
dirigé, je travaillerais depuis longtemps
comme ouvrier. Quels gens intelligents que ces
Allemands ! Je voudrais de tout mon coeur
être Allemand et savoir Grinfield au fond de
la mer ! On trouve partout de grandes
facilités de s'instruire, excepté
dans le village où mon malheureux sort m'a
placé. Le Worcestershire, le Lincolnshire,
les contrées environnantes, et toute
l'Angleterre en un mot, auront des expositions
industrielles où se développeront
ceux qui consacrent leurs loisirs à la
sculpture, à la peinture sur bois, au
dessin, et aux ouvrages de charpenterie, et ceux
qui feront des progrès suffisants seront
admis dans les établissements de Londres.
Mais ici, rien de pareil n'est seulement connu,
rien... rien !...
Complètement absorbé par
son sujet, il n'avait pas remarqué que sa
mère avait changé de couleur une ou
deux fois, et qu'elle avait même
changé de place pour qu'il ne vît pas
sa figure.
- Quelle utilité y a-t-il
à répéter tout cela, dit-elle
d'une voix troublée, si ce n'est de vous
rendre mécontent de votre sort ?
Combien de pauvres garçons de Londres
seraient heureux de changer de place avec vous qui
avez une demeure bien close et un avenir
assuré aussi longtemps que vous aurez la
force et la volonté de travailler !
Qu'il est étonnant de voir tant de gens
rester indifférents à toutes les
bénédictions qui leur sont
accordées !
Elle ne parlait cependant pas avec la
même assurance qu'au début de la
conversation, et comme Willam ne répondait
pas, elle le regarda avec anxiété, en
ajoutant : Willam, j'ai bien des années
de plus que vous et j'ai vu la vie de plusieurs
côtés, croyez-moi quand je vous dis
qu'une vie remplie par le travail et exempte
d'ambition est la meilleure et la plus heureuse.
Tout le reste donne tourment,
désappointement et use notre coeur et nos
facultés, sans rien nous laisser en
échange, je le sais. Abandonnez vos
idées ambitieuses et tachez d'être
content du sort qu'il a plu à Dieu de vous
donner.
Willam secoua la tête.
- La vie d'un garçon de ferme ne
me rendra jamais heureux, ma mère.
J'affronterais gaiement les tourments et les
désappointements, si j'avais l'espoir du
succès. Mais pour l'amour de vous,
j'essaierai d'être content de mon lot
jusqu'à ce que je voie un moyen de sortir
d'ici.
- Que voulez-vous dire ? demanda la
veuve. Oh ! Willam, Willam, abandonnerez-vous
votre place ?
- Non, non, reprit-il doucement, n'ayez
pas peur, mère chérie, je ne ferai
pas de sottise, mais j'attendrai avec patience une
occasion favorable.
- S'il y a une voie à suivre,
Dieu la lui montrera, dit Bessie doucement.
Ils gardèrent le silence un
instant jusqu'à ce que la veuve dit :
Grâce à Dieu, je n'ai aucune
aspiration qui me rende mécontente de mon
sort ; tout ce que je demande, c'est la force
et la santé pour gagner honnêtement
mon pain sans rien devoir à
personne.
- Maman, dit Willam avec un accent de
reproche, vous parlez comme si ces aspirations ne
nous venaient pas de Dieu, aussi bien que la force
et la santé. Ne devons-nous pas faire usage
des unes et des autres ? Pourquoi pensez-vous
que je doive cacher dans la terre le talent qui
m'est confié ?
- Parce que j'ai vu à quelle
misère tout cela conduit,
s'écria-t-elle ! J'ai souffert les
angoisses et la ruine amenées par le vain
désir de se créer une meilleure
position dans le monde sous prétexte qu'on
est mieux doué que les autres. Je vous le
dis encore, tout cela n'est que folie.
Elle cacha sa tête dans ses mains,
tandis que ses enfants se regardaient avec
surprise.
Plus qu'ils ne l'avaient jamais fait,
ils touchaient au mystérieux passé,
et Willam, comptant sur le succès, voulait
insister et obtenir une victoire
complète.
Mais la fille, vraie femme par la
délicatesse des sentiments, remplie de
pitié pour sa mère, fit signe
à son frère de se taire, et demanda
à aller se coucher.
La mère accéda facilement
à ce désir et ils se
séparèrent. Willam rentra dans sa
chambre, plaça la lumière de
manière à ne pas troubler le sommeil
de son petit frère, et reprit ses sculptures
avec une ardeur nouvelle.
Jusqu'à une heure avancée
de la nuit, il travailla avec une indomptable
persévérance, qui surmonta enfin la
difficulté cause de ses efforts.
De son côté, la soeur
agenouillée près de son lit, priait
Celui à qui Willam devait son talent, de lui
donner les moyens de le cultiver et
d'éloigner de lui découragement et
désespoir.
À une heure avancée de la
nuit, la pauvre mère agitée et
appelant en vain le sommeil, murmurait de temps en
temps : J'ai fait de mon mieux. Je suis
sûre que je devais faire ce que j'ai fait et
cependant... cependant...
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